Charles Esmonet. La médecine mentale dans les œuvres de Courteline. Extrait de la revue « Le Progrès médical », (Paris), 01, 1911, pp. 149-150.

Charles Esmonet. La médecine mentale dans les œuvres de Courteline. Extrait de la revue « Le Progrès médical », (Paris), 01, 1911, pp. 149-150.

Charles-Edmond Esmonet (1873-1914). Médecin, écrivain scientifique qui s’intéressa aux rapports de la médecine et de la littérature. Il fut secrétaire général de du PROGRES MEDICAL, auquel il participa par de très nombreux article et observateur du musée Civile à l’hôpital Lariboisière à Paris.
Publication: : La Riviera en danger, 1907.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

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La médecine mentale dans les œuvres de Courteline (1).

Étudier chez Courteline, chez notre auteur gai par excellence, les divers types de ces affections mentales dont l’évolution, brusque ou lente, sa campagne pour les malades et leurs proches de temps de détresses physiques et morales, voilà une idée qui peut paraître paradoxale et qui ne l’est pourtant qu’en apparence. Et c’est fort ingénieux à M. Lafont de s’être souvenu que le vrai comique ne s’obtient que par l’observation auprès, et qu’à ce titre l’œuvre de Courteline mérite de retenir l’attention du médecin et du psychiâtre, tout autant que les œuvres les plus naturalistes de nos romanciers.

M. Lafont a pu relever chez les personnages de Courtine 1 cas de paralysie général, 2 cas de démence précoce, 1 de démence sénile, de 2 persécutés persécuteurs, 2 de psychasthénie, et divers cas d’ivresse alcoolique.

Le type de paralysie générale est représenté par l’expéditionnaire Letondu, dans « Messieurs les Ronds-de-cuir ». De doux et humble, il devient inquiet, violent, insolent. Puis arrivent les conceptions délirantes, les pauses en Génie de la Bastille, sur le bureau, sur la cheminée ; l’entraînement absurde aux exercices physiques ; il commence par les haltères, il en arrive à la roue de wagonnet, je renouvelés des Grecs du discobole, etc. Le tout finit par un couteau de cuisine plongée jusqu’à la garde dans le ventre de son chef de bureau. Nous n’entrerons pas dans le détail de l’observation rapportée avec une extrême exactitude par M. Lafont. Nul vous lire sa thèse, relire Courteline. Mieux vaut encore lire les deux.

Georges Courteline.

La démence précoce, dans sa forme catatonie, est représentée par le mécanicien Panais. C’est un homme sobre, mais dont les antécédents personnels comportent des crises de phobie, des angoisses. Il est en outre atteint [p. 150, colonne 1] de daltonisme : d’où l’inévitable collision de trains, l’examen médico-légal, l’internement à Ville-Evrard. Là, Panais, devenus complètement fous, se prend pour un disque ; il passe son temps à pivoter sur ses talons, baissant le vent alternativement les bras, pour indiquer la voie libre ou la voie fermée.

Floche, dans « le Commissaire est bon enfant », et le dément précoce et hébéphrénique. Au cours d’une période d’excitation, il fait esclandre dans la rue ; il se laisse conduire au poste très sagement, puis brusquement il assaille le commissaire de police. Il le menace d’une canne à épée, d’un revolver, ils l’obligent à se déchausser, jette les chaussures par la fenêtre et emprisonne le commissaire dans le placard au charbon. L’accès se termine brusquement, comme il a commencé.

Comme persécutés-persécuteurs, c’est La Brige, dans « le mauvais cocher », « la correspondance cassée », « l’article 328 » ; c’est Labourbourax, « le Gendarme sans pitié ». Qui ne se rappelle la comparution de La Brige devant le tribunal ? Il s’est cru insulter par les voyageurs du Trottoir roulant de l’Exposition de 1900 ; il a été débouté de ses plaintes contre l’Exposition, entre le Trottoir, contre son propriétaire, etc. il a fini par exhiber aux passants, en manière de réponse aux quolibets dont il se croit assailli, une partie de son individuel qui rappelle, sont les égaler, les formes de la Vénus callipyge. D’où procès-verbal, sa comparution, sa défense, pleine d’astuces, où il arrive presque entortiller le président dans ses arguments ! et sa protestation contre la loi injuste qui condamne les hommes de bien ! « La justice n’a rien à voir avec la loi, qui n’en est que la déformation, la charge et la parodie. Ce sont là deux demi-sœurs, qui, sorties de deux pères, se crachent à la figure en se traitant de bâtardes et vivent à couteaux tirés, tandis que les honnêtes gens, menacés des gendarmes, se tournent les pouces et les sangs, en attendant qu’elle se mettent d’accord ». Évidemment, seul un fou peut parler ainsi, devant un tribunal.

Le gendarme Labourbourax, chatouilleux sur le point d’honneur, dresse procès-verbal au menuisier Lacaussade pour l’avoir invité à constater un délit et avoir ajouté, avec mépris, les mots « du visu », voulant exprimer par là « non seulement que mon collègue et moi nous étions des visus — ce qui n’était pas vrai — mais encore que nous étions relégués au plus bas degré de l’échelle sociale ». Résultats pour le menuisier : la nuit au poste et un procès-verbal outrage à des représentants de la force publique dans l’exercice de leurs fonctions.

Passons vite sur Labrier, l’expéditionnaire aux dons et legs, un psychasthénique qu’exaspère vers le travail (!) en commun avec le père Soupe, un dément sénile, un gâteux de content de vivre, qui dort dans son fauteuil ou ricanent en se frottant les mains et en gloussant. Arrivons au cas d’ivresse alcoolique : Théodore « qui cherche des allumettes ». — Lidoire et la Biscotte, l’une des « gaietés de l’Escadron », partant à la recherche du train de 9h45 ». — Le Gasleux de la Roche Tarpéienne, Un cœur d’or, qui ce report de n’avoir point assister à la messe du «Bout de l’an » de son oncle, et qui a le tort de vouloir à toute force, déguisés en roi nègre, commander une messe à 4 heures de l’après-midi, à la Trinité, le jour de mi-carême. — Le capitaine Hurluret, du « 51e chasseurs », ho [p. 150, colonne 2] doux et timide à jeun, brute tapageuse après ces grandes verrées d’absinthe coupée de cognac — le consul, qui veut entrer dans le fiacre par la lanterne — Jomard, qui pleure, à force de rire, en lisant l’Officiel à minuit, assis sur le trottoir, au pied d’un bec de base. etc., etc. Autant d’observations d’ivresse en quelque sorte « vécues », vécues de compagnie, s’entend.

En conclusion, et comme le fait remarquer M. Lafont, les cas de pathologie mentale présentés par Courteline ne sont pas des types généraux plus ou moins vagues, mais des types médicaux bien nets, bien précis, faciles à classer. Le mérite de l’auteur, au point de vue médical — le seul qui relève de notre appréciation — et d’avoir rendu ses personnages comiques sans les agrandir ni les déformer, en mettant simplement en relief l’insociabilité, l’automatisme et l’absurdité qui caractérisent les aliénés et les déséquilibrés. »

Le nombre des uns et des autres ne paraît, hélas ! pas près de décroître. À côté des aliénés avérés, inoffensifs ou dangereux, est la catégorie plus nombreuse des demis fous, demi-responsables, dont M. Grasset a si excellemment parler en l’un de ces derniers livres. Et puis il y a tous ceux dont on dit « qu’ils ont un grain ». De quoi était ce grain ? de sagesse ? de folie ? Bien fin qui peut le dire. Aux détraqués, aux phobiques, qui nous confient leurs inquiétudes pour leur avenir mental, répétons pour les consoler, le monde psychiâtre éminent : « votre grain vous préservera de la folie ! » Sans leur dire que l’exception a, pour lui, confirmer la règle.

Ch. Esmonet.

(1) Thèse de Paris, 1909, par M. J. J. Lafont

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