Auguste Gauthier. De l’Influence que la médecine a exercée sur la civilisation et les progrès des sciences. Discours de réception prononcé dans la séance publique de l’Académie des sciences… de Lyon, du 5 mai 1835. Lyon, impr. de G. Bossary, 1835.

Auguste Gauthier. De l’Influence que la médecine a exercée sur la civilisation et les progrès des sciences. Discours de réception prononcé dans la séance publique de l’Académie des sciences… de Lyon, du 5 mai 1835. Lyon, impr. de G. Bossary, 1835. 1 vol. in-8°, 16 p.

 

Louis Philibert Auguste  Gauthier (1792-1851). Médecin de l’hôpital de l’Antiquaille à Lyon. Syphiligraphe de valeur, il employa avec succès dès 1841, l’iodure de potassium dans les formes « turbeculo-ulcéreuses » de la syphilis. Membre du conseil de salubrité. Historien de la médecine antique.
Quelques publication :
— Recherches historiques sur l’exercice de la médecine dans les temples, chez les peuples de l’antiquité, 1844Recherches historiques sur l’exercice de la médecine dans les temples, chez les peuples de l’antiquité, 1844. [en ligne sur notre site]
— Médecine pratique de J. Val. de Hildenbrand, 1824
— Histoire de la médecine vétérinaire dans l’antiquité, 1835
— Des Enfants nés en dehors des « justae nuptiae », en droit romain. Des Preuves de la filiation naturelle, en droit françai, 1882
— Recherches nouvelles sur l’histoire de la syphilis, 1842
— Médecine pratique, 1828
— Observations pratiques sur le traitement des maladies syphilitiques par l’iodure de potassium, 1845.

[p. 3]

DISCOURS
SUR.
L’INFLUENCE QUE LA MÉDECINE A EXERCÉE
SUR LA CIVILISATION ET LES PROGRES DES SCIENCES.

Messieurs,

Appelé par la bienveillance de vos suffrages à prendre place dans une Académie justement célèbre par le grand nombre d’hommes distingués qu’elle compte dans ses rangs, mon premier devoir est de vous exprimer toute ma reconnaissance pour la faveur dont vous m’avez honoré. C’est pour vous témoigner combien cette reconnaissance est grande, et pour avoir l’avantage de participer sans retard à vos travaux, que j’ai hâté autant qu’il m’a été possible le moment où je devrais, pour la première fois ; prendre la parole dans cette enceinte. Voulant me conformer à vos réglemens, qui exigent que chacun de vos membres prononce un discours de réception, j’ai pensé qu’il était convenable de faire choix d’un sujet qui fût en rapport avec l’art que j’exerce, et qui, en même temps, ne fût pas étranger aux sciences et aux améliorations sociales, aux progrès desquelles vous coopérez avec tant de zèle. J’ai cru réunir une partie de ces conditions en vous présentant, dans cette séance solennelle, un tableau rapide de l’influence que la médecine a exercée sur la civilisation et les progrès des sciences. Afin de parvenir à vous démontrer combien cette influence a été puissante, j’exposerai d’abord, en peu de mots, ce qu’elle a offert déplus remarquable dans l’antiquité : puis, arrivé à la renaissance des lettres en Europe, je développerai succinctement ce que la médecine a fait depuis cette époque pour chaque science en particulier ; ainsi que pour la civilisation. Je ne me dissimule pas l’étendue et la difficulté de mon sujet. Je commence donc par réclamer votre indulgence. C’est le flambeau de l’histoire à la main, c’est à l’aide des faits que j’essayerai de vous convaincre.

Si nous jetons un coup -d’œil sur l’histoire des plus anciens peuples, des Indiens, des Egyptiens, des Chinois, des Grecs, nous voyons partout dans les temps les plus reculés la médecine faire partie du [p. 4] sacerdoce : c’était dans les temples qu’elle était exercée par les prêtres sous le voile de la superstition et du mystère ; On croyait que les maladies étaient l’effet du courroux des dieux ; on pensait que les prêtres, qui avaient les relations les plus intimes avec la divinité , avaient reçu d’elle le pouvoir de les guérir. Les temples étaient alors des lieux do réunion. Souvent on y traitait les affaires publiques. Tout ce qui pouvait y attirer les hommes contribuait à leur sociabilité. Le culte des dieux les y appelait : le désir de trouver un soulagement dans leurs maladies les y appelait aussi. Quand leur guérison avait lieu, elle contribuait à augmenter leur vénération pour la divinité, à laquelle ils croyaient en être redevables. En un mot, nul doute que si les religions, toutes grossières qu’elles étaient alors, ont contribué à civiliser les anciens peuples la médecine, qui faisait partie intégrante du culte divin, a dû y avoir une part d’autant plus grande que le bienfait qu’on en recevait était plus matériel et plus à la portée des connaissances des premiers hommes.

A une époque moins reculée la médecine cessa en Grèce d’être l’apanage exclusif du sacerdoce. Elle fut aussi exercée par les philosophes, qui la considérèrent comme faisant partie delà science de la nature dont l’élude, dans son ensemble, fut l’objet de leurs méditations et de leurs veilles. L’on sait quelle grande influence ces philosophes ont eue sur la civilisation ancienne. L’un des plus célèbres d’entre eux regardait la connaissance de soi-même comme In chose la plus importante. Hé ! comment aurait-on pu parvenir à cette connaissance, si ce n’est en s’adonnant à une science dont le but est l’étude de l’homme dans l’état de santé et de maladie ? D’ailleurs l’exercice de la médecine donna à ces philosophes accès dans les masses populaires, qui sentirent ainsi les avantages de l’instruction. Sans cela leur influence eût été bornée» dans leurs écoles; par l’exercice de l’art de guérir, elle s’étendit à toutes les populations. Leurs doctrines étant ainsi dirigées vers un but d’utilité générale, acquirent une beaucoup plus grande importance aux yeux du public. Ainsi, les anciens sages delà Grèce, Thaïes, Phérécide, Pythagore, Alcméon de Crotone, Empédocle, Heraclite d’Abdère, Démocrite, etc., furent en même temps philosophes et médecins. Ils jetèrent le masque de la superstition dont les prêtres avaient cru devoir se couvrir jusque-là; ils sentirent qu’il était temps d’éclairer les peuples, et avouèrent qu’ils guérissaient par des moyens naturels. Ainsi, dès les temps les plus anciens, ceux qui se sont occupés du traitement des maladies qni affligent les hommes, ont contribué à les instruire et à les délivrer des préjugés et des idées superstitieuses.

Enfin, l’un de ces hommes de génie dont la nature est avare, l’immortel Hippocrate, éleva au rang de science la médecine dont l’influence devint dès-lors bien plus grande. Les philosophes qui l’avaient précédé s’étaient souvent égarés dans de faux systèmes ; pour lui ce fut l’expérience qu’il prit pour guide, mais ce ne fut pas un empirisme aveugle, ce fut l’expérience aidée du raisonnement. Quels progrès n’eussent pas fait les sciences dans l’antiquité si l’on eût toujours suivi les préceptes de ce grand homme. Il contribua [p. 5] puissamment à détruire la superstition et l’ignorance en enseignant, malgré les opinions de son siècle, que les maladies’ les plus bizarres et les plus extraordinaires n’ont rien de surnaturel. Il traça le premier les règles pour les topographies médicales dans son admirable Traité de l’air, des eaux et des lieux, dont le célèbre Montesquieu a tiré plusieurs belles pages de son Esprit des lois. Il y peignit à grands traits les caractères des diverses nations, les tempéramens des habitans des plaines et des pays élevés, l’influence des institutions politiques sur le physique et le moral des hommes. Il y indiqua les positions les plus avantageuses pour la salubrité des villes. Ses sages préceptes sur le régime étaient propres à engager les populations à la sobriété. Les leçons de morale qu’on trouve dans quelques-uns de ses ouvrages sont digues de Socrate. Le sage Platon puisa dans ses œuvres ; et pour me servir des expressions d’un savant professeur de Montpellier :  « Le plus grand des philosophes dut au plus grand des médecins une partie de sa sublimité et de son génie (1). »

Les immenses progrès qu’Hippocrate avait fait faire à la médecine excitèrent une noble émulation pour la culture des autres sciences qui étaient alors au berceau. Ce fut en suivant sa méthode expérimentale et en s’élevant comme lui, de l’observation et de la comparaison des faits à des considérations générales, qu’Aristote créa la zoologie, ainsi que l’anatomie et la physiologie comparées. Ce philosophe, doué du génie le plus vaste de l’antiquité, perfectionna à la fois les sciences morales, physiques et naturelles. Théophraste, son disciple, fonda la botanique et la physiologie végétale. Aristote et Théophraste peuvent être regardés, ainsi que les philosophes leurs prédécesseurs, comme appartenant à la médecine ; ils avaient écrit tous deux plusieurs ouvrages sur cette science, à la pratique de laquelle il est cependant probable qu’ils ne purent guère s’adonner.

La médecine eut encore sur les progrès des diverses parties de l’histoire naturelle dans l’antiquité, une influence que nous ne pouvons passer sous silence. On croyait alors que tous les corps de la nature étaient doués de propriétés pour guérir les maladies : de là les formules de remèdes très-compliquées que l’on trouve déjà dans plusieurs des écrits attribués à Hippocrate. On étudia donc dans les temps anciens les substances végétales, animales et minérales, principalement dans la vue d’y trouver des médicamens. La curiosité seule n’aurait pas été toujours un aiguillon suffisant pour cette étude, si un haut degré d’utilité ne s’y fût joint. Ainsi plusieurs ouvrages que nous avons perdus contenaient à la fois la description des substances naturelles et les propriétés médicales qu’on leur attribuait. Le seul de ces écrits qui nous soit parvenu, celui de Dioscoride, a servi de manuel dans les écoles jusqu’au seizième siècle, et a été traduit et commenté dans un grand nombre de langues.

Quand les sciences et les lettres furent transportées delà Grèce à Alexandrie, la médecine devint dans cette école célèbre une des parties (p. 6] les plus importantes de l’enseignement public. Des hommes tels qu’Erasistrate et Hérophile ne peuvent avoir été sans influence sur leur siècle. On en trouve la preuve évidente dans la permission qu’ils obtinrent des Ptolémées d’étudier l’anatomie humaine sur les débris de l’homme lui-même, malgré les préjugés invétérés qui régnaient alors. Ils s’occupèrent sans relâche, comme Hippocrate leur modèle, à déraciner les erreurs populaires et la superstition. Plusieurs des médecins de l’école d’Alexandrie jouirent de la confiance de leurs souverains. Ils cultivèrent outre la médecine et l’anatomie les diverses branches des sciences naturelles, aux progrès desquelles ils coopérèrent puissamment.

Transportons-nous à Rome, cette capitale du monde, un nouveau spectacle s’offre à nos yeux. Si nous en croyons Pline, les Romains n’eurent point de médecins pendant plus de cinq cents ans. Mais comment, chez ce peuple conquérant, remplaçait-on un art salutaire ? Par l’emploi aveugle de quelques remèdes empiriques, et surtout par la plus ridicule superstition. Oh allait jusqu’à élever des temples aux maladies que l’on divinisait pour en éviter les atteintes. Ainsi l’on invoquait la déesse Febrisdans les affections fébriles, la déesse Mephistis,pour se préserver des émanations marécageuses, la déesse Cloacina, pour se garantir des effluves des cloaques et des égoûts. Enfin les médecins grecs arrivèrent à Rome, et ces superstitions absurdes cessèrent d’être aussi généralement répandues. Les médecins obtinrent même chez les Romains, au temps des empereurs, des privilèges plus grands que chez aucun peuple du monde. Asclépiade, qui introduisit à Rome l’art de guérir, fut l’ami de Cicéron et des hommes les plus célèbres de son temps. Il inventa un nouveau système de médecine, dans lequel il chercha à expliquer les causes de toutes les maladies par des phénomènes naturels, et il blâma fortement l’emploi des remèdes superstitieux. Sa réputation et son influence furent immenses. Celse, écrivain si distingué par l’élégance de son style, composa une espèce d’encyclopédie dans laquelle il traitait de plusieurs sciences, Galien, doué d’un génie vaste et universel, ne se rendit pas moins célèbre par ses connaissances dans la philosophie et les sciences physiques et naturelles que par ses travaux dans l’art de guérir. On sait quelle influence ses ouvrages ont eue sur son siècle et sur les siècles suivans.

Après Galien, la médecine rétrograda ainsi que les autres sciences. On s’occupa à compiler au lieu de chercher à faire de nouvelles découvertes. Cependant nous trouvons encore au 4. e siècle Oribase, l’ami de l’empereur Julien, qui l’accompagna dans toutes ses expéditions , et qui fut à la fois médecin et philosophe. Alexandre de Tralles et Paul d’Égine, qui vécurent aux 6e et 7e siècles, sont bien supérieurs à ceux de leurs contemporains qui ont publié des écrits sur les sciences.

Pendant le moyen-âge la médecine tomba entre les mains des prêtres, comme aux premières époques de la civilisation. Cependant au milieu des ténèbres de la barbarie, nous trouvons encore quelques rayons de lumières auxquels la médecine eut une grande partir. Les Arabes, après la conquête de la Syrie et de l’Egypte, [p. 7] commencèrent à montrer da zèle pour la culture des sciences et des lettres. Les califes établirent des écoles à Bagdad, à Alexandrie, à Cordoue, à Séville. Parmi les hommes éclairés qu’on y vit fleurir, les médecins méritent certainement la place la plus distinguée. Plusieurs d’entre eux, tels que Avicenne, Mesué, Rhazês, Sérapion le jeune, Averroès, Avenzoar, cultivèrent la philosophie, les sciences naturelles, la chimie et même les belles-lettres. Ils jouirent d’un grand crédit à la cour des califes. Ils traduisirent les écrits des médecins et des philosophes grecs. Pendant long-temps leurs ouvrages furent seuls étudiés en Occident. Quelques médecins arabes ayant quitté leur pays, vinrent s’établir en Italie et dans le midi delà France où ils eurent une grande part à la fondation et à l’illustration des écoles deSalerne et de Montpellier. Des malades d’une grande distinction accoururent dans ces deux villes pour y rétablir leur santé, et ils apprirent à y connaître le prix de l’instruction. Les écoles de Salerne, et de Montpellier contribuèrent puissamment à l’heureuse révolution qui s’opéra dans les esprits aux 12e et 13e siècles. Mais je ne puis ici, Messieurs, que vous indiquer l’influence qu’elles eurent sur ce grand événement, sans entrer dans aucun détail. Ce sujet a été traité avec toute l’étendue qu’il mérite et avec une vaste érudition, par un, de vos savans collègues qui vient de cesser les fonctions de premier magistrat de celte cité , dans un discours qu’il prononça en 1809 à la faculté de Montpellier (2). Ainsi, nous voyons que dans l’antiquité comme au moyen âge, ceux qui se livrèrent à l’exercice dp l’art de guérir furent toujours les hommes les plus recommandables et les plus éclairés de leur siècle.

Depuis l’époque de la renaissance des lettres en Europe, la médecine n’a pas cessé de rendre d’immenses services aux sciences physiques et naturelles. Elles lui doivent, sans comparaison, dit l’illustre Cuvier (3), le plus grand nombre de leurs accroissemens : peut-être même, ajoute-t-il encore, n’aurions-nous ni chimie, ni botanique, ni anatomie, si les médecins ne les avaient cultivées, s’ils ne les avaient enseignées dans leurs écoles , si les gouvernemens ne les avaient encouragées à cause de leurs rapports avec l’art de guérir. Appuyé sur un témoignage aussi imposant, je tenterai de vous exposer très-succinctement une, partie des progrès que chaque science en particulier doit aux travaux des médecins qui en ont fait l’objet, de leurs études.

Jetons d’abord un coup-d’œil sur la botanique qui a les rapports les plus immédiats avec la médecine, par le plus grand nombre de substances végétales qui ont été employées eu différons temps pour le, traitement des maladies. Jusqu’au 16e siècle la science des végétaux ne fut presque cultivée que par des médecins ; ils formèrent les premiers herbiers et les premiers jardins de botanique. Plus tard [p. 8] l’élude des plantes fui davantage séparée de l’art de guérir. Cependant Conrad Gesner, qu’on a appelé le Pline de l’Allemagne, Dodoens, Daléchamp, Jean et Gaspard Bauhin, lui firent faire ses premiers progrès. Elle eût été bornée à la connaissance des plants de nos climats, si des voyageurs n’eussent parcouru les pays lointains pour en connaître les productions naturelles. Eh bien ! c’est encore à des médecins que sont dus ces premiers voyages faits en partie dans le but d’enrichir la matière médicale de nouveaux remèdes. Pierre Bélon, Ranwolf, Prosper Alpin , Bontius, Hernàndès , Pison , Margraf, Kœmpfer, Tournefort, nous firent connaître les plantes de l’Egypte, de la Grèce , de l’Asie-Mineure, de l’Inde , de la Chine, du Japon et de l’Amérique, et parcoururent ces contrées en naturalistes et en médecins. La connaissance de celle foule de substances végétales n’eût été pour nous qu’une science stérile, si l’on n’eût trouvé l’art d’en faciliter l’étude par des classifications ingénieuses. C’est uniquement à ces médecins que nous devons encore ces classifications si utiles à la botanique. Conrad Gesner, Césalpin, Jean et Gaspard Bauhin, firent les premiers essais de ce genre, et c’était à Tournefort, à Linnée, à Laurent et à Bernard de Jussieu qu’était réservée la gloire de porter les classifications des végétaux au plus haut degré de perfectionnement. Si depuis le milieu du dernier siècle la botanique a fait encore d’immenses progrès, ne le doit-elle pas en grande partie aux travaux de Haller, de Jacquin, de Burmann, de Vaillant, de Gmélin, d’Allioni, de Willdenow , Sprengel, de Decandole , de Gilibert, de Balbis ?

La médecine a également rendu les plus grands services à la zoologie. Que serait en effet cette science sans la connaissance exacte de la structure des divers organes des animaux et de leurs fonctions ? Et n’est-ce pas l’étude de l’anatomie et de la physiologie humaine qui, depuis la renaissance des lettres, a conduit à l’étude de l’anatomie et de la physiologie comparée ? Ces deux dernières sciences sont redevables du plus grand nombre de leurs découvertes à des médecins. Plusieurs d’entr’eux nous ont fait connaître par des voyages les animaux des contrées lointaines. Les célèbres zoologistes qui n’étaient pas médecins, tels que Buffon, Lacépède , Latreille, Cuvier, avaient fait une étude approfondie de plusieurs branches de sciences médicales. Sans cela il leur eût été impossible de perfectionner, avec autant de succès, l’histoire naturelle des animaux. Enfin, un très grand nombre de médecins ont aussi coopéré puissamment à l’avancement de diverses parties de la zoologie ; qu’il nous suffise de nommer ici, au milieu d’une foule d’autres, Conrad Gesner, Rondelet , Aldrovandi, Redi, Swammerdarn, Artedi, Geofroy, Vallisnieri, Camper, Blumenbach, Fabricius, Bloch, d’Aubenton, Rudolphi, Duméril. Et parmi les naturalistes un nom plane au-dessus de tous les autres , c’est celui de l’immortel Linnée, qui exerçait l’art de guérir dans la marine suédoise et dans la ville d’Upsal, pendant qu’il écrivait ses nombreux ouvrages, dans lesquels il donna une nouvelle face à la science par ses classifications ingénieuses de tout ce qui compose les trois règnes de la nature.

La chimie doit ses plus grands progrès et presque son origine à la [p. 9] médecine. Les travaux de quelques alchimistes dans le but de trouver la pierre philosophais, n’avaient produit que de bien faibles résultats, lorsque les médecins arabes employèrent les premiers les remèdes chimiques pour la guérison des maladies. Dès-lors une nouvelle impulsion fut donnée à la science. Paracelse augmente encore l’usage de ces médicamens, et inventa de nouveaux procédés pour leur préparation. Georges Agricola perfectionna à la fois la chimie et la métallurgie ; van Helmont fixa l’attention sur les fluides aériformes, auxquels il donna le premier, le nom de gaz ; après lui parut Stahl, qui selon les expressions de Fourcroy, fixa pendant 50 ans la théorie de la chimie , dont il présenta le système le plus lié et le plus étendu. Ses idées sur le phlogistique préparèrent les grandes découvertes des modernes. Boerhaave, Junker, Baume, Geoffroy, Macquer, Scopoli, Spielmann, Venel augmentèrent encore les richesses de la chimie dans laquelle l’immortel Lavoisier opéra la plus grande révolution par l’établissement de la doctrine pneumatique. Lavoisier n’était pas médecin, mais après sa mort à jamais déplorable, ses travaux ne trouvèrent-ils pas de dignes continuateurs dans des hommes, tels que Bertholet, Fourcroy, Deyeux , Parmentier , Vauquelin, Brugnateli , Chaptal, Bouillon-Lagrange, Orfila , qui tous appartiennent à l’art de guérir.

La physique et les mathématiques doivent également beaucoup aux travaux des médecins. Pierre Polinière, aïeul de l’un de vos collègues, ouvrit le premier , à Paris, des cours de physique expérimentale. Galvani a découvert l’électricité développée par le contact de deux corps de nature différente, à laquelle on a donné son nom, et qui, perfectionnée par Volta a produit des résultats si étonnans pour la physique et la chimie. Daniel et Jean Bernouilli, Borelli, Œpinus ont contribué aux progrès des mathématiques ; et le célèbre astronome et mathématicien Copernic avait reçu le bonnet de docteur et donnait des soins gratuits à des malades pauvres, en même temps qu’il étonnait ses contemporains par l’exposition de son nouveau système du monde.

Les liens intimes du physique et du moral de l’homme établissent bien des rapports entre la médecine et la philosophie. Ces deux sciences furent réunies dans l’ancienne Grèce ; lors de la renaissance des lettres, plusieurs savans se livrèrent à la fois à l’étude de la philosophie et de l’art de guérir. L’illustre Bacon de Verulam, qui brisa les chaînes de la philosophie scolastique, possédait des connaissances médicales étendues, il a même écrit un ouvrage sur l’hygiène ; et l’on ne doit pas oublier qu’Hippocrate lui avait tracé la voie de sa méthode expérimentale dont l’application a changé la face des sciences physiques et naturelles. Descartes étudia l’anatomie et la physiologie avant d’entreprendre la réforme de la philosophie. Locke qui analysa avec tant de sagacité l’entendement humain, et qui développa le système de la sensation était médecin. L’ouvrage de Cabanis, sur les Rapports du physique et du moral de l’homme devra toujours fixer à un haut degré l’attention des philosophes. Enfin, peut-on nier que les travaux de plusieurs médecins modernes sur le système nerveux et les maladies mentales ne soient destinés à coopérer aux progrès [p. 10] futurs de la psychologie. La philosophie a sans doute beaucoup influé sur la médecine ; mais, elle l’a presque toujours fait pour la jeter dans de faux systèmes, tandis que les sciences médicales rendront toujours les plus grands services à la philosophie, en la sortant du vide des spéculations, pour la remettre dais le sentier de l’expérience.

Je ne dirai rien ici de l’anatomie et de la physiologie de l’homme ; je considère ces deux sciences comme faisant partie intégrante de la médecine qui leur a fait faire presque tous leurs progrès. La médecine vétérinaire a également emprunté à la médecine humaine ses théories, et elle lui est redevable de la plus grande partie de ses améliorations.

La médecine ayant eu une grande part aux progrès de plusieurs sciences dont les applications aux arts , à l’industrie et aux usages domestiques ont conduit à d’immenses résultats, a par cela même influé puissamment sur la civilisation ; mais elle a encore, sous plusieurs autres rapports , contribué à instruire les populations et à améliorer l’état social: ainsi elle a fortement coopéré à la destruction des erreurs populaires et des préjugés: elle a produit des changemens avantageux dans la législation et les décisions des tribunaux par ses liaisons avec la jurisprudence. Enfin elle ne s’est pas montrée moins utile par ses rapports avec l’administration publique.

C’est l’ignorance qui produit les erreurs populaires et les préjugés. Les médecins étant les hommes les plus instruits dans les sciences physiques et la connaissance des lois de la nature ont démontré les premiers que bien des phénomènes que le vulgaire regardait comme des prodiges ne dépendaient que de causes naturelles. N’est-ce pas la médecine qui a appris à nos pères que ces malheureux que l’on conduisait trop souvent au bûcher comme sorciers ou possédés du démon, n’étaient pour la plupart que des malades ou des insensés que l’on aurait dû renfermer dans des hôpitaux ? Jean Wier, médecin belge, osa le premier écrire en leur faveur vers le milieu du seizième siècle. Ses ouvrages eurent une immense influence, et il mérite d’être regardé comme un des bienfaiteurs de l’humanité. Depuis cette époque les exécutions sanglantes furent beaucoup plus rares. Qui ne se rappelle encore les mauvais traitemens dont les malades atteints d’aliénation mentale étaient l’objet il y a quarante ans ! c’étaient les chaînes et les verges que l’on employait pour rétablir leur esprit égaré. La voix éloquente du célèbre Pinel fit tomber ces chaînes, et à l’aide de moyens plus doux on parvint à guérir un beaucoup plus grand nombre d’aliénés. Une maladie horrible, qui de l’Orient s’était étendue sur l’Europe, depuis près de douze siècles décimait les enfans et laissait de hideuses cicatrices sur ceux qu’elle n’avait pas fait périr. L’immortel Jenner trouva un préservatif certain contre ce fléau. Bien des préjugés se sont opposés à la propagation de sa découverte. Les médecins ont fait tous les efforts imaginables pour les détruire, et ils ont eu la gloire d’y réussir en grande partie. Je ne dirai rien ici de la belle conduite que ceux qui exercent l’art de guérir ont montré., dans tous les temps, dans les grandes épidémies, ni de tout ce qu’ils ont fait pour ranimer le courage des [p. 11] populations et pour combattre leurs malheureux préjugés dans ces momens de calamité publique. Des exemples de ce genre sont encore trop récens pour avoir besoin d’être rappelés à la mémoire. Vous n’attendez pas de moi, Messieurs, que je vous fasse l’énumération de toutes les erreurs populaires que la médecine a contribué à détruire. Les ouvrages de Laurent Joubert, de Mercurii, de Primerose, de Thomas Brown, qui ont eu un succès prodigieux de leur temps, et qui ont été traduits dans plusieurs langues, attestent combien dans des siècles où l’ignorance étendait encore ses voilés ténébreuses, les médecins ont eu à cœur de répandre partout les lumières de la vérité ; et ils ont dû y coopérer d’une manière d’autant plus grande, que leur ministère de bienfaisance les met eu rapport avec les classes pauvres que leur défaut d’instruction rend plus en butte aux préjugés. Rien n’est plus puissant pour persuader que la voix de celui qui nous fait du bien; et un exemple récent vient de prouver tout ce qu’on pouvait attendre de la médecine à cet égard. On médecin français, établi à notre colonie d’Alger, le docteur Pouzin, a osé pénétrer avec un interprète et quelques guides au milieu des tribus indomptables d’Arabes qui habitent les environs de l’Atlas, pour leur apporter les secours de son art. On croyait qu’il y trouverait une mort certaine. Un plein succès a couronné son audace. Les Arabes ont oublié qu’il était français, et n’ont vu en lui qu’un bienfaiteur. Il n’a reçu partout que des témoignages de reconnaissance. Tout annonce que son entreprise hardie ne sera pas sans influence pour la civilisation de ces contrées jusque-là inaccessibles aux européens (4).

La médecine n’a pas été moins utile à la société par ses applications à la jurisprudence, qui paraissent avoir été presque aussi anciennes que les travaux des premiers législateurs. On trouve déjà, dans le corps de droit romain, plusieurs lois qui n’ont probablement été rendues qu’après avoir consulté les écrits d’Hippocrate ; mais c’est surtout depuis la constitution de Charles-Quint, publiée en 1552, que les médecins ont été appelés à donner leur avis devant les tribunaux dans les causes de blessures graves, d’assassinat, d’empoisonnement, d’infanticide, d’aliénation mentale, et dans plusieurs autres encore. Les décisions du magistrat le plus intègre ne seraient-elles pas bien souvent sujettes à l’erreur, si elles n’étaient éclairées par les lumières de la médecine légale ? Sans cette application des sciences médicales à l’administration de la justice, combien d’innocens eussent été victimes de préventions injustes ou d’apparence de culpabilité souvent trompeuse ? Un homme a commis un crime ; mais avant de le condamner ne doit-on pas constater quel était son état moral au moment du délit. Un autre est accusé d’empoisonnement ; des soupçons qui paraissent fondés s’élèvent contre lui ; on ouvre le [p. 12] corps du malheureux qu’on a cru empoisonné ; on voit qu’il a succombé à une maladie naturelle, et un innocent est sauvé. De nombreuses améliorations ont été introduites dans le droit criminel depuis que la jurisprudence a recours aux lumières de la médecine, et n’est-il pas probable que celte heureuse alliance peut encore être la cause de bien des réformes utiles ? Les lois que renferment nos codes sur l’état des personnes ne sont-elles pas le résultat de l’influence de la médecine sur la législation ? Un savant très-versé dans la science des lois trouvait que la jurisprudence et la médecine avaient des points de contact tellement multipliés, qu’il conviendrait que le jurisconsulte fût en même temps médecin.

Les rapports des sciences médicales avec l’administration publique sont bien plus nombreux encore ; et de combien d’améliorations sociales ne jouirions-nous pas si les gouvernemens avaient eu plus souvent recours aux lumières de ceux qui exercent l’art de guérir ! On a donné à cette connaissance des rapports d’un art conservateur avec les gouvernemens le nom de médecine politique, science immense qui n’a été étudiée avec l’attention qu’elle méritait que depuis un peu plus d’un demi-siècle, et dans laquelle il reste encore de grands perfectionnemens à opérer. C’est ici qu’il nous faudrait parler de l’hygiène publique et de ses diverses branches, de l’hygiène militaire et navale, des moyens de diminuer l’insalubrité des diverses professions, des réglemens sanitaires dans les grandes épidémies, de l’assainissement des villes, de l’administration des secours publics, de l’éducation physique des enfans, et de tant d’autres objets si importans pour la société, qui sont du ressort de la médecine et sur lesquels elle a conduit aux réformes les plus avantageuses. Ne pouvant entrer dans aucun détail, formons des vœux pour que les gouvernemens mieux instruits désormais sur les intérêts des populations s’entourent des lumières dont ils ont besoin. C’est surtout dans les applications de son art à la jurisprudence et à l’administration publique, que le médecin doit avoir des connaissances étendues dans les sciences physiques et naturelles. C’est alors que l’on voit combien son utile profession exige d’instruction et de savoir. Un de vos collègues dont la médecine lyonnaise déplorera longtemps la perte prématurée, avait fait de la police médicale l’objet de son étude spéciale, On doit vivement regretter qu’il n’ait publié que quelques fragmens de l’ouvrage qu’il préparait sur un sujet d’une aussi haute importance (5).

Telle est, Messieurs, l’esquisse bien imparfaite de ce qu’a fait la médecine pour les progrès des sciences et la civilisation. Forcé de restreindre dans les limites d’une séance académique un sujet qui pour être traité d’une manière complète eût exigé plusieurs volumes, je n’ai pu le plus souvent que citer les noms d’une partie des [p. 13] médecins qui sont devenus célèbres par les services éminens qu’ils ont rendus aux sciences. Je dois avouer en terminant ce discours, que la civilisation a aussi à son tour puissamment influé sur la médecine, et que souvent les grandes découvertes dans l’art de guérir ont coïncidé avec les progrès des sciences et les révolutions intellectuelles et politiques qui sont venues à diverses époques imprimer une nouvelle direction aux esprits. En un mot, la médecine chez les différens peuples a presque toujours été dans un rapport immédiat avec leur état social ; mais son influence sur la civilisation n’en est pas moins certaine ; le célèbre Descartes en était profondément convaincu quand il écrivait, que s’il était possible de trouver un moyen pour perfectionner l’homme, ce serait dans la médecine qu’il faudrait le chercher (6).

Ceux qui exercent l’art de guérir ne manqueront certainement pas de zèle pour faire à l’avenir ce qu’ils ont fait autrefois pour l’avancement des sciences. Cependant un grand nombre de savans qui sont étrangers à la médecine cultivent aujourd’hui avec beaucoup de succès les sciences physiques et naturelles. Les médecins ne pourront donc plus, comme précédemment, coopérer presque seuls à leurs progrès ; mais ils continueront à les enrichir du tribut de leurs travaux. Du concours de tant de lumières on verra naître une noble émulation, et tout nous fait espérer qu’elle produira de grands résultats.

Notes

(1) Discours sur les progrès futurs de la science de l’homme, par le professeur Dumas, p. 73.

(2) Discours sur l’influence exercée par la médecine sur la renaissance des lettres, par M. Prunelle. Montpellier, 1809.

(3) Rapport historique sur les progrès des sciences naturelles depuis 1789. Paris, 1828, p. 304.

(4) Les missionnaires qui portèrent la religion chrétienne chez les peuples sauvages se sont aussi, dans plusieurs occasions, servi de la médecine, comme moyen de civilisation.

(5) Précis élémentaire de police médicale, introduction, 1824. Lectures relatives à la police médicale faites au conseil de salubrité de Lyon, par le même, 1829.

(6) Si ratio aliqua inveniri possit quæhomines sapientiores et ingeniores reddat quam hactenùs fuerunt, credo illam in medicinâ quæri debere, Dissert. 6, de Methodo § 2.

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