Antoine Ritti. FOLIE AVEC CONSCIENCE. Extrait du « Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales – A. Dechambre », (Paris), Quatrième série, tome troizième, FOI-FRA, 1879, pp. 307-320.

Antoine Ritti. FOLIE AVEC CONSCIENCE. Extrait du « Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales – A. Dechambre », (Paris), Quatrième série, tome troizième, FOI-FRA, 1879, pp. 307-320.

 

C’est à Esquirol que l’on doit la première notion des folies avec conscience, qui devint le délire émotif de Morel puis la névrose d’angoisse avec Fred.

Antoine Ritti (1844-1920). Médecin aliéniste originaire de Strasbourg, il commença sa carrière dans le département de la Meurthe à l’asile de Fains, dont il fut chassé par les hostilités franco-allemandes. Il rejoint alors Paris et la Maison de Santé Esquirol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité les notes de bas de page ont été renvoyées en fin d’article. – Les images on été rajoutées par nos soins, hors les deux tableaux in-texte. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

 

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FOLIE AVEC CONSCIENCE. Nous rangeons dans cette catégorie la folie du doute, l’hypochondrie morale avec idées de suicide, l’agoraphobie les impulsions homicides avec conscience.

Depuis longtemps on donne comme caractères pathognomoniques de la folie, l’automatisme et l’irrésistibilité d’une part et d’autre part l’inconscience de l’état maladif. Aussi Spurzheim a-t-il pu, avec raison, donner de la folie la définition suivante : « La folie est l’état d’un homme qui est incapable de distinguer les dérangements de ses opérations mentales, ou qui agit irrésistiblement » (Observations sur la folie, Paris, 1818, p. 75). Ce que Baillarger a caractérisé dans la formule suivante : « La folie est une infortune qui s’ignore elle-même. » Mais une observation clinique plus attentive, une analyse plus précise des faits, ont fait ressortir ce qu’avait de trop absolu ce caractère de l’inconscience dans l’état de folie. D’ailleurs, en lisant les auteurs qui ont écrit sur l’aliénation mentale, on trouve par-ci par-là quelques observations de malades qui non-seulement présentent certaines perturbations psychiques bien déterminées, mais en même temps ont conscience de leur trouble mental et sont capables de discerner et même de décrire les dérangements de leurs fonctions intellectuelles ou morales. Ainsi Spurzheim, que nous avons déjà cité, admet que « quant aux sentiments, l’homme est fou lorsqu’il ne s’aperçoit pas de l’état dérangé de ses sentiments ; ou lorsqu’il connaît les dérangements de ses sentiments, mais qu’il a perdu l’influence de la volonté sur ses actions » (Observations sur la folie, p. 72). Mais ce n’est pas uniquement des perturbations de ses sentiments ou émotions ou des troubles des actes ou impulsions que l’aliéné peut avoir conscience, il peut encore se rendre un compte juste des conceptions délirantes auxquelles il est en proie, mais dans le courant desquelles il se sent irrésistiblement entraîné. Cela est si vrai que M. Delasiauve a cru devoir créer une classe spéciale d’aliénés, qu’il a nommés les pseudo-monomanes et dont le signe psychique distinctif est la conscience de leur état (Des pseudo-monomanies ou folies partielles diffuses, Paris, 1859). Cette forme de folie a occupé à deux reprises différentes, en 1869 et en 1875, la Société médico-psychologique. Les discussions intéressantes qui ont eu lieu sur ce sujet dans cette société savante ont été provoquées par d’intéressantes communications de J. Falret. C’est à ces différents travaux et à quelques autres cités dans le courant de cet article, qu’ont été prises les considérations suivantes. [p. 308]

Dans ce genre de folie, que Baillarger a, je crois, le premier appelé folie avec conscienceou plutôt monomanie avec conscience, deux caractères essentiels sont à noter : 1° la conscience du trouble des pensées, des sentiments ou des actes ou autrement dit, l’aliéné, atteint de cette affection, possède la notion positive de la nature morbide des phénomènes cérébro-psychiques plus ou moins bizarres dont il se sent obsédé ; 2° l’irrésistibilité de ces mêmes actes, sentiments ou conceptions délirantes ils envahissent en effet le cerveau du malade, sans que sa volonté puisse leur opposer aucune barrière ; ils s’imposent à lui et le malheureux assiste, conscient mais impuissant, à ce despotisme morbide. Avant d’aborder l’énumération et la description des différentes variétés de folie avec conscience, il est utile de résoudre une question préjudicielle. Les différentes classes de faits, qui entrent dans le cadre de cet article, ont été longtemps confondus avec ce que l’on a appelé folie raisonnante, monomanie, folie morale, etc. On sait ce qu’ont d’artificiel toutes ces formes d’aliénation mentale dont on a voulu faire des types morbides bien distincts et bien dessinés. Quoi qu’il en soit, il s’agit, étant donnée la séparation entre la folie avec conscience et ces diverses variétés de folie, de bien établir leurs caractères distinctifs. La conscience de son état l’envahissement involontaire de l’esprit malade par des conceptions délirantes variées et par des impulsions instinctives multiples, constituent, avons-nous dit, les caractères distinctifs de la folie avec conscience. Ces caractères existent-ils dans la folie raisonnante, dans la monomanie, etc. ? Les malades, atteints de ces deux affections, présentent, il est vrai, des perversions des sentiments et des instincts, accomplissent des actes désordonnés, et tout cela d’une façon involontaire, impulsive même; mais, et c’est là ce qui les distingue des fous avec conscience, loin d’avoir la conscience de leur état maladif, ils ont au contraire la conviction profonde de l’intégrité de leur raison. Ils éprouvent des idées fausses, des impulsions involontaires, quelquefois même des illusions et des hallucinations, sans se rendre compte de leur caractère morbide et sans en apprécier la fausseté. Il n’en est pas de même de la folie avec conscience ; aussi faut-il admettre qu’il existe un caractère pathognomonique, permettant de rassembler dans un groupe commun les aliénés jouissant de la faculté d’apprécier les phénomènes insolites qui se produisent dans leurs centres nerveux. En outre, et nous terminerons par là ces généralités, nous ferons observer que l’influence de l’hérédité, eu matière d’aliénation, n’est nulle part plus manifeste et plus constante que chez les aliénés avec conscience de leur état.

L’étude clinique des faits de folie avec conscience est de date, pour ainsi dire, récente aussi les variétés qu’elle peut présenter ne sont-elles encore pour la plupart que vaguement déterminées. En tenant compte de nos connaissances actuelles sur ce sujet, on peut classer la folie avec conscience en trois groupes principaux, suivant qu’il y a lésion des fonctions intellectuelles, des sentiments ou émotions, enfin des actes. Ce groupement psychologique doit être considéré comme provisoire et ne reflétant qu’un momentde l’étude de cette forme de folie les découvertes cliniques ultérieures devant nécessairement amener des modifications importantes et dans la manière de concevoir les différentes espèces morbides et dans la manière de les classer. Si nous nous en tenons à notre classification, nous trouvons le trouble des fonctions intellectuelles avec conscience, dans une forme de folie bien déterminée et qui a reçu le nom de folie du doute avec délire du toucher ; celui des sentiments ou émotions, dans l’hypochondrie[p. 309] morale avec idées de suicideet dans l’agoraphobieou peur des espaceset enfin celui des actes, dans les impulsions homicides. A ces quatre variétés se réduisent aujourd’hui les faits connus de folie avec conscience. Nous allons décrire ici les trois dernières, renvoyant pour la première à l’article spécial qui lui est consacré et que nécessite l’importance des travaux qui lui ont été récemment consacrés (voy. FOLIE DU DOUTE AVEC DÉLIRE DU TOUCHER).

HYPOCHONDRIE MORALE AVEC IDÉES DE SUICIDE. J. Falret a le premier donné de cette affection une description complète; le tableau qu’il en a tracé fait connaître non-seulement les symptômes moraux, mais encore les signes physiques de cette maladie, et ce que nous allons en dire est en grande partie emprunté à son travail (J. Falret, De la folie raisonnante ou folie morale, Paris, 1866, p. 37).

L’hypochondrie morale avec conscience de son état est une variété de la mélancolie. Les malades qui en sont atteints présentent d’abord le fond commun de la mélancolie « ils ont une anxiété vague et indéterminée, une disposition générale à tout voir en noir, en eux-mêmes et dans le monde extérieur, et une grande prostration des forces physiques et intellectuelles. Tout leur paraît décoloré et sans attrait ; ils sont profondément découragés, et souvent même la vie leur est à charge. Ils sont, au moral, ce que les hypochondriaques sont au physique. Ayant parfaitement conscience de leur état, ils s’en affligent et s’en alarment, et en exagèrent même tous les symptômes. Ils sentent que tout est changé en eux et au dehors, et se désolent de ne plus apercevoir les choses à travers le même prisme qu’autrefois. Ils ont honte, ou même horreur de leur propre personne, et se désespèrent en songeant qu’ils ne pourront jamais retrouver leurs facultés perdues. Se croyant atteints d’une maladie incurable, contre laquelle on ne peut rien, ils regrettent leur intelligence évanouie, leurs sentiments éteints, leur énergie disparue ils ont peur de devenir complètement aliénés et de tomber dans la démence et dans l’idiotisme. Devenus insensibles et indifférents à tout, ils prétendent qu’ils n’ont plus de cœur, plus d’affection pour leurs parents et leurs amis, ni même pour leurs enfants. La mort de leurs proches ou des personnes anciennement aimées les laisse sans émotion; ils ne peuvent plus pleurer, disent-ils, et n’ont de sensibilité que pour leur propre malheur. Profondément égoïstes, ils abusent de la bonté de tous ceux qui les entourent, et ils déplorent eux-mêmes cet égoïsme sans parvenir cependant à faire renaître en eux les bons sentiments » (J. Falret, loc. cit., p. 57 et 58).

Après ce tableau général de la maladie, il faut entrer dans quelques détails sur les différents symptômes. Et d’abord l’intelligence de ces malades n’est pas aussi troublée que celle d’autres mélancoliques. Ce fond de tristesse, qui les caractérise, n’est pas accompagné des conceptions délirantes de ruine, de culpabilité, de damnation, d’humilité ou de persécution; en un mot, ils n’ont pas de conceptions délirantes proprement dites. On ne peut, en effet, considérer comme telles la peur de faire du mal, la crainte de la mort ou de la folie. Tout se réduit, pour ainsi dire, à une sorte de vague et de confusion dans les idées, à une certaine lenteur dans les conceptions. Ainsi eux-mêmes accusent un grand vide dans leur intelligence, qui est devenue complètement incapable de s’appliquer à des sujets étrangers à leur propre personne ou à leur santé morale. Le moindre travail les fatigue; suivre une conversation, écrire une lettre, lire même, leur devient une fatigue. Arrivés ce point, ils sont absorbés et distraits ; [p. 310] ils se contentent de répéter mentalement ou de vive voix les mêmes idées tristes, ne cessent de parler d’eux-mêmes et ne prêtent qu’une faible attention à tout ce qui se passe autour d’eux. On comprend facilement l’action d’une pareille vie intellectuelle sur la volonté. Celle-ci, en effet, semble devenir complètement impuissante. Ces malheureux veulent et ne veulent plus. Ils se sentent bien poussés à agir, mais ils n’ont pas la force de prendre une décision quelconque Sans initiative et sans énergie, ils restent le plus souvent dans l’immobilité. L’explication de cette inertie mentale se trouve dans le trouble des sentiments, dans l’exagération de ce que l’on a appelé l’émotivité. Il existe, en effet, chez ces malades un sentiment de crainte indéterminé, sous l’influence duquel ils ressentent des émotions involontaires et des terreurs instinctives, qui semblent les harceler nuit et jour. Elles sont provoquées ou par l’appréhension d’un grand malheur qui va leur arriver, ou par la crainte d’être menacés, eux et leurs familles, d’une catastrophe ou d’un événement inattendu. Enfin, ces malades ont des impulsions instinctives à faire ou à dire du mal, à proférer des paroles injurieuses et obscènes, ou bien à se faire du mal à eux-mêmes, à se jeter par la fenêtre ou dans la rivière. « Il se produit alors chez ces mélancoliques, dit à ce sujet J. Falret, un phénomène psychologique très-singulier, mais qui a son analogue dans l’état normal il consiste à se sentir à la fois repoussé et attiré par une idée ou par une action, de même que cela a lieu souvent pour un précipice, lorsqu’on est placé sur le sommet d’une montagne ou sur une tour élevée. C’est, en effet, une loi de l’esprit humain que les contraires s’attirent comme les semblables. Par cela même que ces malades ont la crainte d’être poussés malgré eux à faire du mal et qu’ils songent constamment à l’objet de leur crainte, ils s’y sentent comme invinciblement attirés » (loc. cit., p. 59). Les impulsions au suicide, parfois à l’homicide, naissent surtout chez ces mélancoliques, semblent être provoquées à la vue d’un couteau ou d’un autre instrument quelconque. Ils ressentent alors à la fois le désir très-vif de s’en emparer et la crainte d’être poussés à s’en servir, semblables à ces individus qui, en se rasant, ont peur d’être poussés involontairement à se couper la gorge. ll en est de même à la vue d’une rivière ou d’une fenêtre ouverte. Aussi ces malheureux, dans la peur de succomber à la tentation, supplient-ils instamment qu’on éloigne d’eux les objets vers lesquels ils se sentent attirés ou qu’on les maintienne eux-mêmes pour les empêcher d’accomplir l’acte qu’ils redoutent.

Cette maladie s’accompagne presque toujours de signes physiques ce sont des anesthésies et des hyperesthésies, des sensations douloureuses dans diverses parties du corps, certains symptômes d’hystérie et d’hypochondrie, de l’anxiété précordiale ce phénomène est presque constant, un sentiment de vacuité ou de pression à la tête, des palpitations, du malaise et de l’anxiété générale, un besoin incessant de mouvement, en un mot tous les symptômes physiques liés à un sentiment moral d’angoisse et de désespoir.

L’hypochondrie morale revêt le plus souvent la forme intermittente et se reproduit ordinairement plusieurs fois, sous forme d’accès, dans la vie d’un même malade. Quand l’accès est guéri, on voit disparaître comme par enchantement tous les symptômes physiques qui le rendent si pénible. Ajoutons enfin que cette affection est le plus souvent héréditaire et qu’elle est souvent liée à d’autres maladies nerveuses.

AGORAPHOBIE (Peur des espacesde Legrand du Saulle., Platzangst de [p. 311] Cordes). Historique. Sous le nom d’agoraphobie, Westphal a, le premier (Archiv für Psychiatrie, 1872), décrit une manifestation névropathique, vaguement entrevue par Morel (Du délire émotif, in Archives génér. de méd., 1866), présentant les caractères suivants état d’angoisse ou sentiment de crainte exagérée en traversant une place, un pont, une église, un endroit désert, etc. ; cette terreur irrésistible est le plus souvent accompagnée de tremblement et de faiblesse des membres inférieurs. Les malades, persuadés qu’ils ne pourront traverser l’espace, qui se présente devant eux, se refusent à marcher ; néanmoins l’angoisse diminue et cesse même complètement s’ils sont accompagnés, s’ils peuvent prendre le bras d’un passant, même s’ils ont l’appui d’une canne ou d’un parapluie.

L’attention une fois portée sur cet état morbide étrange, de nombreuses observations ne tardèrent pas à être publiées les mémoires succédèrent, pour ainsi dire, aux mémoires. L’année où parut le travail du professeur Westphal, Cordes publie un travail sur le même sujet (Archiv fur Psychiatrie, 1872). Les Anglais, à leur tour, S. Webber, Williams, Brown-Séquard, s’occupent de la question ; enfin M. Perroud, dans le Lyon médical(1873), et M. Legrand du Saulle à la Société médico-psychologique (séance du 31 juillet 1876), et dans une série d’articles publiés dans la Gazette des hôpitaux(1877 et 1878), ont fourni sur cette question d’intéressants documents ce dernier même, s’appuyant sur les causes diverses qui provoquent cet état névropathique, propose de l’appeler peur des espaces. Déjà M. Dechambre, en en citant un exemple, avait vivement critiqué l’expression d’agoraphobie(Gaz. hebd. 1873, p. 325).

Symptomatologie. Pour mieux faire saisir ce que les auteurs entendent par agoraphobie, nous croyons devoir analyser une des observations publiées par Westphal. Il s’agit d’un voyageur de commerce, âgé de trente-deux ans, d’une santé physique robuste, s’exprimant facilement et ne présentant aucun trouble de la motilité. Ce malade se plaint de se trouver dans l’impuissance de traverser une place et de ressentir dans ces moments un sentiment d’angoisse dont le siège est plutôt dans la tête que dans le cœur. Ainsi, s’il doit traverser une des grandes places de Berlin, il a le sentiment que cette distance est de plusieurs milles, que jamais il ne pourra atteindre le but, et en même temps l’angoisse le saisit ainsi qu’un tremblement général. Ces symptômes sont bien moindres ou disparaissent complétement, soit qu’il tourne la place en suivant les maisons, soit qu’il donne le bras à quelqu’un ou qu’il cause avec les personnes qui l’accompagnent même une canne ou un parapluie suffisent pour le rassurer. Le malade présente encore d’autres phénomènes curieux. La même angoisse le saisit dans la rue quand les magasins sont fermés, les dimanches et jour fériés toute peur, au contraire, se dissipera quand il pourra suivre de près une voiture qui traverse une place. Son malaise est bien plus prononcé à jeun qu’après un repas. Un ou deux verres de vin ou de bière atténuent la crise. Interrogé sur ce qu’il ferait si on l’abandonnait subitement dans une grande prairie, il avoue que rien que la pensée de se trouver ainsi seul l’effraie. Quant à savoir ce qu’il ferait, il l’ignore ; peut-être se jetterait-il la face contre terre et se cramponnerait-il à l’herbe.

On trouve chez ce malade tous les symptômes indiqués dans notre définition de l’agoraphobie la terreur irrésistible à la vue d’une place, le sentiment d’angoisse, le tremblement général, et enfin la disparition de tous ces phénomènes au moindre appui. Ce qu’on observe chez ce malade se voit chez beaucoup [p. 312] d’autres l’usage d’un vin généreux ou un bon diner atténue la peur. Cependant ce trouble psychique ne se manifeste pas seulement à la vue des rues et des places publiques ; en lisant les observations des auteurs on constate que les malades sont pris de la même peur au théâtre, à l’église, à un étage un peu plus élevé, à une fenêtre donnant sur une grande cour ou sur la campagne, dans un omnibus, dans une barque ou sur un pont; en un mot. ils ont peur de l’espace, du vide. Ainsi Westphal raconte d’après Brucke, l’histoire d’un curé qui se trouvait assailli d’une profonde terreur lorsqu’il était dans un lieu sans voûte ou sans plafond ; à la campagne, il avait soin de marcher le long des amis de rechercher l’abri des arbres; en plaine, il ouvrait sou parapluie, sous lequel il était plus rassure cet abri faisait disparaître toute angoisse. Legrand du Saulle (Gazette des hôpitaux, n°du mardi 25 octobre 1877) cite le fait d’un ,jeune lieutenant d’infanterie qui était saisi de peur quand il traversait une place publique en habits bourgeois, mais qui reprenait toute son assurance quand il traversait la même place en uniforme, le sabre au côté. Ce malade était saisi des mêmes troubles quand il apercevait le vide soit du haut d’une colline, soit d’une terrasse, soit d’une fenêtre d’un étage élevé. Aussi, après avoir souvent change de logement, était-il arrivé à louer une boutique dont il laissait les volets fermés; en tout temps il allumait une bougie, couchait dans l’arrière-boutique, sortait et rentrait par la petite cour de la maison.

Quelques-uns de ces malades, après avoir traversé une place, ne peuvent regarder derrière eux, ni revenir sur leurs pas, sans être repris aussitôt de la même terreur. D’autres même, très-tranquilles chez eux, peuvent, en excitant le souvenir des accès antérieurs, en y concentrant toute leur attention, provoquer une scène d’angoisses identique à celle qu’ils ont éprouvée à un endroit déterminé. Cet accès, bien qu’artificiel et volontaire, présente les mêmes caractères d’angoisses et de durée que l’accès accidentel et involontaire. Le fait suivant, cité par Morel, dans son travail sur le délire émotif (p. 16), semble rentrer dans la catégorie des cas de crainte des espaces par réminiscence. Il s’agit d’un M. de X. qui, comme le lieutenant dont nous venons de .raconter l’histoire, ne pouvait habiter d’autre milieu qu’un rez-de-chaussée ; montait-il, par distraction, au premier étage, il était pris de vertiges, d’étourdissements, et se sentait comme entraîné dans un précipice. Un soir, ce malade s’était couché tranquillement, et, après quelques instants, avait demandé discrètement à son domestique ce que signifiaient les planches et les matériaux qu’il avait remarqués accumulés dans un coin du jardin, voisin de sa chambre à coucher. Le domestique ayant répondu sans mystère que c’était un puits que l’on avait fait boucher, M. de X. fut pris d’une sorte de crise des plus intenses; il criait et sanglotait, se cramponnait à son domestique qu’il étouffait de ses étreintes. Morel remarque avec raison que le simple fait d’association morbide entre l’idée d’un précipice et l’impression qui en fut le résultat immédiat, avait suffi chez cet homme émotif pour provoquer cet accès d’affolement et d’angoisses.

Aussi Legrand du Saulle, en présence de cette complexité du phénomène, a-t-il proposé de substituer à la dénomination d’agoraphobie celle de peur des espaces.

Mais outre cette peur du vide, il existe d’autres symptômes dont il faut tenir compte. Cette angoisse, qui caractérise l’agoraphobie, se manifeste presque toujours par un serrement de cœur instantané; le cœur bat avec violence et le visage rougit. Nous avons déjà parlé du tremblement général et. du sentiment [p. 313] de faiblesse qui se déclarent dans les membres inférieurs souvent aussi les malades accusent des fourmillements et comme une sensation d’engourdissement et de froid. Sous l’empire de cette crainte inopinée, on a vu naître des. sueurs profuses. La plupart de ces malades, en sentant leurs jambes se dérober sous eux, croient marcher sur des pavés mobiles, mous et gras. Il semble à une malade, dont Legrand du Saulle publie l’observation, qu’elle s’enfonce dans de l’argile, que le sol rebondit, puis qu’elle s’enfonce encore. Un malade de Westphal assure que, dans ces moments, les pavés paraissent « couler en torrent sous ses pas ».

Quant à l’état mental de ces malades, nous ferons observer d’abord qu’ils ont tous conscience de leur état et qu’on peut avec raison les classer dans la catégorie des aliénés ou mieux des névropathiques avec conscience. Ce qui les tourmente surtout, c’est qu’on puisse les considérer comme aliénés ; tous s’appliquent à chercher des explications de leurs attaques et s’ingénient à trouver des moyens pour les éviter. Dans l’observation de Westphal, citée plus haut, on voit le malade, pour traverser une place ou une rue, longer les murs, se glisser derrière les voitures, accoster les passants, fixer les yeux sur une lanterne, etc. Un fait digne de remarque, c’est que les réflexions profondes, une distraction passagère, une conversation absorbante, tout ce qui, en un mot, détourne l’attention du malade, arrive aussi à empêcher la crise de se produire. Mais quelles explications ces malades donnent-ils de leur état, de quoi ont-ils peur ? Les uns diront qu’ils craignent de divaguer, de pleurer, de crier, de tomber, d’avoir un étourdissement, de s’évanouir; d’autres de mourir subitement, d’avoir une attaque d’apoplexie foudroyante ou une syncope mortelle d’autres encore, d’être considéré comme un poltron, de servir de risée, de passer pour un fou, d’avoir envie d’aller à la garde-robe ; quelques-uns, de disparaître à jamais, d’entrer dans le néant; presque tous enfin ont surtout peur. d’avoir peur, suivant l’expression de Legrand du Saulle.

Ces malades, ayant conscience de leur état, luttent le plus souvent très-énergiquement contre leurs craintes exagérées ; ils se raisonnent, se blâment, s’adressent à eux-mêmes d’énergiques encouragements. Quelquefois, il arrive au commencement de la maladie, qu’ils parviennent à se vaincre mais avec le temps, rien n’y fait, la peur est devenue irrésistible et, malgré les luttes intérieures les plus violentes, les malades sont vaincus et demeurent cloués en place.

On comprend facilement que les malades atteints de cette affection aiment, en général, peu sortir. « Ils se créent volontiers des habitudes sédentaires, dit Legrand du Saulle, et comme ils appartiennent pour la plupart aux professions libérales et aux classes intelligentes et élevées de la société, il en résulte qu’ils ont une certaine propension à écrire et qu’ils mettent avec une satisfaction relative leur médecin au courant de leurs angoisses, de leurs émotions et de leurs aventures. La correspondance des agoraphobes est une auto-biographie psychique, scrupuleusement exacte, sans redites bien nombreuses et sans interprétations trop fantaisistes. Les névropathes, après un accident, sont surpris, déconcertés, et, dans l’impossibilité où ils se trouvent de donner de leurs impressions anxieuses une explication valable, ils se contentent de l’exprimer avec précision et d’appeler la lumière. Dans la rédaction de leurs confidences, ils sont raisonnables, honnêtes et mesurés. Ils savent se limiter, ne parlent que de leur effroi non motivé et terrifiant, et déclarent qu’ils se portent du reste à merveille (Gazette des hôpitaux, 1877, n° 128). Ils diffèrent en cela des [p. 314] hypochondriaques qui, dans leurs écrits, se livrent à toutes les exagérations de langage, sont d’une prolixité désespérante dans la description de leurs souffrances imaginaires, et dans des lettres de plusieurs pages ont de la peine à passer en revue tous leurs maux.

Quelle est la genèse de ce trouble psychique, de cette peur des espaces ? De la lecture des observations, on peut conclure que ce phénomène morbide, qui peut quelquefois se déclarer d’une manière brusque, est le plus souvent préparé, lentement et graduellement, par des manifestations de nature diverse. Ainsi prenons le cas le plus fréquent celui d’un malade qui, à la suite d’une affection débilitante, est sujet à des vertiges, à des sortes de défaillances dans les- membres inférieurs. Cet homme hésitera à sortir de chez lui; il craindra de s’aventurer loin des objets qui peuvent lui servir de point d’appui; il appréhendera de quitter les maisons qu’il a pris l’habitude de raser, pour traverser une place. Enjamber un ruisseau, descendre un trottoir deviendront bientôt pour lui des actes au-dessus de ses forces. Dès lors aussi, les appréhensions sont devenues maladives ; la terreur, l’angoisse envahissent tout son être quand il s’agit de traverser une rue ou un endroit découvert il voit l’espace s’allonger à l’infini, dans une perspective démesurée il reste alors cloué sur place et ne peut plus ni avancer, ni reculer ; l’individu est agoraphobe.

D’après ce que nous venons de dire de la genèse de cette affection, l’agoraphobie peut être idiopathique ou deutéropathique. Dans le premier cas, le début de la maladie est brusque; il est lent, au contraire, quand l’état morbide est secondaire. Ainsi, lorsque les malades ne sont pas surpris subitement et en pleine santé par la peur des espaces, c’est que celle-ci a été précédée et est souvent encore accompagnée de tout un cortège de symptômes divers. Ce sont des migraines, des éblouissements, des bluettes, des névralgies périodiques, des tremblements passagers, des palpitations, de l’insomnie, des suffocations, des troubles de la sensibilité générale, des demi-défaillances, des bourdonnements d’oreille, des scrupules, des remords de conscience, des appréhensions lugubres, des frayeurs de toute nature mais il est important de constater que l’intelligence est conservée, les aptitudes viriles normales, qu’il y a intégrité de l’accommodation et absence de dyspepsie, de vomissements et de diarrhée. Étiologie. Dans l’étude de l’étiologie de l’agoraphobie, il faut distinguer suivant qu’elle est idiopathique ou deutéropathique. Certes, dans l’une et l’autre, on rencontre toujours une prédisposition nerveuse, le plus souvent héréditaire. Mais la première surtout s’observe chez les descendants d’apoplectiques, de convulsifs, de suicidés, d’aliénés ou d’épileptiques; une seule fois on a constaté l’hérédité directe de l’agoraphobie.

Quant au sexe, la proportion varie suivant les auteurs. Les cas de Westphal et de Brown-Séquard se rapportent à des hommes ceux de Perroud à des hommes et des femmes en égale proportion. Sur vingt-neuf cas observés par Cordes, il y a vingt-huit hommes et une femme. Les observations de Legrand du Saulle concernent des hommes quatre fois sur cinq. L’agoraphobie est donc une affection qui, comme on le voit par les chiffres, s’observe surtout chez les hommes. L’âge varie entre vingt-cinq et cinquante ans. Quant aux professions, nous avons déjà indiqué, dans le courant de cet article, que la peur des espaces semble être le monopole des hommes intelligents, lettrés, exerçant des professions libérales.

Enfin Legrand du Saulle a remarqué que, lorsque la peur des espaces est [p. 315] primitive, elle s’observe la plupart du temps chez les hommes ; la forme secondaire est, au contraire, beaucoup plus fréquente chez la femme et se retrouve confondue au milieu d’une foule de manifestations névropathiques. « Le sexe du malade, dit-il, sauf de rares exceptions, révèle donc d’avance, en quelque sorte, l’espèce de la névrose. L’homme est, en général, agoraphobe primitif et la femme agoraphobe secondaire. »

Cordes, qui a spécialement étudié les questions d’étiologie, a constaté chez deux de ses malades la maladie de Basedow ; pour tous, il indique des causes déterminantes multiples, généralement de nature débilitante, telles que le travail cérébral exagéré, des préoccupations morales très-vives, des maladies aiguës, des affections chroniques de l’estomac, l’abus du mercure, les excès vénériens, l’onanisme, la spermatorhée, etc. Toutes ces causes, il croit devoir les réduire à trois catégories les fortes contentions d’esprit, les excès de toute sorte, enfin les troubles gastriques prolongés (Cordes, Die Platzangst. in Archiv für Psychiatrie, t. III, 546).

Diagnostic. Le tableau qui a été tracé de l’agoraphobie permet facilement d’en établir le diagnostic ; néanmoins il importe de différencier cette affection de certaines autres avec lesquelles elle pourrait être confondue, telles que le vertige simple, le vertige épileptique, le vertige stomacal, l’hypochondrie, le délire émotif et la névropathie cérébro-cardiaque. Ce diagnostic différentiel a été fait avec soin par les différents auteurs qui ont écrit sur l’agoraphobie et en particulier par Legrand du Saulle.

a. Le vertige, comme on sait, est un état dans lequel il semble que tous les objets tournent et que l’on tourne soi-même. Dans le vertige simple, il existe un tournoiement apparent des objets, sans que la vue en soit obscurcie; dans le vertige ténébreux, appelé encore scotomie, au tournoiement apparent des objets se joint un obscurcissement tel de la vue que le malade a peine à conserver l’équilibre. Dans l’agoraphobie ou peur des espaces, on ne constate ni tournoiement, ni obscurcissement de la vue. Jamais, même dans les moments de plus profonde angoisse, l’agoraphobe ne se plaint de tourner lui-même ou de voir tourner les objets autour de lui. En outre, le vertige, qu’il soit simple ou ténébreux, peut se manifester dans une chambre, à table, lorsqu’on est couché dans son lit ; l’agoraphobie, au contraire, pour se produire, demande des conditions spéciales.

b.Dans le vertige épileptique, le malade éprouve, avec ou sans aura, un étourdissement soudain avec perte momentanée de la notion des objets extérieurs s’il est assis, il ne tombe pas; parfois même, quoiqu’il soit frappé étant debout, il a le temps de prendre un appui et de prévenir ainsi sa chute. Dans certains cas, on voit ces malades, au milieu d’une conversation, d’une occupation quelconque, s’arrêter soudainement, pâlir, conserver les yeux fixes, et rester ainsi immobiles pendant plusieurs secondes puis ils poussent un soupir, achèvent ce qu’ils disaient, sans se douter qu’ils viennent d’être malades. Rien de pareil chez l’agoraphobe. L’individu qui est saisi de la peur des espaces ne perd jamais connaissance; ayant conscience de son état, il apprécie les angoisses qu’il lui suscite au point que le souvenir de l’émotion peut rappeler l’émotion elle-même et tous les phénomènes qui l’accompagnent.

c. On sait ce que Trousseau entendait par le vertige stomacal ou vertigo a stomacho lœso. Ce sont des étourdissements, un sentiment de vide, de vague dans la tête, ou bien il semble au malade que ses tempes soient violemment [p. 316] étreintes dans un cercle de fer. Il éprouve un sentiment de froid glacial, voit les objets qu’il regarde colorés de diverses nuances souvent confondues ; quelquefois il semble apercevoir comme une grande roue noire qui se meut devant lui avec une excessive rapidité. S’il est debout, tout tourne autour de lui ; il est obligé de fermer les yeux et de se tenir dans la plus complète immobilité, car il sent ses jambes vaciller, fléchir sous lui; il va tomber et tombe même quelquefois. S’il est couché, il croit voir son lit tourner suivant un axe qui le traverserait de la tête aux pieds, ou c’est lui-même qui se voit entraîné dans un mouvement de rotation. Ces phénomènes vertigineux sont habituellement accompagnés d’un état nauséeux, que les malades comparent au mal de mer. « La moindre circonstance, ajoute Trousseau (Clinique médicale, t. III, p. 4), peut devenir l’occasion du développement de ces vertiges. Un mur treillage, une file de barreaux, une tenture rayée dans un appartement, les font naître treillage, barreaux, raies de la tenture se confondent entre eux, dans une sorte de brouillard, et la vue s’obscurcit. Il suffit même d’un mouvement un peu brusque, il suffit que le malade lève la tête pour qu’ils surviennent. Une particularité intéressante à noter, c’est que rien de semblable n’arrive, en général, quand le malade baisse la tête, contrairement à ce qui a lieu lorsque le vertige dépend d’un état congestif de l’encéphale. » En dehors de cet état vertigineux, les malades souffrent de troubles gastriques divers ce sont. des douleurs d’estomac, un sentiment de pesanteur, des crampes, des flatuosités, des éructations acides ordinairement non nidoreuses, des vomissements glaireux ou muqueux, de la constipation ou quelquefois de la diarrhée, etc. Ce tableau ne ressemble en rien à celui que nous avons tracé de la peur des espaces, et il nous semble même inutile, après les avoir rapprochés l’un de l’autre, d’en faire ressortir les dissemblances.

d. Nous avons déjà indiqué plus haut la différence qui existe au point de vue des écrits, entre l’agoraphobe et l’hypochondriaque. La préoccupation constante de son état de santé, sa sollicitude à examiner sans cesse sa gorge, sa langue, ses. organes génitaux, à se tâter, à se palper, à examiner ses urines, ses excrétions de toute nature, ses exagérations dans le choix du régime, sa passion de la lecture des ouvrages de médecine tout cela ne suffit-il pas pour caractériser le nosomane et le distinguer de l’agoraphobe, dont la souffrance n’est pas imaginaire et qui éprouve des angoisses effrayantes dans des circonstances déterminées et presque toujours identiques.

e. Nous ne rappelons ici que pour mémoire le délire émotif. Sous ce nom, Morel a décrit une classe disparate de faits, présentant comme caractère commun une impressionnabilité anxieuse exagérée. On y trouve des cas de folie du doute avec délire du toucher, des cas de panophobie et même un fait de peur des espaces, que nous avons cité plus haut. En somme, dit Legrand du Saulle, le délire émotif n’est rien autre chose que la résultante de toutes les impressionnabilités anxieuses possibles, tandis que la peur des espaces se limite à une angoisse pénible, terrifiante, en face du vide ou dans les conditions absolument spéciales.

f. On connaît la névropathie cérébro-cardiaque, décrite ici même par Krishaber. Voy, CÉRÉBRO-CARDIAQUE (Névropathie). Cet auteur admet pour cette unité pathoLogique quatre groupes de symptômes constants des troubles des sens, de la locomotion, de la circulation, et quelques phénomènes secondaires. Les troubles sensoriels consistent en conceptions fausses ou perverties, pouvant aller [p. 317] jusqu’à un état analogue à l’ivresse alcoolique, mais qui n’est jamais le délire réel. Les troubles de la locomotion sont les suivants abolition du sentiment ̃l’équilibre causée par du vertige ou des étourdissements, quelquefois paraplégie jusqu’à complète résolution des membres, d’autres fois simple parésie. Dans certains cas, on observe des impulsions involontaires, et le malade marche malgré lui dans des directions déterminées. Comme troubles de la circulation, on note l’augmentation du pouls, de fréquentes et violentes palpitations. Enfin, quand aux phénomènes secondaires, ce sont des nausées, des vomissements, de la diarrhée, de l’anorexie, des dyspepsies, des sueurs, de la lassitude générale, des frissons avec tremblements, etc. Il est impossible de confondre la névropathie cérébro-cardiaque avec la peur’ des espaces. Dans cette dernière, pas de troubles des sens, ni amblyopie, ni photophobie, ni hyperesthésie d’aucun sens; pas de vertige, ni de paraplégie, encore moins d’impulsions involontaires; mais un état spécial qui se produit à la vue du vide et qui semble clouer sur place le malade, en lui faisant subir toutes les angoisses de la terreur la plus profonde.

Pronostic.Nous dirons peu de chose du pronostic de cette affection. Tous les observateurs sont d’accord pour reconnaître que l’agoraphobie n’est pas une maladie qui compromette l’existence. Mais si elle n’est pas dangereuse par elle-même, le pronostic en est presque toujours assez grave. En effet, les guérisons sont rares ; les récidives et les rechutes fréquentes.

Lorsque la peur des espaces est idiopathique, elle peut guérir assez rapidement ou même brusquement, soit par suite de la disparition de la cause qui l’a produite, soit sous l’influence d’un traitement approprié, soit après une grave maladie comme la fièvre typhoïde ou le choléra, soit même après une vive émotion ou une grande douleur morale. Quand l’agoraphobie est secondaire, qu’elle se lie à des manifestations névropathiques de nature diverse, son pronostic est variable ; il est en grande partie celui de l’affection dont elle est un symptôme.

Traitement.Legrand du Saulle donne, sur le traitement de l’agoraphobie, quelques conseils généraux qu’il nous paraît utile de reproduire ici. « Il importe au premier chef, dit-il, de ne point prendre les agoraphobes pour des malades imaginaires, car on les exaspère et on les décourage inutilement. La raillerie est ici d’autant moins une arme de la thérapeutique qu’elle s’adresse à une situation pathologique réelle, pénible et digne d’égards Une sollicitude attentive, sympathique et consolante provoque toutes les confidences et fait taire l’amour-propre. Le malade se livre, avoue ses craintes et confesse ingénument ses petitesses, ses ridicules, ses angoisses et ses terreurs. C’est aux médecins qu’il appartient de détruire avec autorité certains préjugés et certaines appréhensions, de démontrer que les menaces d’apoplexie imminente ne reposent absolument sur rien, que la mort subite n’est pas à redouter, que la vie n’est aucunement compromise, et qu’il ne saurait être un seul instant question d’un signe avant-coureur de la folie. Lorsque cela est possible, on doit remonter ensuite à la cause première et essayer de la combattre. Dans tous les cas, il ne faut jamais désespérer, et il faut toujours se tenir prêt à la lutte » (Gazette des Hôp., 1878, n° 15).

Le traitement de l’agoraphobie est physique ou moral. Le traitement physique diffère suivant que l’affection est idiopathique ou deutéropathique. Lorsque la peur des espaces est secondaire, son traitement doit nécessairement se [p. 318] subordonner et se combiner avec tous les agents thérapeutiques employés contre l’état pathologique prédominant. Quant à l’agoraphobie primitive, puisque les causes principales qui la provoquent sont le travail intellectuel exagéré, les abus génésiques et les troubles gastriques, les premières indications thérapeutiques doivent consister dans un repos cérébral absolu, ou tout au moins relatif, dans l’emploi des toniques généraux, dans le séjour à la campagne et les bains de rivière, ainsi que, suivant les cas, dans l’usage des amers, des eaux minérales alcalines, du lait froid, de la bière et de certaines préparations pharmaceutiques réputées digestives. Legrand du Saulle a obtenu de très-bons résultats par l’administration de bromure de potassium à la dose de 2, de 3 ou à grammes par jour, soit isolément, soit concurremment avec l’hydrothérapie. Cette dernière est néanmoins le moyen thérapeutique le plus puissant mais on n’en obtient d’heureux résultats que s’il est suivi longtemps et avec persévérance, Westphal a employé, mais sans grand succès, l’électricité, sous la forme de courant continu, en l’appliquant en différents endroits, sur le cou, au niveau du grand sympathique, sur la tête et aux vertèbres cervicales supérieures.

Quant au traitement moral, il consiste surtout dans la persuasion morale; il faut que le médecin impose sa volonté et ne cesse de démontrer avec conviction l’inanité du péril. De son côté, le malade ne doit pas rester passif. « L’agoraphobe, dit avec raison Perroud (Note sur l’agoraphobie, in Lyon médical, 1873, p. 90), doit s’habituer à vaincre ses terreurs ; qu’il commence par franchir malgré ses angoisses des espaces restreints, pour aborder ensuite des espaces plus étendus. Aujourd’hui c’est une rue étroite dont il franchira la chaussée, demain ce sera un square, plus tard une place plus vaste ; dans ces essais, le malade se fera d’abord accompagner à une certaine distance, puis la distance à laquelle se tiendra son compagnon sera peu à peu augmentée ; progressivement l’agoraphobe s’habituera à avoir confiance en ses propres forces, et son affection disparaîtra. » Cette sorte de gymnastique ayant réussi à l’auteur chez une de ses malades, il y a tout profit à l’utiliser.

Théories. Quelques mots en terminant sur les théories ou explications de physiologie pathologique que les observateurs ont essayé de bâtir pour rendre compte de cet état névropathique.

Benedikt, le premier (Wiener med. Iahrb, 1870), s’appuyant sur un seul fait, l’explique par un trouble de la vue. Le malade qui lui sert de preuve présentait, en effet, une grande faiblesse du pouvoir convergent et de la vue latérale ; il avait de la diplopie quand l’œil obliquait de 50 degrés. De là résultait, suivant l’auteur, un manque d’équilibre entre les incitations produites sur les muscles convergents par les images latérales et celles qu’excite la tache jaune. Ce n’est qu’en fixant avec attention un objet quelconque, par exemple une voiture qui marche devant eux, que les individus arrivent à supprimer les incitations musculaires provenant des parties latérales de la rétine, et à se rendre maîtres du phénomène. A cette théorie, un peu absolue, Westphal objecte avec raison qu’il existe des irritations des parties latérales de la rétine et des mouvements visuels de côté dans une rue étroite, dans une chambre aussi bien que sur une place, dans une plaine, etc. Pourquoi ces prétendues irritations ne produiraient-elles alors de résultat pathologique que dans ces derniers cas? D’ailleurs, la peur des espaces est un trouble d’ordre psychique les malades accusent, non point du vertige, mais de l’anxiété, et s’ils éprouvent du soulagement à la vue d’une voiture, c’est qu’elle leur procure un degré de sûreté relatif, loin [p. 319] de jouer le rôle mécanique d’un point qui fixe leurs regards. Ne se contentant pas de ces objections, Westphal chargea un ophthalmologiste de pratiquer avec soin l’examen de trois de ses malades; mais rien ne vint confirmer la théorie de Benedikt.

Westphal se demande s’il n’y a pas lieu d’attribuer à l’épilepsie cette peur des espaces. Il discute avec soin toutes les raisons qui pourraient affirmer ou infirmer cette théorie mais il croit devoir conclure que dans l’état actuel de la science il est préférable, avant de conclure, de bien observer les phénomènes et d’en faire une analyse approfondie.

Se plaçant sur le terrain physiologique, Cordes, qui a été agoraphobe lui-même, a institué une théorie qui a pour elle une grande apparence de vérité (Die Platzangst, in Archiv für Psychiatrie, 1872). Partant de ce point de vue que l’agoraphobie est un symptôme d’épuisement parésique du système nerveux moteur, il conclut qu’elle n’est qu’une perturbation du sens musculaire ou de la musculation ; qu’il s’agit dans ce cas d’un trouble pathologique de cette portion du cerveau qui préside, non-seulement à la locomotion, mais aussi à la sensation musculaire; que cette perturbation modifie l’état psychique au point d’amener un sentiment de peur. Celui-ci, à son tour, réagissant sur la musculation, amène dans les cas ordinaires un simple tremblement; mais, quand il y a angoisse, il se produit une véritable parésie musculaire.

III. IMPULSIONS HOMICIDES AVEC CONSCIENCE. Les observations d’impulsions homicides avec conscience sont nombreuses dans les annales scientifiques. Spurzheim cite le fait suivant : « A Vienne, un homme mélancolique ayant vu l’exécution d’un criminel, éprouva une émotion si forte de l’âme, que tout à coup il sentit un penchant irrésistible à tuer. Il conserva néanmoins la conscience nette de sa situation, et la plus grande aversion pour un pareil crime. Il pleurait, et il avait des angoisses extrêmes ; il se tordait les mains il exhortait ses amis à prendre garde, et les remerciait quand ils le menaçaient » (Observations sur la folie, p. 71). Marc a recueilli et enregistré beaucoup de cas de folie homicide avec conscience. Le suivant en est un exemple bien connu et souvent cité. « Dans une maison respectable, en Allemagne, une mère de famille rentre chez elle; une domestique, contre laquelle on n’a jamais eu de motifs de plainte, paraît dans une grande agitation; elle veut parler seule à sa maîtresse, se jette à ses genoux, et lui demande en grâce la permission de quitter la maison. La maîtresse, étonnée d’une semblable prière, veut en connaître le motif, et elle apprend que, toutes les fois que la malheureuse domestique déshabille l’enfant, et qu’elle est frappée de la blancheur de ses chairs, elle éprouve le désir presque irrésistible de l’éventrer. Elle craint de succomber, et préfère s’éloigner. Cet événement s’est passé, il y a une vingtaine d’années, dans la famille de M. de Humboldt, et cet illustre savant me permet d’invoquer son témoignage » (De la folie considérée dans ses rapports avec les questions médico-judiciaires, t. II, p. 101). Le même auteur cite encore le fait d’une dame qui prévenait elle-même quand l’idée de tuer quelqu’un allait la saisir, demandait à être maintenue avec une camisole de force, et. annonçait ensuite le moment où l’on pouvait lui rendre, sans danger, la liberté de ses mouvement ; enfin, celui d’un chimiste qui, sollicité de même par des désirs homicides, se faisait attacher les deux pouces avec un ruban, et trouvait dans ce simple obstacle le moyen de résister à la tentation. [p. 320]

Dans tous ces faits, on trouve les deux caractères essentiels de toute folie avec conscience : 1° la notion positive de la nature morbide de l’impulsion ; 2° l’irrésistibilité de cette dernière. Dans tous ces cas aussi, on voit les malades repousser bien loin d’eux l’idée de commettre le crime ils résistent à l’instinct qui les pousse, et, s’ils n’ont pas assez de force de volonté pour dominer leur funeste penchant homicide, ils invoquent un secours étranger. Mais il existe des cas où l’impulsion est tellement dominante que les malheureux qui en sont possédés ne peuvent plus lui opposer aucune résistance; alors ils mettent au service de l’acte horrible qu’ils vont accomplir toutes les ressources de leur esprit. Les annales judiciaires contiennent un grand nombre de crimes horribles exécutés par des malades de cette catégorie. Ils ne doivent pas être confondus avec les épileptiques, dont tous les actes, criminels ou autres, sont marquée du cachet de l’inconscience (voy. Legrand du Saulle, Étude médico-légale sur les épileptiques, Paris, 1877, et Falret, État mental des épileptiques, in Archiv. gén. de med., 1860-1861).

On comprend sans peine l’importance qu’il y a à séquestrer tous les malades atteints de cette variété de folie, et toutes les difficultés qui peuvent se présenter au médecin légiste appelé à résoudre le problème médico-légal de l’irresponsabilité de l’homicide commis. Toute question de médecine légale est une question clinique; chaque cas devra donc être étudié avec soin, non-seulement dans l’acte en lui-même, mais encore quant à la marche des symptômes physiques et moraux qui ont précédé ou suivi cet acte. L’impulsion homicide est, en effet, souvent accompagnée d’autres manifestations secondaires qui peuvent éclairer le diagnostic et indiquer les circonstances morbides qui ont poussé le malade à l’action (voy. Falret, art. REPONSABILITÉ LÉGALE DES ALIÉNÉS).

Ant. RITTI.

Bibliographie. —Spurzheim.Observations sur la folie ou sur les dérangements des fonctions intellectuelles et morales de l’homme, 1818. —Esquirol. Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal. Paris, 1838. —Marc. De la folie considérée dans ses rapports avec les questions médico-judiciaires, 2 vol. Pari 1840. —Delasiauve. De la monomanie ait point de vue psychologique et légal. In Annales médico-psychologiques, 1853 et 1854. Du même. Des pseudo-monomanies ou folies partielles diffuses. In Annales médico-psychologiques, 1859. —Falret et Delasiauve. discussion à la Sociélé médico-psychologique sur les aliénés avec conscience. In Annales médico-psychologiques, 1869. —Maudsley. Le crime et la folie, traduction française. Paris, 1871. —Foville. Article Folie instinctive ou folie des actes. In Nouveau dictionnaire de médecine et de chirurgie pratiques. —Falret.De la folie raisonnante ou folie morale. Paris, 1806. —Falret, Lunier, Delasiauve, Fournet, Baillarger, etc. Discussion à la Société médico-psychologique sur la folie avec conscience. In Annales médico-psychologiques, 1875 et 1876.
Agoraphobie. Morel. Du délire émotif, névrose du système nerveux ganglionnaire viscéral. In Arch. gén. de méd., 1806. [en ligne sur notre site]— Besedikt. Platzschwindel. In Allg, Wien. med. Zeit., 1870, n° 40. —Westphal. Die Agoraphobie, eine neuropatische Erscheinung. In Archiv für Psychiatrie und Nervenkrankheiten, t. III, 1872. —Du même. Nachtrag zu dem Aufsatze “Ueber Agoraphobie.” In Archiv. ftïr Psychiatrie, t. III, 1872. —Webber (J.). Agoraphobia. In Boston Med. and Surgical Journ., novembre 1872. —William. Agoraphobia. In Boston Med. and Surg. Journ., décembre 1872. —Coudes. Die Platiangst (Agoraphobie), Symptom einer Erschöpfungsparese. ln Archiv für Psychiatrie, t III, 1872. Anal. par Bouchereau, in Revue de Hayem, 15 janvier 1875. —Brown-Séquard. Agoraphobia, In Archives of Scientific and Praclical Med., 1875, n° 2. —Perroud. Note sur l’aqoraphobie. In Lyon médical, 1873, n° 11. —Dechambre. De l’agoraphobie. In Gazette hebdomadaire, 1873, p. 325. —Legrand du Saulle, Delasiauve, Falret et Fournet. Discussion sur l’agoraphobie, ou peur des espaces à la Société médico-psychologique. In Annales médico-psychologiques, 1876. —RITTI. De l’agoraphobie. In Gazette hebdomadaire de médecine, 1877, n° 43. —Legrand ou Saulle. La peur des espaces (Agoraphobie des Allemands). Névrose émotive. In Gazette des hôpitaux, 1877 et 1878. Bongrand. Réflexions à propos de trois cas d’agoraphobie. Thèse de Paris, 1878. A. R.

 

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