Caragnel Clément. Le loup de Saint-Cloud. Extrait du Le Charivari – 20 février 1853, p. 2.

Caraguel Clément. Le loup de Saint-Cloud. Extrait du Le Charivari – 20 février 1853, p. 2.

Jean François Clément Caraguel, né le 4 novembre 1816 à Mazamet et mort le 21 novembre 1882 à Paris, est un journaliste et littérateur français. Quelques publications:
— Quatre mois en mer, avec Charles Marchal (1840)
— Les Soirées de Taverny, nouvelles (1854)
—  Messieurs les Cosaques, relation charivarique, comique et surtout véridique des hauts faits des Russes en Orient. (2 volumes, 1854-1855)
— Le Bougeoir, comédie en 1 acte, 21 mai 1852
— Les Bienfaits de Champavert, comédie-vaudeville en 1 acte,  30 mai 1862
Souvenirs et aventures d’un volontaire de Garibaldi,
— Les Aïeux de Molière (1878).

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LE LOUP DE SAINT-CLOUD. L’apparition d’un loup dans la banlieue de Paris, ses équipées nocturnes, l’effroi qu’il a causé à trois chevaux attelés à une charrette, sa lutte avec un garde champêtre et sa mort violente font le sujet d’un récit pathétique avec image coloriée, qui se crie et se vend un sou dans les rues. Le peuple frémit et s’étonne ; les hommes prudens s’inquiètent ; les habiles de l’école de feu de Talleyrand se demandent quel intérêt il y avait à ce qu’il parût tout à coup un loup dans la banlieue ? Un vieillard disait hier en hochant la tête : — Ce monstre réveille un des souvenirs les plus douloureux de ma jeunesse, celui de la bête du Gévaudan. — Mais, lui répondit-on, est-il bien sûr d’abord que ce loup soit un loup ? — Que voulez-vous que ce soit ? un ours, un éléphant, un rhinocéros, une licorne ? — Rien de tout cela, mais ce peut bien être un lycanthrope, Le Pays signalait dernièrement les progrès de la lycanthropie ; cette terrible maladie morale peuple les bois d’insensés qui se croyant devenus loups, marchent à quatre pattes, hurlent sur un mode lamentable et épouvantent les hommes et les animaux.. Cette supposition produisit quelque effet sur l’auditoire. — Remarquez, reprit l’homme qui venait de parler, que l’ennui, le dégoût, le chagrin, le désappointement et mille autres causes semblables peuvent produire la lycanthropie. Avez-vous lu la cantate de Mme Waldor ? — Non ; mais à propos de quoi mêlez-vous Mme Waldor dans cette affaire ? — A propos de ce qu’après avoir lu de pareils vers on peut bien devenir lycanthrope. Qui vous assure que ce n’est pas ce déplorable galimathias qui a porté le dernier coup à quelque galant homme déjà un peu misanthrope et lui a inspiré la funeste idée d’aller vivre dans les bois, transformé en loup ? Quoique légèrement paradoxale, cette conclusion trouva des approbateurs. On plaignit le malheureux sur qui la poésie de Mme Mélanie Waldor avait produit un effet si funeste ; on s’inquiéta de savoir qui ce pouvait être; chacun chercha dans ses souvenirs s’il avait quelque ami un peu morose de son naturel qui eût disparu depuis quelques jours. Le vieillard hochait la tête en songeant toujours à sa bête du Gévaudan. Seul un homme qui passe pour bien informé et dont les relations avec les cabinets ne sont un mystère pour personne (je ne parle pas de M. Capefigue), souriait ironiquement. — Moi, dit-il enfin, je suis peu favorable aux suppositions fantastiques et je ne crois ni aux lycanthropes ni à la lycanthropie ; mon opinion est que le loup de Saint-Cloud est un loup, mais son apparition dans la banlieue parisienne n’en cache pas moins un mystère, je dirai même un complot. — Un complot ! répéta-t-on. A ce mot chacun s’approcha de l’homme bien informé, qui reprit : — La banlieue de Paris s’était laissé gagner par [p. 2, colonne 2] l’orgueil depuis l’invention des chemins de fer. Sous prétexte que ses habitans pouvaient se transporter à Paris en quelques minutes, qu’elle réunissait les agrémens de la ville à ceux de la campagne, que les amateurs de la pèche à la ligne ne pouvaient se dispenser d’habiter Saint-Cloud ou Neuilly pendant l’été, que les ombrages de Ville d’Avray et de Meudon étaient délicieux, qu’on ne trouvait dans la banlieue ni animaux féroces, ni serpens, ni bêtes venimeuses et qu’en toute saison on y pouvait vivre très économiquement, sous ces divers prétextes, dis-je, et sous mille autres, les propriétaires sont parvenus insensiblement à élever le prix de leurs loyers à un chiffre fabuleux. Cet état de choses devait naturellement amener une réaction de la part des locataires. Comment forcer les propriétaires à réduire le prix de leurs loyers ? En discréditant la banlieue. Et comment discréditer la banlieue ? En montrant au public qu’elle n’est point tout à fait aussi dénuée d’animaux féroces que les propriétaires en font courir le bruit. Le loup tué à Saint-Cloud a été apporté des Alpes et lâché dans la banlieue par des locataires économes. Voilà la vérité pure. Au prochain terme le prix des loyers aura diminué de moitié. Ayant ainsi parlé, l’homme bien informé prit son chapeau et disparut. Puissent les propriétaires méditer ses paroles !

Clément Caragnel.

 

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