André Delrieu. Psychologie du rêve. Partie 1. Extrait de la « Revue de Paris », (Paris), nouvelle série, tome premier 1839, pp. 98-125.

André Delrieu. Psychologie du rêve. Partie 1. Extrait de la « Revue de Paris », (Paris), nouvelle série, tome premier 1839, pp. 98-125.

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André Delrieu. La Bibliothèque nationale n’a aucune référence de date de naissance ou de décès pour André Delrieu qui en tant qu’« écrivain-auteur dramatique » a publié plusieurs ouvrages dans la première moitié du fixe siècle. Dans La lorgnette littéraire : dictionnaire des grands et des petits auteurs de mon temps de Charles Monselet, publié en 1857, André Delrieu est mentionné comme « un homme d’un très grand talent, cœur allemand, esprit français. Le rêve et la seconde vue l’ont beaucoup préoccupé.» – Collaborateur habituel de la Revue de Paris.
Quelques publications :
Les Enfants-Trouvés, 1831.

[p. 98]

PSYCHOLOGIE DU RÊVE.

PREMIERE PARTIE.

Non omnis moriar.
HORACE.

 

A l’entrée du port de Plymouth est un rocher fameux par ses naufrages. La basse mer le laisse nu, la haute le couvre. Winstanley entreprit d’y construire à ses frais un fanal qui demandait une masse de bâtimens de la plus inébranlable solidité. Le public ne croyait pas au succès de l’entreprise ; Winstanley triompha. Un jour, on vit son fanal dominer ironiquement la mer. L’architecte souhaitait même, en quelque façon, une tempête extraordinaire qui mît à l’épreuve la force du monument. Elle parut enfin, cette tempête ; à son approche, Winstanley alla, plein de confiance, la braver sur le môle qu’il avait bâti…. L’œuvre et l’ouvrier périrent !

Le secret de l’âme humaine est un roc inébranlable que les métaphysiciens, ne pouvant le sonder à leur aise, ont entrepris de couronner par la physiologie, comme d’un bastion d’où il leur serait facile de tirer à bout portant sur la crédulité publique. Locke, Bacon, Cabanis, Condillac, Maupertuis, Broussais, élevèrent glorieusement leur fanal. Il en résulta une dévastation affreuse dans les sentimens instinctifs, traditionnellement confiés par la providence à notre cœur [p. 99] et dont le culte faisait tout le soulagement moral de l’homme sur la terre. Le plus antique, le plus sublime, le plus consolateur, le plus utile même de ces sentimens était notre foi dans certaines destinées futures, noble préoccupation qui donnait à la pensée un but en harmonie avec ses goûts. Eh bien ! ce sentiment essentiel ne fut pas mieux respecté que les autres. Le secret de l’âme humaine, perdant ainsi peu à peu tous les dehors vénérés qui le recommandaient jadis au vulgaire, demeura seul, mais constamment insondable, entre les mains de la physiologie qui se fit une base du roc isolé qu’elle désespérait de fendre. Il demeura, comme le Prométhée de Byron, avec

A silent suffering and intense,
The rock, the vulture, and the chain !

avec une souffrance muette et profonde, le rocher, le vautour, la chaîne ! La chaîne, ce fut le rideau dont Dieu cache les mystères de notre origine; le vautour, c’est la science qui analyse et qui blasphème. Or, la tempête ou la réaction n’a pas été tardive ; à la voix de Kant, de Herder, de Vico et de Cousin, la mer des opinions religieuses s’est violemment agitée ; les idées de Platon ont reconquis leur empire, et le flot a éteint le fanal de la physiologie contemporaine.

Moment songeur (1909) – Wilhelm Wachtel

Il ne reste plus que des débris formidables. Si d’ailleurs le secret de l’âme humaine devient l’objet d’un nouveau duel, c’est par les phénomènes de l’exaltation mentale que devra s’engager la lutte. Il s’est construit dans ce domaine, depuis un demi-siècle, un immense édifice ; les tentatives de la physiologie y sont désormais fort peu à craindre. Pareils aux dieux infernaux de Milton, qui s’éclairaient de leurs propres ténèbres, les accidens magnétiques, par leur obscurité même, bouleversent les prévisions et les calculs de la science. Il est impossible aujourd’hui que le somnambulisme, la catalepsie, la seconde vue, la vision, et généralement tous les paroxismes nouveaux qui paraissent se rattacher à l’influence d’un fluide ignoré, ne réussissent pas tôt ou tard à fonder la voie hardie par laquelle on découvrira la nature de l’âme. Sans doute, le résultat est fort éloigné ; mais quel progrès serait donc patiemment attendu, quelle marche serait lente, si ce n’est la recherche du principe de notre vie ? Les désordres cérébraux qui nous acheminent vers ce but ont même déjà un symptôme commun dans une faculté de l’organisation humaine en apparence bien rebattue et bien triviale ; nous voulons parler du rêve. C’est par les songes, considérés dans toutes les fantaisies de leur [p. 100] existence psychologique, c’est par ce mystère quotidien du sommeil, auquel chaque homme paie à son tour un tribut, comme aux fêtes de la bonne déesse, que la source de l’âme se fera en partie connaître. Voilà pourquoi il nous est venu à l’esprit de ranimer son histoire en ce qu’elle offre de plus précieux relativement à la découverte de notre berceau céleste.

Qui n’a pas goûté, en songe, le plaisir de plonger dans les entrailles de l’Océan, de planer voluptueusement dans l’air, de traverser des flammes, avec une sécurité dont les circonstances rappellent, à s’y méprendre, les vertus que l’histoire des superstitions attribue aux ondines, aux sylphes, à la salamandre ? Ces génies intermédiaires, dont les poètes se sont emparés, qui ont défrayé tant de traditions et de légendes, qui ont engendré même des cérémonies religieuses et des dogmes fondamentaux, ces génies auraient-ils réellement visité la terre ? Ne croyons-nous pas souvent, tandis que le sommeil paraît clouer nos membres ramassés à l’étroit-matelas d’un lit, ne croyons-nous pas monter avec lenteur vers une sphère où les lois de la pesanteur ne parviennent jamais ; sentir nos corps s’alléger à mesure qu’ils montent, s’élever bientôt plus rapides, plus réduits, en quelque sorte ; devenir presque impondérables et fluidiformes ; se confondre avec l’éther qu’ils respirent et dans lequel ils semblent passés ; n’être là-haut qu’un atome vivant, qu’un corpuscule animé de la plus inappréciable substance; ou bien encore participer universellement, comme si notre âme pénétrait l’âme de la nature entière, aux ondulations, aux reflux, aux épaississemens, au filtrage de cette matière subtile ? Et enfin, ne croyons-nous pas, au milieu de cette dissémination omniprésente de nos esprits vitaux, monter toujours à des hauteurs si prodigieuses et avec une rapidité tellement insensible, que notre corps se raréfie, pour ainsi dire, comme un gaz progressivement subtilisé, comme une essence qui peu à peu s’éparpille et s’atténue, et que, tout d’un coup, pareils à de faibles lampes subitement soufflées par des courans d’air, une brise inconnue, une force ascensionnelle, une réduction dernière nous comprime, nous ravit et nous éteint ?

Quand ce lien extrême n’est pas rompu, il semble qu’un autre monde s’est ouvert, où nous restons comme suspendus, où nos pieds s’appesantissent, où nous recommençons la vie perdue, mais d’une façon aérienne et avec les privilèges qui résultent de la transformation. Nos mains y écartent sans effort les flots de créatures qui s’agitent sans confusion, qui se déplacent comme des ondes élastiques ; [p. 101] cette foule ne nage pas, ne vole pas, et pourtant ses facultés impulsives tiennent à la fois du poisson et de l’hirondelle. Là, pour se joindre, les êtres ne font que s’effleurer à peine ; ils s’approchent sans pression, ils se retiennent sans attache, ils se séparent moins qu’ils ne se dissolvent. Là, les jouissances les plus délicates se perpétuent sans émousser les organes ; les cinq sens n’y paraissent que les tons principaux d’un clavier, dont le retentissement, par vibrations infinies, se communique à tous les êtres. Le mouvement d’une voiture suspendue, l’équilibre du patin en dehors, le balancement de l’escarpolette et le roulis de la valse peuvent seuls, au réveil, nous rendre une faible image de cette vie spiritualisée.

Tel est le phénomène dont les causes physiques ont reçu, dans les époques modernes, l’explication que la science donnait aux diverses catégories du songe. Il nous suffira de rappeler ici les excellens travaux de M. Moreau (de la Sarthe ), les écrits de M. Virey, de Dugald Stewart, de Formey, de Haller, etc. Mais les médecins restent toujours physiologistes. Sous prétexte de ne rien accorder à l’imagination, ils accordent beaucoup trop à la matière : étudier l’homme dans un cadavre, c’est le chercher où il n’est plus, de même que prétendre le scruter d’une façon abstraite, comme un esprit, c’est le chercher où il n’est pas encore. Si les rêves de Cardan étaient les illusions d’un fou, il y a en revanche bien à réfléchir sur cette phrase de Pascal : un songe constant serait égal à la réalité. Entre le matérialisme et les visionnaires se trouve nécessairement quelque chose de grave, une question nuageuse, une difficulté sainte dont la solution renferme la clé du rêve. Aussi n’examinerons-nous pas le phénomène médicalement, anatomiquement, comme une maladie du cerveau ; ce qui nous serait très facile en égrugeant quelques volumes de physiologie pratique. Nous voulons même ignorer comment il se produit au point de vue de l’hygiène, à quelles heures du sommeil, par quelle idiosyncrasie des organes, sous l’empire de quelle digestion et en vertu de quel plan incliné. Assez de plumes spéciales, de labeurs académiques, de bistouris célèbres, ont jugé ce problème en dernier ressort. Qu’il nous soit uniquement permis d’être le truchement des opinions, des épreuves, des aventures, des préjugés et des doutes de toutes les personnes qui ne savent pas la médecine, mais qui connaissent un peu l’homme ; qui ne dissèquent jamais, et pourtant qui observent beaucoup. Ces gens-là forment dans le monde, au sujet du phénomène des songes, comme une rumeur qui bourdonne de plus en plus ; ils citent des témoignages, rapportent [p. 102] des autorités, soulèvent des objections, et finissent par éclater en reproches d’impuissance contre les savans. On ne saurait mieux définir leur inquiétude curieuse qu’en transcrivant ce passage d’un écrivain dont l’a bonne foi du moins n’est pas contestable :

« La sensation a lieu quand l’âme est atteinte, dit M. de Montlosier : C’est alors que l’homme peut se rendre compte de ses communications. Il peut même, jusqu’à un certain point, les diminuer ou les augmenter, les restreindre ou les multiplier. Il peut ainsi voir ou regarder, toucher ou sentir, agir ou éprouver. Mû par la volonté, le regard va au-devant des émissions lumineuses des corps ; l’odorat recherche leurs émanations odorantes ; la main s’avance pour s’assurer de leurs formes. Les sens sont ainsi les avenues ordinaires par lesquelles l’âme reçoit les communications des êtres et par lesquelles elle transmet les siennes. — Mais quoique nos communications avec les objets extérieurs aient une route déterminée, il ne s’ensuit pas que l’âme, ou, si l’on aime mieux, le sens intérieur, ne puisse s’en créer d’autres, ou même correspondre directement avec les objets. Les phénomènes de l’état extatique, ceux du somnambulisme, de là catalepsie, de certaines affections nerveuses, quelques particularités même de l’état de folie, semblent nous montrer que l’âme peut échapper à la dépendance des sens, et recevoir delà part des objets des communications directes (1). »

Ces attributs du rêve servent de base aux trois périodes de terreur si habilement répandues dans le conte fameux d’Hoffmann intitulé : le Majorat. D’abord c’est l’auteur, ou Théodore, qui raconte une véritable apparition du spectre de Daniel ; nous reviendrons bientôt sur le caractère merveilleux de ce fantôme. Ensuite une scène fort ordinaire de somnambulisme naturel, mais d’un effet terrible dans le roman, établit le nœud de la fable. Le troisième acte de ce petit drame, la mort foudroyante de Daniel, frappé d’un éclat de voix humaine comme par un carreau de tonnerre, est un phénomène physiologique depuis long-temps constaté dans la science. On admet généralement, parmi les sceptiques, la possibilité des deux derniers actes. Voici comment nous justifions le premier.

 

Si vous lisez la biographie d’Hoffmann par Walter Scott, vous verrez que le conteur allemand n’inventait ses fantastiques récits que dans un état hallucinatoire, particulièrement susceptible d’extase. Théodore, assoupi dans la grande salle, devant le feu de la [p. 103] cheminée gothique, entend le Spectre de Daniel gratter à l’endroit de la porte murée; il entend ses pas, il entend ses plaintes : cela rentre dans les conditions terrestres du songe. Mais Théodore se lève, court à l’entrée de la salle, et voit Daniel mort se retirer un flambeau à la main, comme dans les nuits où Daniel vivant accomplissait les effroyables crises de son somnambulisme homicide. Une pareille vision n’est pas en dehors des lois de la nature. Hoffmann pouvait supposer uniquement un rêve ; il a préféré l’apparition, comme plus dramatique, mais non comme plus absurde. Rien n’empêchait le narrateur mis en scène dans le roman, que ce soit l’auteur même ou un personnage inventé, de se sentir assez ému par des circonstances locales pour que Ses organes perçassent la contemplation de l’âme errante de Daniel, au moment où une heure fatale, des liens en quelque sorte périodiques ; et l’attrait incompréhensible du séjour habité durant la vie, en ramenaient l’apparence, de sa demeure sidérale aux lieux témoins de sa rupture avec le corps.

Dans la philosophie latine, il était reconnu par Lucrèce, le plus matérialiste des philosophes latins, que les corps même inanimés se déshabillaient, en quelque sorte, au fur et à mesure de leur existence, et restituaient à la terre ces dépouilles successives dont le réservoir commun formait de nouvelles parures (2). Dans les animaux, le dépouillement successif se terminait par la métempsycose, et l’âme, ne pouvant plus retenir une enveloppe matérielle dont le temps était accompli, passait dans une enveloppe nouvelle. Ainsi, selon Lucrèce, le corps est composé de diverses pelures, à l’instar de l’ognon ; et quand la dernière, la plus déliée, est détachée par la mort, elle continue à errer près du tombeau où les débris matériels reposent, gardant l’apparence des traits que formait l’ensemble de ces voiles divers durant la vie, de même que les enveloppes de l’oignon conservent la figure de la bulbe, lorsqu’on les a séparées de cette racine. Imaginez donc que de la surface du corps humain s’enlèvent, comme des étuis, comme des fourreaux de momies, les formes visibles. Par l’effet de l’extase ou d’une vue plus subtile, ces formes pourront paraître multipliées ou dédoublées seulement. Figurez-vous encore un homme ivre, aux regards éblouis duquel on fait mouvoir une roue avec la plus grande vitesse possible : il voit des apparences curvilignes, des périphéries fantastiques, vibrer du centre de la roue, de l’essieu du cercle, et s’écarter autour de l’axe [p. 104] en ondulations courbes de la même façon que les plis élastiques d’un ricochet sur l’eau. C’est la pensée de Lucrèce ; ce fut le rêve d’Hoffmann.

Il y a deux parties dans cette question : les apparences des vivans et les apparences des morts. Pour les premières, nous renvoyons les sceptiques aux merveilles du second sight (3) ; pour les dernières, nous invoquerons l’histoire et les sciences naturelles. Si Daniel était mort, comment son âme pouvait-elle revêtir, même aux yeux d’une personne en extase, une forme visible quelconque, puisque la source de cette irradiation matérielle, c’est-à-dire le corps, en était complètement séparée ? Voilà le problème qu’il s’agit de résoudre.

L’évocation des mânes, ce rite si fréquent dans l’antiquité, se rattache à la même classification du songe. C’était une suite du principe de l’immortalité de l’âme ; on en voit les raisons magnifiquement déduites au premier livre des Tusculanes, et pourtant Cicéron, dans son traité de Divinatione, se montre spirituellement incrédule. La logique des anciens ne valait pas mieux que la nôtre ; ce qu’il y a de positif, c’est qu’ils n’en savaient pas plus que nous, et que nous n’en savons pas plus qu’eux en psychologie.

Dans l’incertitude où étaient les populations antiques sur l’état des âmes, elles leur donnaient le nom et les prérogatives d’un dieu. Cum vero incertum est, dit Apulée (4), quoe cuique fortitio advenerit, utrum lar sit an larva, nomine Manem Deum nuncupant ; scilicet et honoris gratiâ Dei vocabulum additum est.

Saül et les Hébreux croyaient une évocation possible : témoin le fantôme de Samuel appelé par la pythonisse. Moïse fut obligé, dans le Deutéronome, de défendre qu’on interrogeât les morts sur la connaissance de la vérité. Quand Jésus marcha sur les eaux, la première idée des apôtres fut qu’ils apercevaient un spectre (5). Et remarquez bien ceci : saint Thomas ne doutait point que le Christ pût apparaître avec un corps subtil, mais il doutait qu’il fût réellement apparu en chair et en os. Le fameux livre d’Enoch établissait clairement cette doctrine. II y a des rabbins qui sont persuadés qu’après la mort les âmes revêtent une façon d’enveloppe ou de chappe dont la gêne les habitue à la souffrance, tandis que les âmes des bienheureux prennent un habit magnifique pour familiariser leurs regards avec le [p.105] Très-Haut (6). Les deux songes de Sophocle et de Simonide, renfermant tous deux une apparition, ne sont pas moins célèbres dans les annales du paganisme que le rêve de Pic de la Mirandole, sur la fabrication de l’or, dans les époques chrétiennes. Qu’est-ce donc que le roman d’Épiménide, si ce n’est une poétique extension du songe ? Historiquement la thèse est prouvée : avant le christianisme, tous les peuples du monde admettaient en principe que les âmes, séparées de leurs corps grossiers et terrestres, conservaient après la mort une enveloppe plus subtile et plus déliée, ayant la figure de l’enveloppe précédente ; que ces corps étaient lumineux, transparens, impalpables ; qu’ils gardaient de l’attachement, de l’attrait pour les choses et pour les personnes aimées durant la vie ; qu’ils revenaient à leurs tombeaux comme au lieu fatal qui servait de nœud providentiel entre l’ancienne demeure et le nouveau séjour (7). Quand l’âme de Patrocle apparut à Achille, elle avait sa voix, sa taille, ses yeux, ses habits, mais non pas son corps palpable. L’image de Didon descend aux enfers, mais plus grande que nature. Énée reconnaît sa femme Creuse parmi les ombres, mais cette figure a des proportions que n’avait pas la mortelle. Au moment de monter à l’assaut de la tour Antonia, dans le siège de Jérusalem, Titus n’imagina pas de meilleur discours pour exciter ses troupes qu’une digression sur cet état particulier des mânes (8). Enfin, c’était le sentiment de Tertullien (9). Les paraboles de Lazare et du mauvais riche, dans l’Évangile, semblent fondées sur cette ancienne philosophie. Quelquefois on expliquait la facilité du retour des âmes sur la terre par le besoin d’une sépulture ; d’où est venue cette admirable expression latine : Condere animam, condere umbras, couvrir l’âme, la mettre sous terre. Ovide, dans les Fastes, a dit en beaux vers :

Romulus ut tumulo fraternas condidit umbras,
Et malè veloci justà soluta Remo.

Il y avait même chez les Romains une fête curieuse, nommée fabania lemuria, qui était dédiée aux mânes. Le père de famille se levait à minuit, pendant que tout le monde dormait dans sa maison ; il allait pieds nus, avec un grand silence, à la fontaine du logis, en prenant soin de faire légèrement craquer ses doigts pour écarter par ce [p. 106] bruit les ombres qui auraient pu gêner la cérémonie. Après s’être lavé trois fois les mains, il s’en retournait, jetant par-dessus sa tête de grosses fèves noires qu’il avait dans sa bouche, et disant : Je me rachète-, moi et les miens, par ces fèves ; paroles qu’il répétait neuf fois sans regarder derrière lui. L’ombre était censée le suivre et ramasser les fèves. Il prenait encore de l’eau, frappait sur un vase d’airain, et priait l’ombre de sortir du logis en répétant neuf fois : sortez, mânes paternels (10). Ce vase d’airain se retrouve dans Lucien (11) ; l’auteur grec dit positivement que les spectres s’évanouissent au bruit de l’airain ou du fer. Théocrite nous montre un berger qui n’ose jouer de la flûte de peur d’éveiller le dieu Pan, que ces accords irritent. Ces préjugés antiques sont très remarquables ; on connaît l’influence du son et de la musique sur les maladies du cerveau, sur les affections nerveuses et dans le magnétisme animai la puissance mystérieuse du fer, déjà si complète dans les mêmes désordres, éclate de nos jours au milieu des innombrables phénomènes du rêve. J’ai vu des somnambules, an moindre contact avec le fer, tomber comme du haut-mal, et trahir par d’horribles convulsions la secrète tyrannie de cette substance dans le domaine physiologique. Depuis le christianisme, les mêmes superstitions ont changé de caractère, mais ne se sont pas évanouies. Les Lapons croient au retour des mânes, leur élèvent des autels et y sacrifient (12). Sans doute l’imagination entre pour beaucoup dans de pareilles tromperies ; mais alors on peut se demander : qu’est-ce donc que l’imagination ? Aristote parle d’un hypocondriaque d’Abydos qui se divertissait tout seul et claquait des mains comme s’il eût assisté aux plus belles représentations du monde à l’amphithéâtre ; Horace mentionne un désordre cérébral de la même nature : sommes-nous certains qu’il n’y eût pas là désunion passagère de l’âme et du corps ? Deux amis qui voyageaient ensemble étaient arrivés à Mégare ; l’un d’eux alla loger dans une hôtellerie, l’autre dans une maison particulière. Ce dernier vit en songe que son compagnon le suppliait de venir à son secours, parce que l’hôte voulait l’assassiner. Il fut assez ému de cette vision pour se réveiller ; mais il regarda ce pressentiment comme un songe fâcheux qui n’avait aucune apparence de réalité, et il se rendormit. Aussitôt son compagnon lui apparut une seconde fois, pour lui dire que, puisqu’il ne l’avait pas secouru, il ne laissât [p. 107] pas du moins sa mort sans vengeance. Il ajouta que l’hôte, après l’avoir tué, venait de cacher son corps dans du fumier, et termina en suppliant l’homme endormi de se trouver de grand matin à la porte de l’hôtellerie avant qu’on eût emporté le cadavre hors de la ville. Le dormeur, troublé d’un rêve si funeste, accourut à l’hôtellerie dès la pointe du jour ; il trouva un charretier prêt à emmener un chariot ; il lui demanda ce qu’il y avait dedans ; le charretier prit la fuite, on retira le mort du fumier (13). On cite au XVIIe siècle une histoire plus merveilleuse. Un savant de Dijon se couche un jour, très fatigué de n’avoir pu comprendre le sens d’une phrase dans un poète grec (14) ; il s’endort. Voilà qu’il est transporté tout d’un coup en esprit à Stockholm, introduit dans le palais delà reine Christine, conduit à la bibliothèque et placé devant un rayon où ses yeux distinguent un petit volume dont le titre lui paraît nouveau. Il ouvre ce volume, il y rencontre la solution de la difficulté grammaticale qui l’avait tant préoccupé. La joie de cette découverte réveille le savant, il bat le briquet et note ce qu’il vient d’apprendre ; mais l’aventure était trop singulière pour qu’il ne vérifiât pas l’exactitude de son voyage nocturne. Descartes résidait à Stockholm ; le savant écrit à M. Chanut, ambassadeur de France en Suède, et le prie de demander au grand philosophe, son ami, comment le palais et la bibliothèque de la reine sont disposés, et si, dans tel rayon, à telle page dé tel volume, il n’y a pas dix vers grecs dont il envoie copie. Descartes répondit à M. Chanut qu’à moins de fréquenter la bibliothèque depuis vingt ans, il était difficile de donner des indications plus précises : le rayon, le volume, les dix vers grecs, tout, existait — Je ne défends pas cette anecdote, je la transcris-.

Cependant de semblables tours de force ne doivent pas surprendre, depuis que les somnambules magnétiques ont justifié du même pouvoir detranslation.il se trouve en Provence, au moment où nous écrivons, dans le département du Var, un somnambule nommé Michel, natif de Figanières, qui possède la faculté de rétrospection au point d’avoir suivi, sans bouger de place, le voyage delà corvette la Lilloise, en 1833. Nous avons tenu entre nos mains la lettre par laquelle M. Garein, médecin établi à Draguignan, décrivait et attestait ce phénomène dont il fut témoin. En vérité, on n’ose pas répéter les faits que les observateurs se communiquent, tant il faudrait [p. 108] rabattre de notre présomption intellectuelle et de notre orgueil humain.

Un jeune homme, assez mélancolique, étant loin de son logis dans un salon où plusieurs personnes causaient en respectant son goût original pour la solitude, tomba peu à peu dans cet assoupissement particulier que les psychologues amateurs nomment une syncope de la distraction, et les gens du monde, plus vrais et plus pittoresques dans leur langage, une absence. Le jeune homme avait oublié où il était réellement, il se figurait qu’il rentrait dans sa chambre et qu’il se couchait dans son lit.

Au même instant on frappait à la porte de l’appartement qu’il occupait, et le domestique, étant venu ouvrir, avait reconnu son maître qui était entré, lui avait parlé, s’était couché comme à l’ordinaire. La toilette achevée, le domestique avait pris le flambeau, avait souhaité le bonsoir à son maître et s’était mis au lit. Il était à peine entre les draps qu’on heurte de nouveau à la porte de l’appartement. Le domestique se lève, ouvre, et demeure stupéfait en apercevant encore le jeune homme qui sortait du cercle où nous l’avons laissé tout rêveur, pour se retirer chez lui. Le domestique jure à son maître qu’il est déjà rentré une première fois, et, afin de prouver qu’il ne parle point en visionnaire, court à la chambre et au lit. Mais il n’y avait plus personne ; le lit était défait, comme si quelqu’un y eût couché ; les habits quittés par le spectre avaient disparu, et on voyait au plafond de l’alcôve une modification dans la couleur et dans la substance du plâtre, qui n’était ni brisé, ni fendu, mais seulement altéré dans sa nuance et dans son grain, à la manière des solides qu’un fluide subtil a pénétrés et n’a toutefois pas désunis. En résultat de la puissance avec laquelle le jeune homme s’était absorbé, une irradiation de son âme avait revêtu la figure transmondaine de son corps pour accomplir, sous l’effluve mental de sa volonté, les détails accoutumés de sa toilette du soir. La voix avait parlé et les habits s’étaient montrés au domestique comme des apparences surnaturelles, mais non comme des réalités terrestres : la voix était une émanation sympathique pour les oreilles du valet, les habits étaient une émission visuelle et tactile pour ses yeux et pour sa main. Lorsque le jeune homme se réveilla tout d’un coup de son assoupissement, peut-être sur le reproche d’une jolie femme qui vint taquiner ce silence impoli, son âme, ramenée violemment au siège habituel, abandonna la chambre, le lit et les formes où elle s’était pour un moment complue, en traversant les obstacles et les distances avec la rapidité, l’élasticité et la compressibilité propres [p. 109] aux fluides supérieurs. Cette hypothèse téméraire a besoin de quelques éclaircissemens.

Il n’existe au pouvoir de l’homme qu’un moyen mécanique pour étudier le problème du rêve dans sa plus grande exacerbation mentale, c’est l’ivresse produite par l’opium. « A la cour de Perse, dit Kempfer (15), on prépare pour l’usage du prince une composition infernale où entrent l’opium, le musc, l’ambre, et d’autres aromates qu’on mêle avec soin pour en former des pilules très petites, et qu’il avale de temps en temps. S’il répugne à prendre ce médicament solide, on lui prépare une eau distillée avec des fleurs aromatiques, et on y fait macérer pendant quelques heures des têtes de pavot. Pour rendre cette boisson plus agréable, on l’édulcore avec du sucre ambré et aromatisé ; ces liqueurs deviennent si nécessaires, que les grands ne peuvent passer un seul jour sans en prendre. » — Mais la volupté n’est pas l’unique but de ce breuvage. Quand le bol narcotique monte à une forte dose, il amène un sommeil parfaitement semblable à l’état d’extase, et où les douleurs de l’agonie se confondent avec des ravissemens célestes. Kempfer, dans un festin persan, but lui-même à cette coupe enchantée ; le rêve fut tellement sidéral, qu’il crut s’asseoir au banquet des dieux décrit par Homère. Les teriaki, dans leur crise, abandonnent la surface de la terre, delà même façon que les somnambules planent au-dessus du globe, et que les mânes chéris s’évanouissent à notre vue. « Une jeune fille malade, dit Pinel (16), resta trois jours comme morte ; revenue de la syncope, elle se plaignit vivement d’être si tôt arrachée à la volupté pure, à la félicité incompréhensible qu’elle venait de goûter. » Et ce ne sont pas là des préjugés religieux ; car Montaigne, qui assurément n’était pas extatique, demeurant sans mouvement et sans vie après une chuté très grave, prétendit au réveil avoir éprouvé une douceur d’existence qui lui était naguère inconnue, et qui le réconciliait avec des pensées de mort. Les Italiens, pour peindre l’extase monacale, ont une expression d’une justesse merveilleuse : ils s’écrient , en parlant d’une femme que les rigueurs du cloître jettent dans l’illuminisme :la poverina è spiritata ! Voilà bien cette maladie de l’âme, également provenue de la prière et de l’opium, et qui, par ces deux origines contraires, dévoile sa généralité transmondaine. Peu à peu la matière se fait esprit, spiritata. Cette constante inclination de l’âme vers la spiritualité est quelquefois, par des circonstances [p.110] essentielles, tellement développée, que la mort en devient l’effet. On lit dans des Annales de médecine qu’un père ayant perdu fort jeune une fille tendrement aimée, voulut contempler encore ses traits chéris avant que la terre les eût couverts ; ses yeux se fixèrent immobiles sur cet objet de douleur (17), et il tomba enfin sans vie auprès du cadavre. L’autopsie du père ne fit connaître aucune trace de lésion.

Quoi de plus célèbre, dans les chroniques du moyen-âge (18), que la résurrection fugitive d’Abeilard ! cet amant si tendre était enterré dans le cimetière du Paraclet. Lorsqu’on ouvrit le tombeau du philosophe pour y déposer Héloïse, le cadavre parut étendre les bras vers l’épouse impatiemment attendue ; elevatis bracehiis illamrecepit, et ita eam amplexatus brachiasua strinxit. Ce miracle n’a pour garantie que la superstition populaire ; mais, si l’excès de la douleur peut subitement rompre les liens qui unissent le corps et l’âme, comment la réciproque ne serait-elle pas aussi possible ? Et pourquoi l’excès du bonheur ne rétablirait-il pas à son tour, passagèrement, la circulation vitale ? Il est inutile, je pense, de rappeler ici au lecteur que les historiens et les poètes de toutes les civilisations se sont rencontrés à décrire l’existence des passions, dans les gestes, dans la physionomie des cadavres. La haine, la colère, l’amour, la douleur, les plus profondes secousses de l’âme, survivent fréquemment au dernier souffle de leurs héros. L’antiquité nous a transmis une légende plus extraordinaire dont il faut lui abandonner la responsabilité (19). Thespesius, de Solos, en Cilicie, homme très débauché, fort connu de Plutarque, tomba un jour du haut de sa maison, se rompit le cou et mourut. Trois jours après, il ressuscita, parfaitement honnête et vertueux. Son corps était le même ; son âme seule avait changé. Il prétendit qu’au moment de la chute, il avait éprouvé la sensation d’un matelot qui est renversé du haut du tillac dans la mer ; que son âme, pareille à quelque vapeur, était remontée vers les étoiles dont il avait admiré la grandeur et l’éclat ; que d’autres vies, raréfiées comme la sienne, lui parurent s’élever dansl’air pirouetter avec la rapidité d’un globe brûlant, se mouvoir en divers sens et jeter constamment des flammes, et qu’enfin il fût renvoyé dans son corps comme par un canal et repoussé comme par un vent impétueux. — Fable étrange, que les psychologues modernes ont [p. 111]

Que le résultat de la chute de Thespesius fût un songe ou la mort, toujours est-il que, par une agonie exceptionnelle, cet homme ressentit justement les perturbations mentales dont le rêve ordinaire accidente la vie. Ainsi un proverbe (Sancho et Figaro nommaient les proverbes la sagesse des nations), un proverbe singulièrement trivial, le sommeil est l’image de la mort, serait déjà, comme toutes les métaphores immémoriales, une révélation partielle des destinées humaines. Mais, sans donner à de puériles analogies plus d’importance qu’elles n’en méritent, voyons d’abord dans ces hypothèses une nouvelle preuve de l’extrême obscurité du lien qui unit l’âme et le corps. On a fait une remarque très embarrassante, c’est que les travaux de l’intelligence s’exécutent pendant la veille comme les rêves s’effectuent durant le sommeil. Voilà donc le sommeil qui, d’une part, ressemble à la mort, et de l’autre sert, comme terme de rapport, au plus immatériel emploi de l’âme. Il y a, on ne peut le nier, un lien harmonieux entre cette identité mystérieuse et les divers phénomènes dont nous parlions tout à l’heure, l’attrait des mânes pour la terre, l’aspiration des humains vers le ciel, l’état mixte, les affinités transmondaines, et enfin la dernière, la sidérale épuration.

On a beaucoup parlé, dans le temps où le choléra-morbus sévissait en Pologne, d’un fait de terreur imitative survenu dans un hôpital de Varsovie. Des médecins de l’hôpital, jaloux de constater l’épidémie, firent appeler un prisonnier russe, homme intrépide et sain ; ils lui montrèrent un lit, eu disant qu’un cholérique venait d’y mourir, et lui ordonnèrent de s’y coucher. Le soldat se couche en santé parfaite et avec la plus grande insouciance;; au bout de quelques heures, sa tête oisive travaille ; l’idée du cholérique expirant ne le quitte plus ; sa frayeur augmente, les vomissemens le prennent ; le lendemain, il était mort. Cet événement jetait la consternation dans le peuple, lorsque les médecins se hâtèrent de prouver que jamais cholérique n’avait succombé dans le lit où l’expérience s’était faite. Le prisonnier avait gagné l’épidémie sous l’influence d’une terreur imitative. Les annales de la physiologie contiennent un trait plus curieux encore. Un condamné à mort fut averti que, dans un but d’expérience médicale, on lui ouvrirait les quatre veines et qu’il périrait comme Sénèque ou Pétrone. Cet homme est placé dans une chambre, les yeux bandés et les mains liées derrière le dos. Il entend [p. 112] préparer tous les instrumens, tous les accessoires de son supplice ; il sent aux bras et aux pieds l’incision froide de la lancette, et, à l’instant même, le retentissement d’un liquide qui tombe goutte à goutte arrive à ses oreilles. C’étaient quatre fontaines dressées à distance par les opérateurs. Le sang paraît couler toujours ; il coule longtemps. Peu à peu les assistans s’éloignent, les portes se referment, le silence de la mort accroît les frayeurs du condamné. Il est persuadé que sa vie s’échappe avec l’eau des fontaines. Bientôt, le sang coule moins vite ; c’est qu’il diminue : les forces du patient diminuent avec lui. Enfin, les dernières gouttes résonnent ; tout se tait. Il expire !

Eh bien ! nous trouvons dans Hérodote (Muse Polymnie) une circonstance analogue relativement au pouvoir de l’imitation et de la sympathie dont les rêves sont doués. J’avoue qu’Hérodote occupe, dans l’histoire de la Grèce ancienne, la place tenue par Walter Scott dans l’histoire de la vieille Ecosse. C’est le même abus du merveilleux, la même foi dans un monde intermédiaire, le même respect pour les fictions nationales et les croyances populaires. J’avoue que ce caractère me fait plus aimer son génie, parce que l’imagination n’est peut-être que l’essence de la vérité : mais il vaudrait mieux, pour d’authenticité du phénomène, que Thucydide en fût garant.

Artaban, frère de Darius et oncle de Xerxès, avait reçu la confidence du fameux rêve que fit le roi de Perse ; il n’en voulait pas moins détourner son neveu de porter la guerre au-delà de la mer Egée. Xerxès, piqué, ordonna que cet incrédule prît les habits royaux, montât sur le trône et se couchât même dans son propre lit. Artaban résistait, s’excusant de sa désobéissance par cette réponse un peu normande : « Ce je ne sais quoi, qui vous envoie des songes, n’est pas assez stupide pour croire que je suis vous, parce qu’il me verra dans votre lit… » Malgré le dilemme de son oncle, Xerxès insista, et il eut raison. Artaban se coucha, dormit, et le songe de Xerxès fut exact au rendez-vous.

Si jamais le principe de notre vie parut universel, homogène, transmissible, c’est évidemment d’après les détails qu’on vient de lire. Sans doute la préoccupation ne fut pas étrangère à l’accomplissement physique du phénomène ; mais la volonté de Xerxès y entra pour beaucoup. Une expérience bien simple facilitera l’intelligence de ce mystère. Prenez une montre et placez-la sur une table, à plat, le verre en dessous, la boîte en dessus ; qu’une personne, accoudée sur la table, tienne par les doigts, en restant immobile, un fil à [p. 113] l’extrémité duquel est suspendu un bouton de métal, et approche lentement ce bouton, maintenu dans un complet repos, mais tout-à-fait isolé comme un pendule, de la boîte également métallique de la montre, aussi près que possible, sans la toucher. Au bout de quelques instans, le bouton subira un mouvement circulaire sur lequel n’auront influé ni la torsion du fil, ni le tremblement des doigts, qu’on suppose dans les meilleures conditions réalisables d’immobilité. Le magnétisme du métal sera d’abord constaté par ce mouvement circulaire. Maintenant, prenez la main gauche de la personne qui tient le fil avec la main droite; que cette personne demeure dans un état mental absolument passif et se livre machinalement à vos impressions ; que vous-même enfin, concentrant fortement votre vue sur le bouton, vous commandiez d’esprit à ce bouton un mouvement différent de celui qu’il accomplit à l’instant sous vos yeux; soit en travers, soit en rond, peu importe s’il est contraire au premier ; mouvement d’ailleurs que la personne ne saura pas : alors, qu’arrivera-t-il ? Votre volonté, fluidiforme, pénétrant jusqu’au bouton par l’intermédiaire magnétique et combiné de la personne, de sa main, de la vôtre, de son fil et de vos regards, lui imprimera peu à peu le mouvement auquel vous aviez pensé. Il faudra, je l’avoue, que la volonté soit très énergique, l’attention très constante, et les deux mains convenablement étreintes l’une par l’autre.

Cette imprégnation réciproque des âmes se développe principalement sous l’action du magnétisme animal. Les physiologistes ont observé que si, dans le somnambulisme magnétique, la volonté delà somnambule est dirigée par le magnétisme sur certains actes ou sur certaines pensées, la somnambule au réveil, bien qu’elle ne garde aucun souvenir, agit toujours, en quelque sorte, automatiquement d’après l’instinct de ces actes ou de ces pensées. Or, en raisonnant par analogie, on peut conjecturer que, si une personne endormie tombe par hasard durant la nuit en somnambulisme naturel, elle percevra à son insu des désirs qu’elle accomplira involontairement au réveil. Eh bien ! si le pouvoir immatériel de l’âme solitaire est capable d’une pareille dérogation aux lois ordinaires de l’entendement, que sera-ce dans le cas où l’âme de la personne endormie obéira sans le savoir à l’influence animique d’une personne éveillée ! c’est alors que la correspondance providentielle des âmes se manifestera dans toute sa liberté, avec toute l’ubiquité de son principe. Nous possédons à cet égard des renseignemens et des faits qui jettent une [p. 114] effrayante lumière sur ces ténébreuses questions ; mais ce sont des mystères qui sortent du cadre des recherches modérées auxquelles nous nous arrêtons aujourd’hui.

Ainsi, tout élan d’amour contient une offrande légère de la vie, et notre faculté d’en disposer s’accroît avec l’énergie de nos sentimens (20). L’émission magnétique pourrait même aller jusqu’à la mort de l’homme ou de la femme qui s’y livre avec une volonté profonde et absolue, si l’affaiblissement des organes ou leurs mauvaises dispositions n’y mettaient pas un terme. Ceux qui ont ressenti les effets d’une passion violente, comprendront avec quelle ferveur on doit employer la vie dans ces momens de concordance éthérée. Les somnambules, en rentrant dans la yie ordinaire, perdent les souvenirs de l’état lucide. Ce phénomène a fait conclure à de hardis psychologues (21) que, dans le somnambulisme, l’âme retournait accidentellement à l’indépendance qu’elle doit conquérir définitivement par la mort ; que cette faculté mystérieuse était la jouissance passagère de l’état immatériel; que les enveloppes-du corps cessaient pour un moment de contenir le principe inconnu qui nous anime, et que même les organes générateurs de la sensibilité, tout en conservant l’appareil et le mécanisme des fonctions vitales, en suspendaient l’exercice dont l’extrême spiritualisation de l’homme, à ces instans de désordre, n’avait plus besoin. La raison de leur hypothèse est spécieuse : le travail de la mémoire, disent-ils, s’exécute dans le cerveau ; or, si le somnambule oublie au réveil, c’est que cet organe ne fonctionnait pas dans le sommeil ; par conséquent, l’âme elle-même y fonctionnait indépendamment du corps. Mais, en retombant dans l’extase, le somnambule s’y souvient des faits qui se sont passés dans la crise précédente ; il se constitue-véritablement deux mémoires distinctes, l’une pour l’extase, l’autre pour la vie ordinaire. Donc, si notre âme, comme des philosophes le supposent, et comme des expériences le constatent, avait habité déjà un autre monde que la terre où vit notre corps, la mémoire de cette existence antérieure ne devrait, logiquement, y reparaître qu’à l’heure où, nous sortons, par la mort, de la vie ordinaire pour reprendre des conditions encore ignorées.

De tout temps, dans les annales de la physiologie comme dans les [p. 115] pages de l’histoire, il y a eu des hommes qui prétendirent apporter en ce monde les vagues impressions d’existences antérieures. Sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI, lorsque le comte de Saint-Germain et Cagliostro persuadèrent aux gens d’esprit, celui-ci, qu’il avait déjà vécu plusieurs siècles, celui-là, qu’il avait successivement habité plusieurs corps, ce n’était pas seulement un empirisme ingénieux qui soutenait leur prétendu mensonge, c’était aussi un calcul dont la philosophie reposait sur des traditions immémoriales. Ils sortaient tous les deux de l’Allemagne où les principes élémentaires de la psychologie future sont constamment à l’état d’un germe qui fermente ; tous deux y recueillirent adroitement de sourdes rumeurs et des indiscrétions lumineuses qu’ils escomptèrent au profit de leur fortune. Un cordonnier allemand, théosophe, Jacob Boehme, ne dit-il pas : « Si l’homme penche vers la nature céleste, il prend une forme céleste, et la forme humaine devient infernale s’il penche vers l’enfer ; car tel est l’esprit, tel est aussi le corps. En quelque volonté que l’esprit s’élance, il figure son corps avec une semblable forme et une semblable source (22). » Ce théorème profond, exprimé dans l’abstrait langage de la métaphysique, résume les doctrines anciennes et nouvelles sur la transmigration de l’essence vitale. La métempsycose de Proclus et de Pléthon, répandue parmi tous les peuples de l’antiquité, que Reuchlin (de l’Art cabalistique) et Dacier(Vie de Pythagore) ont traitée comme un symbole, la métempsycose qu’on retrouve dans l’Inde et chez les Albigeois, ne reçut jamais une définition plus précise. Je ne crois pas avec les bramines qu’en serrant des deux mains une queue de vache, lorsque nous sommes près de rendre le dernier soupir, nous obtenons d’entrer dans le corps des génisses et d’y attendre la prochaine vacance d’une enveloppe humaine, comme dans un purgatoire. Mais je crois qu’on s’est trop hâté de tourner en ridicule ou de reléguer dans les allégories un principe que les disciples de Pythagore inscrivirent au célèbre formulaire de Lysis, quand l’incendie de leur école les chassa de Crotone et de Métaponte pour les disperser dans le monde.

Pythagore estimait l’homme comme tenant le milieu entre les choses intellectuelles et les choses sensibles, il voyait en lui le dernier des êtres supérieurs et le premier des inférieurs, libre de se mouvoir, soit vers le haut, soit vers le bas, au moyen de ses passions, qui [p. 116] réduisent en acte le mouvement ascendant ou descendant que sa volonté possède en puissance ; tantôt s’unissant aux immortels, et par son retour à la vertu, recouvrant le sort qui lui est propre, et tantôt se replongeant dans les espèces mortelles, et, par la transgression -des lois divines, se trouvant déchu de sa dignité. Dans le premier cas, si les liens de la matière sont trop faibles pour l’ampleur de l’âme, on explique tous les phénomènes transmondains de notre vie ; dans le second, si l’enveloppe charnelle se déforme et s’épaissit, on découvre les merveilles de la métempsycose animale. Et comme il n’y a pas de raison pour s’arrêter dans cette échelle ici progressive, là décroissante, on touche par les deux bouts aux deux extrémités de la création. Les naturalistes ont constaté déjà une section de cet enchaînement providentiel, par une loi fameuse dans la science : les minéraux croissent, les végétaux croissent et vivent, les animaux croissent, vivent et sentent (23). Des variétés ambiguës, des natures doubles, des classes bilatérales en quelque sorte, font la chaîne entre ces grandes familles et comblent l’intervalle qui les sépare. Ce sont les madrépores, les zoophytes branchus, l’ambre, la truffe, les mimeuses, les végétations calcaires ; dans la grotte d’Antiparos, le marbre pousse, bourgeonne, se ramifie comme un arbuste; et, en conscience, psychologiquement parlant, un albinos diffère-t-il beaucoup de la sensitive ? Et, puisqu’il est question du songe, les bêtes n’ont-elles pas des rêves, comme les poètes ?

Canis in somnis leporis vestigia latrat, dit Pétrone. Dans son quatrième livre, Lucrèce a laissé de magnifiques descriptions sur le même prodige. Indistinctement, dans les trois règnes, on rencontre des dérogations sympathiques, des monstruosités imitatives, l’harmonie pour la révolte comme pour l’équilibre. Ce fut même, il n’y a pas long-temps, et dans la partie zoologique, à propos du genre ursus, le sujet d’un combat entre M. Geoffroy-Saint-Hilaire et Cuvier, dont le monde savant a retenti.

Tous les philosophes qui ont uni la science des faits à l’énergie de la méditation, attaquèrent ce hardi problème par divers côtés ; tous y ont jeté des lueurs qui serviront à le résoudre. Buffon n’admet qu’une seule création, qui a eu ses phases d’existence, qui s’est traînée dans les langes d’un premier âge, dont les progrès furent un jour marqués par l’apparition de l’espèce humaine, et dont les forces s’accrurent et s’accroîtront de mieux en mieux, au moyen de [p. 117] l’empire que l’homme s’en vint prendre et continuera de plus en plus à prendre sur la terre. Bacon, dans son Nova Atlantis, recommande de tenter la métamorphose des organes et de rechercher par quelle manière, en s’y prêtant, chaque espèce put se diversifier et se multiplier elle-même. Pascal, enfin, avait aperçu et n’a pas craint d’écrire, dans un moment où la foi religieuse de l’ascète pliait sous la pensée profonde du physicien, que « les êtres animés étaient, à leur principe, des individus informes et ambigus dont les circonstances permanentes au milieu desquelles ils vivaient ont décidés originairement la constitution. » Ainsi, tout gît au fond dans le déroulement méthodiquement exécuté des matériaux dont dispose la nature, dans un développement successif qui se projette vers le passé, comme il embrasse l’avenir, et ménagé en définitive pour que les événemens ou les œuvres se montrent tour à tour chacun à son heure prévue. Mais revenons au sujet de la digression présente, à la transmigration des âmes.

Assurément, je ne crois pas, avec M. le marquis de L…, frère d’un ancien ambassadeur de Suède à Paris et l’un des plus spirituels visionnaires qui existent, je ne crois pas qu’une fiancée puisse se déguiser en colombe et apporter, dans le bec, un anneau de mariage à son futur. Mais je crois avec Fourier que nos âmes s’isolent progressivement de la matière, que la mort est le premier échelon de cet isolement, et le dernier, une identité parfaite avec l’esprit divin (24). Sa théorie est la seule qui poursuive au-delà de l’homme la série ou filiation constatée en-deçà ; elle est la seule qui démontre par quels gradins, par quelles transformations notre âme s’élève à l’âme du monde. Le morceau de plomb ne devient pas subitement fluide électrique, et cependant les deux substances sont reliées ; notre âme, en se séparant du corps, ne rentre pas immédiatement dans le réservoir commun, dans l’âme du monde, et toutefois les deux émanations finiront par se confondre l’une avec l’autre. Il y a donc de l’homme à Dieu, pour les intelligences, un enchaînement, comme il y a une liaison d’un atome à l’homme, pour les corps. C’est là ce qui explique, à mon sens, les existences antérieures ; car dans l’homme se trouvent autant d’échelons à parcourir, autant de dépouilles à vêtir pour une âme que se trouvent de perfectibilités successives à conquérir pour une intelligence ; c’est là ce qui m’explique les apparitions surnaturelles ; car les esprits intermédiaires peuvent accidentellement [p. 118] jouir de la faculté de descendre vers nous, comme nous pouvons accidentellement recevoir la puissance de monter vers eux. Cela dépendra toujours de la distance plus ou moins grande qui marquera l’intervalle de nos conditions respectives. A tous les degrés supérieurs à l’homme, l’enveloppe des âmes Subira des, modifications proportionnées à son éloignement de l’enveloppe terrestre ou primitive (25). Dans notre monde, le corps était composé de terre et d’eau ; à mesure qu’il montera vers Dieu, les substances éthérées, telles que le guidé électrique, le fluide magnétique, et ceux que nous ne connaissons pas, entreront par doses insensiblement plus fortes dans ses élémens, si bien qu’une heure viendra où toute la structure grossière aura disparu, où l’esprit seul restera. Cette, hypothèse ne paraîtra pas trop absurde aux lecteurs qui se rappelleront la phosphorescence indécomposable dont on a vérifié récemment l’invasion sur des cadavres, les affinités singulières, depuis peu de temps reconnues, entre le magnétisme animal et l’électricité, les désordres cérébraux survenus, à la suite des maladies mentales, et enfin les phénomènes du somnambulisme.

Nous avons cité, à propos du second sight (26), l’effrayante catastrophe de cette femme qui, poussée trop violemment à l’état de crise par les magnétiseurs, succomba entre leurs mains, et dont l’âme fut aperçue de son enfant au moment où elle s’échappait du corps. C’est dans le détail de ce phénomène d’exaltation magnétique qu’on pourrait saisir la progressive élaboration que subit le principe delà vie en retournant à ses sources. Il est rare qu’on puisse franchir un semblable paroxisme et rentrer aussitôt dans les liens de l’existence ordinaire. Alors le corps reste sans mouvement, la respiration s’arrête, les battemens du cœur ne se font plus sentir, les lèvres et les gencives se décolorent, et la peau, que la circulation n’anime plus, prend une teinte livide et jaunâtre. Dans un évanouissement, quelque signe de vie se montre toujours. Ici les -membres soulevés retombent avec l’abandon de la mort, et tout paraît indiquer au magnétiseur qu’il n’a qu’un cadavre devant lui. Ce qui plaide surtout en faveur des théories précédentes, c’est que, dans l’état lucide, un somnambule craint ordinairement la mort, tandis que, dans l’exaltation magnétique, loin de la craindre, il semble la désirer, et vous parle de son corps comme d’un objet étranger qu’il [p. 119] voit hors de lui ; preuve que l’âme se rapproche de la séparation définitive en aspirant vers l’origine céleste ; Dans l’exaltation magnétique, les somnambules ne rentrent même dans les attaches de la vie ordinaire qu’en cédant à la volonté de leurs magnétiseurs. « Pourquoi me rappeler à la vie ? disent-ils. Si vous me quittiez, ce corps qui me gêne se refroidirait, et mon âme n’y serait plus à votre retour. » Il y a des faits plus singuliers. « Une jeune personne, tendrement aimée de sa famille rapporte M. Chardel, mourait à quatorze ans, après avoir épuisé toutes les ressources de la médecine. Un de mes amis avait une somnambule très lucide ; on le pria de l’amener. Mais à peine fut-elle entrée dans la chambre qu’elle dit en s’arrêtant : La malade expire, il n’est plus temps ; son âme l’abandonne ; je vois la flamme de sa vie qui se détache du cerveau. — En effet, il ne restait plus qu’un corps inanimé ; tout était fini. » On sait, du reste, que les passes du magnétisme tirent souvent des étincelles d’une lumière fort vive, à l’endroit où les membres sont articulés. Si le principe de notre existence est une flamme, une émanation peut-être du globe solaire, quoi de plus simple qu’il devienne inaperçu en se raréfiant ?

 

L’invisibilité des corps transmondains se comprend aussi par la faiblesse relative de nos organes visuels, faiblesse que les circonstances d’une apparition peuvent momentanément détruire ; nos yeux ne sont pas faits pour l’exception, mais pour la règle générale; un fantôme, c’est l’exception. Ne me dites pas que les corps transmondains sont incapables de franchir les distances avec la vitesse de la pensée, et de s’introduire dans les solides avec la ténuité du son : je vous répondrai que la foudre suit instantanément l’éclair, que le fluide magnétique dirige l’aiguille aimantée au sein des rocs les plus épais. Ne me dites pas que les corps transmondains devraient être palpables : touchez-vous l’air ? Or, qu’est-ce que l’air, comparativement aux substances éthérées ? Ne me dites pas même qu’il est impossible d’entendre la voix d’une créature transmondaine ; car nous venons de prouver que c’était une intelligence. Elle pense, elle parle mieux que nous, et sa voix et son langage, comme son corps, ont dû gagner à ne plus ressembler aux nôtres.

En résumé, pour ne pas oublier le Daniel d’Hoffmann, que nous avons quitté passagèrement à propos de métempsycose, tels sont les raisonnemens et les faits qui justifient à mes yeux cette apparition mise en conte, mais nullement invraisemblable.

Il est fâcheux que Walter Scott, dans son Histoire de la Démonologie [p. 120] ait confondu les merveilles du somnambulisme avec les fables de la sorcellerie. Je sais bien que ce livre fut tout bonnement une commande faite au romancier nécessiteux par le libraire Murray, pour une compilation ; mais on doit regretter que la signature imposante de Walter Scott paraphe un recueil aussi incomplet. Une seule histoire y surnage, et nous allons l’examiner.

En 1800, vers l’époque où l’empereur Paul mit embargo sur le commerce anglais, M. William Clerk, premier greffier de la cour du jury, à Edimbourg, se rendant à Londres, se trouva en diligence avec un marin de moyen âge et d’un air honnête, qui s’annonça comme propriétaire d’un bâtiment naviguant pour l’ordinaire sur la Baltique, et dont l’embargo interrompait les affaires. Dans le cours de la conversation décousue et triste qui a lieu en pareil cas, le marin dit, d’après une idée superstitieuse bien connue : « Je souhaite que nous fassions un bon voyage… je vois une pie. — Et pourquoi cet oiseau nous porterait-il malheur ? demanda le greffier. — Je l’ignore, dit le marin ; mais tout le monde convient qu’une pie présage quelque malheur ; deux ne sont pas de si mauvais augure ; mais trois ! par exemple, c’est bien le diable. — Alors, répondit M. Clerk, si vous croyez aux pies, vous devez croire aux revenans. — Si j’y crois ?… » Le marin prononça ce peu de mots d’un ton grave et sérieux qui révélait un homme convaincu. Pressé de plus près par M. Clerk, qui devenait curieux, le voyageur finit par lui raconter l’anecdote singulière que voici :

« Dans ma jeunesse, j’étais lieutenant à bord d’un vaisseau négrier de Liverpool, ville où je suis né. Les dégoûts de mon métier, qui m’offrait chaque jour, dans les tortures des esclaves de Guinée, un spectacle plein d’horreur, me rendaient encore plus insupportable le caractère du capitaine ; c’était un homme d’une humeur très variable, quelquefois doux et affable avec les marins de son équipage, mais plus souvent en proie à des accès de colère, de violence et d’aversion, pendant lesquels il rugissait comme un tigre sur le pont. Le soleil de l’Afrique semblait avoir passé dans ses veines comme une liqueur de feu, et ses prunelles devenaient aussi rouges que le dos des noirs quand leur peau volait sous le fouet. On ne lui parlait à bord que le pistolet à la main.

« Ce capitaine avait conçu une haine particulière contre un matelot, vieillard qui n’avait plus sur le crâne qu’un toupet de poils blancs, et dont le nom était Bill Jones, ou quelque nom semblable. [p. 121] L’équipage respectait ce vieux marin, qui n’avait jamais couché hors du navire ; mais, sans doute à cause de ce respect, notre bête fauve ne lui adressait que des menaces et des injures. Le vieillard, avec la licence que se permettent les matelots sur les bâtimens marchands, lui ripostait sur le même ton. Un jour, Bill Jones mit de la lenteur à monter sur la vergue pour ferler une voile. Il était si cassé !

« En ce moment, le capitaine parut, un peu ivre, à la porte de la cabine :

— Ohé, cria-t-il, vieux requin, maudite charogne ! vessie gonflée de rum ! ferle ou crève !…

« Je ne sais pas ce que le matelot répondit, car ses paroles ne portaient pas de mon côté ; mais il fallait qu’elles fussent de nature à pousser à bout le capitaine, car cet homme exaspéré rentra dans la cabine, et en sortit bientôt avec une espingole chargée à la main. Il coucha en joue le prétendu mutin, fit feu… La mitraille frappa dans les vergues avec le bruit de la grêle. Nous vîmes Bill Jones rester un moment, au milieu de la fumée, comme suspendu en travers sur le ventre ; puis il s’affala lourdement au pied du grand mât, en tenant ses intestins qui sortaient. On l’entendit sur le pont, évidemment mourant. Il leva les yeux sur le capitaine, et lui dit :

— Vous m’avez donné mon compte, monsieur ; mais je ne vous quitterai jamais !

« Le capitaine, en haussant les épaules, se contenta de lui répondre qu’il le ferait jeter dans la chaudière où l’on préparait la nourriture des esclaves, afin de voir combien il avait de graisse. Le malheureux mourut ; son corps fut réellement jeté dans la chaudière… »

— Et avait-il beaucoup de graisse ? demanda le greffier au lieutenant.

— Ma foi, non ! dit le voyageur naïvement. Et il continua son récit :

« Notre capitaine ordonna, avec des juremens terribles, qu’on gardât le plus profond silence sur ce qui s’était passé ; mais, comme je ne lui cachais pas mon indignation, il me fit mettre à fond de cale. Quelques jours après cependant, il vint me trouver et me demanda d’un air singulier si j’étais dans l’intention de le dénoncer à la justice, à son retour en Angleterre. Fatigué d’être à fond de cale, dans un climat si chaud, je lui promis tout ce qu’il voulut ; il me laissa libre. En remontant sur le pont, je m’aperçus que les marins étaient tous frappés de l’idée que Bill Jones n’avait pas abandonné le navire ; ils croyaient que son esprit travaillait avec l’équipage à la [p. 122] manœuvre, surtout quand il s’agissait de ferler une voile, auquel, cas le spectre ne manquait pas d’être le premier à cheval sur, la vergue. Je finis, monsieur, par le voir moi-même comme les autres, et si distinctement, un soir de tempête, près, des Açores, que je l’appelai à voix basse :  Jones ! mais il ne me répondit pas, et grimpa dans la hune, où il disparut. Le capitaine seul paraissait, ne faire aucune attention à cette chose étrange, et, comme on redoutait, la violence de son caractère, personne ne lui en parlait. L’équipage, morne et inquiet, dévorait des yeux l’espace qui nous séparait encore des côtes de l’Angleterre.

« Un certain soir (nous avions passé le golfe de Biscaye), le capitaine m’invita à descendre dans sa cabine pour y prendre un verre de grog avec lui. Sa figure était soucieuse ; enfin, il s’ouvrit à moi d’une voix un peu émue

— Je n’ai pas besoin de vous dire, Jack, quelle espèce de compagnon nous avons à bord avec nous.

— Capitaine, fis-je en affectant une grande indifférence, tout cela, est une plaisanterie…

— Non, non, ce n’est pas une plaisanterie ; il m’a dit qu’il ne me quitterait jamais, et il a tenu parole.

— Comment ?… m’écriai-je avec un geste de surprise ?

— Vous ne le voyez, vous, que de temps en temps ; mais il est toujours à mon côté, il n’est jamais hors, de ma vue… Tenez, Jack !… Dans ce moment même, je le vois, là, derrière vous… !

« Le capitaine devint très pâle ; ses regards prirent une expression indéfinissable. Il se leva fort agité.

— Je ne supporterai pas sa présence plus long-temps ; il faut que je vous quitte !

« A ces paroles incohérentes, à ces allées et venues que le capitaine faisait dans la cabine comme pour éviter le spectre, je lui répondis tranquillement, afin de le calmer par mon incrédulité apparente, qu’il pouvait se rasseoir, qu’il n’y avait pas moyen d’abandonner le navire puisque la terre ne se montrait pas encore, et que le seul: parti raisonnable éprendre, c’était de naviguer vers l’ouest de la France ou vers l’Irlande, d’y débarquer, secrètement, et de me laisser le soin de reconduire le bâtiment à Liverpool. Mais il secoua la tête d’un air sombre et me répéta, comme s’il ne m’eût pas écouté ;

— Il faut que je vous quitte, Jack !

En parlant ainsi, le capitaine s’arrêta tout d’un coup, avec l’inquiétude d’un homme qui écoute une rumeur lointaine, et me [p. 123] demanda si je n’entendais pas du bruit sur le pont. Dans la situation extraordinaire où se trouvait le navire, on était toujours sur le qui vive ! Je monte rapidement l’échelle de poupe ; mes pieds avaient à peine franchi le dernier échelon que le bruit d’un corps pesant qui tombait dans l’eau me fit tressaillir. J’allongeai la tête sur le bord du bâtiment, et je m’aperçus que le capitaine s’était jeté dans la mer, de la galerie de poupe, tandis que nous filions six nœuds par heure. A l’instant où le malheureux s’enfonçait, il sembla faire un effort désespéré, s’éleva à demi au-dessus de l’eau, et me tendit la main en s’écriant :

My God ! Bill est encore avec moi !…

Cela dit, la mer se referma, et je tombai à genoux, frappé de terreur, derrière le bastingage. »

Il y a du merveilleux dans une pareille histoire, c’est incontestable ; mais pourquoi ne pas admettre que l’homme, dans des circonstances particulières, jouit des facultés immatérielles au point de maintenir, en quelque sorte, à ses côtés, le songe apparu, et de s’attacher au flanc une vision, de même que Pascal mesurait à ses pieds un abîme ? Pascal succomba, malgré ou plutôt à cause de son génie, sous le poids de cet opiniâtre cauchemar. Des impressions douloureuses peuvent modifier notre vie assez profondément pour que les créatures transmondaines descendent continuellement à son niveau ou pour qu’elle aspire toujours au leur. Ce désordre paraîtra logique à la suite d’un remords violent, à l’épilogue d’un meurtre, quand la victime n’aura pas conquis encore une vengeance plus terrestre, et lorsque son existence, brusquement interrompue, n’aura pas eu le temps de cicatriser la déchirure de ses liens. C’est ainsi que, dans un reptile coupé en morceaux, la vie proteste, jusque par l’agonie des tronçons. Et comme toute violation des lois naturelles réagit contre son auteur, le meurtrier subira un contre-coup de l’homme détruit qui se propagera funestement dans sa propre organisation ébranlée. De là ces terreurs toujours planant sur le coupable ; de là ce pressentiment de la mort si commun dans les grands criminels.

Singulière avarice de la Providence ! De tous les animaux, l’homme est celui dont la prescience est la plus faible, et encore n’en jouit-il que malade ou coupable. Le songe est une maladie comme le remords ; quand le corps et l’âme sont en harmonie, quand les organes de l’esprit et de la chair sont intacts, on ne rêve pas. L’homme ne commence à lire dans les choses futures que du jour où son tempérament [p. 124] s’épuise. C’est durant les affections nerveuses que ses songes se montrent plus particulièrement révélateurs ; c’est dans la goutte, dans les rhumatismes, dans les indispositions chroniques qu’il est plus sensible aux variations de l’air, aux changemens des saisons, aux différences des climats. Dans les momens d’ennui, d’humeur ou de souffrance, la moindre gaucherie autour’ de nous, le moindre ton faux, la moindre discordance dans les paroles, dans les mouvemens et dans les gestes, nous blessent et sont près de produire en nous la brusquerie et la colère. Mais, dans la plénitude de la santé et de la conscience, les pressentimens s’éloignent, comme si nous étions trop terrestres pour leur développement ; car l’homme coupable se rapproche plus de la divinité que l’homme vertueux : il irrite davantage sa puissance ; le clavier universel est nécessairement plus ébranlé par une dissonance que par un accord.

Les grands poètes ont précieusement recueilli dans leurs œuvres les témoignages de cette délicatesse, maladive chez l’homme, constitutive pour la nature entière. Connaissez-vous rien de plus finement analysé, dans le domaine de la psychologie et de la vaticination, que le délire progressivement révélateur de Wallenstein, à mesure qu’il se rapproche de la catastrophe qui termina le drame de sa politique et le roman de sa vie ? Avec quelle savante préparation Schiller déduit l’égarement du héros, depuis le rêve de la bataille de Lutzen, jusqu’à son monologue cabalistique et aux caresses musicales de sa fille ! Comme le pouvoir incompréhensible de la musique sur les désordres cérébraux est admirablement exprimé dans la romance de Thécla, imitation des chants d’Ophélie, dont Shakspeare, par la même science propre aux sublimes intelligences du théâtre, fait adroitement suivre les visions d’Hamlet ! Le spectre du ministre Olivarès, dans Gil Blas, est une invention digne du génie de Le Sage ; et, au milieu de son roman, où les réalités de la vie sont prises absolument sur le fait, on se sent tout ému de voir un homme, qui a baffoué le monde à la façon de Richelieu et de Ximénès, mourir, non pas du fardeau d’un empire, non pas de l’inanité des richesses et des honneurs, non pas même de faiblesse vitale, mais seulement parce qu’un fantôme, auquel il ne croit pas, demeure toujours apparent, fixe, insaisissable sous ses yeux. Cet exemple, que Le Sage aura puisé dans quelque anecdote de son siècle, montre combien l’imagination est susceptible de tuer le corps, même quand ses terreurs fantastiques ne sauraient détruire le jugement de sa victime. On lit d’effrayantes histoires de ce genre dans le Compendium rédigé par Walter Scott. Nous rangeons ces histoires, comme l’abîme de Pascal et le négrier de Liverpool, dans la catégorie du pressentiment ; car elles nous semblent le résultat d’une lésion irrévocablement mortelle, le prélude impatient du divorce que l’âme compte bientôt proposer au corps. Il en est alors du fantôme assidu comme d’un spectacle auquel votre âme serait présente, tandis que votre corps en resterait absent. Ces apparitions décousues, mais constantes, sont des lueurs de la région transmondaine; elles vous arrivent par les éclaircies qui s’ouvrent dans votre intelligence malade, et vous êtes d’autant plus clairvoyant, que le symptôme morbide est plus désorganisateur.

ANDRÉ DELRIEU.

Notes

(1) Mystère de la vie Humaine, tome I .

(2) Circulus ætemi motûs !… (Bekker, Physica subterranea.)

(3) Revue de Paris, 29 juillet 1838.

(4) De Deo Socratis.

(5) Saint Luc, XVI, 27.

(6) Talmud.

(7) Origène.

(8) Josèphe, Guerre des Juifs, livre VI.

(9) De Animâ.

(10) Apulée, Dieu de Socrate.

(11) Philopseud.

(12) Olaus Magnus, archevêque d’Upsal, livre VI.

(13) Cicéron, De Divinatione.

(14) Le comte de Gabalis, la Haye, 1718.

(15) Amænilates exoticæ.

(16) Nosographie philosophique, tom.II.

(17) Chardel, Essais de psychologie, 1838.

(18) Chroniques de Touraine sur la vie et les œuvres d’Abellard.

(19) Plutarque, De his qui sero à numine puniutur.

(20) Idées de M. Chardel.

(21) Chardel, Essais de psychologie ; Deleuze, Mémoire sur la Prévision ; Montlosier, Mystères de la vie humaine.

(22) De la Triple vie de l’Homme, chap. VI.

(23) Linnée.

(24) Fourier, Traité de l’Association, tom. I.

(25) Fourier, ibid.

(26) Revue de Paris, 29 juillet 1838.

 

 

 

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