Charles Richet. La Métapsychique, d’après un nouveau livre de M. Th. Flournoy. Extrait du journal hebdomadaire « La Semaine littéraire » (Genève), dix-neuvième année, n°889, samedi 14 janvier 1911, pp. 13-15.

Charles Richet. La Métapsychique, d’après un nouveau livre de M. Th. Flournoy. Extrait du journal hebdomadaire « La Semaine littéraire » (Genève), dix-neuvième année, n°889, samedi 14 janvier 1911, pp. 13-15.

 

Charles Richet (1850-1935), physiologiste lauréat du prix Nobel de médecine en 1913 pour sa description de l’anaphylaxie. Membre de l’Académie de Médecine, de l’Académie des Sciences, il dirigea le Revue scientifique et nous laissa un grand nombre de travaux, en particulier de nombreux articles dans les revues et l’époque et plusieurs ouvrages. Esprit curieux et ouvert il se révéla tour à tour philosophe, psychologue et excellent littérateur. Il fut l’un des cofondateur de l’Institut Métapsychique International (1919) et consacrera une grande parie de sa vie à l’étude des phénomènes paranormaux ou considérés comme tels, qui le poussèrent quelquefois à des excès de crédulité naïves. Nous retiendrons de ses publications :
— Recherches expérimentales et cliniques sur la sensibilité. Paris, Georges Masson, 1877. 1 vol. in-8°.
— Du somnambulisme provoqué. Extrait du « Journal de l’anatomie et de la physiologie normales et pathologiques de l’homme et des animaux publié par M. Charles Robin », (Paris), onzième année, 1875, pp. 348-377. [en ligne sur notre site]
— Recherches expérimentales et cliniques sur la sensibilité. Paris, Georges Masson, 1877. 1 vol. in-8°.
— Des rapports de l’hallucination avec l’état mental. Article paru dans la « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), dixième année, tome XX, juillet à décembre 1885, pp. 333-335. [en ligne sur notre site]
— La Métapsychique, d’après un nouveau livre de M. Th. Flournoy. Extrait du journal hebdomadaire « La Semaine littéraire » (Genève), dix-neuvième année, n°889, samedi 14 janvier 1911, pp. 13-15. [en ligne sur notre site]
— Les démoniaques d’autrefois. Partie I. Les sorcières et les possédées. Article parut dans la « Revue des Deux Mondes », (Paris), Le année, troisième période, tome trente-septième, 1880, pp. 550-583. [en ligne sur notre site]
— A propos de Thérèse Neumann. Les jeûnes prolongés. Article parut dans la « Revue Métapsychiques », (Paris), n°5, Septembre-Octobre 1930, pp. 385-395. [en ligne sur notre site]
— L’homme et l’intelligence. Fragments de physiologie et de psychologie. Paris, Félix Alcan, 1884. 1 vol. in-8°.
— Xénoglossie. L’écriture automatique en langues étrangères. Annales des Sciences Psychiques, Paris, 1905. [à paraître sur notre site]
— Traité de Métapsychique. Deuxième édition refondue. Paris, Félix Alcan, 1922. 1 vol. in-8°. [Très nombreuses réimpressions]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 13, colonne 1]

LA MÉTAPSYCHIQUE
d’après un nouveau livre de M. Th. Flournoy
(1)

Tous ceux qui s’intéressent aux choses de l’esprit — et des esprits — seront heureux d’apprendre que M. Flournoy vient de publier un nouveau livre. Nous ne surprendrons personne en disant qu’on y trouve la perspicacité, la sérénité et la profondeur qui caractérisent le style et la pensée de notre savant ami. Les lecteurs de la Semaine littéraire, qui ont eu la primeur d’un intéressant chapitre, savent d’ailleurs à quoi s’en tenir.

A vrai dire une partie du livre — et ce n’est pas la meilleure — n’est pas de M. Flournoy lui-même. Elle est de ses correspondants ; car il a eu l’idée assez téméraire de provoquer auprès de tous les spirites de Genève une sorte d’enquête questionnaire sur les faits dont ils furent les témoins. Il a obtenu ainsi une série de réponses, qui, isolément, n’ont pas grande importance, mais qui finissent, grâce à leur nombre et à leur polymorphisme, par former un ensemble très instructif.

Instructif, et non persuasif. Car aucun de ces récits n’a de caractère authentique, irréfutable, scientifique. Non certes que la bonne foi des correspondants spirites puisse être incriminée. Au contraire, il parait bien évident qu’il n’y a [p. 13, colonne 2] chez aucun d’eux ni mensonge ni supercherie. Ils ne trompent pas ; cela est clair. Mais ce qui n’est pas moins clair, c’est qu’ils se trompent. Ils racontent mal et incomplètement ce qu’ils ont mal et incomplètement observé, attribuant une importance énorme à des menus faits sans importance, et étant toujours tentés de voir quelque influence surnaturelle ou mystique à des événements aisément explicables sans la moindre intervention des puissances occultes.

Avant de mettre au jour ce dossier, M. Flournoy s’est demandé s’il était vraiment sage d’en encombrer une littérature déjà pléthorique : il a hésité, ce qui se comprend, mais finalement il s’est décidé pour la publication, et tous ceux qui sont de bonne foi estimeront qu’il a eu tout à fait raison. [p. 14, colonne 1]

Car cet amas de soi-disant preuves montre bien l’insuffisance des témoignages, des récits, des histoires, des anecdotes, quand aucun lien dogmatique ne les réunit, surtout quand toute méthode d’observation positive fait défaut. Contrairement à l’opinion commune, ce n’est pas chose facile que d’observer. Il semble au premier abord qu’il suffise de prendre la plume et de raconter ce qu’on a vu et ce qu’on a fait. Mais comment a-t-on vu ? Comment a-t-on agi ? Les souvenirs sont-ils intacts ? Et la mémoire, cette infidèle, a-t-elle tout rapporté ? N’est-il pas vraisemblable qu’elle est inexacte, soit par addition de détails imaginaires, soit par suppression de détails indispensables ? Il y a surtout ceci, qui est de majeure importance : c’est que nul individu, à moins qu’il ne soit totalement ignorant des plus élémentaires analyses psychologiques, ne doit jamais oser dire : je ne savais rien de cela, alors que tant de souvenirs inconscients peuplent, sa mémoire subliminale ?

Et puis pourquoi toute une phraséologie métaphysique vient-elle s’immiscer aux détails techniques sommairement m donnés ? Tout devrait être concentré dans l’analyse du fait lui-même. Et encore serait-il bon de savoir qu’un fait en lui- et même n’est rien ou presque rien, s’il n’est pas appuyé par à d’autres faits homologues qui le confirment et le contrôlent.

L’écriture automatique est un exemple saisissant, de cette perpétuelle illusion des spirites. Que notre main se mette à écrire: je suis Ajax ! Et aussitôt, comme nous n’avons pas voulu écrire consciemment cette phrase, nous voilà persuadés que le fils de Télamon est là ! Mais il faudrait des centaines de preuves (et je ne vois pas bien lesquelles) pour nous démontrer en toute rigueur que l’âme du grand Ajax a guidé notre plume !

En tout état, de cause, M. Flournoy n’a pas été par ces documents spirites convaincu que le spiritisme ait quelque raison d’être en tant doctrine. Et nous ferons comme lui. Même, à mesure que la littérature spirite s’enrichit, les preuves d’identification s’appauvrissent. Même, de plus en plus on demeure persuadé qu’il n’y a aucune ingérence des morts dans les actes des vivants. Que ce soit heureux ou malheureux — et, pour notre part, nous estimons que c’est t fort heureux — nous n’avons pas à craindre une fastidieuse et incurable immortalité. Quand nous serons morts, nous ne reviendrons plus ; nous ne ferons ni tourner des tables, ni épeler des alphabets, ni frapper des raps ; nous ne mettrons ni turbans, ni voiles, pour comparaître aux appels d’un médium agité. L’intelligence disparaît quand son organe s’est désagrégé. Cela est simple et formel, et — jusqu’à preuve du contraire, bien entendu — nous nous refusons à admettre qu’on ait jamais donné une preuve même sérieuse de survie ; car nous ne pouvons considérer comme émanant de l’intelligence des grands hommes défunts, les phrases, sinistrement médiocres et plates, que ces malheureux sont censés dicter à leurs médiums.

La seconde partie — la plus importante — de l’ouvrage de M. Flournoy est consacrée à des études personnelles sur certains phénomènes de la métapsychique.

Or il y a sur ce point, comme on sait, une distinction à faire entre les phénomènes psychiques, et les phénomènes matériels ; encore que souvent les uns et les autres soient intimement unis, on peut par l’analyse les dissocier.

Pour les phénomènes matériels (c’est-à-dire qui supposent [p. 14, colonne 2] des forces autres que les forces physiques connues), M. Flournoy ne se prononce pas. Il tend à les admettre, et.,de fait, nul savant sans préjugé ne peut considérer comme nuls et non avenus, les faits multiples observés jadis sur Hume, et, de nos jours, sur Eusapia Paladino par une cinquantaine de savants distingués. Comment supposer que depuis trente ans des hommes éminents (astronomes, médecins, physiciens, chimistes, physiologistes) de France, d’Italie, de Russie, d’Allemagne, d’Angleterre, aient tous sans exception (M. Munsterberg excepté) constaté des phénomènes matériels, que les forces mécaniques actuellement connues ne peuvent expliquer. « Je n’ai pas, dit M. Flournoy, l’outrecuidance de me croire supérieur en perspicacité à tous ces savants. Nul doute pour moi que, si j’avais assisté aux mêmes séances, j’aurais perçu en gros les mêmes phénomènes qu’eux, et que, s’ils ont été trompés, je l’aurais été à leur place. »

Mais ils n’ont pas été trompés. S’il s’agissait ici d’un mémoire scientifique, d’érudition, je pourrais indiquer nombre de faits, citer des expériences précises, de manière à établir sur des bases solides ce qui me parait indéniable à l’heure actuelle ; à savoir qu’il y a des forces matérielles dégagées par les médiums, qui sont encore inconnues dans leurs déterminations, leurs origines et leur nature.

Et il semble bien que ce soit, exactement l’opinion de M. Flournoy. Il ne le dit pas en toutes lettres ; mais qu’importe ? Il sait parfaitement qu’on peut faire ce dilemne redoutable : ou nous connaissons toutes les forces de la nature ; ou nous ne les connaissons pas toutes. Or supposer que nous connaissons toutes les forces de la Nature, avec notre débile intelligence, et nos fragiles appareils de sensibilité obtuse, cela est tout simplement insensé.

Reste maintenant la métapsychique qui confine à la psychologie pure. Et on voit bien vite que le professeur de psychologie s’y intéresse plus qu’aux phénomènes de métapsychique physique. Il évolue avec aisance dans ce domaine difficile. Avec aisance, mais non sans péril ; car il a provoqué l’animosité des spirites qui lui reprochent ses pénétrantes critiques. Pourtant, sans critiques, ne risquerait-on a pas de tomber dans une naïve crédulité ?

Rien n’est plus ardu que de démêler les influences diverses qui imposent au médium ce que J. Maxwell a si heureusement appelé des personnifications. Pourquoi Hélène Smith a-t-elle personnifié Léopold ? Pourquoi Stanton Moses a-t-il personnifié Rectoret Imperator ? Pourquoi Mme Piper a-t-elle personnifié Phinuit ? — Voilà ce que M. Flournoy examine, en cherchant dans le trésor des souvenirs inconscients des motifs de personnification. Et il n’a pas de peine à les trouver, de sorte que peu à peu le côté magique, féerque, dramatique, de ces personnalités nouvelles se volatilise.

Le masque tombe, l’homme reste et le héros s’évanouit.

Sur ce point essentiel de la métapsychique, M. Flournoy été un véritable initiateur. Il a montré que ces créations avaient une origine très humble, très positive : nos souvenirs subliminaux, et le vaste abîme de l’inconscience, où se sont amassés, sans disparaître, tous les incidents de notre existence psychique. Des êtres tels que John King, Katie King, Bien Boa, Rector, Imperator, Julia, Léopold, Phinuit, Stania, Ophélia, — et je ne parle pas des phénomènes matériels, mais seulement de l’entité métapsychique que ces [p. 15, colonne 1] personnages se sont attribuée, —tous ces êtres imaginaires, dis-je, ne sont pas proles sine maire creatae. C’est la mémoire implacable des médiums qui les a créés ; imagination et mémoire qui s’associent pour donner réalité apparente à des fantaisies mentales.

Et pourtant… Et pourtant… Par ci par là des phénomènes de télépathie, de prémonition, de xénoglossie, de lucidité, apparaissent, que rien n’explique encore, qu’aucune chaine ne relie aux faits scientifiques déjà connus. Il est facile de les nier. Il est tout aussi facile de les expliquer par un mot qui semble rendre compte de tout… Ce sont des esprits. Mais ni la négation des faits, ni l’affirmation d’un spiritisme omnipotent ne suffisent, et il est sage d’attendre. Il y a quelques années, dans le discours que je prononçai à la Society for psychical Research, de Londres, je parlai d’une théorie nouvelle, que je croyais, et que je crois encore la vraie. C’est une théorie x. que je ne saurais formuler ; car je ne la connais pas. Je ne la prévois pas. Et je vais même jusqu’à croire que nous ne pouvons pas l’édifier aujourd’hui, avec les pauvres matériaux, rares et imparfaits, que nous possédons. Mais cependant cette théorie inconnue existe : elle nous éloignera du mysticisme, de l’occultisme, du théosophisme, de la métaphysique transcendentale. Et, elle nous rendra très compréhensibles, très simples peut-être, les faits disparates, incohérents, qu’il faut recueillir, sans avoir la téméraire prétention de pouvoir les relier encore en un faisceau homogène, et un exposé harmonique. Je ne sais quelle est l’opinion de M. Flournoy sur cette théorie x. Mais, à voir le peu de cas qu’il fait des théories spirites, d’une part, et, d’autre part, son refus à des négations perpétuelles et irréfléchies, je serais tenté de croire que cette théorie xest aussi sienne et qu’il ne serait pas loin de l’adopter.

Charles RICHET.

Note

(1) Esprits et Médiums. 1 vol. in-8°. Genève. Kündig. 1911. VIII —560 pp.

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