Autour d’une épidémie de démonopathie (Morzine 1861-1865). Par L. Margain.

De 1857 à 1870, plus d’une centaine de jeunes filles et de femmes de Morzine se prétendirent possédées par le diable et furent atteintes de crises de somnambulisme, d’hallucinations et de convulsions. Le docteur Auguste Constans et un de ses collègues examinèrent les malades et conclurent à une épidémie qu’ils qualifièrent d’hystéro-démonopathie. C’est l’analyse de cet épisode par L. Margain que reproduisons ici. Nous publierons prochainement une bibliographie analytique sur cette possession de Morzine.

Les [p.] correspondent à la numérotation des pages originales de l’article. – Par commodité nous avons déplacé les notes qui se trouvaient en bas de page, en fin d’article.

Extrait de la Nouvelle iconographie de la Salpêtrière », (Paris), 1905, pp. 471-479., 1 planche hors texte (planche LI)

[p. 471]

AUTOUR D’UNE ÉPIDÉMIE DE DÉMONOPATHIE

(MORZINE 1861-1865) (1).

L. MARGAlN.

Vers 1852 ou 1853, dans un village d’Essert-Roman, à 4 ou 5 kilomètres de Morzine, une fillette de 9 ans fut prise de crises nerveuses singulières qu’aucun médicament ne semblait calmer. Sur la foi d’un précédent, on la conduisit à Besançon où des prêtres la déclarèrent possédée et la guérirent instantanément eu lui faisant toucher le Saint-Suaire. Cette guérison fit quelque bruit dans le pays et devint un sujet de conversation pour les habitants de Morzine, peu instruits, fort dévots en général et dirigés principalement par un vicaire, l’abbé F…, esprit exalté et mal équilibré, prompt à voir le diable au milieu de ses paroissiens et que des pratiques trop fréquentes d’exorcisme avaient déjà fait déplacer.

Le 14 mars 1857, Jeudi-Saint, à Morzine, une fillette de dix ans, Péronne T…, à la suite d’une frayeur, est prise de crises convulsives que reproduit bientôt Marie P… du même âge, bergère comme elle et comme elle sur le point de faire sa première communion. Les deux enfants continuant à se fréquenter ne tardent pas à trouver une interprétation de leur état : c’est une extase et la sainte Vierge leur écrit. Stupéfaction de l’abbé F… qui répugne à cette idée et soupçonne quelque tour du diable. On interroge les fillettes, on finit par leur faire dire qu’une vieille femme les a touchées et ensorcelées et que d’autres petites filles du pays tomberont malades à leur tour. Cette prédiction devait se réaliser, l’épidémie était amorcée, elle était définie par la mère de la possédée d’Essert-Roman qui, appelée en consultation à Morzine, reconnut chez les malades [p. 472] tous les symptômes qu’avait présentés sa fille, Le diable avait dorénavant ses lettres d’introduction.

Ce que devint l’épidémie, comment le chiffre des malades fut de 27 en quelques mois et de 110 la troisième année, nous le savons par les publications de M, Constans, de M. Kuhn, de M. Chiara, de M. Tissot ; ils nous décrivent tous ces crises convulsives, les malades grimaçant, se tordant, par la bouche desquelles le diable vomît en toutes langues ses injures à l’adresse des sorciers, des médecins et de la religion. Ils relatent ces légendes typiques du cochon qui refuse d’entrer dans le village dès qu’il en aperçoit le clocher, de l’enfant qui descend d’un haut sapin, la tête en bas, etc., ils s’étendent sur les causes morales de l’épidémie, l’isolement de Morzine, la misère el le défaut d’hygiène des habitants ; mais ils sont d’une brièveté de commande sur les causes psychologiques immédiates. M. Tissot nous le laisse entrevoir en disant dans sa relation que le Dr Constans est « plein de respect pour toutes les convenances, réservé au point d’en faire souffrir l’intérêt scientifique ». Quarante années nous séparent de cette époque et nous pouvons maintenant lever les derniers voiles el combler celle lacune.

Permettez-moi d’abord de vous présenter les gens influents de Morzine au moment de l’épidémie. Je vous ai déjà dépeint le vicaire F…, exilé à Morzine pour cause de démonomanie antérieure, mais n’ayant point abjuré ses erreurs ; c’est la forte tête du clergé. Le curé est un pauvre homme qui tient à sa cure avant tout, croit d’ailleurs à la· possession et ne consent à parler de la maladie que lors de la venue de l’inspecteur général Constans quand il sent la disgrâce approcher. Les capucins d’un couvent voisin (Saint-~Maurice dans le Valais), dépendant de l’évêque de Sion, se font un jeu et un profil d’exorciser gens et animaux malades, Tout ce clergé est hostile à un vieux prêtre interdit, l’abbé C…, qui après avoir habité Morzine où il a laissé des inimitiés farouches, fait maintenant le Charlatan à Genève, prêtant ainsi le flanc à l’accusation du curé qui déclare publiquement : « Il n’y a que ce coquin de C., qui pour me jouer un mauvais tour, car il m’en vent toujours, a pu envoyer tout ce mal sur ma paroisse. » L’abbé C… devient donc le chef des sorciers. Le diable avait son curé, on allait lui donner son adjoint.

En effet, le conseil municipal est aussi divisé. Le mai T’… est constamment à Thonon où il remplit les fonctions de notaire. Son adjoint Jean Berg… cordonnier, qui le remplace est accusé d’avoir fait un pacte avec le démon. « J’ai vu ce sorcier, dit Chiara, il n’a aucun des traits sous lesquels la fantaisie s’est plu â dépeindre ces êtres imaginaires. Représentez-vous une grosse figure, ronde, hante en couleurs, corps petit et replet, tel est votre homme au physique. J’ai eu une longue conversation [p. 473] avec lui. Si on l’accuse, m’a-t-H dit, de sortilèges, c’est parce qu’il est incrédule ou rouge et qu’il a toujours combattu l’idée délirante de ces malades. Il se défend vivement, bien entendu, d’être le chef d’une légion de démons et d’avoir à son service le moindre diablotin. »

Malgré ses dénégations il fut mis à l’index, el le curé conseilla à ses paroissiens d’éviter de passer devant sa maison et devant celles des autres rouges.

Le reste du conseil municipal qui n’était peut-être pas étranger â ces insinuations se contentait d’observer les conseillers B… et F… certifiaient par écrit les invraisemblances les plus grossières. II fallut la visite du procureur pour que le conseil s’émeuve des plaintes de la population. Le 29 mars 1881, il écrivait en effet à ce fonctionnaire : « Tous les habitants critiquent le conseil municipal de ce qu’il ne prend pas des moyens pour faire cesser une si grande affliction et s’en prennent à lui du retard à soulager tant de pauvres familles qui deviennent la compassion de ceux qui connaissent leur triste position…. Le conseil municipal déclare que ce sont les exorcismes ou les prières et pèlerinages de dévotion qui les ont le mieux soulagés et pour plus longtemps et que si les prêtres avaient pu les continuer, la maladie ne se serait pas étendue si loin et si longtemps, car pendant le mois de septembre et octobre novembre de la première année il n’y eut plus de nouveaux cas, mais dès lors qu’il s’en déclara de nouveau et pendant l’hiver et le printemps, les exorcismes ayant de nouveau été autorisés par l’autorité ecclésiastique les soulagèrent mieux et guérirent pour plusieurs mois et même des années, mais défense leur fut faite par M. L’intendant de les recontinuer et dès lors aucun moyen ne fut mis en usage pour cette guérison… »

Aux divisions entre ecclésiastiques entre conseillers municipaux devaient s’ajouter les discussions entre médecins. Morzine divisé religieusement et politiquement, l’était aussi médicalement ; deux médecins donnaient leurs soins à cette localité, l’un libre-penseur, l’autre ami du Curé. Après quelques essais thérapeutiques également infructueux, le premier en référa à l’autorité, le second déclara la maladie surnaturelle. Des deux côtés, l’impuissance médicale semblait flagrante. Quelques paysans, plus avisés obtinrent quelques succès, l’un en menaçant sa fille de lui couper le cou, l’autre en faisant le geste de jeter la sienne dans un four, un troisième en déclarant à la sienne qu’il va l’enchainer dans sa cave.

Devant cette insuffisance des autorités locales, les habitants de Morzine s’adressèrent aux étrangers ; les uns aux Capucins, les autres à un magnétiseur de Genève, M. Laf… Deux d’entre eux furent délégués près de lui, mais à leur retour, le curé les blâma sévèrement; ils durent prier M. Laf…de ne point venir.

[p. 474] Un autre Genevois, celui-ci guérissant par magie et à prix modérés, se risqua, mais ne fut pas long à déguerpir, quatre prêtres et huit religieuses étant venus lui dire qu’ils allaient le faire prendre par les carabiniers parce que lui et ses pareils apportaient le diable.

Mis les amis du merveilleux, et surtout ceux qui en vivent, ne se rebutent pas facilement. Un autre magnétiseur vint en 1861 s’installer dans la commune. Les pratiques ordinaires du magnétisme échouant entre ses mains et craignant qu’on ne lui fit un mauvais parti, il détourna sur l’abbé C… le chef des sorciers, le courroux populaire. Heureusement l’abbé était à Genève ; ne pouvant l’atteindre, on l’envoûta. En grand nombre les habitants armés et portant des torches, se rendirent de nuit dans un lieu sauvage, près d’une petite chapelle bâtie autrefois par l’abbé C… et tombée en ruines, on éventra un chien avec forces imprécations et il fut annoncé que les dix-huit coups de couteau qui avaient atteint le foie de cet animal ne laissaient à C… que dix-huit jours à vivre. Dès ce moment, quoique fort bien portant en Suisse, C… fut mort pour les possédées de Morzine et son âme vint tourmenter les malades.

Il était temps qu’on intervint. L’évêque d’Annecy, Mgr, Magnin, souvent malade, avait déjà interdit les exorcismes, mais profitant d’une indisposition qui le retenait éloigné des affaires de son diocèse, on s’était empressé de reprendre ces pratiques.

Au mois d’avril 1861, le ministère envoya à Morzine le Dr Constans, inspecteur général des aliénés, qui, tout en s’occupant de détruire la croyance au merveilleux, dut rétablir l’ordre dans la commune. La première chose qu’il demanda fut le changement du curé, celui-ci fut rappelé à Annecy, mais il fallut bien des démarches et des menaces pour obtenir l’envoi d’un nouveau titulaire. L’arrivée d’une brigade de gendarmerie, d’un bataillon d’infanterie, la dispersion des malades firent tout rentrer dans l’ordre. Le 8 juillet, le Dr Constans quittait Morzine où n’existai plus une seule possédée et écrivait la relation de cette épidémie, terminant ainsi : Le nouveau curé au mérite et aux lumières duquel chacun rend justice s’efforcera d’atteindre ce but (la démonstration de l’absurdité de la possession). »

Malheureusement ses malades expulsés rentrèrent presque aussitôt et il fallut faire une nouvelle dispersion. Néanmoins tout était rentré dans le calme en 1862.

Comment l’épidémie se l’éveilla-t-elle en 18604 et eut-elle un caractère particulier ? C’est ce que nous allons voir.

La guérison des malades par la dispersion semblait avoir porté un rude coup à la croyance en la possession, mais avait indisposé une partie de la population. Le juge de paix P… n’avait pu s’empêcher de blâmer ouvertement des mesures qui ne lui semblaient pas entièrement légales et avait [p. 475] converti à ses idées le garde forestier Ch., ultramontain farouche. Tous deux, aidés du vicaire, firent le siège du nouveau curé. Celui-ci n’avait admis que par politique la réalité de la maladie naturelle et avait, au fond, les idées de son évêque lui-même dont le Dr Constans disait : « Il est fort porté à croire, lui aussi en la possession, et le fait qui sert de base à sa croyance est d’une puérilité qui fait peine. « Adroit opportuniste, sentant un part d’opposition assez fort se former dans la commune contre les rouges, le préfet, les non-possessionistes, le curé crut le moment venu de démontrer que les guérisons obtenues, étaient vaines et qu’un exorcisme en masse était le seul moyen d’en finir avec l’épidémie ; mais pour cela, il fallait d’abord, la faire renaître.

Margain Morzine Planche Nouvelle iconographie de la Salpêtrière 1905 18-2-153-4

En janvier ·1864, il demanda aux Capucins de faire une mission qui fut prêchée pendant tout le mois : « il y avait sept ou huit messes par jour, les habitants passaient sept à huit heures par jour à l’église ; les marchands de chapelets, médailles, etc. qui suivaient les missionnaires ont prélevé sur la crédulité des habitants et malgré leur pauvreté un impôt d’au moins 3.000 francs. Ces missionnaires, venus ainsi sur les instances réitérées du curé, ont exercé une bien funeste influence. On peut, sans rien exagérer, dire qu’ils ont chargé une formidable mine il laquelle l’évêque est venu mettre le feu » (Dr Constans, notes manuscr.). L’effet de ces prédications ne se fit pas attendre, quelques crises reparurent ; c’est alors qu’on répandit habilement l’idée d’un exorcisme général. Sur ces entrefaites, en avril, Mgr Magnin, évêque d’Annecy, arriva à Morzine. Toutes les malades qui l’attendaient â l’entrée du village et sur la place publique entrèrent en crise, vociférant, injuriant, écumant et frappant des mains ». (Kuhn). Le lendemain eut lieu la confirmation par l’évêque : « A son entrée solennelle à l’église, les malades se sont jetées sur ses pas, l’ont approché de fort près, ont tenté de se jeter sur lui, en poussant des cris affreux, en proférant des jurements, des blasphèmes qui saisissaient le public d’horreur. Elles l’ont ainsi poursuivi, le huant, le menaçant, jusqu’au milieu de l’église, L’ordre n’a pu être établi et la cérémonie s’accomplir que par l’intervention de la force publique. Pendant la confirmation même, les malades ont redoublé de hurlements et de vociférations infernales ; elles cherchaient à cracher à la figure de l’évêque, à lui arracher son anneau pastoral. Elles ont même réussi à le faire tomber de sa main.

« Le moment où le prélat a donné sa bénédiction, après avoir eu confirmé, a été plus orageux encore ; la violence des accès est allée jusqu’à la fureur ; ce n’étaient de toutes parts dans l’église que cris forcenés, hurlements épouvantables. Le vacarme était si affreux que les larmes coulaient des yeux d’un grand nombre de spectateurs. Beaucoup d’étrangers même ont été consternés de cette scène de fureur el de désolation.

[p. 476] « Les cris sont toujours les mêmes, les malades n’ont rien appris, rien oublié.

« L’évêque n’a fait aucun exorcisme, malgré le désir de la paroisse qui en aurait voulu un général » (Tissot).

Cependant, l’abbé Michel D… prétendait tenir du vicaire de Morzine que l’exorcisme avait eu lieu et qu’aux mots tace et obmutesce les malades étaient toutes tombées dans une prostration subite et complète. Il est plus probable que ce résultat fut dû à la présence de la gendarmerie. Quoi qu’il en soit, c’est celle confirmation que représente notre dessin fait par un gendarme, témoin oculaire, superbe homme qui s’est dessiné lui-même an premier plan. On peut voir, que l’auteur, quoique n’appartenant pas au corps médical et bien qu’artiste d’occasion, a judicieusement observé et fidèlement rendu les attitudes familières aux possédées.

Toul se serait peut-être encore calmé si certains intéressés n’avaient fait remarquer alors que des secours en argent promis lors de la première épidémie n’avaient point été distribués, D’autre part, le moment des élections au conseil général et au conseil d’arrondissement approchait ; le candidat patronné par le préfet n’avait point les faveurs du clergé ; manquant d’arguments contre lui, on s’en prit à ce fonctionnaire el le réveil de l’épidémie devenait une critique commode des mesures auxquelles il avait coopéré. C’est alors que le Courrier des Alpes ouvrit une campagne contre les non-possessionistes et des articles furent répandus à profusion dans le pays par le curé et son vicaire.

L’inspecteur général Constans venait .d’être désigné une seconde fois pour ramener l’ordre à Morzine. Son premier soin fut de faire interdire cette publication dont l’auteur fut par la suite condamné à 250 francs d’amende, et de demander le changement du curé et du vicaire. Désavouer ceux-ci était dur pour l’évêque qui avait peut-être endossé plus de responsabilités qu’il ne semblait ; aussi ne céda-t-il que lorsque ces ecclésiastiques sollicitèrent eux-mêmes leur changement, un peu par force.

A l’arrivée du Dr Constans, le plus grand nombre des 150 convulsionnaires s’exila volontairement, se bornant à réclamer quelques subsides pour vivre à l’étranger ; la présence d’un détachement d’infanterie intimida les autres, Des secours largement distribués contribuèrent pour une grande part à ramener le calme. Mais, de celle façon, l’épidémie devenant une opération fructueuse, la peur de l’expulsion, d’autre part, arrêtant le possédées, quelques individus s’avisèrent alors d’un nouveau moyen. Une maladie éclata chez les bestiaux et de nouveau la population réclama l’exorcisme des animaux. Un vétérinaire, envoyé sur les lieux, reconnut qu’ils étaient empoisonnés par des graines d’euphorbe, introuvables sur leurs pâturages habituels. Les soupçons se portèrent sur trois individus [p. 477] et, après enquête, deux furent mis en état d’arrestation. Dès lors, te diable en avait fini avec les gens et les bêtes ; la discorde, elle, régnait toujours. Le préfet venait de nommer à Morzine, un commissaire de police, personnage trop zélé, un peu borné, semble-t-il, en tout cas, maladroit, qui n’avait sollicité ce poste qu’en raison des inimitiés qu’il s’était attirées dans le précédent. Une lettre le devança à Morzine ; elle émanait du brigadier de gendarmerie de Cluses et était adressée au brigadier de Morzine ; en voici des extraits : « M… emploie pour arriver tous les moyens possibles ; c’est-à-dire veut arriver quand même…, grand faiseur d’embarras, singeant toujours le grand monde et voulant toujours regarder le roturier au-dessous de tout… A présent, méfiez-vous de lui, je vous le dis en camarade. Il vous fera toujours bonne grâce par devant et vous écrasera pas ses rapports par derrière ; il est vrai qu’ils n’ont pas grande importance, car il est connu comme un hâbleur à la préfecture â Annecy et au parquet de Bonneville…

« Il n’aime pas trop la gendarmerie ; car il se croit être le chef ?

« Ecrivez-moi quand vous aurez besoin d’autres renseignements.. »

Ceux là suffisaient au brigadier Fourc … M. le commissaire n’aimait pas la gendarmerie ! Il n’avait qu’à bien se tenir, la lutte entre les pouvoirs allait recommencer et être l’origine d’un nouveau cas de possession.

Deux amoureux, un étranger à la commune et la fille R… se trouvaient fort gênés de la présence de la mère R… bien qu’elle fut connue de tout temps comme aliénée ; ils saisirent le prétexte des fêtes de Noël pour accuser celle-ci de se croire possédée, le brigadier voulut la faire enlever de suite, le commissaire s’y opposa : le résultat fut qu’on recommença à parler du diable. Heureusement, le Dr T… tout en déclarant qu’il n’y avait pas possession ni même délire démoniaque fit évacuer l’aliénée sur 1’asile, l’amoureux fut expulsé. Ce fut le dernier cas de l’épidémie de Morzine, mais aussi le signal d’exécutions. Le commissaire-vicomte de Cat… fut déplacé ainsi que le garde forestier Char… et le juge de paix P… Celui-ci était accusé d’ivrognerie, celui-là « est un homme d’opposition quand même, pour lui tout Français est un étranger, un ennemi, ne cessant, dans les cabarets dont il est un hôte beaucoup trop assidu, de répandre sur nous des propos injurieux » (notes manuscr.).

Le brigadier Fourc… reçut la croix, un autre gendarme, la médaille militaire, le facteur, un secours ; de l’argent fut distribué aux possédées guéries ; seule, une malade, à Genève continua à avoir des crises devant les personnes auxquelles elle demandait l’aumône. Ce dernier fat, ainsi que l’empressement de beaucoup des malades de 1864 à quitter leur pays misérable pour l’asile en dit long sur les causes de l’épidémie.

Parmi une population où l’hystérie était fréquente, elle était née d’une [p. 478] impression de frayeur chez une fillette mystique ; les racontars, les querelles intimes, les haines individuelles, la mise en jeu des intérêts les plus divers et les plus opposés lui donnèrent une empreinte spéciale, son cachet démoniaque qui, même chez celte population arriérée n’est pas paru spontanément (A Montriond près Morzine, il n’y a pas de possédées « parce que M. le curé n’en a pas voulu « répond une femme). Dès lors, la surexcitation des imaginations, l’abus des exorcismes, la crainte firent de nouvelles victimes, le parti religieux signala ses ennemis comme les auteurs du mal et peu s’en fallut que ceux-ci ne payassent de leur vie l’opposition au clergé.

Ces considérations éclairent quelques points particuliers de l’aspect clinique de cette épidémie. On comprend la division des malades en deux catégories, telle que l’a tracée le Dr Constans ; les unes atteintes d’hystérie constitutionnelle ; les autres d’une « hystérie accidentelle, récente, née sous l’influence de l’idée admise ». n. Chez les premières, l’existence de cette névrose ne fait pas de doute, on la retrouve dans leur vie antérieure et elle se manifestera encore après l’épidémie. Chez les secondes, il me semblerait plus prudent de ne parler que d’accident d’accidents hystériformes avec idées de possession, encore ces idées de possession ont-elles l’air de n’être pas absolument sincères. Lorsqu’aucun étranger ne visite les malades. Le diable se tient dans la coulisse et leurs invectives s’adressent uniquement aux incrédules, aux rouges ; quand, au contraire, survient un médecin, un étranger, un rouge, le démon rentre en scène. « Ah ! tu, crois, b… d’incrédule, que nous sommes des folles, que nous n’avons qu’un mal d’imagination ! nous sommes des damnées, s… n… de D… nous sommes des diables de l’enfer ! » La perte de la mémoire après la crise est loin d’être complète chez plusieurs : « Je sais que le diable a dit ou fait telle chose ; mais ce n’est pas moi… ». Dans certaines réponses enfin le diable prend vraiment l’intérêt de la malade d’une façon très étrange :

« Pourquoi, demande-t-on à l’un de ces démons, pourquoi ne veux-tu pas que la fille mange ?

« — Parce que, répond-il, la fille ne doit pas manger de ton s… pain, de ton s… fromage ; donne-lui du bon café à la fille, du bon pain de boulanger, de la bonne viande et elle mangera. »

Les rechutes semblent, elles aussi, de commande. Une malade « guérie depuis peu de temps par l’effet d’une correction paternelle, fut ainsi admonestée par ses compagnes :

« Tu es bien bête d’avoir eu peur de ton père, si le mien m’en faisait autant, je le tuerais,… »

… Et la pauvre enfant fut bientôt reprise de crises plus violentes que jamais.

Ces faits montrent nettement ce qu’était ce prétendu délire, qui disparaissait d’ailleurs dès que le malade franchissait les limites de la commune et expliquent une particularité qu’il qu’il présente. En effet orienté vers un but précis, il est d’une monotonie qui contraste avec la variété des délires démoniaques du moyen âge : pas d’érotisme, ni incubes, ni succubes ; un respect singulier de la pudeur, la rareté des hallucinations, en un mot, rien d’inutile.

En résumé, épidémie de politique locale, mais de mauvaise politique, puisqu’elle desservait la cause qu’elle prétendait servir ; maladie à caractère utilitaire puisqu’elle s’amenda par les distributions de secours, pour ne cesser, il est vrai, complètement qu’à là victoire définitive des rouges, telle fut l’hystéro démonopathie de Morzine. Comprise ainsi, sans perdre beaucoup d’intérêt au point de vue médical, elle en gagne certainement an point de vue psychologique, soit qu’on examine les possédées elles-mêmes, soit qu’on étudie les différents fonctionnaires appelés à les diriger et que j’ai cherché â mettre en relief dans ce travail.

(1) Cf. Relation sur une épidémie d’hystéro-démonopathie en 1861, par le Dr Constans, 1862, 1re édit. Et 1863, 2e édit ; Les Diables de Morzine, par le Dr Chiara. Gaz. Méd. De Lyon, 1961.
De l’épidémie hystéro-démonopathique de Morzine, par le Dr Kuhn. Ann. Méd. Psych., 1865.
Les possédés de Morzine, par Tissot, Ann. Méd. Psych., sept. Et nov.1865.

LAISSER UN COMMENTAIRE