Collineau. Contribution à l’étude du délire religieux. Article paru dans le « Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris », (Paris) IIe Série, tome 10, 1875, pp. 380-404.

COLLINEAUDELRE0002Alfred Collineau. Contribution à l’étude du délire religieux.  Article paru dans le « Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris », (Paris) IIe Série, tome 10, 1875, pp. 380-404.

Alfred Collineau (1832-1894 (?). Docteur en médecine, Médecin-inspecteur des écoles communales, il est membre de la Société d’anthropologie. En 1885, il rejoint la rédaction de la revue L’Homme de Gabriel de Mortillet.

Quelques publications :
— Les inférieurs. L’idiot. In « L’homme, journal illustré des sciences anthropologiques, Paris, Octave Doin, 1885.
— Lettre à mes concitoyens. En ventre chez tous les principaux libraires, 1872.
— Première lettre à mes concitoyens : la République, ses garanties de stabilité en France ; Deuxième lettre à mes concitoyens : la crise, appel à l’union, ce que c’est qu’une monarchie, ce que c’est qu’une République. 1872.
— Les Commotions politiques dans leurs rapports avec l’aliénation. Mémoire lu à la Société médicale pratique, séance du 26 juin 1872. Paris, 1873.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. — Les images ont été rajoutées par nos soins. — Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 380]

Contribution à l’étude du délire religieux.

PAR M. COLLINEAU.

A l’occasion du savant rapport fait au nom de la commission de craniométrie par M. Broca, il vient de s’engager, au sein de la Société d’anthropologie, une intéressante discussion sur les arrêts de développement et les vices de construction anatomique du cerveau.

Permettez-moi, messieurs, de tenir quelques instants encore votre attention fixée sur le même ordre d’idées, en vous [p. 381] exposant certaines défectuosités qu’offre le même organe dans son fonctionnement.

Les deux études sont connexes et, à proprement parler, complémentaires.

Les anomalies fonctionnelles dont je me propose de vous entretenir, empruntent d’ailleurs à leur actualité et à leur croissante fréquence une gravité exceptionnelle.

Les exemples d’aberrations dues à une surexcitation maladive du sentiment religieux se multiplient, en effet, d’une façon tout à fait insolite depuis quelque temps.

Pour ne citer que les deux plus récents qui soient parvenus à ma connaissance, vers la fin d’avril dernier, à Ilheu (en Barousse), arrondissement de Bagnères-de-Bigorre, une jeune servante ayant fait vœu de se donner le martyre et de mourir comme sainte Colombe, afin d’aller directement en paradis, a chauffé un four sous prétexte de faire cuire du pain et s’y est précipitée.

Dans les mêmes jours, à Pivar del Rio (Havane), une mère, se croyant poussée par l’inspiration divine, arrachait les yeux à son enfant et tentait de se les arracher à elle-même.

En souvenir du prétendu sacrifice d’Abraham, son but était d’offrir à son tour à Dieu un sacrifice qui pût lui être agréable.

Pendant ce temps-là, plusieurs femmes l’encourageaient de leur présence, en psalmodiant à haute voix.

Je me suis ému de telles insanités ; et j’ai été curieux de m’enquérir, afin d’en évaluer plus maturément la portée, si la science possédait un certain nombre de faits identiques ou analogues.

Eh bien, c’est une honte que de le confesser, mais c’est une triste vérité à reconnaître, ces faits abondent.

Certes, sous l’influence dominatrice de la religiosité, la perturbation du fonctionnement cérébral ne va pas toujours, ainsi que dans les deux cas récents que je viens de rappeler, [p. 382] jusqu’à l’immolation de soi-même, ou à la mutilation d’êtres faibles et sans défense, que le devoir, au contraire, serait de chérir et de protéger. Pourtant, si la suggestion qu’engendre l’exaltation mystique ne dépasse pas, en certaines circonstances, le caractère de l’excentricité et se maintient dans le domaine physiologique, elle peut, dans beaucoup d’autres, se traduire en actes d’une atrocité infiniment plus redoutable qu’un simple suicide, ou même qu’une irrémédiable mutilation.

Dans un ouvrage publié en 1852, sous le titre de : Examen du délire religieux, le docteur Ideler , médecin de l’hospice de la Charité de Berlin, a entrepris l’essai d’une théorie de cette sorte de délire.

Si obscurci que soit son jugement de vapeurs métaphysiques, si hautes et si proches que soient les barrières que lui suppose le rigorisme dogmatique dont l’auteur fait hautement profession, la nature même de son sujet l’entraîne, et, à la lueur d’une vaste érudition, il parvient à dégager des types qu’il s’évertue ensuite à classer méthodiquement. Le délire religieux, examiné dans la manifestation de certains actes (1ère partie, chap. IV), l’amène à signaler des spécimens extrêmement remarquables de mutilations, de suicides, d’incendies, d’homicides même, perpétrés à l’instigation d’un sentimentalisme désordonné.

Notre littérature m’a permis, messieurs, de rassembler des faits semblables. Je vais essayer à mon tour de les apprécier en eux-mêmes, et aussi comparativement.

Une réserve au préalable. Rien ne serait aisé comme d’élargir le cadre du sujet. Il suffirait d’y comprendre l’histoire des extatiques, des convulsionnaires, des flagellants, des comourants, des grandes épidémies de délire démonomaniaque, en un mot qui se détachent grimaçantes sur le sombre fond historique du vieux temps. Plus circonscrit est mon objectif. Ce sont des faits contemporains — cas isolés, individuels pour la plupart, cas sporadiques (pour employer le [p. 383] terme technique qui rend le mieux toute ma pensée) — que je vise spécialement.

L’aspect, le caractère des manifestations, le mobile qui les a dictées, l’origine qui leur est imputable, peuvent, plus sûrement que des relations devenues historiques, servir à établir l’étiage de l’esprit public, dans le temps présent, au point de vue de ses facilités d’entraînement ou de sa force de résistance aux sollicitations de la religiosité.

Or il convient ici de ne rien exagérer.

Bon nombre de ces manifestations mystiques auxquelles certaines personnes se livrent de nos jours, ne sauraient, si étranges soient-elles, si extravagantes qu’on les juge, impliquer un dérangement décidément morbide des facultés. Il en est qui simplement dénotent soit un état nerveux plus ou moins accusé, soit une originalité parfaitement compatible avec l’intégrité de la santé générale.

Sous la désignation de Cas bizarre l’hystéricisme, M. le docteur Guibout a, dans une note lue à la Société des médecins des hôpitaux (voir Union médicale, 31 octobre -1865), relaté un exemple de ce genre, que la singularité permet d’ériger en type.

Augustine R***, vingt-trois ans, d’une constitution robuste, jouissant, dans de bonnes conditions hygiéniques, d’une excellente santé, manifeste depuis longtemps des tendances religieuses exagérées.

S’absorbant dans de longues contemplations mystiques, elle se figure parfois entendre la voix céleste l’invitant à entrer au couvent. Ce dessein devient chez elle l’objet d’une préoccupation constante.

Sa susceptibilité est telle, qu’un regard qui rencontre le sien lui cause une anxiété mortelle et qu’elle fait tout pour l’éviter. Quand elle ne le peut, elle est immédiatement saisie d’une constriction pénible à l’épigastre avec sueur froide profuse, défaillance syncopale et suspension de la digestion. Ce malaise dure plusieurs heures.

Pendant deux ans consécutifs, Augustine R*** dissimule ; mais, se sentant vaincue par une affection qui la mine, elle avertit ses parents, et ne parait plus que couverte d’un voile, Ainsi protégée, elle recouvre son énergie et son humeur enjouée.

Elle voudrait à tout prix être délivrée d’une infirmité qui s’oppose à ses vœux. Chaque fois que l’on soulève le voile, l’accident se reproduit.

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Dans sa relation, M. Guibout énumère les circonstances morales qui [p. 384] écartent l’idée de simulation. Soumise à un traitement approprié, la malade guérit.

Ce serait à tort, ce me semble, que l’on taxerait un tel état de folie. A part les hallucinations de l’ouïe accusées au début — trouble d’ailleurs resté vague, passager ct indemne d’aggravation — la marche et la nature des phénomènes le rattachent à la classe protéiforme des névropathies hystériques. La prédominance de la préoccupation religieuse est persévérante. La ligne de conduite suivie par la malade pour parvenir à son but est d’une logique inattaquable. Les excitations sans cesse renaissantes du système nerveux provoquées par l’exaltation dans laquelle l’ont jetée ses rêveries paraissent seule, en dépit des résistances d’une constitution et de conditions d’existence qui ne l’y prédisposaient point avoir déterminé, entretenu et aggravé les accidents.

Mais voici un autre fait plus caractéristique encore peut-être de la compatibilité d’excentricités d’ordre religieux avec une santé robuste et l’intégrité des facultés de l’entendement :

Le 13 avril 1861, dit le docteur Chatelain (Annales médico-psychologiques. 1866, t. VIII, p. 66 et suiv.), mourait à Neufchâtel, en Suisse, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, le notaire Isaac Vuagneux, marié et sans enfant, lequel, quelques années auparavant, avait remis entre les mains de l’un des pasteurs de Neufchâtel un pli cacheté portant la suscription suivante : « Ce pli ne devra être ouvert par MM. les pasteurs de Neufchâtel, entre les mains desquels il est déposé, qu’après la mort de moi, Isaac Vuagneux, et celle de mon épouse. Suzanne-Marguerite Vuagneux, née Perret ». Celle-ci mourut quatre ans après son mari, qui lui avait par testament laissé tous ses biens, et elle-même institua pour héritière universelle une nièce, Mlle B***, qui trouva parmi les papiers de son oncle un pli cacheté portant la suscription suivante : Contrat de société. L’ayant ouvert, elle y lut ce qui suit :

Contrat de société.

« Entre le grand Dieu souverain, l’Eternel tout-puissant et tout sage d’une part ; et moi, soussigné. Isaac Vuagneux, son très-chétif, très-misérable et très-soumis serviteur et très-zélé adorateur, d’autre part, a été fait et arrêté le contrat de société dont la teneur suit :

« Article 1er. Cette association a pour but le commerce et la spéculation des liquides.

« Art. 2. Mon très-respectable et très-magnanime associé daignera, comme mise de fonds, verser sa bénédiction sur notre entreprise, dans la [p. 385] mesure qu’il jugera le mieux convenir il ses vues paternelles et à l’accomplissement des décrets immuables de sa sagesse éternelle.

« Art. 3. Moi, soussigné, Isaac Vuagneux, promets de m’engager de mon côté de verser dans l’association susdite tous les capitaux qui seront nécessaires ; de faire toutes les transactions pour les loyers de caves, achats et ventes, tenues d’écritures, comptabilité ; et, en un mot, de consacrer mon temps, mon travail et mes moyens physiques et moraux au bien et à l’avantage de cette première ; le tout en conscience et de bonne foi.

« Art. 4. Les livres tenus eu parties simples constateront toutes les opérations qui auront lieu, et les sommes portées au débit et au crédit du compte seront bonifiées des prorata d’intérêt calculés jusqu’au 31 décembre de chaque année, époque à laquelle le règlement des comptes sera arrêté.

« Art. 5. Les bénéfices nets seront partagés par moitié entre mon haut et puissant associé et moi.

« Art. 6. Il sera ouvert à celui-là un compte particulier dans lequel figureront au crédit sa part des bénéfices, et au débit les diverses sommes qui auront été délivrées par moi soussigné, soit à des corporations pieuses, soit à toutes autres œuvres pies que l’esprit, de mon Dieu me suggérera de faire.

« Art. 7. Lorsque mon Dieu jugera bon de me retirer de ce monde, la liquidation des affaires de notre association sera immédiatement confiée et remise aux soins de mon neveu M. Frédéric Prud’homme Favargen, qui dès cet instant est prié, de ma part, de bien vouloir s’y prêter ; après quoi, la part et portion du solde actif avenant à mon grand et bien-aimé associé devra être sur-le-champ délivrée et remise à la direction de la louable chambre de charité de Neufchâtel, à laquelle je la destine dès ce moment.

« Eprouvant ainsi la plus vive satisfaction à associer mon Dieu à mes travaux, je m’en remets, pour le succès, aux sages dispositions de sa providence.

« Ainsi fait, convenu et réglé à Neufchâtel, dans mon domicile, sous ma signature privée et le sceau de mes armes, le dix-sept septembre de l’an de grâce mil huit cent-quarante-sept.

« Signé : VUAGNEUX, notaire. »

Ceux d’entre vous, messieurs, qui sont rompus aux affaires et à la triture des actes notariés, trouveront sans doute celui-ci libellé en bonne et due forme. Il ne lui manque qu’une chose pour être valable juridiquement : la signature des deux parties contractantes. Me Isaac Vuagneux avait bien apposé la sienne ; mais son « très-respectable et très-magnanime associé », ayant négligé de prendre le même soin, se vit débouté des fins de l’action par un arrêté du conseil d’Etat s’appuyant sur ce que « la pièce ci-dessus transcrite ne pouvait être prise au sérieux, attendu qu’elle était évidemment le produit d’un esprit dérangé. » [p. 386]

Malgré l’arrêté du conseil d’Etat, l’héritière, de son plein gré, n’en compta pas moins aux destinataires désignés, ce, à titre de donation entre-vifs, et par respect pour la mémoire de son oncle, la somme de 7393 fr. 55, solde du compte revenant à Dieu comme associé de M. Vuagneux.

Mais à propos du considérant mis en avant par le conseil d’Etat : cette pièce est évidemment le produit d’un esprit dérangé, le docteur Chatelain se livre aux critiques que voici:

« Il est, dit-il, une considération qui a une valeur réelle dans l’appréciation de l’état mental du notaire Vuagneux : c’est le but de son contrat et la logique avec laquelle il l’a exécuté. Si, au lieu de destiner à l’avance la part de Dieu à des œuvres de bienfaisance, il lui eût au contraire donné une destination bizarre, extravagante, ainsi que cela se rencontre souvent dans les testaments d’aliénés, la question de capacité eût été tout autre. Si encore il avait déshérité sans raison des héritiers naturels pour faire passer sa fortune en des mains qui n’y auraient eu aucun droit, on aurait pu se demander — post mortem — si réellement il jouissait de son bon sens. Mais c’est aux pauvres qu’il a pensé, et dans ce but il remet à la chambre de charité le soin d’employer à cet effet les bénéfices de son associé…

« C’est à ceux en qui il a eu confiance toute sa vie qu’il confie le soin d’employer au soulagement des pauvres les fruits de son travail. Ceci prouve que sa volonté était arrêtée, ses intentions conscientes, et que c’était en un mot bien aux pauvres qu’il voulait faire don… Quelque original qu’il pût être d’ailleurs, il était et a toujours été sain d’esprit et civilement capable. »

Tout commentaire plus ample serait superflu.

Cet exemple, unique peut-être en son genre, méritait d’être cité avec détails, parce qu’il fait saisir la limite que, si bizarres qu’elles soient en elles-mêmes, les suggestions d’ordre mystique peuvent tout à la fois atteindre et respecter.

Mystique ou autre, quelle qu’en soit l’origine, un tel état [p. 387] cérébro-psychique n’est pas maladif à proprement parler ; il n’est pas normal non plus dans la stricte acception du mot.

Il répond plutôt à cette disposition extra-physiologique des centres nerveux dont les annales de l’aliénation renferment un certain nombre de très-curieux exemples, qui, au point de vue médico-légal, ne sauraient être de trop près étudiés.

Dans d’autres circonstances, le domaine pathologique est côtoyé de si près que le sujet peut à bon droit passer pour s’y être engagé d’une façon décisive.

La forme morbide peut encore rester vague et voilée, tenir ici de l’hystérie, là de l’obtusion hallucinatoire, de l’agitation maniaque ailleurs ; mais le caractère maladif des déterminations qui s’observent acquiert une indéniable authenticité.

Rose X···, ruinée par des procès, fatigue le parquet de ses réclamations, s’obstinant à revendiquer des champs dont elle est dépossédée.

Sa vanité s’exalte dans un sens religieux. Elle est sainte ; Dieu le Père la protège ; Jésus, sous la forme du saint sacrement, loge dans son cœur, le Saint-Esprit dans le bas de sa cuisse. Aucun lieu, même l’église, n’est digne de la recevoir. Les impies la poursuivent, ils ne sauraient l’atteindre. (Journal de médecine mentale, t. V, p. 75.)

En mars 1845, sous l’oppression de visions mystiques, et aussi circonvenu par des intéressés, un habitant de Lille, à la tête d’une charge publique, quitte brusquement famille et emploi pour se laisser mener à la Trappe par son directeur spirituel.

« Je vous quitte forcément, écrit-il à sa femme. L’ordre du ciel me pousse hors du monde. J’avais manqué ma vocation. Dieu, dans sa miséricorde, a daigné me remettre dans le bon chemin. Ma prédestination était la règle, la prière, des vœux. J’entre dans la règle. Je vais prononcer des vœux, prier pour tous. Adieu, nous nous embrasserons un jour dans la vie réelle, celle-ci n’est qu’un songe. »

…. Il nous a semblé, fait avec raison remarquer le savant rédacteur des Annales médico-psychologiques (1845, t. VI, p114, docteur Collinières), M. Moreau, de Tours, à qui ce fait est emprunté ; il nous a semblé qu’une question médico-légale pourrait se poser dans le cas où la famille, lésée, par exemple, dans ses intérêts par la retraite de son chef, croirait devoir [p. 388] intervenir et aller à l’encontre d’une résolution que des visions ont inspirée.

Depuis quelque temps on voyait entrer dans les églises un individu qui se livrait aux démonstrations les plus singulières.

Il se couchait à. terre, se frappait la poitrine comme un grand criminel ou restait en extase pendant un temps infini.

Le 27 avril 1847, il se permit à Notre-Dame des excentricités telles qu’on crut devoir le livrer au commissaire de police du quartier.

Cet homme appartient à une bonne famille. Il a reçu une fort belle éducation. Il est même érudit, et ne déraisonne pas lorsque rien ne le ramène à ses idées mystiques. Il a longtemps voyagé dans les Indes, et sa conversation dans ses moments lucides est fort attachante.

Son esprit s’est dérangé à vouloir établir un nouveau système religieux qui n’aurait rien d’austère. (Droit, 28 avril 1847.)

Jusqu’ici les conceptions étranges, délirantes ou non, écloses sous l’empire de l’exaltation mystique sont restées en somme assez inoffensives ; mais il s’en faut beaucoup que l’éréthisme nerveux se maintienne toujours dans des termes aussi modérés.

L’inconscience résultant de la concentration opiniâtre des pensées vers un point déterminé, et de la stupeur cérébrale qui en est la conséquence directe, conduit fréquemment à des actes non-seulement funestes pour celui qui les accomplit, mais terriblement redoutables pour son entourage.

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Les plus bénins consistent en des mutilations.

Un négociant, doué de facultés corporelles et intellectuelles remarquables, était arrivé à l’âge de trente ans ayant bien employé son existence, qu’il savait rendre joyeuse. Il se montrait partout d’un caractère expansif et enjoué.

Soudain, il devint sombre et solitaire, ne quittant plus l’église, se mettant en prière dans la rue. Il s’éloigna de sa femme, et en 1847, dans un paroxysme de délire religieux, il chercha à se couper le pénis avec une hachette.

Depuis, dit le docteur Santlux de Hadama, qui rapporte le fait, sous l’influence d’un traitement approprié, son état s’est amélioré ; mais il est toujours resté timide, réservé, et n’a point retrouvé ses goûts d’autrefois. (Annales médico-psychol.; 1856, t. Il, p. 124.)

D’autres, égarés par leurs chimériques aspirations, vont jusqu’au suicide. Le genre de mort qu’ils se choisissent trahit le secret de leurs stupéfiantes préoccupations. [p. 389]

P***, âgé de trente-six ans, magistrat, perd une femme tendrement aimée. Dans sa mélancolie, il la voit parfois lui tendant les bras au milieu des nuages. Rendu au calme, il songe à se remarier ; les obstacles qu’il éprouve avivent ses regrets et provoquent périodiquement des exaltations d’ascétisme.

Le Seigneur, dont il est l’élu, lui réserve une haute destinée. Sa mission est de brûler les mauvais livres. Pour la purifier, il a la tentation de brûler sa maison.

Bref, le 8 janvier 1836, il dresse un bûcher dans sa chambre, l’allume et s’y installe, impassible, en expiation des fautes qu’il se reprochait.

On le trouve au bout de deux heures aux trois quarts carbonisé. « Je vais, dit-il, rejoindre ma femme ; je suis maintenant digne d’elle. » Un moment après il expire. (Renaudin, Journal de médecine mentale, t, V, p. 75.)

En 1868, vivait à Castellamare un riche Français, qui depuis deux ans restait plongé dans un mysticisme taciturne et rigoureux. Personne n’était admis à pénétrer chez lui. Il prenait sa nourriture à l’hôtel, et observait scrupuleusement les jeûnes et abstinences prescrits.

Les jours gras il mangeait un poulet, les jours maigres un poisson, et il fallait que l’un et l’autre eussent une taille et un poids déterminés.

Tout à coup il cessa de paraître. Lorsque l’autorité pénétra chez lui, on trouva son cadavre étendu sur la planche d’une guillotine à la construction de laquelle il avait travaillé pendant deux ans. Sa tête avait roulé, sons une hache pendante jusqu’au milieu d’une chambre voisine.

Une lettre édifiait le public sur le genre de mort qu’il s’était choisi.

A Château-Thierry, en juin 1.869, un homme de quarante ans environ, marié, père de famille, fut trouvé dans son grenier, couché sur une croix qu’il s’était fabriquée avec de vieilles poutrelles.

Pour mieux ressembler à Jésus-Christ, il s’était cloué les pieds et l’une des mains avec des clous de forme analogue à ceux que mentionne la tradition.

La main restée libre avait été transpercée avant le crucifiement.

A coup sûr des hommes dont l’intellect est troublé à ce point, qu’ils assignent de propos délibéré, comme but à leur vie, leur crucifiement, leur décapitation ou leur auto-da-fé, sont devenus peu propres désormais à rendre de bien sérieux services à la société et leur individualité ne comporte qu’un assez médiocre intérêt. Mais la compromission de la personnalité humaine est toujours chose grave. Ce qui l’est plus, c’est de voir ces fanatiques oser porter la main sur des personnes tierces, et choisir les êtres faibles ou inoffensifs qui les entourent pour victimes de leurs sinistres errements.

Non-seulement le cas de cette femme de Pivar del Rio qui [p. 390] vient d’arracher les yeux à son enfant « pour être agréable à Dieu » et au patient aussi, apparemment, n’est pas un fait isolé, mais encore sa cruauté est maintes fois dépassée.

De toutes les déterminations violentes du délire religieux, le meurtre est le terme suprême : or c’est aussi le terme le plus communément atteint.

Résolu à sauver sa famille du la damnation éternelle qui aurait pu en menacer les membres, s’ils étaient restés plus longtemps sur terre, le capitaine Parington, fermier des Etats du Maine (Amérique), massacra le même jour, sans pitié ni remords, sa femme et ses cinq enfants. (Dr Prichard, Des différentes formes d’aliénation en rapport avec la jurisprudence.)

Dans la soirée du 20 mars 1847, au château de Geronsart près de Namur, les deux sœurs de Liedekerke s’étaient rendues à un calvaire où elles se tenaient l’une et l’autre à genoux, plongées dans la contemplation religieuse.

Leur frère les abat de deux coups de fusil. S’apercevant que l’une d’elles respire encore, il recharge son arme, l’achève, puis, de son propre mouvement, va se livrer à la justice. Il avoue froidement son crime. « J’ai, dit-il, surpris mes deux sœurs à adorer des idoles ; je les ai tuées. » Il ne manifeste aucun regret, cite des passages du Deutéronome pour expliquer sa conduite, et se déclare prêt à recommencer, car « c’est un devoir de tuer les idolâtres. »

La seule chose à laquelle il paraisse tenir et qu’il ait réclamée avec instance au moment de son arrestation, c’est… sa Bible. (Droit, 25 mars 1847.)

Le tailleur L…, de Maestricht, était parti dès le matin, le 14 juillet 1867, avec ses deux filles pour visiter des reliques à Aix-la-Chapelle. Sa femme, demeurée seule, n’eut rien de plus pressé, aussitôt leur éloignement, que d’éveiller ses deux garçons, âgés l’un de dix, l’autre de huit ans, et de les entraîner dans la grange. Elle saisit l’ainé par les cheveux et lui coupe la gorge. Le plus jeune tombe à genoux et implore la pitié de sa mère. « Non, s’écria-t-elle, toi aussi tu seras un ange ! » Ayant prononcé ces paroles, elle le précipite dans un puits. (Journal de médecine mentale, t, VII, p. 273.)

Dans une petite localité de l’Allemagne, en 1839,le curé d’une paroisse avait, un dimanche, pris pour texte de son sermon : « Il y a de faux prophètes parmi nous ; ne suivez pas les faux prophètes. »

Les deux frères B*** , en proie depuis longtemps à une exaltation mystique entretenue par les querelles religieuses qui ont agité l’Allemagne à cette époque, dominés par l’idée que c’est le curé lui-même qui est le faux prophète, « qu’il n’a pas la vraie foi et enseigne de fausses doctrines, » se livrent en plein jour sur sa personne à une tentative d’assassinat.

Le mobile de leur acte est d’être agréables à Dieu. (Annales médico-psychologiques, 1871. t. VI. p. 140.) [p. 391]

Il existe en Russie une secte religieuse dite du Saint-Sauveur. Les adhérents sont assez nombreux. Voyant en tout l’incarnation du mal, ils ne possèdent rien ici-bas et n’ont d’autre préoccupation que d’implorer la miséricorde divine.

Un de ces fanatiques, Kursin, âgé de cinquante-sept ans, dans une nuit d’insomnie, rêvant que le genre humain doit périr, allume toutes ses lampes et s’agenouille devant les images des saints, priant Dieu d’épargner sa famille.

Il n’avait qu’un fils âgé de sept ans. La pensée de le soustraire à la damnation éternelle lui inspira la résolution de l’immoler, Continuant sa méditation, il s’assure de quel côté vient l’impression. Ayant reconnu que c’était, non de gauche, par où s’insinuent les conseils du diable, mais de droite, par où se fait entendre le bon ange, sa joie fut grande, et, pour écarter tout obstacle à son dessein, envoyant sa femme au marché, il réveille son enfant et lui dit : « Lève -toi, prends ta chemise blanche afin que je puisse t’admire. » Ceci fait., il le coucha sur un bane et lui plongea, à vingt reprises, un couleau dans le ventre.

Peu après, Kursin tombe en extase et prie le seigneur de recevoir ce sacrifice.

Sur ces entrefaites, sa femme rentre et tombe sans connaissance à la renverse. « Va, lui dit-il en la relevant, chez le maire et lui raconte tout. Je viens de donner une fête aux saints. »(Journal de médecine mentale, t. VIII, p. 164.)

Une femme Lemesle répététait souvent à sou mari : « Nous sommes damnés. D’après les avis du médecin, on la surveillait de près. Une nuit néanmoins, au moment où on la croit endormie, elle trouve moyen de s’esquiver pour aller précipiter dans un lavoir son enfant âgé de sept mois. « Je devais, disait-elle, faire ce sacrifice, car sans cela nous étions tous perdus. » Elle supposait encore qu’une victime aussi innocente attirerait la bénédiction divine sur un autre enfant prêt à faire sa première communion. (Annales médico-psychol., 1868, t. XII, p. 235.)

Déjà prédisposé à l’aliénation par une mélancolie ébrieuse, M*** fait la rencontre d’un méthodiste, et dès ce moment n’a d’autre préoccupation que d’interpréter les livres sacrés, l’Apocalypse en particulier.

Bientôt il veut tout réformer, monte en chaire et s’annonce comme le Messie.

Sa femme lui semble incompatible avec son inflexible morale. Il s’apprête à la crucifier.

Par bonheur on put intervenir à temps. [Renaudin, Journal de médecine mentale, t. V, p. 77.)

Castres, après un séjour de plusieurs mois à l’Antiquaille (Lyon), avait été rendu aux siens. Mais, sans divaguer ostensiblement, il restait concentré et sombre.

Un matin, à l’improviste, sa précipitant sur sa femme la hache à la main [p. 392]  il lui tranche la tête pour la plus grande gloire de Dieu. (Journal de médecine mentale, t. VIII, p. 379.)

A une messe du matin, dans l’église Notre-Dame de Liesse, à Annecy, en mars 1869, le curé lisait l’évangile de la Passion. Tout à coup s’élève un tumulte ; c’était un sourd-muet atteint de délire religieux qui, un couteau ouvert à la main, voulait forcer son voisin à s’agenouiller. Celui-ci le renverse et s’esquive. Mais, tournant sa fureur contre un sieur Gautelet, il le frappe de deux coups de couteau à la gorge. La Victime succomba quelques heures après.

Au moment de son arrestation, l’assassin était revenu tranquillement se mettre à genoux à la porte de l’église. Il a seize ans. Sa famille est dévote.

Quinze jours avant la catastrophe il avait percé de coups une chèvre et un chat, s’imaginant que le diable s’était réfugié dans le corps de ces animaux.

A la maison d’arrêt, sans cesse il prie, à genoux sur l’asphalte, son chapelet enroulé autour du poignet.

L’enfer, prétend-il, est réservé à sa victime qui n’a pas voulu se mettre à genoux ; lui, il ira en paradis. « Sans chapelet on va en enfer ; avec un chapelet on gagne le ciel. » (Journal de médecine mentale, t. IX, p. 222).

Agé de quarante-six ans, marié, père de deux petites filles, M. Papin a, de plus, la réputation d’un homme profondément religieux. Chaque matin il va à la messe et communie une fois par mois.

Une nuit, au commencement d’août 1872, il se lève, s’arme d’un rasoir et égorge la plus jeune de ses enfants. Le coup avait été porté avec une telle force, que la tête de la victime avait conservé sa position. Sa sœur, auprès d’elle, ne s’était pas éveillée.

Le meurtrier s’en fut ensuite faire de lui-même au commissaire de police la déclaration de ce qui venait de se passer.

Interrogé sur la question de savoir pourquoi, les deux petites se trouvant dans le même lit, il avait choisi l’une plutôt que l’autre : « J’ai choisi celle-ci, a-t-il répondu, parce qu’elle était la plus jeune et par conséquent la plus pure, et que j’étais assuré qu’elle irait, non en enfer, mais en paradis. » (Dans le cas actuel, le mauvais état des affaires du sujet aurait fortement, paraît-il, contribué à troubler sa raison.)

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Tous, ou presque tous ces gens-là, sont des fous qualifiés et des fous dangereux, on en conviendra.

A les envisager au point de vue exclusivement médical, on parviendra sans peine à reconnaître qu’en eux le délire se prête à des catégorisations basées sur la variété mentale à laquelle ressortit chaque sujet en particulier.

Une telle distinction n’est pas une subtilité purement théorique. Elle permet d’établir, non sans exactitude, une [p. 393] proportionnalité dans l’imminence des dangers que donnent à courir ces insensés.

Chez tous, le mécanisme du fonctionnement cérébral est faussé, mais l’acte délirant ne procède pas chez tous d’une lésion cérébrale identique.

Contradictoirement à l’opinion du docteur Ideler de Berlin, l’acte en lui-même ne peut donc constituer un signe. Il n’a d’autre valeur diagnostique que celle d’un symptôme, et d’un symptôme appartenant à des états somatiques, en soi, essentiellement différents.

Dans deux cas isolés, par exemple, la formule de la détermination psychique peut être communs, la traduction en acte de la conception morbide, pour ainsi dire stéréotypée, sans impliquer nullement pour cela une unicité correspondante dans la nature organique de l’affection.

En 1847, le docteur Nasse a publié dans l’Allgemeine Zeitschrift für Psychiatrie l’observation d’une femme qui, portée par caractère au mysticisme et parvenue, par suite de ses lectures opiniâtres de la Bible, à une exaltation religieuse extrême, n’avait pu résister à l’impulsion de s’arracher les deux yeux.

Or, en 1875, à la Havane, nous voyons la même impulsion être suivie d’effets semblables ; mais dans le premier cas la main de la malade avait été dirigée par les incessantes hallucinations de l’ouïe dont elle était obsédée et qui lui reproduisaient les passages de ses lectures en rapport avec son délire : hallucinations avec lesquelles l’idée fixe du second cas : offrir un sacrifice agréable à Dieu, n’a, au point de vue de la lésion nerveuse, qu’un rapport fort éloigné.

En l’absence du trouble hallucinatoire, la malade de M. Nasse se fût très-probablement abstenue. La femme de la Havane a agi, elle, indépendamment de toute hallucination sensorielle.

Au premier rang parmi les plus dangereux de ces aliénés se placent les monomanes, ceux dont le délire nettement [p. 394] systématisé a pour objet une conception déterminée, circonscrite, à la réalisation de laquelle se plie toute leur conduite ultérieure, sans que les lois de la logique qui régit l’ensemble de leurs actions présentent par ailleurs de lacunes. Les observations de ce genre sont rares.

Tantôt cette incubation de l’acte final, patiente et discrète comme chez le suicidé de Castellamare, qui consacra deux ans consécutifs à se fabriquer de ses propres mains une guillotine, se dissimule sous des dehors qui détournent tout soupçon.

Tantôt l’idée fixe s’impose absolue, irrévocable, entrainant tyranniquement à sa suite ses conséquences dans toute leur rigueur, comme chez cet Américain qui massacre sa famille pour la préserver des peines de l’enfer, ou chez cet habitant de Namur (lui fusille, sans sourciller, ses deux sœurs parce que c’est pécher que d’adorer les Idoles.

Ressembler au Christ ou à sainte Colombe, parfois il n’en faut pas plus pour que toute considération terrestre s’efface et que l’esprit cesse d’avoir aucun souci étranger aux préparatifs nécessaires à la satisfaction de cet appétit contre nature qui consiste à se crucifier ou à se précipiter dans un brasier en fusion.

Viennent ensuite et se rencontrent communément les stupides, ceux dont le cerveau subit l’oppression d’une stase sanguine ou bien encore d’une suffusion séreuse, l’une ainsi que l’autre imputables et aux rigueurs des pratiques ascétiques et à l’excès de la contention contemplative. Le fonctionnement cérébral cesse dès lors de s’exercer avec ensemble, et l’organe, désormais sans ressort, subit passivement les impressions qui le traversent.

L’hallucination projette par intervalles comme autant de sinistres éclairs dans cette somnolente confusion. La réflexion reste inerte. Nulle réaction ne se produit ; ou, s’il s’en produit une, tout au moins est-elle lente, laborieuse, pénible et vouée par avance à l’avortement. [p. 395]

En de semblables conditions, pour peu que la formule hallucinatoire se répète, pour peu qu’elle concorde avec la direction habituelle des méditations, la perpétration de l’acte suit l’impulsion que cette formule dicte en termes impératifs et ne souffrant pas l’examen.

C’est le cas de la malade citée par le docteur Nasse, c’est celui de cet employé que ses visions et des conseils étrangers amènent à déserter son intérieur et à se séquestrer à la Trappe sans souci de l’avenir de ses proches ni de ses engagements contractés envers l’Etat. C’est encore le cas de ce négociant qui, par un mouvement presque automatique, saisit une hachette, se mutile et reste, malgré des soins prolongés, dans un état de stupeur et d’inconsistance relatives. C’est enfin celui du nommé Castres, qui, resté longtemps concentré et sombre à la suite d’un séjour à l’Antiquaille, se précipite à l’improviste sur sa femme et, brandissant une hache, l’immole « pour la plus grande gloire de Dieu ».

Empreint ou non d’un caractère religieux, le délire qui revêt une forme stupide est moins à redouter que celui qui, affectant la forme monomaniaque, demeure systématisé. Il est moins à redouter, parce que l’acte funeste auquel il pousse procède de l’hallucination, et que, l’obtusion venant à s’accroître ou à s’atténuer, l’hallucination se fait plus rare, plus éphémère, se dissipe, ou n’a, dans la nuit profonde au fond de laquelle est plongé l’entendement, même plus la puissance de se produire.

Autour de l’idée fixe, au contraire, l’intégrité du raisonnement persistant, se dresse un échafaudage qu’il devient par la suite de plus en plus difficile de renverser.

A la page 17 de sa thèse inaugurale (Des aliénés incendiaires devant les tribunaux. 1867, Paris) le docteur Zabé en rapporte l’exemple suivant qu’il emprunte à Esquirol (t , II, p. 85). Comme type de monomanie, il est caractéristique :

Jonathan Martin comparaissait devant le grand juge du comté d’York pour avoir tenté d’incendier la cathédrale.

A l’audience, Jonathan avait une figure riante et causait avec les [p. 396] personnes qui l’entouraient. « Etes-vous fâché de ce que vous avez fait ? lui demanda une dame. — Pas du tout ; si j’étais à le faire, je l’exécuterais encore. Il fallait bien purifier la maison du Seigneur des indignes ministres qui s’éloignent de la pureté traditionnelle de l’Evangile… — Mais brûler leurs temples n’est pas le moyen de corriger les prêtres. — Pardonnez-moi, cela les forcera à réfléchir ; ils verront que c’est le doigt de Dieu qui a dirigé mon bras. Les chrétiens sévèrement convertis à la vraie religion trouveront que j’ai bien fait. Le Seigneur procède par des voies mystérieuses, et c’est sa volonté qui fait tout sur la terre ct dans le ciel. »

Entre les espèces mentales dans lesquelles dominent la stupeur et la dépression et celles que caractérise la systématisation du délire, se place et s’observe fréquemment une forme particulière d’aliénation se rapprochant de la monomanie par la conservation de l’aptitude à raisonner, s’en écartant par la tendance du délire à se disséminer et à prendre pour thème une suite renouvelable de sujets différents.

Spécifiée et décrite pour la première fois avec une précision scientifique par notre savant collègue M. Delasiauve, cette variété de folie a reçu de lui la désignation de pseudo-monomanie ou délire partiel diffus.

Le monomane, convaincu de ses erreurs, ne se croit ni fou ni malade. Il n’accuse en général aucune souffrance. Il est rare, au contraire, selon M. le docteur Delasiauve, que l’état nerveux ou congestif du cerveau dont s’accompagne presque toujours la pseudo-monomanie ne provoque pas des plaintes fondées. Tantôt c’est une des régions crâniennes, souvent le vertex, qui est chaude, brûlante, sensible. D’autres fois la tête est bouillante, comme enserrée par un bandeau, un cercle de fer, ou comprimée par une calotte de plomb. De là, selon l’intensité, l’étendue, la durée, les transmutations, les aspects variés que l’on peut constater dans la marche des symptômes.

Chez certains sujets les impressions sont disparates, reflètent tour à tour l’anxiété, la tristesse, l’espérance, le mysticisme, l’illusion d’un succès, le besoin du suicide.

Ce magistrat qui après la mort de sa femme tombe dans le découragement, s’imagine revoir dans les cieux l’image de [p. 397] celle qu’il a aimée, l’oublie soudain pour nourrir des projets de nouvelle union, se livre périodiquement à des pratiques ascétiques dont il se rit dans ses intervalles de lucidité, se prend dans ses paroxysmes pour l’élu du Seigneur, et finit par se choisir et par accomplir avec une inaltérable impassibilité le suicide le plus horrible, fournit un exemple saisissant des péripéties par lesquelles le délire partiel diffus est susceptible de passer.

Parmi les malheureux qui en sont atteints, il en est de poussés aux extrémités les plus ‘regrettables, par la peur d’être coupable, de tomber fou, d’être damné, — comme la femme Lemesle, qui, sous l’empire de cette crainte et pour conjurer des désastres imaginaires, n’hésite pas à sacrifier son petit enfant.

De ces malades, les uns, selon les prédominances individuelles, inclinent vers la systématisation monomaniaque, les autres vers la confusion stupide. Mais l’intégrité persistante du pouvoir syllogistique d’une part, et, de l’autre, la prépondérance des troubles somatiques dans la pseudo-monomanie, offrent à la thérapeutique des ressources qui rapprochent singulièrement, en beaucoup de circonstances, les éventualités de guérison.

Monomanie, état stupide, délire partiel diffus, voilà, messieurs, les trois variétés principales de folie auxquelles appartiennent les cas individuels dont j’ai mis sous vos yeux la très-sommaire relation.

Chaque sujet, en ce qui le concerne, contracte, en vertu de la forme d’aliénation dont il est atteint, les vices de conception et de conduite que cette forme mentale comporte. Il est comme engagé dans un engrenage qui l’entraîne fatalement et malgré lui. Les temps d’arrêt, les paroxysmes, le dénoûment dépendent non de lui, mais bien, on ne saurait trop le répéter, des rémittences ou des exacerbations qui marquent révolution de toute lésion organique.

Il y aurait à grouper autour de ces traits généraux une foule [p. 398] de questions pleines d’intérêt. Sans quitter le terrain de la clinique, en présence de perturbations morales et affectives aussi tranchées, il y aurait à se demander quelle juste part revient à la constitution hystérique, à l’épilepsie larvée ou non, à l’alcoolisme, à l’hérédité. Mais la discussion impliquerait sur les faits individuels des documents de première main, dont l’absence empêche ici de se prononcer.

Et puis, sans abuser par trop de la bienveillante attention que vous voulez bien me prêter, il est un côté plus… anthropologique de la question, qu’il serait utile, ce me semble, de ne pas laisser dans l’ombre.

Dans les exemples de délire religieux que j’ai recueillis, une circonstance vous a certainement frappés.

Dix-sept fois sur vingt, il a été allégué un motif à l’acte délirant. Des trois cas dans lesquels pareille déclaration n’a pas été faite, deux appartiennent notoirement à la forme stupide de l’aliénation, et, par sa soudaineté, l’acte prend l’empreinte de l’automatisme. Le troisième cas, celui du guillotiné de Castellamare, offre le type le plus accusé de la systématisation concentrée et sombre.

Pour tous les autres, il est curieux de remarquer jusqu’à quel point, dans l’exposé des motifs, c’est la même formule qui revient sur leurs lèvres, et par conséquent la même idée qui a hanté, puis tyranniquement dominé ces esprits mal pondérés. — Deux ont cédé à un appétit de martyre et d’imitation. — Quatre ont eu pour but d’offrir un sacrifice agréable à Dieu et de nature à accroître sa gloire. — Quatre encore ont obéi à un devoir, à une mission, et un ordre reçu d’en haut. — Trois avaient en vue des réformes théologiques et l’instauration de dogmes supérieurs. — Quatre enfin ont cédé à la crainte de l’enfer et au désir d’aller ou d’envoyer les élus de leur cœur en ligne directe au paradis.

Qu’est-ce à dire, sinon que le fatras de légendes dont la routine se complaît à surcharger dès le jeune âge l’entendement est de nature à surexciter à l’excès la religiosité, et plus [p. 399] tard, les circonstances aidant à paralyser d’une manière complète l’essor de la raison ?

Je ne prétends point que, dégagés de superstitions et jouissant d’une liberté absolue de penser, les individus que j’ai cités eussent échappé tous à l’aliénation. Non ; seulement il me paraît démontré que chez eux l’influence d’une sentimentalité outrée et celle d’une foi aveugle ont été prépondérantes sur la genèse, la marche et l’issue, sur la physionomie de l’affection ; que le mode défectueux d’éducation reçue a eu pour déplorable effet de troubler l’équilibre des facultés; que, en dépit de l’âge et de l’expérience, le discernement n’avait jamais bien su reconquérir sa suprématie, mais, au contraire, était resté subjugué par les doctrines inculquées dans l’initiation des premiers ans ; enfin que, en raison des extrémités sans analogues que l’exaltation de la religiosité comporte, c’est un pressant danger que de laisser à cette aptitude prendre pied de commandement dans le cerveau humain.

En l’absence de contre-poids solides venant de la raison, on n’imagine pas avec quelle facilité et sous quels prétextes inattendus la religiosité se prend à empiéter sur la direction de l’esprit.

Une femme, rapporte le docteur Renaudin (Journal de médecine mental, t.V, p. 77), se faisait remarquer par sa piété éclairéé et la dignité de sa conduite.

A la suite d’une opération, il lui survint une double hernie inguinale. Dès lors, le sentiment religieux s’exagère. Elle prend un vêtement noir et s’astreint aux obligations les plus rigides. En un accès d’extase Dieu lui dévoile ses volontés. Macérations, jeûnes, etc.

Inspirée, elle se met à prêcher la foi nouvelle. Bref, elle finit à l’asile de Fains.

Il n’est pas jusqu’au caractère même du dogme qui n’exerce une influence décisive sur la direction des idées fomentées par le délire.

Ayant eu sous les yeux des aliénés de sectes diverses, le [p. 400] docteur Stahl (Allgemeine Zeitschrift für Psychiatrie, année 1857) cherche une explication aux différences que présente le délire dans les différentes religions.

« Dans le sentiment religieux, dit-il, l’entendement est sollicité par deux tendances diamétralement opposées. Suivant l’une, l’individualité s’isole de toute puissance extérieure ; suivant l’autre, au contraire, l’individualité se soumet et s’efface. D’un côté, interprétation individuelle des Écritures ; de l’autre, soumission à l’autorité de l’Église. Aussi est-ce surtout parmi les premiers qu’on trouve les prophètes et les réformateurs, tandis que parmi les seconds la crainte de la damnation, la terreur de l’enfer dominent principalement l’imagination des malades. Prêcher l’humilité aux uns, relever chez les autres le sentiment de la personnalité, telles sont les indications du traitement dans les deux cas.») (Analyse du docteur Renaudin, Ann. médico-psychol., 1857, t. III, p. 102).

Sages errements, en effet, excellents préceptes de médication réparatrice. Mais ne serait-il pas plus rationnel encore de s’appliquer à prévenir un mal que toutes les ressources de la science sont trop souvent, hélas ! impuissantes à enrayer ?

Or, s’il faut s’en rapporter aux déclarations qui suivent, ce n’est guère à le prévenir, c’est plutôt à préparer le mal que l’on s’évertue.

La Cour d’assises de la Côte-d’Or, dans son audience du 6 décembre 1860, avait à juger la sœur Marie-Madeleine, de l’ordre de la Visitation de Dijon, accusée d’avoir essayé par sept fois d’incendier son couvent.

Les preuves de la folie abondaient. M. le docteur Dugast n’eut pas de peine à persuader aux jurés que la sœur Marie-Madeleine était atteinte de monomanie raisonnante.

Mais voici deux dépositions consignées dans les débats et qui appellent la méditation.

Je cite textuellement, d’après la Gazette des tribunaux (numéro du 12 décembre 1850):

Première déposition, — M. l’abbé Louvot, desservant de Foucherans : [p. 401]

« On m’a posé la question de savoir ce que je pensais de 1’état moral de la sœur Marie-Madeleine Maur ; et comme je connaissais le couvent de la retraite de Dôle, où elle avait été et les impressions que l’on pouvait subir dans cette maison, impressions souvent très-profondes et de nature à affecter quelquefois le moral de jeunes femmes d’une intelligence un peu faible, j’ai dit : Oui, certaines prédications terribles, j’en ai des exemples, peuvent avoir affecté ses facultés morales en lui causant des frayeurs exagérées. »

Deuxième déposition. — M. l’abbé Gillot, vicaire à Notre-Dame :

« M. Maur me fit part de l’exaltation de sa sœur Marie, et j’ai recherché les différentes phases de sa vie. Comme j’ai été assez longtemps dans plusieurs couvents, et lorsque j’ai appris qu’à treize ans elle avait été au couvent de la retraite de Dôle, et que je sais sous quel jour on y présente la religion, quelles impressions terribles on y reçoit sur certains points, je comprends alors qu’une enfant, après un de ces sermons terribles, surtout si elle a une imagination exaltée, devienne folle. J’en ai des preuves irréfutables. Je ne veux pas déverser ici le blâme sur cet ordre, mais toutes les intelligences ne sont pas susceptibles de supporter l’impressionnabilité que cause la terreur. »

Assurément voilà deux témoignages qu’il ne viendra à l’esprit de personne de suspecter.

Mais, dira-t-on, le fait remonte à une date déjà reculée.

C’était en 1850 que les choses se pouvaient passer de la sorte. Aujourd’hui tout cela est bien changé.

Bien changé ? — Je ne crois pas.

Il n’y a pas de ceci un mois (en mai 1875, à Bruxelles), des jeunes filles affiliées à une congrégation étaient, chaque soir, à tour de rôle, introduites dans la chapelle d’un couvent.

Là, la congréganiste était menée devant un cercueil recouvert d’une croix noire. Le cercueil était ouvert et la jeune fille y était couchée. Puis les introducteurs se retiraient, la laissant jusqu’au lendemain matin isolée, face à face avec les pensées que son exaltation lui pouvait suggérer.

Alors, à la pointe du jour, on venait la chercher en grande pompe.

Cette sinistre épreuve, à laquelle se soumettaient des filles de magistrats fort élevés dans l’ordre administratif, dégage, parait-il, une odeur particulière de sainteté. [p. 402]

Ce n’est pas de but en blanc qu’une jeune fille se résout à quitter, le soir, le toit paternel pour aller passer la nuit, couchée dans un cercueil.

Il faut pour cela une habile, une ténébreuse préparation. En même temps que sur l’esprit de l’enfant, la fascination a dû être exercée sur l’esprit des parents. Ce n’est que par une pression savamment combinée avec les aspirations, les penchants, les besoins de la famille, que l’on peut se flatter d’obtenir, pour de pareilles équipées son assentiment.

Quelles promesses, quelles menaces, quels abus a-t-on dû faire de crédulités naïves ? Quels instincts divers a-t-on dû chatouiller ? Il y a en tout ceci quelque chose d’occulte que je ne me charge pas d’éclaircir.

A en juger par l’aspect lugubre de la mise en scène, on a tout lieu de penser que le branle a été largement donné aux conceptions terrifiantes qu’une imagination mystique n’est, selon la judicieuse remarque du docteur Stahl, que trop disposée à couver.

Physiologiquement, de semblables ingérences sont de tout point condamnables. Elles sont de nature à entraîner dans le fonctionnement du système nerveux d’irréparables désordres. — C’est de l’excitation à l’hystérie : je ne trouve pas d’autre expression pour les caractériser.

On frémit quand on songe aux terribles conséquences que peuvent avoir ces dépressifs enseignements.

« Il y a dans l’élément religieux, dit excellemment M. Brierre de Boismont (Du suicide et de la folie suicide, p. 503). un côté mystérieux et vague, inconnu et terrible, qui doit d’autant plus vivement agir sur les imaginations impressionnables, que chez elles le sentiment a toujours la part la plus grande. Cette influence de la religion est toujours sensible lorsque la conscience est aux prises avec le devoir ; et quand 1’esprit n’est pas doué de force, il finit par succomber sous le poids de ses scrupules et de ‘ses remords. La crainte, telle est en effet la principale condition de causalité du suicide chez les [p. 403] individus d’une religion peu éclairée et d ‘un caractère faible, surtout lorsque l’esprit est prédisposé par des récits et effrayants et par la peur du diable. »

Ce n’est pas seulement au suicide que la peur du diable conduit.

En voici une preuve tragique. Elle est empruntée à Pinel, et extraite du Journal de médecine mentale (t. V, p. 78).

Un vigneron crédule assiste à la prédication d’un fougueux missionnaire. L’effrayante peinture des tourments de l’autre vie lui cause un si profond ébranlement, qu’il s’imagine ne pouvoir, lui et sa famille, échappe aux brasiers éternels que par le baptême de sang. Sa femme s’étant à grand’peine soustraite à sa fureur, il immole ses deux enfants.

Pendant son procès, il égorge, dans le même but de rédemption, un criminel, son compagnon de cachot.

Placé à Bicêtre, il soutient que sa mission en qualité de quatrième personne de la Trinité au-dessus des atteintes de tous les potentats, est de sauver Je monde par le baptême de sang.

Sur tout le reste, pas de divagations.

Dix ans de traitement ont amené un calme rassurant. On se hasarde à le laisser circuler librement dans les cours.

Quatre ans se passent sans qu’on ait à regretter cette condescendance ; mais tout à coup, une veille de Noël, méditant un terrible sacrifice, il s’arme d’un tranchet, blesse un surveillant et tue deux malades à ses côtés.

C’est jusque-là que peut mener le sentiment religieux, quand il se met, sans direction ni boussole, à parler en maître absolu.

Loin de l’exalter par tous les moyens, et comme à plaisir, ne serait-il pas urgent, au contraire, de lui mettre un frein ? A l’égard des diverses sectes, ce n’est ni une intolérance tracassière, ni une répression autoritaire et irritante qui parviendront à en tempérer les excès.

Mettre en jeu d’aussi maladroits expédients serait directement aller contre son but.

A mon sens, il faut créer à la sentimentalité religieuse — cette aptitude grosse de périls, dont le cerveau de l’homme est doué —- un contre-poids que fournira le développement d’une puissance psycho-cérébrale antagoniste. [p. 404]

La culture précoce et assidue du RAISONNEMENT, voilà la condition de développement de cette puissance.

C’est celle-là — elle est irréductible — qu’il convient d’opposer à la religiosité.

En rassemblant les faits que nous venons, ensemble, messieurs, de passer en revue, je n’ai nullement eu la prétention de résoudre le problème. J’ai cru seulement que, plus que jamais, il était opportun de poser la question. Je n’ai fait autre chose que l’effleurer. Elle demanderait à être envisagée sous plusieurs faces distinctes que je ne puis qu’indiquer ici.

Le point de vue de l’épidémicité et le point de vue ethnologique mériteraient notamment de fixer votre attention. L’examen comparé des faits dans des races, dans des sectes, et à des époques différentes, ferait surgir à coup sûr de lumineuses considérations.

Mais je me limite.

J’ai pensé, par ailleurs, qu’il n’était pas nécessaire d’attendre que le mal ait fait des progrès plus grands ; ni que les aberrations de l’ordre de celles que j’ai signalées aient cessé d’être sporadiques, pour que des hommes, qui font profession de conserver un calme scientifique au milieu des perversions morales de leur temps, jugeassent à propos de s’en préoccuper.

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