Anonyme. Sœur Saint-Fleuret. Une religieuse mordue par le diable. Extrait du journal « La Lanterne », (Paris), vingt-cinquième année, n° 9185, mardi 17 juin 1902, page 2, colonne 2-3.

Anonyme. Sœur Saint-Fleuret. Une religieuse mordue par le diable. Extrait du journal « La Lanterne », (Paris), vingt-cinquième année, n° 9185, mardi 17 juin 1902, page 2, colonne 2-3.

 

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SŒUR SAINT-FLEURET

UNE RELIGIEUSE MORDUE PAR
LE DIABLE

À l’orphelinat de Grèzes. — Les tribulations
de sœur Saint-Fleuret. — Brûlures et empreintes
de mâchoires. — A quand le pèlerinage ?

Les journaux de l’Aveyron ayant raconté des faits extraordinaires qui se passeraient à l’orphelinat de Grèzes, près de Laissac, concernant une religieuse de cet établissement, nous avons demandé confirmation à notre correspondant de Rodez, qui nous adresse la dépêche suivante :

Rodez, 14 juin.

Une religieuse, la sœur Saint-Fleuret, originaire du canton de Bozonis, est bien atteinte de démonomanie. Cela dure depuis plusieurs années. Mais les crises sont devenues plus aiguës il y a quelque temps. Après un scandale qu’elle occasionna à l’église, on lui a retiré la garde des enfants. Elle est maintenant à peu près toujours dans sa chambre, sans cependant y être séquestrée, puisqu’elle se promène à son loisir.

Mais elle est continuellement gardée et soignée par une infirmière, qui lui est exclusivement attachée et elle est l’objet de tous les égards que réclame son fâcheux état.

La malheureuse est, en effet, toujours hantée par son horreur contre l’église et les objets dits sacrés.

Sa principale monomanie est actuellement de lacérer et de détruire fiévreusement ces objets.

La sœur Saint-Fleuret se croit possédée, presque tous les ecclésiastiques du pays, le croient d’ailleurs également.

Jacques Callot, 1614-1615 (Détail)

Dans ses crises, il semble à la religieuse que le diable la mort ou la brûle sur divers endroits de son corps ; elle pousse alors des cris tellement aigus qu’on les entend fort loin du couvent. Il paraît avéré qu’on a relevé sur la peau de la sœur Saint Fleuret, et aux endroits où elle souffrait si fort durant la crise, des brûlures et des empreintes de mâchoires.

Le voisinage d’un Christ, d’une image pieuse, d’un livre de prières, mettent sœur Saint-Fleuret hors d’elle-même ; elle exècre tout objet religieux ; on prétend qu’elle n’a pas besoin de voir ces objets, qu’elle les devine quand on les approche, si cachés qu’on les tienne, et se précipite pour les détruire.

M. Lavignac, évêque in partibus, est allé la voir il y a quelque temps. Elle a commencé par lui cracher à la figure. On dit qu’elle a entretenu ensuite avec lui une conversation en langue caraïbe. Cette paysanne dénuée d’instruction parlerait aussi, dans ses crises, les diverses langues européennes.

Par Belzébuth ! l’histoire est délicieuse et nous nous en voudrions de ne point donner, après la relation du miracle du Saint-Suaire, la large publicité de la Lanterne à cette nouvelle preuve « scientifique » du bien-fondé des dogmes catholiques, apostoliques et romains.

Saint-Fleuret nous parait se désintéresser par trop de la pauvre petite bonne sœur qui s’est volontairement placée sous son invocation. Notre mère la Croix aura beau prétendre qu’il a trop affaire dans les salles d’armes, où l’appellent ses fonctions de patron des escrimeurs : ce n’est pas une excuse.

La démonomanie

Parlons maintenant de manière sérieuse et envisageons, avec les données de la science et de l’histoire, le genre d’aliénation mentale en présence duquel nous place le cas de la religieuse de Grèzes. Les théologiens, qui le connaissent depuis le quatrième concile de Carthage, l’appellent possession ; les médecins, plus simplement, démonomanie.

Démonomanes

Voilà certes un beau cas de démonomanie. Ainsi, en effet, les médecins appellent-ils ce genre d’aliénation mentale qui, au moyen-âge et jusque dans les temps modernes, envoya au bûcher un si grand nombre de malheureux, convaincus, par sentences de tribunaux ecclésiastiques, d’être possédés du démon.

Nous n’avons pas l’intention de raconter, à propos de la religieuse hystérique de Grèzes, la longue histoire des possessions diaboliques, qui furent, pour le moyen âge et le commencement de l’âge moderne, un objet de terreur et une occasion toujours nouvelle de déployer les rigueurs d’un fanatisme ignorant et ombrageux. Remontons seulement au seizième siècle, qui s’est signalé par une effrayante recrudescence de possessions diaboliques.

L’horrible fléau sévissait épidémiquement ; des communautés, des villes entières étaient possédées des démons, et les exorcistes se lassaient d’allumer des bûchers et de combattre le malin esprit avec toutes les armes que la foi mettait à leur service. Le dix-septième siècle ne s’ouvrit pas sous de meilleurs auspices. Le démon, qui a du goût, il n’en faut point douter, semblait s’être fixé dans les couvents de filles ; en 1609, le couvent des Ursulines d’Aix ; en 1613, celui de sainte Brigite, à Lille, et en 1632 celui des ursulines de Loudun, étaient envahis par l’épidémie démonomaniaque.

Cette dernière affaire fit du bruit ; tout ce qu’il y avait de jurisconsultes et de polémistes se passionna pour le procès qui s’ouvrait à Loudun. On sait que le terrible drame se termina par la mort du malheureux Urbain Grandier. [p. 2, colonne 3]

Les symptômes habituels de la démonomanie, ou folie religieuse, ou folie démoniaque, ou démonopathie, sont ceux décrits par notre correspondant de Rodez. Mais la démonomanie se complique encore souvent d’érotomanie et de nymphomanie chez les femmes plus profondément hystériques. Le diable apparaît aux femmes sous des formes attrayantes, les séduit et obtient d’elles les faveurs les plus secrètes. Au moyen âge, ce genre de possession était extrêmement commun, et le moindre rêve érotique que faisait une femme en dormant se traduisait pour elle en une possession démoniaque. Les malheureuses s’en accusaient en confession, et le nombre des victimes qui périrent sur le bûcher, coupables du crime imaginaire d’avoir été possédées la nuit par le démon, est aujourd’hui incalculable.

Cette maladie est une déviation de la grande hystérie. Elle a comme prodrome une prédisposition naturelle, qui devient aiguë par l’influence du milieu ambiant : profondes méditations, veilles, fatigues, longs jeûnes, qui exaltent au-delà du possible l’imagination des mélancoliques. Elle résulte d’une véritable auto-suggestion; qu’entretiennent les exercices de piété outrée, les terreurs de l’enfer, les scrupules, quelquefois la passion contrariée, des chagrins profonds ou l’inclination au vice.

La démonomanie n’atteint d’ailleurs que les esprits faibles ; elle sévit de préférence sur les femmes et les enfants ; l’ignorance et la superstition la font naître, l’entretiennent et la propagent.

Un mal épidémique

Le côté le plus étrange de cette singulière, affection est la facilité avec laquelle elle devient épidémique, se propageant sans doute manifestations hystériques. Au moyen âge, il y eut en Europe de terribles épidémies de démonomanie, et les bûchers s’allumèrent plus d’une fois pour l’extermination des malheureux démonomaniaques.

On pouvait penser qu’avec le progrès des lumières, la démonomanie cesserait à jamais de se montrer à l’état épidémique ; on le crut jusqu’à l’époque où, en plein dix-neuvième siècle, en Europe, disons mieux, en France même, dans les régions déshéritées de la Savoie, éclata l’épidémie de Morzine.

C’était en 1857. La maladie débuta chez deux petites filles très pieuses. Ces enfants, pendant leurs crises, grimpaient sur les arbres comme des chats, sautaient d’une branche à l’autre, en descendaient la tête en bas. Elles parlaient plusieurs langues qu’elles ne comprenaient pas (ceci au dire des bonnes gens du pays). On les considéra comme possédées et les prêtres les exorcisèrent. Mais l’épidémie gagnait.

Le ministre de l’intérieur dut s’en émouvoir et envoya le docteur Constans, inspecteur général du service des aliénés. Ce médecin trouva soixante-quatre personnes atteintes de l’affection régnante à Morzine, la plupart célibataires, hystériques, paresseuses, loquaces, exaltées, fantasques, se réunissant entre elles, s’excitant mutuellement et abusant du café noir. Elles se croyaient possédées et entraient en crise quand on le mettait en doute.

Le docteur Constans essaya du traitement nerveux et des médicaments ; mais ce fut sans succès, les convulsionnaires se refusant à exécuter les prescriptions du médecin. Il modifia alors sa tactique, et toute sa thérapeutique se borna aux prescriptions que voici : changement du curé de Morzine, envoi d’une brigade de gendarmerie jet d’un détachement d’infanterie. Les démoniaques furent intimidés et l’épidémie cessa comme par enchantement.

Consciemment ou non, la religieuse de Grèzes apporte aujourd’hui sa contribution à cette histoire de la bêtise humaine. Les temps sont heureusement révolus, et au lieu de tirer parti de l’incident au profit de la religion catholique, les journaux cléricaux vont plutôt éprouver quelque embarras à le relater. Nous nous promettons, quant à nous, de revenir sur ce curieux sujet.

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