Claude Lecouteux. Le double, le cauchemar, la sorcière. Extrait de la revue « Études Germaniques », (Paris), 43eannée, n°4, octobre-décembre 1988, pp. 395-405.

Claude Lecouteux. Le double, le cauchemar, la sorcière. Extrait de la revue « Études Germaniques », (Paris), 43eannée, n°4, octobre-décembre 1988, pp. 395-405.

 

Claude Lecouteux est un médiéviste, germaniste et professeur des universités français, spécialisé dans les études médiévales allemandes. Ses axes de recherches sont : Les êtres de la mythologie populaire — Les croyances touchant aux morts et à la mort — Les mythes, contes et légendes — La magie.
Ses très nombreux travaux nous conduisent à quelques choix arbitraires :
— Mara, Ephialtes, incubus. Extrait de la revue « Études Germaniques », (Paris), 42eannée, n°1, janvier-mars 1987, pp. 1-24. [en ligne sur notre site]
— Démons et génies du terroir au Moyen Âge (préface de Régis Boyer), Paris, Imago, — Fées, sorcières et loups-garous au Moyen Âge : histoire du double(préface de Régis Boyer), Imago, 1992.
— Au-delà du merveilleux : des croyances au Moyen Âge, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne (PUPS), 1996.
— Histoire des Vampires, autopsie d’un mythe, Paris, Imago, 1999.
— Dictionnaire de mythologie germanique : Odin, Thor et Cie, Paris, Imago, 2005.
— Fantômes et Revenants au Moyen Âge, postface de Régis Boyer, Paris, Imago, 1986.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 395]

Le Double, le Cauchemar, la Sorcière *

Les littératures du Moyen Age occidental offrent au lecteur moderne une masse d’éléments fabuleux ou légendaires, déroutants et souvent inexplicables si l’on se réfère à la logique pure et à la loi de causalité, raison pour laquelle on range trop facilement ces faits dans le surnaturel et le merveilleux. Qu’une dame blanche apparaisse (1) qu’on puisse se rendre dans l’au-delà et en revenir (2), qu’un homme se transforme en loup (3), qu’un moine mort revienne à la vie et raconte ce qu’il a vu (4), alors on parle de mirabilia et de miracula, ce qui n’explique pas grand chose. Ce qui nous permet de comprendre ces données c’est la connaissance des mentalités d’antan. Dans une série d’études (5), nous avons pu dégager la cohérence et l’importance de croyances directement liées à une conception particulière de l’animus/anima et, en utilisant les travaux de R. Boyer sur le Nord scandinave (6), montrer que la mort n’est pas une fin, que l’homme n’est pas limité à son corps et qu’une partie de lui-même continue à vivre après le décès jusqu’à ce que l’enveloppe charnelle soit totalement détruite. De nouveaux textes nous permettent de mettre un point final à nos investigations dans ce domaine.

Selon les croyances norroises, l’homme possède une forme interne, un double (hamr) pouvant prendre diverses formes, humaines et animales —c’est la racine de la croyance au loup-garou —, partir en voyage (hamfôr) et agir au loin ; en général, ce double, cet alter ego, quitte l’homme plongé dans un sommeil proche de la catalepsie, ce qui rappelle très exactement la transe chamanique ; le double peut être blessé et même empêché de regagner le corps. L’absence de ces conceptions outre-Rhin au Moyen Age, même si l’on peut en déceler d’imperceptibles traces dans le Dialogus miraculorum de Césaire de Heisterbach, semble remettre en [p. 396] cause l’unité des croyances archaïques du monde germanique. En fait, elle est due à une différence de rythme d’évolution historique : le Nord a mieux et plus longtemps conservé les éléments dits païens, que le christianisme a rapidement éliminés à l’Ouest et au Midi. En outre, n’oublions pas le témoignage capital de Paul Diacre (VIIe siècle), l’écrivain des Lombards : il relate la légende du roi Guntramnus qui décrit une hamför ; le double de Guntramnus prend la forme d’une petite bête, sort du corps par la bouche et part à l’aventure ; on notera que le roi sait ce qu’a fait et vu son double, mais il pense avoir rêvé (7). Très bien étudiée par Hannjost Lixfeld, cette légende a connu une importante diffusion ; reprise par Aimoin (né vers 970), par Vincent de Beauvais (Spec. nat. II, 10 (8), les Gesta Romanorum —un des textes les plus populaires du Moyen Age — et on la retrouve même chez Joh. Christoph Memmling en 1714. La croyance en un alter egojouit d’un vif succès chez les romantiques, que celui-ci prenne la forme de l’ombre (Chamisso, Peter Schlemihl; ; Lenau, Anna), du reflet (E.T.A. Hoffmann, Fantasiestücke in Callots Manier, aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre) (9). De plus, les légendes recueillies jusqu’au XIXe siècle ne laissent aucun doute sur la réalité de la croyance au double, zoomorphe la plupart du temps. L’importante étude de Vera Meyer-Matheis permet de voir que les formes les plus fréquentes sont la souris (Silésie, Wartheland, Berg et Marche, Mecklembourg, Saxe, Wendenland, Bohême), parfois rouge (Thuringe) selon M. J. Prätorius (1661), le scarabée (Oberharz, Baltikum), le bousier (ibid.), le bourdon (Suisse, Wartheland), le chat (Prusse), le crapaud (Sieg inférieure), un oiseau (Wurtemberg), une araignée (Souabe) et une mouche (Transsylvanie, cf. aussi le récit de Paul Diacre : Et. Germ. 40, 1985, p. 147 (10). Les formes non animales sont rares. Prätorius cite le fétu, ailleurs on parle de fumée (Oldenbourg) et de lumière (Suisse) — peut-être un feu-follet ? Parfois c’est l’homme qui se dédouble, comme dans les exemples que rapporte H. Jung-Stilling (11). Les histoires de double ont vivement préoccupé les esprits puisqu’en 1830 Feuerbach s’attaque à la croyance et dit :

« Wenn gewisse krankhafte Erscheinungen der Seele darin bestehen, dafi für den Menschen Vorstellungen zu Erscheinungen werden, dafi, wie z.B. denen, welche Doppelgânger hatten, dem Menschen seine sinnliche Vorstellung von sich, sein Bild ais ein selbstândiges Wesen gegenübertritt, dafs eine und dieselbe Persan zerfâllt in zwei Personen, die Persan sich selbst im Raume aufier sich sieht » – ce qu’on appelle l’autoscopie – ; « wenn die Narrheit darauf beruht, dafi Vorstellungen in dem Menschenfix, d.i. gleichsam leibhaftig werden, sinnliche, râumliche existenz bekommen, Vorstellungen zu unmittelbaren Affectionen, zu Beschaffenheiten, Passionen und [p. 397] Zustiinden werden : so ist Dein Glaube an die Unsterblichkeit, insofern er der Glaube und die Vorstellung ist, daf) die Seele im Tode [ôrmlich, wirklich aufier den Leib hinausgehe, eine theoretische Narrheit, eine theoretische Seelenkrankheit ». (12)

Dans les légendes allemandes comme dans les textes norrois, le double (hamr) quitte l’homme si profondément endormi qu’on le croit mort. Dans tous les cas, au XIIe-XIIIe comme au XIXe siècle, si l’on change le corps de position, si on le déplace en cherchant à le réveiller, l’individu meurt car son double ne peut regagner son abri. C’est expressément dit outre-Rhin (par exemple : VMM n° 196, appendice p. 66), alors que dans les sagas la personne dont le double voyage au loin a recommandé au préalable qu’on ne lui parle pas (cf. Vatnsdoela saga chap. 12 ; Landnâmabôk S 289), sans autres précisions, ce qui suggère que tout le monde sait à quoi s’en tenir. Mais il existe une remarquable différence entre les textes norrois et allemands plus récents : les sagas ne présentent que des hommes eigi einhamr, rammaukinn, hamrammr, pas de femmes, et ce sont parfois des magiciens finnois (= lapons); comme dans la Vatnsdoela saga (chap. 12) ; outre-Rhin, seules les femmes possèdent ce don.

La notion que recouvre le nor. hamr a-t-elle été connue hors du monde scandinave ? Le témoignage de Paul Diacre, celui du corpus de Vera Meyer-Matheis suggèrent une réponse positive. Qu’en est-il dans les pays de langue allemande au haut Moyen Age ?

Hamr (Doppelgänger, alter ego, forme interne épousant intimement l’enveloppe corporelle, membrane placentaire) correspond à ags. hama, « habit, peau, corps » et au vha. hamo, mais ce vocable possède le sens de cassis, « rêts, filet de chasse » — cassisétant par ailleurs glosé par spinnweppe (HS II, 240). En gotique, gahâmôn, attesté huit fois chez Wulfila, signifie « vêtir, se vêtir ». J. Pokorny, F. Kluge et J. de Vries sont d’accord sur l’étymon *kem. « bedecken, hüllen ». Contrairement à hamr, hamoest un vocable rare. Comme simplex il n’est attesté que dans la tradition manuscrite du Heinrici summariumcassis hamo quod capiat(HS I, 365 ; W 143,22) — et dans un glossaire d’Oxford dont le manuscrit date du Xllle siècle (Gl. 3, 370, 10). Il est synonyme du composé aschamo, « traga, verriculum », et attesté deux fois (HS I, 365 ; W 193,22). La rareté de hamoet la glose hamo quod capiatmontrent : 1. que nous avons là un lexème moribond, presque un fossile, 2. qu’il possédait un autre sens, sinon pourquoi le glossateur ajouterait-il ce quod capiat ?

Hamo entre en composition avec lîh, got. leik, ags. lîc, nor. lîk, « corpus, caro », pour former Iîhharno, aas, lichoma, nor. lîkamr/lîkami, [p. 398] vfr. lik(h) oma, vsax. lîkhamo, « corpus ». Il est frappant de voir qu’il se substitue à lîh (attesté douze fois dans les gloses comme simplex) en en gardant le sens : « corps ». Celui de « cadavre », c’est-à-dire « corps » par euphémisme, est attesté tardivement, ce qui est normal puisque le vha. disposait déjà de deux termes : bodeh (Gl. I, 275,4) et (h) reo (Gl. I, 83,34 passim), — dans un manuscrit du XIIIe siècle qui présente la série de gloses : cadauer podeh ;funus lihc, mortuus dode (Gl. 3, 382, 31ss.). Du reste, une locution comme lih taotiu/toadius mortuum (Gl. I, 82,36 ; 83,36) montre bien que ce sens n’est pas premier. Le composé lîhhamo apparaît pour la première fois dans une glose du VIIIe siècle : corporis lîhhonu (Gl. I, 260,27). Toutes les autres gloses confirment le sens de corps, et il en va de même pour les dérivés et composés :

Exanime corpus lihamo (Gl. 2,252,33 ; Xe et XIe s.) ; plerique in sui corporis signa uuola of to insines lihemin zei ( c)han (Gl. 2,308, (57.; VIIIe. JXe s.) ;corpus lîhamo (Gl. 3,18,15; XIe s.) ; corporalis, carnalis lihhamlich (GI. 2, 221,58) ; physicus lîhhamisc (Gl. 2, 233,41) ; chez Notker nous trouvons lîhhamhaft, -haftigpour corporalis, corporeus et incarnatus. (13)

Notons aussi que les gloses notkériennes donnent gilîhhamonpour incarnareet lîhhamwortanipour incarnatio ; les Glossae Hildegardi sont même : eucharistia gothdeslîchamo (Gl. 3, 394,52).

Le composé ne semble pas très ancien (14), et du VIIIe à la fin du Xe siècle il ne se trouve que dans les textes religieux — règle des Bénédictins (St-Gall), Notre-Père de Freising, Isidore, Otfrid, Tatien, hymnes de Murbach, confessions de Reichenau et de Wurzbourg, catéchisme de Weissenbourg, Heliand… Il a sans doute été créé par les clercs pour revêtir un sens que lîhne possédait pas : lîh est la désignation objective du corps ; lîhhamo désigne un corps vivant, c’est-à-dire habité par un principe supérieur, l’âme pour les chrétiens, ce qu’indique gilîhhamon, « s’incarner », soit : prendre une forme, habiter un corps. Si le lexique ne permet pas d’affirmer de façon péremptoire que hamoa eu le même sens que hamr, il le suggère fortement, mais reste insuffisant tel quel ; c’est rattaché aux autres témoignages qu’il prend toute sa signification.

Le double quitte le dormeur sous la forme d’un alter ego zoomorphe, pour exaucer ses désirs — étancher sa soif, se rendre au sabbat, aider un proche, caucherune personne ou une bête (15). Dans les pays de langue allemande, ceux dont le double est actif sont appelés Drud( e)/Trut( e) (masc. et fém.), Schrat(t) (Schrâttele,  Schrotel) ; cf. aussi l’expression schrättelweis gehen), Alp, Schreckli, Mahr, Maud etc. (16) Le rapport entre ces « Drudenmenschen » et le cauchemar est limpide. M. J. Prâtorius [p.399] narre un fait arrivé près de Saalfeld (Thuringe) au début du XVIIe siècle, qui se laisse résumer ainsi:

Une souris rouge quitte le corps d’une servante endormie ; on tente de réveiller la dormeuse, on la secoue et on la déplace ; la souris ne peut regagner le corps et disparaît ; un valet de ferme que jusqu’ici cauchait une Trud vécut en paix une fois la servante morte. (17)

On remarquera que les amoureuses se transforment la nuit en Drück¬mahrten (18) et que les Drudenmenschen et Mahrensont voués à l’errance post mortem (19).

Tous les témoignages montrent clairement la survivance de croyances issues du chamanisme (20), ce qu’a bien vu C. Ginzburg dans son étude sur les Benandanti. S’appuyant sur les documents de l’inquisition du Frioul (datés de 1575-1650), il a établi une relation entre les chamanes et les » Bien-allants » qui s’imaginaient sortir la nuit alors qu’apparemment ils dormaient (21). Si une telle tradition est restée bien vivante dans l’Occident médiéval, notamment dans les récits de vol nocturne, seule la littérature norroise permet de la comprendre et d’en retrouver les racines. R. Boyer cite, par exemple, la Prestssaga Gudmundar Goda (chap. 19) où l’on voit le double de l’évêque Gudmund Arason secourir une personne qui, bien loin de là, demande son aide contre une femme troll (22). Dans le Dialogus miraculorum de Césaire de Heisterbach, la croyance au double transparaît dans l’histoire des cheveux de la morte (23à. En général, c’est dans les recueils d’exemplaqu’elle s’est encore le mieux conservée. Dans la Legenda aurea, de Jacques de Voragine, on lit ceci : saint Germain passe la nuit chez des paysans et voit qu’on dresse la table de nouveau après le repas ; il s’attarde et voit venir manger des « démons » à forme humaine ; il leur défend de s’en aller, réveille la maisonnée et demande si on les connaît :

Do sprochent sü : « Dise sint aile vnser nochgeburen ». Do sante er die lüte des huses us zuo iren nochgeburen hüser. Do fundent sü die aile an iren betten die sü wondent an dem tische siczen. Do twang sant Germanus die tüfel daz sü sich muestent selber melden wie sü also die welt betrügent.(24)

La dernière phrase permet au narrateur de se tirer d’affaire à bon compte ! En fait, on voit que les doubles des dormeurs consomment le repas préparé pour « les bonnes gens qui vont de nuit ! ».

Le Septem doni spiritus sancti (vers 1256-61) d’Etienne de Bourbon présente un exemplum très intéressant (25) : [p. 400]

Une femme perd ses deux enfants avant qu’ils aient accompli leur première année. La rumeur prétend que des stryges (sorcières) ont sucé leur sang. La mère infortunée déclare : »Lorsque mon troisième enfant accomplira sa première année, je veillerai toute la nuit qui la cloturera ; je mettrai sur l’enfant le couvercle de fer avec lequel je couvre ma marmite quand elle est sur le feu » — moyen apotropaïque bien connu (26) —, « et je plaquerai un fer chaud sur le visage de la stryge quand elle viendra, afin qu’on la reconnaisse le lendemain matin ».
Elle fait cela et voit, vers le milieu de la nuit, une petite vieille de ses voisines montée sur un loup entrer par la porte fermée (circa mediam noctem vidit intrantem per januam clausam(27) vetulam quamdam sibi vicinam, lupum equitantem). La vieille approche du berceau, la mère lui applique le fer brûlant sur la face ; l’autre se retire en poussant un grand cri (cum ejulatu maximo recessit).
Le lendemain matin, la mère s’en va chez la vieille accompagnée des voisins et des baillis. On enfonce l’huis et on arrête la femme à la pommette brûlée. Elle nie tout, disant qu’elle n’est pas du tout consciente d’avoir commis le crime qu’on lui impute (vetula autem dicta cuncta negabat, dicens non esse se impositi criminis consciam).

Jusqu’ici les choses sont claires : c’est le double de la vieille qui a agi : 1. il n’a pas eu besoin d’ouvrir la porte pour entrer ; 2. tout ce qui arrive au double se retrouve sur le corps de son possesseur. Le double est corporel, on le sait. Un bel exemple est fourni par la Laxdoela saga (chap. 24) : Olaf porte un coup d’épieu à Hrapp, mais le revenant ar¬rache la pointe de l’arme et s’enfonce dans Je sol ; quand on ouvre la tombe de Hrapp, on trouve le fer de l’épieu dans la main du cadavre (28). Dans l’exemplum d’Etienne de Bourbon, les faits sont maintenant dénaturés par christianisation :

L’évêque, qui sait que la vieille est une bonne paroissienne, soupçonne quelque diablerie et oblige le démon à se manifester ; celui-ci prend l’apparence de la vieille et enlève du visage de la femme la mince couche de peau brûlée et se la met sur la face (tune demon, in similitu¬dinem vetule se transmutans, urgente episcopo, pelliculam combustam afacie vetule removit … et sibi imponit).

Cet épilogue, dont le seul but est de mettre en évidence le jeu du diable, semble inspiré par le nom des sorcières, masca, qui signifie aussi « masque » ; Satan apparaît comme un mystificateur agissant ainsi ad decipiendum populum et ad diffamendum creaturas Dei, pour reprendre le mot d’Alphonse de Spina (en 1459) (29).

Face à la croyance au double, l’Église s’en tire par une pirouette : tout est illusion (illusio, ludificatio diabolicae) ; cette attitude cléricale est [p. 401] particulièrement perceptible dans les récits sur les vols nocturnes des femmes présumées sorcières. Regino, abbé de Prüm de 892 à 899, le dit clairement : Satan montre bien des choses aux hommes endormis, mais l’homme croit qu’elles sont la réalité :

et cum solis spiritus hoc patitur, infidelis mens haec, non in anima, sed incorpore, evenire opinatur (30).

Joh. Nider, mort en 1438, relate l’histoire d’un prêtre qui interroge une femme qui s’est endormie après avoir prononcé des paroles magiques et s’être ointe d’un baume ; elle est devant lui — dans un état second sans doute dû au baume — mais croit être partie avec la cohorte de Diane (31). Tostatus, évêque d’Abula de 1449 à 1455, dénonce lui aussi le vol nocturne des sorcières comme une illusion (32). Les clercs ne peuvent pas comprendre que pendant qu’ils ont le corps sous les yeux, le double vaque à ses occupations, et ce que rapporte la personne endormie ou en léthargie est ce que voit et fait, ou a vu et a fait, son alter ego.

La croyance au double se dissimule par ailleurs derrière les histoires de métamorphose en loup, bien connues en Islande où la Egils saga Skallagrimssonar (chap. 1) présente Kveld-Ulfr (Loup-du-Soir), le grand-père d’Egill. Regino de Prüm et Burchard de Worms rangent les métamorphoses parmi les illusions du démon ; le premier écrit :

Quisquis ergo aliquid credit possefieri, aut aliquam creaturam in me-lius aut deterius inmutari aut transformari in aliam speciem vel simili-tudinem, nisi ab ipso creatore, qui omnia fecit, et per quem omnia Jacta sunt, procul dubio infidelis est. (33)

Dans ce passage et dans d’autres textes apparentés (34), le vocable infidelis indique que nous avons ici des croyances païennes. On notera toutefois que Regino parle de métamorphoser autrui et non soi-même, mais il est prisonnier d’une tradition savante bien ancrée chez les clercs, celle de la métamorphose de Lucien en âne, chez Apulée (35). Dans les sagas, le double prend une forme animale, on ne métamorphose pas autrui ! — opinion qui se dessine encore derrière la transformation des sorcières en chats. Plus récemment, on dit que les femmes qui ont un double sont des sorcières, les hommes, des loups-garous (36). Dans le Decretum, lorsque Burchard reprend le texte du Medicus alias Corrector, il est bien dit que l’on possède de naissance le don de se métamorphoser en loup (37). [p. 402]

Εn guise de conclusion, il faut souligner que seule la croyance en l’existence du double permet d’éclairer l’arrière-plan de maints récits et de fournir une explication conforme à la mentalité médiévale, récits touchant au νοl nocturne, au loup-garou, au phénomène d’ubiquité et d’autoscopie, histoires de revenants, du mort qui vient annoncer son décès récent, du voyant (Spöckenkieker) (38) qui sait qui va mourir parce qu’il a νu telle personne couchée dans un cercueil alors qu’elle est bien vivante… Il est étonnant de voir que seuls les chercheurs travaillant sur le monde germanique ont poussé les investigations dans ce domaine, alors que déjà en 1889 Ε.Τ. Κristensen regroupait les histoires de double dans un chapitre intitule : Sagn om Hekseri og Djavelkunster (39) ; la belle étude de W.-E. Peuckert, Der zweίte Leib (40), n’a pas non plus connu la diffusion qu’elle méritait. C’est dommage car nous tenons là une croyance européenne d’une antiquité remarquable (41), dernière survivance de croyances touchant de très près au chamanisme et que nous pouvons suivre du VIIe au XIXe siècle. Il conviendrait donc de réexaminer de nombreux textes, exemplaet littérature canonique, et même procès de sorcellerie, sous l’angle du double. Pour les textes romanesques, il sera bien difficile d’aboutir à un résultat car la transposition de realiadans le domaine du merveilleux a introduit de telles distorsions (42) qu’on est obligé de s’en tenir, du moins pour le monde roman, à des hypothèses.

Université de Caen                                        Claude Lecouteux

NOTES

* Nous utilisons les abréviations suivantes : Gl. = Steinmeyer/Sievers, Die ahd. Glossen, 5 vol., Berlin, 1879 sqq. HS = Summarium Heinrici, éd. R. Hildebrandt, 2 vol., Berlin/New York, 1974-1982. W = W. Wegstein, Studien zum Summarium Heinrici, Tübingen, 1985 (TIG 9). VMM = Vera Meyer-Matheis, Die Vorstellung eines alter ego in Volkserzählungen, Diss. Freiburg i/B, 1974.

(1) C. Lecouteux, Fantômes et Revenants au Moyen Age, Paris, 1986, p. 119 sq.

(2) Cf. P. Dinzelbacher, Jenseitsvisionen-Jenseitsreisen, in : V. Mertens/V. Müller, Epische Stoffe des Mittelalters, Stuttgart, 1984, pp. 61-80 (avec bibliographie).

(3) C. Lecouteux, Geschichte der mittelalterlichen Gespenster und Wiedergänger, Cologne, 1987, p. 216 sq. Importante étude de Ph. Ménard, Les Histoires de Loup-garou au Moyen Age, in : Mélanges M. de Riquer, Barcelone, 1986, pp. 209-238.

(4) P. Dinzelbacher, Mittelalterliche Visionen und moderne Sterbeforschung, in : J. Kühnel et alii, Psychologie in der Mediävistik, Göppingen 1985 (GAG 431 ), pp. 9-49.

(5) Références dans notre article: Mara-Ephialtes-Incubus, Études Germaniques 42 (1987), pp. 1-24, notes 12, 14, 16 sq. et 57. [en ligne sur notre site]

(6) Références dans nos Fantômes.., op. cit, supra, auxquelles il faut ajouter l’important bilan de R. Boyer, Le Monde du Double. La Magie chez les anciens Scandinaves, Paris, 1986 ; cf. surtout pp. 29-54, et sur le problème du chamanisme pp. 55- 71.

(7) Cf. Études Germaniques 40 (1985), p. 146 sq.

(8) Die Guntramsage(AT 1645A), Fabula 13 (1972), pp. 60-107.

(9) W. Krauss, Das Doppelgängermotiv in der Romantik, Diss. Berlin, 1930 ; O. Rank, Der Doppelgänger, Imago 3 (1914), pp. 97-164 : l’interprétation psychanalytique s’appuie sur un riche corpus de textes modernes allemands et étrangers.

(10) VMM p. 65 sqq. et textes cités en appendice p. 56 sqq.

(11) Lixfeldt, art. cit. supra, p. 62. H. Jung-Stilling, Theorie der Geisterstunde, in: Sämtliche Schriften VI, Stuttgart, 1837, p. 413 sqq.

(12) Todesgedanken, éd. W. Bolin/F. Jodl, T. I, Stuttgart, 1960, p. 62 sq. Nous remercions A. Philonenko (Rouen) qui nous a fait connaître ce texte.

(13) Pour Notker, références chez Taylor Starck/J.C. Wells, Ahd. Glossenwörterbuch, 5° fascicule, Heidelberg, 1980, p. 374 b.

(14) Contrairement à ce que pense H. Güntert, Kalypso. Bedeutungsgeschichtliche Untersuchungen auf dem Gebiet der idg. Sprachen, Halle, 1919, p. 64, — qui contredit G. Neckel, Walhall. Studien über germanische Jenseitsglauben, Dortmund, 1913, p. 114, sans arguments valables. Cf. aussi Kauffmann, ZfdPh. 31, p. 401. Le composé manque chez Wulfila. Dans le Beowulf, il est utilisé cinq fois (v. 812; 1007; 1754; 2651; 3177), dont quatre fois dans des réflexions chrétiennes.

(15) VMM, p. 54 sqq.; Lixfeldt, art. cit. supra, p. 72 sqq.; Lecouteux, Mara…, art. cit.

(16) Cf. Handwörterbucb d. deutschen AberglaubensI, col. 183, s.v. Alp. W. E. Peuckert (éd.), Handwörterbuch der Sage, fasc. 1-2, Göttingen, 1961 sq., col. 186-250, et s.v. Alpmauscol. 272-276.

(17) Anthropodemus Plutonicus, das ist eine neue Welt-Beschreibung von allerley wunderbaren Menschen, Magdebourg, 1666, p. 43 sq.; VMM p. 75. J. Bacher, Von dem deutschen Grenzposten Lusen im wâlschen Südtirol, Zs. d. Vereins f. Volkskunde 11 (1901), pp. 169-180, rapporte (p. 175) comment une femme s’endort au bord du chemin ; un bourdon quitte son corps et va caucher un dormeur du village ; détail remarquable : à son réveil, la Truteest consciente de ce qu’elle a fait. Cf. Lixfeldt, art. cit., p. 78.

(18) VMM p. 79. Dans Les Évangiles des Quenouilles (XVe siècle), éd. Madeleine Jay, Montréal/Paris, 1985, il est dit : « Quant premierement je amays par amours ( .. .)me tra-vailla le quauquemare souvent jusques a ce que je y eus remedié » (li. 2307-10). On voit clairement le rôle que jouent les désirs refoulés.

(19) VMM p. 77. Ceci confirme la justesse de nos déductions,Fantômes… , op. cit. supra, p. 185 sq.

(20)) P. Buchholz, Schamanistische Züge in der altisl. Ueberlieferung, Diss. Münster, 1968; et surtout R. Boyer, Le Monde du Double, op. cit. supra, p. 55 sqq. Vera Meyer¬Matheis (p. 107), K. Kiesewetter (Die Geheimwissenschaften, Leipzig, 1894) et W.¬E. Peuckert (Der 2. Leib, Niederdeutsche Zs. f. Volkskunde 17, 1939, pp. 174-197, ici p. 186 sq.) citent un très beau texte sur les pratiques chamaniques en disant qu’il est de Saxo Grammaticus, ce qui est une erreur; il est tiré d’Olâus Magnus, Historia de geniis septentrionalibusIII, 18, Rome 1555.

(21) I benandanii. Stregoneria e Culti agrari Ira Cinquecento e Seicenzo, Turin, 1966, pp. 48-66.

(22) Le Monde du Double, op. cit. supra, p. 41.

[p. 404]

(23) Lecouteux, Fantômes… , op. cit. supra, p. 118 sq.

(24) U. Williams/W. Williams Krapp (éd.), Die elsässische Legenda aurea, T. I, Tü-bingen, 1980 (TIG 3), p. 480. Pour des raisons d’impression nous n’avons pu placer les signes diacritiques sur les voyelles. Mathias Widman von Kemnat reprend la même his¬toire dans sa Chronik, cf. J. Hansen, Quellen und Untersuchungen zur Geschichte des Hexenwahns, Bonn, 1901, p. 235.

(25) Ed. partielle de E. Lecoy de la Marche, Paris, 1877, n° 364, pp. 319-321.

(26) Les Évangiles des Quenouilles, op. cit. supra, offrent un parallèle intéressant (li. 552 sq.): « Perrette Tost Vestue dist que la chose que les cauquemaires craingnent le plus, c’est un pot qui boult jus du feu ».

(27) Sur le franchissement des portes fermées, cf. Hansen, Quellen … , op. cit. supra, index s.v.Nachtfahrten durch Kamine u. verschlossene Fenster und Thüren, p. 698 b. Rappelons que dans les histoires de revenants —c’est Je double qui revient —, la terre ne fait pas obstacle au déplacement du mort (Lecouteux, Fantômes… , op. cit., p. 95 sq. ; 184 sq.) et dans les histoires de revenants de Guillaume de Newbury il est dit que les tombes s’ouvrent pour laisser sortir les morts qui reviennent, explication rationnelle de leur faculté de passe-muraille, inconciliable pour les clercs avec leur corporéité (cf. Lecouteux, Geschichte… , op. cit., p. 147).

(28) Le texte est maintenant facilement accessible grâce à la belle trad. de R. Boyer, Sagas islandaises, Paris, 1987 (La Pléiade), p. 436 sq.

(29) Fatalitium fideiV, 10, Nuremberg, 1485 ; texte chez Hansen, Quellen … , op. cit., p.148.

(30) Le vol nocturne correspond exactement à la hamför. Dans les légendes plus récentes, la présumée sorcière est d’une rigidité cadavérique et on la croit morte (VMM, appendice p. 66 sqq.). Le témoignage d’Augustin Lercheimer (1522-1603) mérite d’être cité : « Etliche, die die Richter zu Billigkeit und Gerechiigkeit sollen vermahnen, sind den armen Hexen also aufsätzig, dass wann der Mann von seinem Weibe zeuge, sie sey die Nacht, da sie beym Tanize sol gewest seyn vnd dort gesehen worden, nie aus dem Bette vnd von seiner Seite kommen, sie dann sagen. vnd streitten : im Bell sey ein Ges¬penst gelegen, der wahre Leib aber sey draussen geweset. Lieber, warum kehret ihr es doch nicht vmb vnd deutet es nicht dem Teujfel, sondern dem Menschen zum Besten, dass der wahre Leib im Bell gelegen, der falsche draussen gewesen sey ? ».

(30) Regino, De synodalibus causisII, 374, Pat. lat. 132, col. 352.

(31) FormicariusII, 4, Paris, 1519.

(32) Texte chez Hansen, Quellen ... , op. cit., p. 109.

(33) De Synodalibus causisII, 374, op. cit.

(34) Burchard v. Worms, DecretumX, 1 ; pour Yves de Chartres, cf. PanormiaVIIl, 75, et D. Harmening, Superstitio, Berlin, 1979, p. 96 sqq. et 265.

(35) On retrouve cette tradition dans le Malleus maleficarumII, 2,4 de H. lnstitoris et

  1. Sprenger, chez Ambroise de Vignale (texte chez Hansen, Quellen… , p. 219) et chez Jean Wier.

(36) W. Bodens, Sage, Märchen, Schwank am Niederrhein, Bonn, 1937, p. 173.

(37) DecretumXIX, 5, 151 : … et tunc valeant (Parcae) ilium designare ad hoc quod velint, ut quandoque homo ille voluerit, in lupum transformari possit, quod vulgaris stultitia werwolf vocal, aut in  aliquamfiguram. Ce texte prend toute sa dimension quand on Je rapproche du dire des sagas islandaises.

(38) Cf. l’importante étude de Gerda Grober-Glück, Zweites Gesicht und Wahrsagekunst, in : M. Zender, Atlas der deutschen Volkskunde, N.F., Erläuterungen zur 4. Lfrg., 1. Teil, Marbourg, 1966, pp. 1-95.

[p.405]

(39) In : Danske SagnVI. l, 1889. Peuckert,Der 2. Leib, art. cit. supra, signale aussi sssman, Finnska svenska folkdigtningII : Sâgner, 3. mystika sägner, chap. 17 : Häxor, Trollkarlar, trollkunniga Personer, Frimurare.

(40) Art. cit. .supra, Il y a une erreur dans son étude : il a attribué à la fylgjace qui relève du hamr.

(41). Voyez ce que dit E. Le Roy Ladurie, Montaillou, Paris, 1975, pp. 592-611. On retiendra surtout le témoignage de Guillaume Fort sur ce que voit Arnaude Rive p. 589 sq.) : « Amaude voit ces âmes ! Elles ont une chair, des os et tous les membres … ».

(42) Il règne, par exemple, une notable confusion sur le point suivant: parfois le dormeur sait ce qu’a fait et vu son double, mais il croit qu’il a rêvé ; parfois, il ignore tout les agissements de son alter ego. Si dans les sagas le dédoublement semble se faire consciemment, les témoignages plus récents suggèrent que tout se passe à l’insu de l’homme.

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