Claude Meiller. Artémidore et les Songes. Extrait de la « Revue des Études Grecques », (Paris) tome 90, fascicule 428-429, Janvier-juin 1977. pp. 92-94.

Claude Meiller. Artémidore et les Songes. Extrait de la « Revue des Études Grecques », (Paris) tome 90, fascicule 428-429, Janvier-juin 1977. pp. 92-94.

 

Claude Meillier fut professeur à l’université de Lille 3. Autre publication :
Callimaque et son temps, recherches sur la carrière et la condition d’un écrivain à l’époque des premiers Lagides. Thèse. Lettres. Paris IV. 1975. 366 p.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les  images sont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

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ARTÉMIDORE ET LES SONGES

En peu de temps (1), depuis l’édition par Roger A. Pack de l’Onirocritique d’Artémidore (Teubner, Leipzig, 1963), l’intérêt pour ce texte quelque peu négligé s’est considérablement renouvelé. Outre les deux traductions de Robert John White et de Darius Del Corno, il convient en effet de rappeler celle qu’a publiée A. J. Festugière (La clef des songes, Paris, 1975) et la révision de l’ancienne traduction allemande de F. S. Krauss par Martin Kaiser ( Traumbuch, Bâle el Stuttgart, 1965) ainsi que de nombreuses études, dont on trouvera mention notamment dans la bibliographie de Robert John White.

Les hellénistes ont donc maintenant à leur disposition des traductions précises à partir du texte révisé par Roger A. Pack, complétées par des notes abondantes. Mais ces publications seront également utiles aux philosophes, aux historiens, aux psychologues, bref à tous ceux qui auront à se référer à l’œuvre d’Artérnidore. Les remarques qui suivent n’ont pour objet que d’apporter quelques éléments à la lecture d’un texte tellement riche qu’il nécessiterait ou bien un commentaire volumineux, auquel les auteurs ont ou raison de renoncer, ou bien, ce qui sera facilité par leur travail, un grand nombre d’études partielles, en attendant une œuvre de synthèse.

En II, 20 (Pack 37, 2-3) le symbolisme du milan qui attaque ses proies, « en cachette » s’éclaire par le rapprochement avec Aristophane, Oiseaux, 1624-1625 (mêmes termes). En II, 24 (Pack 142, 6), la valeur bien connue de l’image de la charrue comme organe de la procréation pourrait être éclairé par divers textes, notamment par la comparaison avec la réponse donnée par la Pythie à Erginos (Pausanias, IX, 37, 4), puisqu’il s’agit d’un texte oraculaire. En II, 24 (Pack 142, 15 sqq.), la correction de Bursian, reprise par Pack et par les traducteurs, pourrait être encore amendée ; le désordre des mots dans les deux manuscrits L et V est en partie compréhensible si l’on se réfère à la traduction arabe (éditée par Toufic Fahd, Damas, 1964), où l’on trouve : « la hache symbolise une femme à la langue longue (sic) ; la pelle, la femme et le mouvement du travail ; c’est un symbole du travail, etc. » Il faut apparemment admettre une lacune et lire : άξίνη δέ γυναιϰὸς < – – – > ᾰμη δέ ϰαί p. 94] γυναιϰός τε ϰτλ. « la hache symbolise une remme < – – – >, la pelle· symbolise aussi une femne, etc. ,

Dans tout l’important passage consacré aux dieux (11, 37), des indications plus nombreuses seraient utiles, bien que celles qui sont déjà données, soient fort pertinentes. Au sujet de l’Ephialtès, il conviendrait peut-être de se référer au De Spiritu et Anima, attribué à Saint-Augustin (798, chap. XXV), sur la distinction entre les diverses formes de rêves et de visions. Au sujet. des gestes accomplis par les dieux, et plus généralement des gestes et de leur symbolique dans tout le livre, la référence à Karl Sittl, Gebärden der Griechen und Römer, Leipzig, 1880, apporterait des éléments utiles. Mais comme on le voit le moindre point de détail entraînerait des études sur l’ensemble de l’œuvre d’Artémidore et les diverses données historiques, religieuses, littéraires qu’il faut lui comparer.

Dans son introduction White aurait pu mieux relier l’Onirccritique d’Artémidore aux structures mentales de la civilisation gréco-romaine. L’exposé historique, trop descriptif, n’est pas toujours utile. Mais les influences subies par le devin sont rappelées avec justesse. La bibliographie est relativement abondante, mais on s’étonne de la seule référence à Boisacq pour les questions d’étymologie qui occupent une place non négligeable dans l’Interprétation des songes. De même il est gênant pour le lecteur de ne pas trouver de référence à Erich Fromm (Le langage oublié), alors que son œuvre est citée sans le titre dans l’introduction, ni d’indication sur les œuvres originales, quand il s’agit de traductions (ainsi pour Freud).

DeI Corno, à qui l’on doit déjà dans la collection des Testi e documenti les Graecorum de re onirocritica scriptorum reliquiae (Mlilan-Varese, 1969), fait une présentation détaillée des problèmes de l’onirisme chez les Grecs. Distinguant les deux aspects complémentaires de ce domaine, L’Interprétation des songes et l’explication du phénomène onirique, il montre comment les Grecs n’ont jamais totalement abandonné les croyances religieuses, même s’ils ont pressenti qu’il existe une autonomie intrinsèque du mécanisme onirique. L’œuvre d’Artémidore a une composition complexe. L’auteur grec, comme le souligne Del Corno, peut faire preuve d’une observation très fine du subconscient et en même temps d’une volonté d’ordonnancement systématique et d’explication arbitraire. A son empirisme se superpose une reconstruction rationalisante. C’rest en effet dans cette contradiction qu’apparait un des plus grands intérêts de l’œuvre d’Artémidore, à mi-chemin entre une fausse science (la fausse science expliquant toujours tout) et ce qui venait de la pratique d’un métier, la nécessité de proposer individuellement aux consultants des réponses adéquates, donc une attitude plus pragmatique. Mais il semble bien que même la théorie de l’onirisme d’Artémidore reflète cette contradiction. L’influence stoïcienne sur cette théorie a déjà bien été mise en lumière (voir les références à l’étude de Claire Blum chez While et Del Corno), mais peut-être est-elle trop soulignée. Dans le détail, Artémidore pouvait difficilement ne s’en tenir qu’à elle. Il apparaît chez lui des échos de conceptions aristotéliciennes. La notion d’energeia appliquée à l’oneiron pour le distinguer de l’enhypnion vient probablement du concept d’Aristote, de même que la notion d’induction (I, 1, Pack 4, II sqq.), La constitution des images dans le rêve « allégorique » est à rapprocher de l’activité de la phantasia (De l’âme, III, 3, 428 B 10). Arlémidore insiste sur le fait que l’âme modèle des images qui lui sont propres (I, 2, Pack 5, 17-21). White traduit très bien par « of ils own ». Or le terme grec, idios, est caractéristique des explications physiologiques de l’activité mentale (ainsi chez Épicure, Lettre à Hérodote, § 75). L’activité de [p 94] l’âme est donc comparable à la « perception » d’une réalité déterminée et permanente (voir du reste le traducteur arabe qui rend oneiron par le terme qui désigne une narration ou une version et la mellonta par le mot de la racine qui exprime l’idée de permanence). Mais cette « perception » entraîne un processus qui est propre à l’âme, C’est la notation la plus intéressante d’Artémidore, qui laisse bien entendre en I, 1 (Pack 4, 14-16) que le rêve traduit la réalisation du projet du rêveur. En d’autres termes l’âme se donne elle-même une réponse à ce qui la préoccupe, ce qui ne nous éloigne pas tellement du principe des conceptions actuelles sur le rêve. Ce que font Artémidore et les oniromanciens consiste à répondre à leur tour à cette réponse, en l’interprétant en fonction des déterminations sociales de toutes sortes où le rêveur se trouve impliqué.

L’opuscule de Naphtali Lewis n’est pas éloigné des problèmes théoriques de l’onirisme. Modestement l’auteur s’est contenté de réunir des textes divinatoires de diverses civilisations antiques, depuis l’Égypte et l’Assyrie jusqu’à Rome. Les traductions sont empruntées aux meilleures éditions, données en référence, et les notices précises et judicieuses. Le dessein de cet ouvrage est délibérément actuel : mettre à la disposition du public cet étonnant trésor de croyances pour le confronter à la vague d’irrationalité qui déferle sur les sociétés modernes, et pas seulement en Amérique, comme Naphtali Lewis semble courtoisement le supposer d’après les exemples qu’il donne. L’helléniste trouvera son compte dans l’accès commode à des textes qu’il lui faut quelquefois comparer aux textes grecs.

Claude Meillier

Notes

(1) Robert John White , The Onirocriiicon of Artemidorus, Thèse de l’université de Yale (1971), éditée à New York en 1975. Traduction et commentaire.

Darlo Dei Corno, Artemidoro, Il libro dei sogni, Biblioteca Adolphi 62, Milan, 1975. Traduction et commentaire.

Nophtali Lewis, The Interprelation of Dreams and Portents, Colleclion Aspects of Antiquity, Toronto et Sarasota, 1976.

 

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