Alfred Binet. L’hallucination. I. Recherches théoriques. Extrait de la « Revue philosophique de la France et de l’Étranger », (Paris), neuvième année, tome XVII, janvier à juin 1884, pp. 377-412.

Alfred Binet. L’hallucination. I. Recherches théoriques. Extrait de la « Revue philosophique de la France et de l’Étranger », (Paris), neuvième année, tome XVII, janvier à juin 1884, pp. 377-412.

 

Article en deux parties, suivant en cela la publication originale. La suite :
L’hallucination. 2. Recherches expérimentales. Extrait de la « Revue philosophique de la France et de l’Étranger », (Paris), neuvième année, tome XVII, janvier à juin 1884, pp. 473-502.

Alfred Binet (1857-1911)  (avec Theodore Simon) sont plus connus pour leurs travaux sur la mesure du développement de l’intelligence chez les enfants, et leur collaboration régulière depuis 1899. Collaboration, qui donna lieu en 1905, dans L’Année psychologie, créée par Binet,  de ce qui va fonder toutes les études sur la mesure de l’intelligence, dont le Q. I., l’étude princeps, la nécessité d’établir un diagnostic scientifique des états inférieurs de l’intelligence. Cette collaboration  ne cessera qu’avec le décès de Binet en 1911. Bien moins connu, sinon ignoré, leur travail sur l’hystérie qui parut dans la revue L’Année psychologique, avec une contribution inédite sur l’hystérie de Joseph Babinski sous forme de questionnaire. Cet article fait le point, épistémologiquement parlant sur ce concept. Pour autant on constate que les auteurs, toujours très critiques quant aux positions officielles des uns et des autres, n’ont rien compris à la psychanalyse.

Quelques références bibliographiques :
— Binet Alfred & Simon Th. Les enfants anormaux. Guide pour l’admission des enfants anormaux dans les classes de perfectionnement. Avec une préface de Léon Bourgeois. Paris, Librairie Armand Colin, 1907.
— Binet Alfred & Simon Th. Hystérie. in « L’année psychologique », (Paris), 1909, volume 16, pp, 67-122. [en ligne sur notre site]
Binet Alfred & Simon Th.
La folie maniaque-dépressive. Article paru dans la revue « L’Année psychologique », (Paris), 1909, volume 16, pp. 164-214. [en ligne sur notre site]
— Binet Alfred. La suggestibilité. Avec 32 figures et 2 planches hors texte. Paris, Schleicher Frères, 1900. – Les Idées Modernes sur les enfants. Paris, Ernest Flammarion, 1909. – Les altérations de la personnalité, Paris, Félix Alcan, 1892. – Etude de psychologie expérimentale. Le fétichisme dans l’amour. La vie psychique des micro-organismes. L’intensité des images mentales. Etc. Deuxième édition. Paris, Octave Doin, 1888.
— Simon Theodore. Pédagogie expérimentale. Ecriture – Lecture – Orthographe. Paris, Armand Colin, 1924. p.
— Binet Alfred & Féré Charles Samson. Le Magnétisme Animal, avec figures dans le texte. Paris, Félix Alcan, 1887.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons corrigé plusieurs fautes de composition. –  Les images, ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 377]

L’HALLUCINATION

I. RECHERCHES THÉORIQUES

I

Esquirol est le premier aliéniste qui ait clairement nommé, défini et analysé l’hallucination « Un homme, dit-il, qui a la conviction intime d’une sensation actuellement perçue alors que nul objet extérieur propre à exciter cette sensation n’est à portée de ses sens, est dans un état d’hallucination. C’est un visionnaire (1). » On abrège quelquefois cette définition en disant que l’hallucination est une perception sans objet. Ces deux définitions pourront nous servir provisoirement, malgré leurs imperfections, que nous sentirons de plus en plus vivement à mesure que nous pénétrerons au cœur de notre sujet.

Les médecins discutent encore sur la nature, sur le siège et sur les causes de l’hallucination ; les opinions les plus diverses ont été mises en avant et soutenues avec un acharnement égal. On pourra s’en faire une idée en parcourant les débats qui ont eu lieu à ce sujet en 1855 et 1856 à la Société médico-psychologique de Paris (2), entre les représentants les plus autorisés de la philosophie et de la médecine. Il est peut-être téméraire de revenir à un problème sur lequel tant d’excellents esprits se sont exercés sans arriver à le résoudre. Mais qu’importe la longueur des discussions et le nombre des ouvrages, si le dernier mot n’en ressort pas.

Il parait impossible d’arriver à une notion exacte sur le mécanisme de l’hallucination, si on ne la compare pas à l’acte dont elle est une [p. 378] forme pathologique. Cet acte, quel est-il ? Pour le déterminer, il faut chercher à mettre en relief le caractère essentiel de l’hallucination. S’il y a quelque chose qui soit propre à cette manifestation pathologique, c’est bien de créer l’apparence d’un objet extérieur qui n’existe pas. Ce caractère-là ne fait jamais défaut dans une hallucination véritable ; il sépare nettement l’hallucination de quelques autres phénomènes qui s’en rapprochent par certains côtés, mais qui diffèrent de nature. Citons par exemple la mémoire. L’homme doué d’une bonne mémoire visuelle peut se former une idée aussi nette, colorée, saisissante de l’objet absent que l’halluciné de l’objet imaginaire. Mais le premier n’a pas, comme le second, la conviction que l’objet est là, posé devant lui, à une distance donnée de ses yeux et de ses mains, mêlé et confondu avec les objets réels. Le souvenir se localise dans le passé il ne se projette pas dans l’espace il ne produit pas l’apparence d’un objet extérieur et présent Mais il y a un acte qui possède en commun avec l’hallucination le caractère signalé c’est la perception normale des objets extérieurs. Ce rapprochement s’impose ; car il n’y a pas un seul halluciné qui manque de l’indiquer. Interrogez-les sur ce qu’ils éprouvent ils vous répondront : « J’ai vu, j’ai entendu, .j’ai senti. J’en suis aussi certain que je suis certain de vous voir et de vous entendre en ce moment. » Ce langage, que les médecins aliénistes entendent à satiété, est la preuve que pour les malades l’hallucination ne se distingue pas de la perception normale. Sans aller aussi loin, nous admettrons que l’hallucination est la forme pathologique de la peception. Tel sera le point de départ de notre étude.

Beaucoup d’aliénistes désignent couramment l’hallucination sous le nom de « fausse perception des sens » ; mais, qu’on ne s’y méprenne pas, leur thèse n’a rien de commun avec la nôtre, car, s’ils se servent de ce terme, c’est parce qu’ils confondent la perception proprement dite avec la sensation, quoique la pathologie se charge de faire la distinction en montrant que dans certains cas (cécité et surdité verbale des aphasiques, etc.) la sensation est conservée et la perception détruite. Afin d’éviter toute confusion à cet égard, nous commencerons par une définition.

On entend par perception sensorielle (3) le phénomène cérébral [p. 379] qui a lieu lorsque nous entrons en rapport par nos sens avec les objets extérieurs et présents. Ce phénomène paraît simple, mais c’est une illusion l’analyse y révèle la présence de deux phases bien distinctes. Physiologiquement, la perception sensorielle se compose d’une action des organes périphériques des sens et d’une réaction de l’encéphale. Psychologiquement, la perception est formée par deux groupes d’éléments associés ensemble, des sensations et des images mentales. Nous ferons bien comprendre la nature de cet acte fonctionnel en le comparant à un réflexe dont la période centrifuge, au lieu de se manifester au dehors par des mouvements, se dépenserait à l’intérieur en éveillant des associations d’idées. La décharge suit un canal mental au lieu de suivre un canal moteur.

Voici quelques exemples très simples si je saisis un livre dans l’obscurité, j’éprouve une impression mixte du toucher et du sens musculaire qui fait jaillir dans mon esprit l’apparence visible du livre; l’union de cette impression des sens et de cette idée de l’esprit forme une perception. Ou bien encore, je regarde la table de travail sur laquelle je viens d’écrire; l’impression lumineuse que reçoit mon œil suscite l’idée de la résistance que je rencontrerais en appuyant ma main sur la table. Ces idées que nos sensations font t naître par le mécanisme bien connu de l’association sont ce que M. Taine appelle des images, et les Allemands des représentations. Ce sont des états de conscience qui dérivent de sensations antérieures conservées et reproduites ce sont des résidus, des vestiges. Il est important de remarquer que tous les sens ont leurs images le plus grand nombre sont visuelles, mais il y en a de tactiles, de musculaires, d’auditives, etc. Il faut considérer la perception du monde extérieur comme un acte psycho-sensoriel, dans lequel les sensations produites directement par les objets extérieurs suscitent un certain nombre d’images qui se groupent et se coordonnent avec les sensations selon des rapports définis. L’objet extérieur, que nos sens perçoivent et qui nous paraît connu par un acte d’intuition simple, est en réalité formé par une association de ces deux sortes d’éléments, des sensations et des images.

Nous nous bornerons à deux ordres de preuves : une expérience physiologique et un cas pathologique. La démonstration se rapporte aux perceptions visuelles, qui nous intéressent plus que les perceptions des autres sens, au point de vue de l’histoire des hallucinations. [p. 380]

Collin dePlancy – Dictionnaire infernal – 1863.

La première expérience, due à Delboeuf (5), est destinée à montrer « que la sensation de couleur peut reposer uniquement sur un acte de la pensée », ou, en termes plus exacts, que dans certaines conditions la couleur que nous croyons voir diffère sensiblement de celle qui agit réellement sur nos sens, ce qui permet de supposer qu’un raisonnement inconscient a substitué une certaine image colorée à la sensation colorée que nous éprouvons en fait.

On pratique dans le volet d’une chambre obscure deux ouvertures, dont l’une, B, reste libre, et l’autre, R, est munie d’une vitre colorée en rouge, de sorte que la paroi opposée reçoit un mélange de lumière blanche et de lumière rouge. Si l’on place un bâton sur le passage des rayons lumineux, deux ombres bet rseront projetées sur la paroi l’ombre bne recevra aucun rayon rouge, elle sera uniquement éclairée par la lumière blanche émanée de l’ouverture B ; elle sera donc réellement blanche, ou grise, le gris étant un blanc moins clair. De son côté, l’ombre rne recevra aucun rayon blanc, elle sera éclairée par la lumière rouge seulement, et en effet paraîtra d’un rouge vif. Mais la paroi semblera d’un rouge très pâle et l’ombre b sera jugée d’un vert intense. Cette fausse apparence de l’ombre best due à la vitre rouge, car si on supprime la vitre rouge, bien que l’ombre bcontinue à recevoir exactement la même lumière qu’auparavant, en qualité et en quantité, elle paraîtra grise ; et, si l’on substitue à la vitre rouge une vitre verte, elle paraîtra rouge. Qu’on rétablisse les choses dans leur état primitif et qu’on considère l’ombre b, d’apparence verte, à travers un tube étroit permettant de voir l’ombre sans en voir les bords. Elle persiste à paraître verte ; pendant qu’on continue à regarder l’ombre à travers le tube, on peut supprimer la vitre rouge et la remplacer par une vitre d’une autre couleur, l’ombre ne change pas d’aspect.

On peut faire l’expérience inverse ; on supprime le tube, et la vitre rouge l’ombre best grise et paraît grise. On reprend le tube, et on la considère de nouveau ; elle est toujours grise. Pendant qu’on est dans cette position, la vitre rouge est replacée, ou on lui substitue une vitre d’une autre couleur, le jugement ne varie pas, l’ombre est grise.

M. Delbœuf a très habilement dégagé la cause de ces erreurs, qui se produisent avec une régularité parfaite. Nous sommes exercés, dit-il en substance, à reconnaître les couleurs à travers les modifications de la lumière ambiante.

Ainsi nous savons juger du vert à travers le rouge. Physiquement [p. 381] parlant, le vert vu à travers le rouge doit paraître grisâtre, mais notre jugement redresse cet effet ; comme nous voyons que le gris qui frappe notre œil est perçu à travers le rouge, nous en concluons que ce gris provient nécessairement du vert, car le seul vert est vu gris à travers le rouge.

C’est cette habitude qui engendre l’erreur dans les expériences précédentes. En effet, qui ne voit que nous jugeons verte l’ombre b, qui en réalité est grise, uniquement parce que nous nous figurons la voir à travers la lumière rouge, puisque le rouge est la lumière ambiante ? Une fois que nous l’avons jugée verte, si nous plaçons notre tube, il n’y a pour nous aucune raison de changer d’avis; et il n’existe pas davantage de raison quand on supprime la vitre rouge, puisque nous n’éprouvons aucun changement d’état. Mais, la vitre rouge étant supprimée et notre tube écarté, nous jugeons tout de suite que la tache est grise parce que nous croyons l’apercevoir à travers la lumière blanche ; et quand nous replaçons notre tube devant l’œil, nous persistons à la juger grise, quelque changement que l’on passe à la lumière venant de l’ouverture R, parce que, encore une fois, nous n’éprouvons aucune variation d’état de nature à modifier notre jugement.

Cette explication nous paraît irréprochable, malgré les objections récentes de M.Fouillée (6), qui pense qu’on ne peut voir dans ces illusions de couleur le résultat d’une conclusion logique. « Une sensation, dit-il, ne se fabrique pas avec des raisonnements. » Sans doute, mais il n’y a pas de sensations fabriquées dans les expériences de M. Delbœuf. Lorsque nous croyons voir en vert une ombre qui réellement est grise, nous n’avons pas la sensation de vert nous avons une sensation du gris, qui par un mécanisme physiologique inconscient suscite une image de couleur verdâtre. Cette image, idée ou représentation, —en vérité le nom importe peu, —atteint une intensité suffisante pour être confondue avec une sensation réelle. N’est-ce pas là l’histoire de toutes les illusions des sens ? Nous interprétons mal des sensations réelles, et cette interprétation amène dans notre esprit des images fausses, sans rapport avec la réalité, qui sont projetées au dehors selon les lois ordinaires de la perception. En résumé, ce qu’il faut retenir de l’expérience de M. Delboeuf, c’est que, dans les perceptions visuelles, un élément qui paraît primitif et immédiatement connu, comme la couleur, peut être connu indirectement et apparaître à l’esprit sous forme de représentation (7). [p. 382] Bain a remarqué que dans la connaissance du monde extérieur « l’intelligence déborde les sens » jamais- on n’en a donné une preuve plus saisissante.

La pathologie se charge de faire pour nous une expérience curieuse qui confirme la précédente elle nous démontre la nature complexe de la perception sensorielle en analysant à sa façon les deux parties de cet acte, c’est-à-dire en respectant l’une et en détruisant l’autre. Nous faisons allusion à ce qui se passe dans la forme particulière d’aphasie qu’on appelle cécité verbale.

Pour bien comprendre ce qui va suivre, il faut savoir que la lecture rentre au point de vue psychologique dans la grande classe des perceptions sensorielles ; lire, c’est associer à des symboles écrits des articulations, des sons et des représentations visuelles des choses signifiées (8). Quand l’éducation a formé ces liens d’association multiples, la vue d’une page imprimée réveille automatiquement un certain nombre d’images visuelles, auditives, musculaires, etc., de la même manière qu’une excitation mécanique de la peau provoque un certain nombre de mouvements responsifs. La lecture est donc comparable à un réflexe dans lequel les mouvements seraient remplacés par l’éveil d’associations mentales. Or il est des malades qui à la suite d’accidents cérébraux cessent de comprendre le sens de l’écriture qu’on place sous leurs yeux, malgré l’intégrité de leur sens visuel. Nous prendrons comme exemple un cas des plus remarquables, auquel M. Charcot (9) consacra une de ses leçons dans le courant de l’année dernière. Il s’agissait d’un homme de trente-cinq ans, commerçant, d’une culture moyenne et qui, dirigeant lui-même son magasin, parlait beaucoup et écrivait chaque jour de nombreuses lettres (12 à 15 par jour). Cet homme devint tout à coup aphasique et hémiplégique du côté droit ; il y eut ictus, perte de connaissance, etc. Au bout de quelques jours, l’aphasie disparut, et aussi l’hémiplégie. La main était devenue assez libre pour que le malade pût écrire très lisiblement. Il voulut donner un ordre relatif à ses affaires, prit une plume et écrivit ; croyant avoir oublié quelque chose, il redemande sa lettre pour la compléter, veut la relire, et c’est alors que se révèle dans toute son originalité le phénomène de la cécité verbale : Il avait pu écrire, mais il lui était impossible de relire sa propre écriture. A partir de la même époque, [p. 383] il s’aperçut qu’il lui était impossible de lire un imprimé, tout autant et encore plus qu’une page d’écriture.

Il est intéressant de remarquer que chez ce malade le sens visuel est intact ou à peu près. L’étude régulière de la fonction visuelle et l’examen ophthalmoscopique ont fourni les résultats suivants : 1° aucune modification de l’aspect ophthalmoscopique, 2° aucune diminution de l’acuité visuelle, 3° aucune modification de la perception des couleurs, 4° existence d’une hémianopsie latérale droite qui est limitée par une ligne parfaitement verticale passant par le point de fixation.

Ainsi donc, dans la partie du champ visuel qui ne correspond pas à l’hémianopsie, la fonction visuelle est intacte ; le malade, en parcourant du regard une page d’écriture, éprouve les mêmes séries de sensations visuelles qu’un individu normal. Ce qui est atteint chez lui, ce n’est pas la sensation, c’est la réaction particulière qui suit cette sensation et qui constitue l’opération de la lecture. Le malade est dans le même état qu’une personne chez laquelle le réflexe tendineux est aboli et qui sent néanmoins les chocs du petit marteau avec lequel on percute le tendon rotulien. La sensation visuelle est conservée, la perception visuelle de l’écriture est perdue. Le processus pathologique qui marche en sens inverse de l’évolution détruit ce qui est acquis de date récente et respecte ce qui est plus ancien (10).

Un autre malade de la même clinique (11) commerçant intelligent, instruit, perdit subitement, à la suite de chagrins, la mémoire visuelle des personnes et des objets (images de la vue), qui existait chez lui à un haut degré de développement; cette déchéance, qui ne s’accompagna d’aucun symptôme somatique, entraîna des perturbations caractéristiques dans les phénomènes de la perception externe. Parlons d’abord de la lecture. On observa chez ce malade un léger degré de cécité verbale pour certaines langues, comme le grec, puis une gêne dans la lecture du français ; pour comprendre ce qu’il lisait, il avait besoin d’exécuter avec la langue et les lèvres des mouvements d’articulation, comme si les images auditives éveillées par la vue des caractères ne suffisaient pas à en suggérer le sens et qu’il fallût y ajouter le secours d’une articulation réelle. [p. 384] En résumé, lésion plus ou moins profonde de cette perception complexe qu’on appelle la lecture.

Ce malade avait perdu également toute une série de perceptions d’un autre ordre, que les psychologues appellent des actes de reconnaissance individuels. Cette perte était une conséquence logique, directe et immédiate de la suppression des images de la vue.

« Chaque fois que M. X… retourne à A… d’où ses affaires l’éloignent fréquemment, il lui semble entrer dans une ville inconnue. Il regarde avec étonnement les monuments, les rues, les maisons, comme lorsqu’il y arriva pour la première fois. Paris, qu’il n’a pas moins fréquenté, lui produit le même effet. Le souvenir revient pourtant peu à peu, et, dans le dédale des rues, il finit par retrouver assez facilement sa route… « Le souvenir visuel de sa femme, de ses enfants est impossible. Il ne les reconnaît pas plus d’abord que les rues d’A. et, alors même qu’en leur présence il y est parvenu, il lui semble voir de nouveaux traits, de nouveaux caractères dans leur physionomie ».

« Il n’est pas jusqu’à sa propre figure qu’il oublie. Récemment, dans une galerie publique, il s’est vu barrer le passage par un personnage auquel il allait offrir ses excuses et qui n’était que sa propre image réfléchie par une glace. »

On voit à ces symptômes que le malade a perdu la faculté de reconnaître les objets particuliers. L’acte de reconnaissance individuelle n’est qu’une forme de la perception externe ; mais cette forme est si élevée qu’elle tend à se confondre avec les actes conscients de comparaison et de jugement elle sert de transition entre la perception externe et le raisonnement logique.

Reconnaître un objet comme présentant telle grandeur et occupant telle position dans l’espace est un acte en grande partie inconscient et automatique. Reconnaître un objet comme appartenant à une classe, par exemple à la classe des oranges, suppose une opération de classement un peu plus complexe. Enfin reconnaître un objet particulier, par exemple telle rue ou telle personne, est un acte de perception plus compliqué que tous les autres, car il exige l’intervention d’images mentales particulières à cet objet et n’appartenant à aucun autre. On comprend donc que chez notre malade ce dernier genre de perception ait été aboli par un travail pathologique qui a respecté les perceptions plus simples et plus automatiques.

Enfin, dernière remarque, chez M. X. l’examen de l’œil a donné un résultat complètement négatif. On n’a noté qu’un léger affaiblissement de la sensibilité chromatique intéressant également [p. 385] toutes les couleurs. La lésion n’intéresse donc que la partie psychique de la perception sensorielle et nous démontre ainsi, par un sorte de dissection, la complexité de cet acte, qui est simple pour le sens intime.

De ce qui précède ressortent les deux conclusions suivantes :

1° L’acte par lequel nous entrons en rapport avec les objets extérieurs et présents est un acte psycho-sensoriel, qui exige le concours des sens et de l’esprit. C’est un acte plus complexe que la sensation. La pathologie le démontre chez les malades qui perdent certaines perceptions, tout en conservant des sensations normales.

2° L’esprit prend part à la perception externe en soudant aux sensations des images (idées ou représentations; ces mots sont à peu près synonymes). Ces images, du côté mental, ont tous les caractères de la sensation, sauf l’intensité ; du côté physique, elles s’en distinguent par ce fait qu’elles ne supposent pas la mise en activité des parties périphériques du système nerveux quant au siège central, il est le même. L’analogie des sensations et des images explique pourquoi l’esprit a une tendance continuelle à les confondre de là des illusions comparables à celle que l’expérience de Delbœuf nous a révélée.

Nous regrettons de ne pouvoir insister plus longuement sur ces préliminaires, qui constituent en quelque sorte notre base d’opération pour plus de détails, nous renverrons aux ouvrages spéciaux.

II

Ce caractère psycho-sensoriel de la perception normale appartient aussi à l’hallucination, quoique modifié, dans une certaine mesure, par l’action de la maladie. Il est à peine besoin de relever l’élément psychique ou intellectuel de l’hallucination; on ne saurait élever de doute à cet égard. Un observateur peu exercé pourrait même s’imaginer que l’hallucination est une conception délirante qui sort tout entière et toute formée d’un cerveau malade, et n’emprunte rien à la réalité du moment. Lorsqu’un halluciné de l’ouïe croit entendre, dans le silence profond de la nuit, une voix qui lui parle et qui lui adresse de longs discours, il est clair que ce phénomène a une origine psychique. La preuve, c’est que l’hallucination de l’aliéné a le plus souvent un rapport étroit avec la forme de son délire. Dans la [p. 386] folie religieuse, le, malade voit apparaitre des anges, des saints et des diables ; l’histoire nous enseigne à ce sujet que la nature des apparitions religieuses varie avec les temps et les lieux, et se conforme toujours à la mythologie régnante. Dans le délire des persécutions, le malade est poursuivi par des voix qui l’injurient, qui le menacent, ou qui le renseignent sur les projets de ses prétendus persécuteurs. Enfin dans le délire érotique, il y a des hallucinations visuelles et génitales qui sont encore le reflet des préoccupations du malade.

On a également noté le rapport de l’hallucination avec la profession. Magnan en cite quelques exemples curieux chez des alcooliques. Un marchand des quatre-saisons voyait à terre autour de lui des choux-fleurs, de l’oseille, des radis qu’il s’efforçait de ne pas écraser sous ses pieds. Un conducteur de bestiaux stimulait son chien, voyait et appelait les bœufs et les moutons. Un gaveur de pigeons aux halles croyait tenir un pigeon entre les doigts et s’évertuait à lui faire avaler le grain. Une marchande de vins répondait à ses clients, les engageait à attendre, et se préparait à les servir. Un menuisier voyait retomber sur sa tête et sur son dos les planches qu’il essayait de charger sur sa voiture. Une fille publique avait des idées obscènes et voyait autour d’elle des scènes lubriques rappelant son triste métier (12).

A côté de la profession, il faut placer les souvenirs de la vie passée. Il est un grand nombre d’hallucinations qu’on pourrait appeler automatiques parce qu’elles consistent dans la reproduction de sensations antérieures qui ont laissé une empreinte profonde dans l’esprit des malades; c’est un accident dramatique, un malheur qui leur est arrivé à leur entrée dans la vie et qui a été une des causes déterminantes de leur maladie; ou bien encore, mais plus rarement, c’est le souvenir heureux d’un jour de fête ou d’un ancien amour. Ce genre d’hallucinations est fréquent dans la grande attaque hystérique (13) ; il forme à lui seul la troisième période de l’attaque (période des attitudes passionnelles). On en trouve également de nombreux exemples dans l’aliénation mentale. En voici quelques-uns. Une jeune fille de quinze ans rencontre dans un lieu désert un homme qui tente de lui faire violence devenue aliénée peu de temps après, elle ne cesse d’entendre la voix de cet homme qui la menace et cherche à l’intimider. —Une femme ayant vu son mari frappé d’une balle au milieu d’une émeute fut plus tard poursuivie [p. 387] pendant ses accès de folie par des détonations d’armes à feu le bruit des carreaux brisés par des balles, etc. Elle se sauve alors dans la campagne, espérant, en s’éloignant de Paris, se soustraire aux bruits qui la poursuivent. Depuis dix ans, six accès semblables ont eu lieu, et toujours les mêmes hallucinations se sont renouvelées dès le début du délire. Andral avait été frappé au début de ses études médicales par la vue du cadavre d’un enfant à demi rongé par les vers. Le lendemain à son réveil, il revit tout à coup le cadavre de cet enfant. Il était bien là, dit-il, je sentais son odeur infecte. Un général (Méhémet-Ali) qui un jour dans un combat avait été entraîné au milieu des ennemis éprouva plus tard une hallucination singulière. Tout à coup, au milieu du silence du palais, on l’entendait pousser de grands cris ; il se débattait avec effort comme un homme attaqué. C’était la scène du combat qui se représentait à sa vue. Un individu, parcourant une rue de Londres par un brouillard épais, faillit être écrasé par une machine à vapeur; devenu aliéné par suite de la frayeur qu’il éprouva, il voit encore dans ses hallucinations la lanterne de la machine qui a failli passer sur lui. Une femme de cinquante-quatre ans qui avait eu plusieurs accès d’aliénation mentale est frappée à la tête par un pot de fleurs tombé d’une croisée; quand la plaie est guérie, cette femme éprouve une hallucination des plus curieuses. Il lui semble tout à coup recevoir encore sur la tête le pot à fleurs, comme au jour où elle a été renversée. La douleur lui arrache un cri, et à peine elle a été frappée qu’elle entend bien distinctement le bruit du pot qui se brise sur le plancher. Elle reste un instant avec un tremblement général; puis, quand elle est un peu remise, elle cherche autour d’elle les fragments du pot brisé et s’étonne de ne pas les trouver. Une jeune fille voit le feu prendre à la maison de ses parents ; aussitôt elle est atteinte d’un délire furieux, voit le feu partout, croit brûler elle-même, et succombe au bout de quelques semaines ; son dernier cri est : « Au feu ! Au ! feu ! (14) »

Nous ne voulons pas passer en revue toutes les dispositions intellectuelles et morales qui exercent une influence sur la nature des hallucinations ; ce travail demanderait des volumes et ne nous apprendrait rien de bien nouveau. Notons encore, sans insister la relation frappante qu’on trouve parfois entre les hallucinations des malades et leur degré d’intelligence et de culture. Falret nous a rapporté l’histoire d’un homme d’un âge mûr et d’un esprit très [p. 388] cultivé qui pendant les beaux jours d’été voyait se dérouler devant lui dans des hallucinations panoramiques l’histoire de la création du monde. On est frappé du contraste de ces hallucinations grandioses avec les images vulgaires qui assiègent la plupart des malades de nos asiles. Lorsqu’on hypnotise un certain nombre d’hystériques, on reconnaît bientôt que les jeunes filles les plus intelligentes et les mieux douées sous le rapport de l’imagination sont aussi les plus aptes à développer les hallucinations qu’on leur suggère ; l’hallucination une fois établie est comme un thème sur lequel elles brodent de la façon la plus pittoresque et la plus brillante. Tous ces faits, auxquels on pourrait en ajouter beaucoup d’autres, prouvent jusqu’à l’évidence que les malades tirent de leur propre fonds la matière de leurs hallucinations; c’est tantôt la mémoire, tantôt l’imagination qui fournit les principaux éléments. On peut préciser davantage. Sous quelle forme l’esprit intervient-il dans la production des hallucinations ? De quelle étoffe est faite une apparition imaginaire ? Les anciens aliénistes se servaient d’un langage passablement obscur. Ils parlaient « d’idées reproduites par la mémoire, assemblées par l’imagination et personnifiées par l’habitude. » Les explications de ce genre-là ne compromettent personne ; il serait également difficile de démontrer qu’elles sont fausses ou qu’elles sont vraies. Les progrès de la psychologie nous permettent de substituer à ces expressions vagues un terme précis et technique, celui d’image. L’hallucination est formée par des images. La plupart des aliénistes contemporains sont d’accord sur ce point. Pour Delasiauve (15) l’hallucination est ‘une idée sensible susceptible, par la vivacité que lui communique une cause physique ou morale, de représenter pour la conscience la réalité objective. » Parchappe définit l’hallucination « un état de t’âme dans lequel de pures imaginations se reproduisent spontanément dans la conscience, avec tous les caractères qui appartiennent aux sensations actuelles. » Pour Brierre de Boismont, qui s’exprime plus nettement encore, « la représentation mentale est la base de l’hallucination ; elle existe chez tous les individus et peut, par l’attention et la volonté, s’élever jusqu’à la vivacité de l’impression. » Enfin Peisse s’est appesanti sur l’identité entre l’image évoquée par la mémoire et l’image réelle que l’œil perçoit. Quand la représentation est vive, stable, précise, dit-il en substance, elle acquiert le caractère de l’objectivité qui est le propre de la sensation, elle devient hallucination. L’opinion de Peisse et des autres aliénistes cités était loin d’être admise [p. 389] sans contestation en 1865 ; elle avait des adversaires convaincus, comme Sandras, Baillarger, Garnier. Ces auteurs soutenaient qu’un abîme infranchissable sépare la conception d’un objet absent ou imaginaire —autrement dit l’image — et la sensation réelle produite par un objet présent que ces deux phénomènes diffèrent non seulement en degré, mais en nature, et qu’ils se ressemblent tout au plus comme le corps et l’ombre. Mais, depuis cette époque, psychologues et physiologistes ont travaillé à étudier la nature des images, leur siège cérébral, leurs relations, avec les sensations. Ils ont démontré que chaque image est une sensation spontanément renaissante, en général plus faible et plus simple que l’impression primitive, mais capable d’acquérir, dans des conditions données, une intensité si grande qu’on croirait continuer à voir l’objet extérieur. On trouvera dans les ouvrages spéciaux (16) la démonstration complète de ces vérités, qui de nos jours ont fini par devenir banales ; elles ne servent plus guère qu’à défrayer les traités psychologiques de second ordre. Nous nous contenterons de rappeler quelques-unes des observations les plus saillantes, fournies par les individus qui possèdent à un degré éminent le « pouvoir de visualiser ».

Il y a des joueurs d’échecs qui, les yeux fermés, la tête tournée contre le mur, conduisent une partie d’échecs. Il est clair, dit Taine, qu’à chaque coup la figure de l’échiquier tout entier, avec l’ordonnance des diverses pièces, leur est présente comme dans un miroir intérieur ; sans quoi ils ne pourraient prévoir les suites du coup qu’ils viennent de subir et du coup qu’ils vont commander. Deux amis qui avaient cette faculté faisaient souvent ensemble des parties d’échecs mentales en se promenant sur les quais et dans les rues. — Galton nous rapporte qu’une personne de sa connaissance a l’habitude de calculer avec une règle à calcul imaginaire dont elle lit mentalement la partie qui lui est nécessaire pour chacune de ses opérations. — Beaucoup de personnes ont leur manuscrit placé devant les yeux de leur esprit, quand elles partent en public. Un homme d’État assurait que ses hésitations de parole provenaient de ce qu’il était tourmenté par l’image de son manuscrit portant des ratures et des corrections. — Certains peintres, dessinateurs statuaires, après avoir considéré attentivement un modèle, peuvent faire son portrait de mémoire. Horace Vernet et Gustave Doré possédaient cette faculté ; un peintre anglais cité par Wigan peignait un portrait [p. 390] en pied après une seule séance de modèle; il plaçait mentalement la personne sur la chaise, et toutes les fois qu’il regardait la chaise il voyait la personne assise. Peu à peu, une confusion se fit dans son esprit ; il soutenait que le modèle avait posé réellement, et finalement il devint fou.

Ces images, si développées chez certains individus, mais qui existent à l’état naissant chez tous, forment l’élément psychique et comme la substance de l’hallucination. Qu’elles soient fournies par la mémoire, ou construites par l’imagination, qu’elles soient de nature visuelle, ou auditive, ou tactile, ou motrice, les images diffèrent à peine de la réalité extérieure. Ce sont presque des sensations. Plus on les étudie, mieux on comprend que l’halluciné soit convaincu de la réalité de ses impressions; et on ne s’étonne plus qu’un physiologiste comme Burdach, en rendant compte de ses visions, ait écrit ces mots : « On a dans l’œil la même sensation que si un objet extérieur se trouvait placé devant cet œil ouvert et vivant. »

III

A s’en tenir à ce qui précède, on serait tenté de croire que l’hallucination n’est pas autre chose qu’un délire intellectuel. On la définirait volontiers une image cérébrale extériorisée. Mais les faits sont beaucoup moins simples. Pour des raisons de clarté, nous avons éliminé un des éléments caractéristiques du phénomène, la, part des sens. Les aliénistes contemporains admettent que les organes des sens ne restent pas absolument étrangers à l’hallucination, que c’est là un phénomène mixte, produit par le double concours des sens et de l’esprit, ou comme on dit encore, psycho-sensoriel. On voit apparaître ici la première des analogies signalées entre l’hallucination et la perception externe.

Cette question du rôle des sens a été résolue en Allemagne par Griesinger, et en France par Baillarger, dans un mémoire publié en 1844 et qui est demeuré classique. Il fallait un talent d’observation et d’analyse assez subtil pour arriver à démontrer que les appareil sensoriaux sont réellement ébranlés chez un malade qui affirme qu’il voit et qu’il entend, alors qu’aucun excitant extérieur ne paraît être à la portée de ses sens. La partie intellectuelle de l’hallucination [p. 391] atteint un développement si considérable qu’elle nous masque la part qui revient aux sens ; l’hypertrophie d’un des éléments a déterminé l’atrophie de l’autre.

Nous croyons inutile de citer à l’appui de cette thèse des faits que le lecteur peut trouver dans tous les traités de pathologie mentale. Quelques mots suffiront. La plupart des hallucinations viscérales sont manifestement causées par des lésions des organes internes. Certains malades qui s’imaginent être habités par des esprits malins, des bêtes immondes et jusqu’à des conciles sont en réalité des malheureux atteints d’inflammations de l’estomac ou de cancers, etc. (17), et c’est le processus irritatif, qu’elle qu’en soit d’ailleurs la nature, qui sert de point de départ à leurs hallucinations grotesques. Thornley a publié la relation d’un aliéné qui croyait avoir cent livres de fer dans le ventre; il mourut peu après; et à l’autopsie on découvrit une perforation de l’intestin et du péritoine. Il est probable que beaucoup d’hallucinations de nature érotique s’expliquent par une irritation locale des organes génitaux (Paul Moreau, de Tours, Aberrations du sens génésique, p. 92 et d73). Quand le délire des sens s’empare du goût et de l’odorat, là encore l’état saburral ou bilieux de la langue ou la fétidité de l’haleine fournissent à l’hallucination une origine sensorielle. C’est quand on s’adresse aux sens supérieurs de la vue et de l’ouïe que le problème devient quelquefois plus difficile à résoudre. Disons d’abord un mot des hallucinations visuelles. On sait qu’elles peuvent être produites par des lésions physique de l’œil, comme des ulcérations de la cornée (18) ou des opacités cristallines (Voisin), etc. On sait que des hallucinations de la vue peuvent se manifester chez des aveugles il faut les rapporter probablement à une irritation atrophique des nerfs optiques, dont l’autopsie a souvent révélé la dégénération complète (Calmeil, Rombey, Leubuscher). Il y a des hallucinations qui cèdent à l’occlusion des yeux, d’autres qui se déplacent avec le regard, d’autres encore qui ne sont visibles que d’un œil, d’autres enfin qu’on peut dédoubler en exerçant une pression sur l’œil ou en interposant un prisme. Tous ces faits, dont l’explication est assez délicate et sur lesquels nous aurons à revenir, prouvent en gros l’intervention d’un élément sensoriel dans [p. 392] l’hallucination. « S’il s’agissait bien réellement d’une idée qui se projette au dehors remarque Ball à ce propos, comment pourrait-on dédoubler cette idée en pressant sur le globe oculaire (19) ? » Les hallucinations de l’ouïe, qui sont surtout importantes à étudier sous le rapport des phénomènes intellectuels, offrent moins d’intérêt en ce qui concerne les phénomènes des sens. Cependant il y a quelques faits intéressants à retenir. Les hallucinés de l’ouïe se plaignent souvent d’entendre des bruissements, des bourdonnements, des tintements dans les oreilles ; ce sont des bruits réels qui naissent le plus souvent dans un point du système circulatoire.

L’influence de ces sensations subjectives sur les hallucinations n’est pas douteuse; les bruits précèdent l’éclosion des hallucinations et, quand le phénomène est unilatéral, c’est du côté où le malade entend ses voix que les bruits fatiguent son oreille. On a reconnu chez beaucoup d’hallucinés une altération directe de l’appareil auditif; le traitement local de la maladie auriculaire, la simple évacuation d’un bouchon de cérumen, un bourdonnet de charpie laudanisée maintenu dans l’oreille (Foville) ont parfois réussi à triompher d’hallucinations persistantes qui menaçaient d’entraîner l’aliénation mentale. Il y a des sourds qui éprouvent des hallucinations de l’ouïe, comme il y a des aveugles poursuivis par des visions terrifiantes dans l’un et l’autre cas, la cause du phénomène doit être cherchée dans une irritation atrophique du nerf sensitif.

Jolly (20) a reconnu chez la plupart des hallucinés de l’ouïe une hyperesthésie du nerf acoustique; de plus, en faisant passer un courant continu à travers les oreilles de ces malades, il a réussi à provoquer des hallucinations de l’ouïe comparables à celles qui se manifestent spontanément. Sous l’influence de l’excitation électrique, ces individus n’éprouvaient pas seulement des sensations subjectives ils entendaient des sons de cloches, des paroles brèves, comme celles-ci : « Ein Riss —Ein Stich — Der Heilige Geist ! » ou des phrases plus longues : « Der Tag geht jetzt zu Ende ! » — Du sollst anbeten Gott deine Hernn, » etc., et même des vers. Enfin les recherches de Maury (21), qui ont le caractère de véritables expérimentations, ont montré que les hallucinations de l’ouïe, de la vue, du toucher, etc., qui se manifestent dans le passage de la veille au sommeil (hallucinations hypnagogiques), peuvent être provoquées par une action sur les sens. [p. 393]

Voilà assez de faits pour permettre de conclure que l’hallucination est un délire qui a sa racine dans les sens il ne faut pas oublier néanmoins que la sensation est simplement la cause occasionnelle du phénomène la véritable cause est dans l’état particulier des centres nerveux. Chez l’halluciné, ce ne sont pas les organes des sens qui sont malades, c’est l’intelligence. Finalement, nous revenons à notre proposition du début l’hallucination est comme la perception normale des objets extérieurs, un acte mixte, un phénomène psycho-sensoriel. Nous avons vu dans quelles explications il faut entrer pour bien comprendre cette expression. Disons en terminant qu’elle est défectueuse et peut donner lieu à des erreurs. Quelques auteurs opposent l’élément psychique à l’élément sensoriel comme deux termes qui correspondraient à la dualité de l’âme et du corps. Cette opinion est évidemment insoutenable l’élément psychique de l’hallucination dépend, aussi étroitement que l’élément sensoriel, de conditions physiologiques dont il ne faut pas le séparer. Pour éviter de soulever à ce sujet une discussion de métaphysique, il serait préférable d’appeler l’hallucination un phénomène cérébto-sensoriel.

C’est une question difficile que celle de décider si toutes les hallucinations ont la même nature. M. Baillarger, et après lui beaucoup d’auteurs ont admis l’existence d’hallucinations incomplètes, formées uniquement par un travail de l’intelligence, et étrangères à l’action des organes sensoriels : ce sont les hallucinations psychiques. Un grand nombre d’hallucinations de l’ouïe seraient de cette nature; on s’appuie, pour en démontrer l’existence, sur le témoignage des auteurs mystiques, qui ont de tous temps distingué des voix corporelles et des voix intellectuelles ; d’autre part on invoque les termes dont se servent les aliénés pour décrire ce qu’ils éprouvent. Ils disent qu’ils ne perçoivent aucun son, mais qu’ils entendent la voix de la pensée, que la voix est tout intérieure, intellectuelle et sans aucun bruit de parole, que c’est le langage des esprits, une conversation d’âme à âme, etc. D’autres croient posséder un sixième sens, ou une faculté qu’ils décorent des noms les plus bizarres. On a voulu trouver dans ces expressions la preuve que l’organe de l’ouïe n’est point intéressé.

Les aliénistes n’ont pas tous accepté la théorie des hallucinations psychiques, qui en effet soulève plus d’une objection; s’il est vrai que les sens n’interviennent pas dans la production de ces phénomènes, peut-on les classer avec les autres troubles des sens ? peut-on en faire des hallucinations ? Ne faut-il pas plutôt les considérer comme un genre de délire ? [p. 394]

Dans un intéressant travail publié par le Lyon médical(22) le Dr Max Simon a émis l’idée que les prétendues hallucinations psychiques ne sont pas des hallucinations du tout, mais « des impulsions de la fonction langage ». L’auteur remarque tout d’abord l’étroite connexion de chaque pensée avec son signe, et de chaque signe avec l’action musculaire qui le transmet au dehors. Ce fait explique comment, même dans l’état physiologique, certains mots, certains airs ont une tendance à se compléter par les mouvements volontaires qui sont si près de la pensée non formulée. « Exagérons cette action, et nous aurons une impulsion de la fonction langage. »

Le premier degré de ce phénomène pathologique nous est offert par certains aliénés « qui, en même temps qu’ils entendent parler à l’épigastre prononcent eux-mêmes des mots la bouche fermée et comme le font les ventriloques. C’est ce qui a lieu chez une femme B. placée dans le service de M. Baillarger. Souvent, si l’on se tient près de son lit, et qu’on ne fixe plus son attention, on entend bientôt un bruit très faible qui se fait dans sa gorge et dans sa poitrine si l’on approche plus près, on distingue des mots, des phrases même or ces mots, ces phrases, l’hallucinée prétend que ce sont ses interlocuteurs qui les prononcent, et c’est en réalité ce qu’elle entend. On peut d’ailleurs mieux s’assurer de ce phénomène en priant cette femme d’adresser une question à ses interlocuteurs invisibles. On entend alors la réponse qui se fait dans sa gorge, et sans qu’elle ait conscience que c’est elle qui la fait. »

En continuant cette étude, on arrive à un ordre de faits qui sortent nettement de la classe des hallucinations. « Voici un aliéné qui se croit possédé, qui injurie, qui blasphème, etc. Interrogez ce malade, et lui aussi vous dira que les mots lui montent à la tête ; mais ici, nous avons un fait nouveau. Ces mots qui viennent irrésistiblement à l’esprit de l’aliéné, il les prononce. » C’est le cas de cette dame qui tout à coup, au milieu d’une conversation tranquille, prononçait deux ou trois paroles malséantes, sinon grossières, et cela malgré elle, convulsivement. Qu’on veuille bien exagérer l’exercice de la fonction, la porter à sa limite extrême, et on aura la loquacité intarissable et incohérente de la manie. Un jour que je traversais le jardin d’un pensionnat d’aliénés, je fus abordé par une malade, jeune femme, en plein accès de manie. La pauvre aliénée paraissait brisée par la fatigue, elle venait de passer toute la matinée à chanter, crier, vociférer. « Hélas ! me dit-elle, je suis brisée, je n’en puis [p. 395]  plus. Pourquoi donc criez-vous ainsi ? cela vous fait mal. Hélas ! c’est plus fort que moi ; cela me vient, il faut que je crie. Je vais vite manger, parce qu’il faudra que je recommence. »

Il faut donc faire sortir du groupe des hallucinations psychiques ces phénomènes impulsifs, qui appartiennent, non aux maladies de la perception, mais aux maladies de la volonté (23). Après cette élimination, est-on en droit de conserver la classe des hallucinations psychiques, ou devient-elle un caput mortuum ? Nous désirons ne pas trancher la question ; tout en faisant observer la faiblesse des preuves qu’on tire du témoignage des aliénés, nous ne repoussons pas absolument l’hypothèse d’hallucinations produites spontanément par l’intelligence en délire, et nous montrerons plus loin qu’on peut encore, dans une certaine mesure, les rattacher à la perception extérieure, dont elles sont peut-être une modification pathologique très avancée.

IV

Les conclusions précédentes sur l’analogie de l’hallucination et de la perception seront confirmées par l’étude de l’illusion des sens, qui tient le milieu entre ces deux phénomènes. La nature psychologique de l’illusion des sens est bien connue; on la définit généralement une perception extérieure erronée. Elle résulte, comme la perception, d’une synthèse de sensations et d’images ; seulement, c’est une synthèse mal faite, dans laquelle les images ne correspondent pas à la réalité extérieure. (24) Les aliénistes, qui par une rencontre assez rare s’accordent ici avec les psychologues, disent que l’illusion est une interprétation inexacte de sensations réellement éprouvées. Cette définition se confond avec la précédente.

Voici un exemple qui montrera mieux qu’aucun commentaire [p. 396] combien l’illusion des sens est voisine de l’hallucination. Le fait m’a été rapporté par mon excellent ami, M. G. A., à l’époque où nous étions tous deux étudiants en médecine. Un jour qu’il remontait la rue Monsieur-le-Prince, à Paris, il crut lire sur la porte vitrée d’un restaurateur les deux mots suivants : « Verbascum thapsus. » On sait que c’est le nom scientifique d’une scrofularinée de nos pays, qu’on appelle vulgairement le bouillon blanc. Mon ami avait passé les jours précédents à préparer un examen d’histoire naturelle ; sa mémoire était encore surchargée de tous ces noms latins qui rendent l’étude de la botanique si fastidieuse. Surpris de l’inscription qu’il venait d’apercevoir, il revint sur ses pas pour en vérifier l’exactitude, et alors il vit que la pancarte du restaurant portait le simple mot : « Bouillon ». Ce mot avait suggéré dans son esprit celui de « bouillon blanc », qui à son tour avait suggéré celui de Verbascum thapsus. Les deux suggestions s’étaient suivies si rapidement qu’elles avaient paru simultanées. Rien ne ressemble plus aux hallucinations que les illusions des sens aussi développées. L’insignifiance de l’impression sensorielle qui les provoque, le développement considérable de l’élément représentatif, et enfin la fausseté de l’opération tout entière imposent ce rapprochement.

Abordons maintenant la pathologie mentale, et nous allons voir que cette opinion n’est pas seulement fondée sur des analogies symptomatiques, qui sont souvent trompeuses, mais encore sur des similitudes de marche, de diagnostic et de pronostic.

C’est une vérité courante qu’au point de vue clinique les illusions des sens et les hallucinations ont une signification égale ; on les confond en général dans la description des troubles sensoriaux comme des symptômes presque toujours associés et qui révèlent avec une même certitude l’existence d’une lésion de l’intelligence. La plupart des illusions qui assiègent un aliéné ont un caractère aussi grave et aussi alarmant que les hallucinations. Voici un malheureux maniaque qui en regardant un portrait le voit s’animer, sortir du cadre et marcher à lui en revêtant des formes fantastiques ; les auteurs considèrent ce phénomène comme une illusion des sens, parce qu’il est produit par un objet extérieur mal perçu ; mais n’est-il pas évident que l’individu, chez lequel le mécanisme de la perception est lésé à ce point donne une preuve de son désordre cérébral aussi convaincante que s’il s’agissait d’une hallucination ? Si ces deux genres de perception fausse ont la même valeur pour le diagnostic, n’est-il pas permis de croire à une identité de nature et de constitution ? [p. 397] Telle est l’opinion de beaucoup d’aliénistes qui font de l’illusion une simple variété de l’hallucination (25).

Sur quel caractère s’appuient donc ceux qui les distinguent ? D’après les définitions d’Esquirol, la différence des deux symptômes tiendrait à la participation des sens l’hallucination crée de toutes pièces un objet imaginaire « c’est un phénomène intellectuel, cérébral : les sens ne sont pour rien dans sa production », tandis que, dans l’illusion, il y a toujours une impression réelle, mais perçue d’une manière vicieuse. En d’autres termes, l’hallucination serait une perception sans objet, et l’illusion une perception erronée d’un objet réel. On s’explique assez bien cette distinction de la part d’aliénistes qui, comme Esquirol et les anciens auteurs, ne voyaient dans l’hallucination qu’une perturbation intellectuelle, « une idée qui se projette au dehors. » Mais depuis que M. Baillarger a montré que l’hallucination est un symptôme psycho-sensoriel, qui a besoin du concours des sens pour se manifester, la première position n’était plus défendable. On a donc cherché une définition nouvelle, bien que quelques auteurs, qui ne se sont pas aperçus de cette évolution, continuent à reproduire la définition d’Esquirol. Aujourd’hui, on admet généralement que l’hallucination est comme l’illusion le produit d’une sensation toujours réelle; ce qui distingue ces deux symptômes, c’est la nature de la sensation. Dans l’hallucination, la sensation est subjective ; dans l’illusion des sens, elle est objective (26).

Cette opinion ne contient aucune erreur grave ; il est évident que certaines perceptions fausses sont le résultat de causes objectives, et que d’autres perceptions fausses sont produites par des causes subjectives. On peut appeler les premières illusions et les secondes hallucinations. C’est une pure affaire de convention. Remarquons encore à ce propos que cette opinion n’a rien qui contredise notre thèse au contraire ; car si la seule différence entre les illusions et les hallucinations tient à l’origine de l’impression initiale, il en résulte que les deux phénomènes sont identiques pour le reste, et que l’hallucination est, comme l’illusion, une perturbation de nos fonctions [p. 398] sensorielles. Néanmoins, nous avons deux objections capitales à formuler contre cette définition nouvelle.

En premier lieu, on éprouve quelque répugnance à appliquer le nom d’hallucination, avec l’idée fâcheuse de symptôme pathologique qui s’y attache, à un phénomène qui, comme la perception fausse de cause subjective, se produit normalement, dans des conditions déterminées, chez tous les individus sains d’esprit. Les effets bien connus de l’arrière-sensation visuelle, auditive ou tactile, comme l’apparence d’un ruban de feu produite par un charbon allumé qu’on agite, etc., etc., sont des erreurs d’interprétation engendrées par des sensations subjectives ; ces erreurs sont communes à tous, elles s’imposent comme une nécessité à l’intelligence la plus lucide, et loin d’être le symptôme d’une maladie mentale, elles serviraient plutôt de preuve que l’organisme de l’individu qui les subit n’a pas dévié du type normal. Ce serait un véritable abus de langage que d’appeler ces phénomènes des hallucinations (27).

Notre seconde objection, c’est qu’on ne saurait attacher grande importance au fait que la sensation excitatrice vient du dehors ou prend naissance dans l’organisme car la réaction cérébrale qui en est la suite ne change pas avec l’origine de la sensation. Que le nerf sensitif soit excité au niveau de son bout périphérique ou le long de son trajet, l’irritation suit la même voie, et arrive au même centre sensoriel, qui, n’étant pas capable de discerner le point où l’irritation est née, réagit de la même façon. Les travaux des physiologistes et de Helmholtz en particulier ne laissent aucun doute à cet égard (28).

Nous pensons que la distinction de l’illusion et de l’hallucination mérite d’être conservée, mais établie sur une autre base. Il existe deux catégories de perceptions fausses; les unes sont compatibles avec l’intégrité de la raison, les autres sont un symptôme d’aliénation mentale au même titre que le chancre induré est un symptôme de la syphilis. On peut faire servir les mots d’illusion et d’hallucination à exprimer cette distinction fondamentale, en appelant illusion l’erreur sensorielle physiologique et hallucination l’erreur sensorielle pathologique.

Pour développer ce point, il faudrait faire une longue digression ; [p. 399] nous préférons ne pas interrompre la marche d’une exposition déjà difficile à conduire avec ordre. Il nous suffira de retenir, comme un fait acquis, que l’illusion des sens est un trait d’union entre la perception sensorielle et l’hallucination. Même pour ceux qui se rangent à l’opinion commune, la différence de l’illusion et de l’hallucination n’est que dans le point de départ.

V

On vient de voir que la perception et l’hallucination sont deux actes similaires. Ils ont ]a même composition mentale. Ils supposent tous deux le concours des sens et de l’esprit. Ils sont formés également par une association de sensations et d’images. Continuons ce parallèle, et de nouveaux traits de ressemblance vont nous être révélés. Nous allons insister sur le rôle des images.

En règle générale, les images (idées, souvenirs, notions abstraites) qui se succèdent dans le champ de l’esprit suivant un ordre fixé par les lois d’association, sont en dehors de la sphère de l’expérimentation. Quand je songe à un ami absent, et que l’image visuelle de sa figure vient s’offrir à ma pensée, je n’ai point de prise sur cet état interne et subjectif. Bien que cet état soit la copie et le calque d’une impression antérieure, je ne me sens pas maître de le modifier de la même façon que je modifie une impression actuelle causée par un objet extérieur, c’est-à-dire, en me rapprochant ou m’éloignant de l’objet, ou en fermant les yeux etc. Ceci reste vrai, alors même que l’image atteint un degré suffisant de netteté pour être projetée au dehors. Brierre de Boismont, qui s’était exercé à imprimer en lui la figure d’un ecclésiastique de ses amis, avait acquis le pouvoir de l’évoquer les yeux ouverts ou fermés ; l’image lui paraissait extérieure, placée dans la direction du rayon visuel ; elle était colorée, délimitée, pourvue de tous les caractères appartenant à la personne réelle. Mais il va de soi que cet aliéniste n’arrivait pas à modifier par les mouvements de son corps la perspective de cette image, qui, malgré son éclat, et un commencement d’extérioration, conservait en somme les caractères de la vision interne. Bref, on peut expérimenter sur la sensation, on ne peut pas ou presque pas expérimenter sur l’image. C’est là un des caractères sur lesquels Bain a fondé la distinction de l’objectif et du subjectif. [p. 400]

Dans la perception externe, tout est renversé. Les images qui naissent en nous, au contact des objets extérieurs, tirent de leur origine un ensemble de propriétés qui font absolument défaut aux images du souvenir. Suggérées directement par des impressions sensorielles, elles s’associent organiquement à ces impressions, de manière à former un tout indivisible, qui correspond à la notion d’un objet unique. Grâce à cette attache sensorielle, chaque image subit par contre-coup toutes les modifications qu’éprouve la sensation. Pratiquement, elle se comporte pour l’observateur comme une sensation véritable.

Il en est de même dans l’hallucination, qui reproduit, en les amplifiant, les traits de la perception externe. Si l’image cérébrale qui s’extériorise crée si parfaitement pour l’halluciné l’apparence d’un objet extérieur, c’est parce que cette image est associée à des impressions des sens qui lui communiquent leurs propriétés. On a ainsi la clef de toute une série de phénomènes curieux, bizarres, et presque surnaturels en apparence, que la clinique constate dans l’hallucination, et que l’expérimentation y révèle. Le chapitre qui suit pourrait donc être intitulé : « Propriétés des images qui sont associées à des sensations. »

1° Le premier phénomène à étudier est celui de l’extériorisation.

Les images comprises dans un acte de perception sont extériorisées et localisées dans l’espace avec les sensations qui leur sont unies. Lorsque nous regardons un ruisseau d’eau claire qui coule dans un champ ensoleillé, la vue de l’eau provoque dans notre esprit, par association, une idée de fraîcheur. Cette idée, qui est une image interne et subjective, est considérée comme un fait extérieur, et rapportée à un objet qui occupe une position déterminée dans l’espace, au ruisseau de sortie que nous croyons voir la fraîcheur de l’eau qui coule. Nous prenons pour un fait d’expérience ce qui n’est qu’une suggestion de l’esprit, pour une’ sensation ce qui n’est qu’une image. L’analyse a démontré en outre que dans la perception visuelle la forme, la distance, la direction, le relief, la solidité et une foule d’autres qualités sont connues indirectement, sous forme d’images. Si ces images sont confondues avec des sensations, c’est qu’elles sont comprises dans le même système de projections. Nous croyons voir directement, par un acte d’intuition, le tableau des choses extérieures parce que l’élément idéal de ce tableau est soumis aux mêmes phénomènes d’extériorisation et de localisation que l’élément sensoriel. Dans l’illusion des sens, cette objectivation se montre à nu, car l’image extériorisée est fausse ainsi l’image d’un fantôme évoquée par la vue d’un linge aux rayons de la lune est [p. 401] extériorisée et localisée sur le linge, au point qu’il occupe dans l’espace exactement comme les sensations rétiniennes qui en proviennent directement.

Dans les hallucinations, on découvre un phénomène analogue. Le malade extériorise et situe l’image hallucinatoire comme il le fait pour une image vraie dans la perception normale. Le mécanisme psychologique des deux opérations est le même. Il y a plus. L’hallucination n’est pas une manifestation isolée, elle se montre constamment accompagnée et soutenue par un certain nombre de perceptions externes. Les malades, au moment même où ils sont assaillis par une hallucination, jugent à l’aide des mêmes sens les objets réels avec autant de rectitude qu’une personne raisonnable (Calmeil). Il en résulte que l’objet fictif créé par l’hallucination est placé au milieu des objets extérieurs et se confond avec eux. Un étudiant (29) qui se prépare à écouter un cours, aperçoit tout à coup une tête de mort posée sur une chaise ; la chaise est un corps réel, la tête de mort est seule un objet imaginaire. La même personne, se promenant un soir dans un jardin, voit un fantôme drapé dans un large manteau bleu, qui se tient debout sous un arbre ; l’arbre, le jardin, tout cela est réel; le fantôme seul est le produit d’une hallucination. Une jeune demoiselle, au milieu de la conversation ou dans l’exercice de ses travaux, s’arrêtait tout à coup pour regarder en l’air. Aux questions qu’on lui adressait, elle vous répondait avec calme : « Je contemple la neige qui tombe du plafond, ou la muraille qui vient de s’entr’ouvrir pour livrer passage à plusieurs hommes. » Les visions ne l’empêchaient nullement de prendre part à ce qui se passait dans le salon (30). Une hystérique voit dans les moments qui précèdent ses attaques des rats et des chats courir les uns après les autres sur le sommet d’un mur qu’on aperçoit par la fenêtre en face de son lit. Près de là se trouve une lucarne qui semble être leur repaire (31). Ils en sortent tous et y disparaissent au retour de leurs courses. Même observation à ce sujet le réel et le fictif sont perdus en même temps, d’après les mêmes lois, et du même œil. De même encore, dans les hallucinations de l’alcoolisme, le malade voit de petits animaux qui sortent des fissures du plancher, qui courent sur ses draps de lit, sur ses mains, sur ses bras, etc. Ces citations pourraient être multipliées à l’infini nous nous bornerons à reproduire une dernière [p. 402] observation qui est remarquable par le soin avec lequel on l’a recueillie (32).

Un malade, après cinq jours de diète, « vit une, image gracieuse assise près de son lit dans la pose du tireur d’épine, mais dont la main droite était étendue vers le lit du patient. et posée sur la couverture à trente centimètres de ses yeux, c’est-à-dire tout près de sa figure, et à portée des investigations les plus minutieuses du regard. Cette main était blanche, fuselée, potelée, d’un galbe ravissant, ayant aux articulations de petites fossettes sur les premières phalanges, et sans qu’on y pût distinguer de duvet, revêtue vers le poignet d’une auréole très mince de lumière blonde frisante, qui la rendait vivante comme pas une. » Eh bien ! ce qu’il y a de plus instructif dans cette observation, ce n’est pas le fini merveilleux de la vision ; c’est que cette main, qui n’existait pas réellement, qui n’était qu’une représentation de l’esprit, une image, était vue exactement dans les mêmes conditions qu’un objet réel : elle paraissait située à une distance déterminée, dans une direction déterminée, posée sur le drap, etc. L’extériorisation et la localisation de cette représentation mentale avaient donc lieu suivant le même mécanisme que dans la perception externe. Quand on perçoit un objet réel, il y a aussi, répétons-le, une image qui s’objective ; mais on ne remarque pas l’existence de ce phénomène normal parce que la représentation extériorisée correspondant, dans ce cas, à un objet extérieur, est confondue avec les sensations qui en proviennent.. On saisit ici la parfaite justesse du mot de M. Taine : « la perception est une hallucination vraie. p

En résumé, dans les hallucinations visuelles, l’objet inventé par le délire est encadré dans un milieu réel ; une sorte de continuité relie le vrai et le faux, l’hallucination et l’entourage réel du moment, circonstance qui est bien faite pour mettre le comble à l’illusion. En termes psychologiques, nous dirons que l’image fausse de l’hallucination donne lieu aux mêmes phénomènes que l’image vraie de la perception externe projection au dehors et localisation (33).Dans les hallucinations de l’ouïe, les faits sont un peu différents [p. 403] l’extériorisation a toujours lieu, comme dans les troubles de la vue mais la localisation est moins précise. Ce défaut s’explique, si l’on se reporte à la perception normale de l’ouïe on sait en effet que cette perception comporte une localisation du son beaucoup moins parfaite que la perception visuelle. L’hallucination’ de chaque sens reproduit fidèlement les traits principaux de la perception correspondante. Voilà la règle générale.

L’halluciné de l’ouïe projette donc ses représentations auditives, ou comme on dit, ses pensées parlantes, dans des régions plus ou moins bien définies de son entourage. Les voix viennent de l’étage supérieur ou d’une chambre voisine, ou du plafond, ou du plancher, ou de l’intérieur d’une cheminée etc. Un officier qui voyageait dans l’intérieur d’une diligence croyait entendre la voix de son ennemi partir de l’impériale de la voiture. La distance à laquelle les voix sont entendues est rarement indiquée avec précision. Il est remarquable, dit M. Baillarger, que souvent ces voix paraissent venir de très loin. De là le mot de porte-voix qui est en quelque sorte consacré par les malades pour rendre compte de la manière dont ils sont impressionnés.

Les hallucinations du goût, du toucher, de la sensibilité générale entrainent une localisation à la surface du corps, ou dans l’intérieur du corps, comme les perceptions des mêmes sens.

2° Une autre particularité intéressante, qui paraît dépendre du fait de l’association, se rencontre dans la perception normale et se retrouve dans l’hallucination. Les organes sensoriels étant toujours doubles et symétriques, la perception peut ne se faire que par un seul organe, un seul œil, une seule oreille etc. Dans ce cas l’image mentale semble arriver à l’esprit, comme la sensation, par le seul organe en activité, quoique, encore une fois, l’image soit un état interne. Qu’on ouvre l’œil droit seulement, et on croira apercevoir la forme et la nature physique des corps avec cet œil, bien que ces qualités soient connues, dans les conditions indiquées, par le souvenir et non par les sens. Ou bien supposons que les deux yeux sont ouverts, et qu’une petite tache sur la cornée de l’œil droit donne au sujet l’illusion d’un corps opaque, d’un petit animal placé au milieu du champ visuel. Le sujet pourra se rendre compte de la localisation de cette perception sensorielle à l’œil droit ; c’est par l’intermédiaire de cet œil qu’il extériorisera les images suggérées par cette sensation toute subjective (34). Voilà deux espèces de perceptions qu’on peut appeler unilatérales. [p. 404]

Ce fait banal prend un singulier relief quand on passe à l’hallucination. Tous les aliénistes ont décrit des hallucinations unilatérales (ou dédoublées) ainsi appelées parce qu’elles n’assiègent le malade que par un seul côté. Donat rapporte qu’une vieille femme voyait sans cesse passer devant ses yeux des araignées, des spectres et des tombeaux. Or ces visions n’apparaissaient que lorsque l’œil gauche était ouvert. —Maisonneuve rapporte qu’un jeune homme, avant de tomber dans des attaques d’épilepsie, apercevait des roues dentées. « L’œil gauche seul est frappé de cette illusion, à laquelle se joint un sentiment d’effroi causé par la vue d’une figure hideuse qui occupe le centre de la roue. » — Schrœder van der Kolk, consulté par une vieille aliénée qui se plaignait, d’être poursuivie par la voix du diable, lui demanda par quelle oreille cette voix se faisait entendre. — Je ne m’étais pas encore posé cette question, répondit l’aliénée, mais maintenant je reconnais que c’est toujours par l’oreille gauche. — Une femme atteinte de monomanie religieuse percevait par l’oreille droite une musique céleste qui l’exaltait au plus haut point, et la rendait féroce. Jean Lairy croyait voir et sentir, accolé au côté droit de son corps, un homme en tout malade comme lui. Un autre se voyait rivé à un cadavre.

L’hallucination unilatérale intéresse généralement les trois sens supérieurs de la vue, de l’ouïe et du toucher. Il existe peut-être des hallucinations unilatérales de l’odorat et du goût, mais la disposition anatomique qu’affectent les organes externes de ces deux sens empêche d’en reconnaitre l’existence.

En outre des hallucinations unilatérales et isolées qui viennent d’être décrites, on a observé parfois, mais bien plus rarement, des hallucinations unilatérales et doubles. M. Ball rapporte qu’un malade se trouvait en rapport avec deux esprits, son bon et son mauvais ange. Ils lui adressaient constamment des exhortations en sens inverse, mais, chose étrange, la vertu se réservait l’oreille droite, et le vice ne parlait qu’à l’oreille gauche (35). Le Dr Max Simon a bien voulu me communiquer un fait du même genre, qui concerne le sens de la vue. Il s’agit d’un délirant par persécution avec idées ambitieuses et hallucinations de presque tous les sens… « Chez ce malade, les images fantastiques perçues n’étaient pas les mêmes pour chacun des organes de la vision. Tandis que l’un de ses yeux faisait apercevoir au malade l’intérieur d’une maison d’assez triste [p. 405] apparence, de l’autre et en même temps il voyait un jardin rempli de fleurs. » Ce dernier cas, dont je crois qu’il n’existe aucun autre exemple, constitue une véritable curiosité pathologique (36). Considérons tous ces phénomènes à un point de vue général. L’observation psychologique nous a appris que les hallucinations unilatérales ont leurs homologues dans le domaine de la perception. Ce rapprochement ne reste pas stérile, on peut en tirer la conclusion suivante c’est que le caractère de l’unilatéralité doit avoir la même cause dans les deux groupes de phénomènes. Ainsi en ce qui concerne la vue, l’unitatéralité peut tenir soit à la cécité d’un œil —la perception et l’hallucination étant alors localisées dans l’œil resté sain — soit à une sensation subjective qui affecte un seul des deux yeux — la perception et l’hallucination étant, dans cette seconde hypothèse, rapportées à l’œil qui éprouve cette sensation subjective, et qui est généralement atteint d’une lésion physique. Ces considérations s’appliquent avec une si légère variante aux hallucinations de l’ouïe qu’il nous parait inutile de les répéter. La clinique confirme ces déductions. M. Régis, dans une étude consacrée aux hallucinations unilatérales, est arrivé à cette conclusion, fondée sur cinq observations, que l’hallucination unilatérale reconnaît pour cause une lésion unilatérale des sens (37). Voici le résumé de ces observations très intéressantes.

Cas. I. (Arnold Pick). — Hallucinations unilatérales de la vue localisées à l’œil droit chez un aliéné de vingt-huit ans. Les visions ne montrent que la moitié supérieure des objets. A l’examen ophtalmoscopique, on constate dans l’œil droit une perte du champ visuel limitée à la partie supérieure de la surface rétinienne.

OBS. lI. Vertiges épileptiques depuis l’enfance. Attaques répétées de rhumatisme. Rhumatisme cérébral avec délire violent. Délire mélancolique avec idées de persécution contuses, idées de suicide, etc. Hallucinations de l’ouïe et de la vue localisées à l’oreille et à l’œil gauches. Les visions représentent de belles choses, des soldats, des animaux, des parties de canot, des femmes noires qui dansent sur le mur, des paysages tels qu’Auteuil, le Point-du-Jour etc. Ces hallucinations qui ont surtout lieu la nuit, se localisent à peu près exclusivement à l’œil gauche. « Ça. lui a même semblé drôle, parce que son œil gauche est le plus mauvais. » Examen de l’œil gauche Taies anciennes sur la partie externe de la cornée. Milieu de t’œil transparent. Pupille normale, mais avec une zone centrale blanchâtre très éclatante. [p. 406]

OBS. III. Otorrhée purulente de l’oreille droite, depuis l’âge de douze ans, déterminant un état habituel d’hypochondrie. A vingt-cinq ans, accès d’aliénation mentale, caractérisé par des idées de persécution et des hallucinations de l’ouïe exclusivement localisées dans l’oreille droite. Traitement de l’affection auriculaire par les cautérisations ponctuées. Guérison. Disparition consécutive des hallucinations et du délire.

OBS. IV, empruntée à Baillarger (op. cit., p. 303).

Toutes ces observations démontrent que l’hallucination unilatérale peut avoir pour origine une lésion unilatérale des sens, et se rattacher, par conséquent, à des sensations subjectives développées dans l’organe lésé. Remarquons les caractères de ce genre d’unilatéralité. L’organe resté normal ne participe point à l’hallucination. Le malade de l’observation II s’étonne de ne voir les objets imaginaires que de l’œil gauche, qui est le plus mauvais des deux. L’hallucination fragmentaire de l’observation I est localisée à l’œil droit qui est seul atteint. En un mot, la perception de l’objet imaginaire et la perception des objets réels se font chez ces malades dans des conditions absolument différentes. La perception des objets réels conserve, autant que l’état des organes sensoriels le permet, sa forme naturelle, c’est-à-dire la forme bilatérale, tandis que la perception hallucinatoire prend la forme unilatérale. Il y a là un contraste utile à relever.

La psychologie nous a permis de concevoir un autre genre d’hallucination unilatérale, produite par une cécité ou une surdité partielle ; l’hallucination s’extériorise dans cette hypothèse par l’organe qui a conservé sa sensibilité. On réalise facilement ce phénomène dans l’hypnotisme l’expérimentateur suggère une hallucination d’un côté, et la supprime de l’autre, en imposant à son sujet l’idée d’une cécité ou d’une surdité unilatérale (38). Par suite de cette sorte de paralysie de cause psychique, l’hallucination visuelle devient monoculaire. Il faut remarquer que dans ce cas la perception des objets extérieurs devient, elle aussi, monoculaire et s’exerce dans les mêmes conditions. Cette unilatéralité n’a donc rien de commun avec celle que Régis a étudiée elle n’a pas pour origine une sensation subjective -elle n’est point localisée dans l’organe lésé, elle n’intéresse pas l’hallucination seule, à l’exclusion de la perception. Les deux espèces d’unilatératité se distinguent donc par des caractères cliniques très nets. [p. 407]

VI

3° La troisième conséquence qu’on peut rattacher au phénomène de l’associationest la suivante : toute modification imprimée aux sensations, détermine une modification correspondante dans les images. Ainsi, dans la perception visuelle, l’occlusion des paupières, en même temps qu’elle supprime la sensation de la vue, supprime les images associées. Nous voyons pareillement que des hallucinations visuelles cèdent à l’occlusion des yeux, et qu’un moyen qui a réussi quelquefois à délivrer des malheureux de leurs apparitions terrifiantes, a été de leur appliquer un bandeau sur les yeux. Brierre de Boismont rapporte l’observation d’une demoiselle qui voyait dans ses hallucinations des chevaux, des lions, des soldats qu’on passait en revue et dont les schakos portaient des numéros très apparents. « Quand cette demoiselle voulait se soustraire à ces visions, il lui suffisait de fermer les yeux. Dès qu’elle les rouvrait, elle s’écriait : « Les voilà encore devant moi ! (39) »

II est vrai qu’il y a des cas où les hallucinations n’apparaissent que les yeux fermés, ou lorsqu’on presse sur les paupières. Baillarger raconte que dans le jour, dès que la fille G. ferme les yeux, elle voit des animaux, des prairies, des maisons. Il m’est arrivé plusieurs fois, ajouta-t-il, de lui abaisser moi-même les paupières. Aussitôt, elle me nommait une foule d’objets qui lui apparaissaient (40). Il y a aussi beaucoup d’hallucinations qui ont leur période d’exacerbation pendant la nuit (hallucinations alcooliques), il y a enfin des hallucinations exclusivement nocturnes, qui ne se développent que dans l’obscurité, et dont le malade se débarrasse en allumant une bougie. Au prime abord, il semble qu’il y ait contradiction entre ces derniers faits et ceux où la fermeture des yeux suspend l’hallucination. Cependant on peut les concilier. Avec la fermeture des yeux, l’excitation rétinienne n’est pas entièrement supprimée. On sait qu’il existe un monde de sensations visuelles subjectives, produites soit par la circulation du sang dans l’intérieur de l’œil (41) (lumière intra-rétinienne, [p. 408].

spectres oculaires), soit par l’impression persistante des objets (sensations accidentelles positives et subjectives, avec leurs phases colorées), soit par la pression des doigts sur les paupières (grand et petit phosphène), etc., etc. Il paraît probable que ces sensations peuvent servir de point de départ aux hallucinations qui se forment les yeux fermés, ou sont favorisées par les ténèbres. Ajoutons que les formes indécises des objets vus dans le demi-jour peuvent également prêter aux hallucinations dont l’intensité augmente aux approches de la nuit. Il n’y a aucune contradiction entre tous ces faits.

Dans la perception externe, l’aspect des objets extérieurs change avec la manière dont nous dépensons notre force ; ce qui revient à dire que les images sont modifiées aussi bien que les sensations par la nature et la direction de nos mouvements. Il en est de même pour les hallucinations, dont plusieurs phénomènes curieux s’expliquent par ce rapprochement. Nous ne parlerons ici que des hallucinations visuelles, afin d’abréger.

L’apparition occupe quelquefois un point déterminé, où les yeux la retrouvent, chaque fois qu’ils se portent de ce côté (42). Le malade n’a qu’à détourner les yeux ou le corps pour ne pas la voir. S’il s’approche du point, la vision grandit, et la perspective de l’objet imaginaire parait se modifier régulièrement, autant du moins qu’on peut en juger d’après les observations des auteurs, qui sont généralement incomplètes. Enfin, les hallucinations visuelles sont parfois interceptées par l’interposition d’un corps opaque. Un halluciné, dont parle Walter Scott, apercevait un squelette au pied de son lit. Le médecin qui le soignait voulant le tirer d’erreur se plaça entre le malade et le point assigné à la vision. L’halluciné prétendit alors qu’il ne voyait plus le corps du squelette, mais que la tête était encore visible au-dessus de l’épaule du médecin (43). Toutes ces particularités ont leur pendant dans la perception normale d’un objet extérieur, car les images que cet objet suscite dans l’esprit changent avec les [p. 409] mouvements du corps, sont supprimées par l’interposition d’un corps opaque, comme par la fermeture des yeux, etc. Dans d’autres cas, les hallucinations visuelles présentent les phénomènes inverses, et ces contradictions ont fait le désespoir de certains auteurs, qui ont pensé qu’il n’y avait rien de régulier dans les troubles hallucinatoires. Ainsi, il y a des apparitions qui suivent le mouvement des yeux ces apparitions poursuivent généralement le malade dans toutes les positions qu’il prend, et partout où il va (44). Nous avons un fil conducteur pour nous guider dans ce dédale ; c’est l’étude de la perception normale. La perception peut être produite par une sensation subjective de l’œil, et elle revêt dans ce cas des caractères particuliers. Les mouches volantes et en général tous les phénomènes entoptiques qui, dans les inflammations de l’œil, éveillent si fortement l’attention des malades, paraissent suivre les mouvements intentionnels du regard, et elles entraînent avec elles dans leurs mouvements les représentations de distance, de forme, etc. qu’elles ont suggérées. Les apparitions hallucinatoires qui se déplacent avec le point de visée ne font que répéter ces phénomènes, de sorte qu’on ne peut s’empêcher d’en rattacher l’origine à des sensations subjectives de l’œil. L’exactitude de cette interprétation est d’ailleurs reconnue par les auteurs. « La lumière propre de la rétine, remarque Helmholtz, est riche en formes auxquelles un poltron peut attribuer facilement toutes sortes de significations extraordinaires, surtout lorsqu’il regarde fixement le phénomène qui l’effraye, ce qu’il l’empêche de remarquer que cette apparition se meut avec l’œil. Dans le délire alcoolique, il apparaît dans le champ visuel des taches noires, etc. L’auteur, en citant ces faits bien connus, ne parait pas avoir remarqué ce qu’ils présentent de curieux une idée-image qui se déplace dans le champ visuel, sous l’influence des contactions des muscles oculaires. Nous insisterons en terminant sur deux faits particulièrement intéressants, la pression oculaire et le prisme. Nous avons déjà étudié, dans un précédent article, l’effet de la pression oculaire (45). Nous n’en dirons que deux mots. A l’état normal, si on presse sur un de ses globes oculaires, on dédouble les deux images rétiniennes, et on voit tous les objets doubles ; la [p. 410] diplopie ainsi provoquée n’est pas seulement sensorielle, elle est aussi mentale, car les objets perçus étant formés de sensations et de représentations combinées ensemble, le dédoublement porte sur ces deux éléments à la fois. Donc une pression exercée sur l’œil peut, dans certaines circonstances (dans les conditions de la perception visuelle), dédoubler une représentation de l’esprit, une idée, une image. Même fait pour les hallucinations. Brewster, Paterson, Despine, Ball, Féré ont constaté qu’en pressant sur l’œil d’un malade en état d’hallucination, on arrive à lui montrer deux apparitions au lieu d’une. Nous pensons que ce phénomène doit pouvoir être reproduit dans toutes les hallucinations causées par des sensations objectives car dans le cas où l’hallucination naît d’une sensation subjective, il semble que la pression sur l’œil, ne dédoublant pas la sensation, ne peut exercer aucune action analogue sur l’image (46).

L’action du prisme est plus compliquée. Si on fait dévier les rayons lumineux qu’un objet envoie à notre œil, en plaçant un prisme devant les deux yeux, l’objet est localisé dans une direction fausse ce n’est pas seulement la sensation visuelle qui est rapportée à un point de l’espace où il n’existe aucune cause propre à l’exciter, c’est l’objet tout entier qui paraît déplacé, l’objet, c’est-à-dire un ensemble formé de sensations et d’images. Donc l’interposition d’un prisme exerce indirectement une action sur la localisation extérieure d’une image mentale, d’une idée. Ce n’est pas tout ; si le prisme n’est placé que devant un seul œil, l’objet est vu double, c’est-à-dire que l’image est dédoublée comme dans le cas de la pression oculaire

On a pu reproduire ces deux effets de déviation et de dédoublement dans des hallucinations visuelles, provoquées chez des hystériques hypnotisées. « Sur deux malades déjà étudiés et sur plusieurs autres, rapporte M. Féré, nous avons observé ce qui suit. Pendant le sommeil hypnotique, ou pendant la catalepsie, on leur inculque l’idée qu’il existe sur une table de couleur sombre un portrait de profil à leur réveil, elles voient distinctement le même portrait. Si alors, sans prévenir, on place un prisme devant un des yeux, [p. 411] immédiatement le sujet s’étonne de voir deux profils, et toujours l’image fausse est placée conformément aux lois de la physique. Deux de ces sujets peuvent répondre conformément dans l’état cataleptique ils n’ont aucune notion des propriétés du prisme ; d’ailleurs on peut leur dissimuler la position précise dans laquelle on le place (48). »

Concluons ces rapprochements multiples qu’une observation attentive découvre entre la perception extérieure et l’hallucination démontrent avec une grande force que ces deux phénomènes sont de même nature, et que le second est une perturbation du premier. Notons que tous les phénomènes précédents, qui sont communs à la perception et à l’hallucination, appartiennent aussi à l’illusion des sens.

Arrivés à ce point de notre étude, nous pouvons juger une théorie souvent émise, souvent combattue, mais toujours renaissante, d’après laquelle l’hallucination consisterait simplement dans l’extérioration d’idées vives. Cette théorie renferme une part de vérité. Nous avons vu précédemment que l’élément intellectuel de l’hallucination est constitué par des idées, ou représentations mentales. Mais la représentation mentale, prise en elle-même, ne peut expliquer aucun des phénomènes sur lesquels nous venons de nous étendre. Elle n’explique pas du tout comment l’hallucination est extériorisée et localisée avec la dernière précision dans le monde extérieur, au milieu des objets réels. Elle n’explique pas davantage l’existence des hallucinations unilatérales. Elle explique encore moins l’action de la pression et l’action du prisme sur les hallucinations visuelles. Au contraire, si l’on étudie, comme nous l’avons fait, l’image soudée à la sensation, et constituant, par cette union, l’acte connu sous le nom de perception sensorielle, on reconnaît que l’image acquiert, par le fait de celle alliance, des propriétés qu’elle ne possède pas isolément.

Ne craignons pas d’insister sur ce point, qui est pour nous d’une importance capitale. Une idée-image localisée au milieu des objets extérieurs, à une distance déterminée de l’œil et de la main, une idée que l’on voit en ouvrant l’œil droit, et qu’on ne voit pas de l’œil [p. 412]

gauche —une idée qui disparaît du champ de la conscience quand on ferme les deux yeux — une idée dont la perspective se modifie avec les mouvements du corps — une idée qui se déplace avec le point de visée enfin une idée que la pression oculaire dédouble et que le prisme dédouble et dévie, — voilà assurément des faits bizarres ; pris en eux-mêmes, ils sont incompréhensibles. Mais si l’on considère que cette idée est en connexion organique avec une impression réelle des sens et fait corps avec cette impression, on comprend qu’elle en subisse par contre-coup les modifications. Tout s’explique ou du moins, tout le merveilleux de ces symptômes pathologiques disparaît, et on reste en présence d’un phénomène qu’on peut appeler normal, puisque l’observation en constate l’existence dans toutes nos perceptions sensorielles. Ainsi tous les faits convergent vers cette conclusion qui a été indiquée dès le début de notre travail, et répétée bien des fois : L’hallucination est la maladie de la perception externe.

Il nous reste à chercher si l’expérimentation confirme ces déductions théoriques.

ALFRED BINET.

Notes

(1) Esquirol, Maladies mentales, t. I, p. 80. Paris, 1838. – Réédition de l’édition en 1 volume avec planches. Paris, Frénésie Édition.

(2) Annales médico-psychologiques,3esérie, t. 1 et II. Conf. les comptes rendus de la Société médico-psych. de Berlin, Archives de psychiatrie, 1874, p. 254 et suiv.

(3) ) Nous n’imaginons pas ici des théories insoutenables pour le plaisir de les réfuter. L’assimilation de l’hallucination à un phénomène de mémoire a été faite par Fournié (Congrès médical de Londres, août 1881) et par plusieurs autres auteurs. Déjà Leuret s’était élevé contre ces assimilations forcées (Fragments psychol., 1834, p. 133).

(4) Perception sensorielle, ou perception externe, ou perception acquise, ou [p. 379] tout simplement perception sont autant de termes que nous considérons comme synonymes.

(5) La psychologie comme science naturelle, p. 58.

(6) Revue des Deux Mondes, 15 oct. et 1er nov. 1883.

(7) L’expérience de Delbœuf ne fait que réaliser un cas extrême. Dans une foule de circonstances familières, nous négligeons la couleur véritable des [p. 382] corps, et nous en percevons une autre à la place. Le mécanisme est toujours le même suggestion d’une image colorée qui fixe seule l’attention et efface la sensation réelle (Helmholtz, Optique physiologique, trad. fr., p. 569).

(8) Voir Ferrier, Fonctions du cerveau, p. 432 et seq.

(9) Progrès médical, 9 juin 1883.

(10) Le malade de la précédente observation parvenait à lire au moyen d’un détour, en retraçant avec l’index de sa main droite les lettres qu’il avait sous les yeux. Nous n’insistons pas sur ce cas intéressant de suppléance, qui sort de notre sujet.

(11) Bernard, Un cas de suppression brusque et isolée de la vision mentale des signes et des objets(Progrès médical, 21 juillet 1883).

(12) Magnan, De l’alcoolisme, 1874, p. 38.

(13) Richer, Études cliniques sur l’hystéro-épilepsie.

(14) Les faits cités sont empruntés pour la plupart au mémoire de Baillarger, sur les Hallucinations, in-4. Paris, 1846.

(15) Annales médico-psychologiques, loc. cit.

(16) Pour les faits, il faut consulter deux sources principales Taine, de l’Intelligence, livre II, les Images ; Galton, Inquiries into human  faculty, Mental imagery, page 83.

(17) Esquirol, op. cit., t. I, p. 211. —Ball, Maladies mentales, p. 82. —Bra, Manuel des maladies mentales, p. 12.

(18) Despine (Psychologie naturelle, t. II, p. 23) rapporte qu’une jeune fille atteinte d’ulcération de la cornée vit, pendant toute la durée de la kératite, une statuette en plâtre de la Vierge ; un homme, dans des conditions absolument semblables, apercevait une nichée de pintades courant de tous côtés.

(19) Théories des hallucinations(Revue scientifique, 1880).

(20) Beiträge zur Theorie der Hallucinationen(Arch. fûr Psychiatrie, 1874).

(21) Le sommeil et les rêves, 1861.

(22) 1880. numéros 48 et 49. Réimprimé dans le Monde des Rêves. Paris, 1882, p. 130.

(23) Il est intéressant de remarquer que la thèse du docteur Simon trouve une confirmation inattendue dans les travaux récents du docteur Stricker sur la psychologie des mouvements. Le savant anatomiste viennois soutient que les représentations de mots consistent dans la conscience d’impulsions motrices, contrairement à l’opinion la plus générale qui considère les représentations de mots comme des états sensoriels reproduisant des sensations auditives antérieures. Studien ûber die Sprachvors temmungen, Vienne, 1880, analysé in Revue philosophique, août 1883).

(24) James Sully, Les Illusions, passim.

(25) C’est, du moins, l’opinion de Calmeil, d’Aubanel, de Dechambre et de plusieurs autres auteurs. M. Ball dit avec raison l’illusion est une hallucination dont le point de départ est manifeste l’hallucination est une illusion dont le point de départ est latent. Mais à mesure que la clarté se fait, l’origine réelle de ces phénomènes devient plus apparente, et il devient de plus en plus difficile de maintenir cette distinction arbitraire.

(26) C’est la distinction proposée par Baillarger, op. cit., p. 470, et suivie par beaucoup d’aliénistes, voir Tamburini. Sulla genesi delle allucinazioni, Reggio, 1880, p. 28.

(27) Notons à ce sujet que les sensations subjectives ne sont pas essentiellement morbides. Ainsi la persistance de l’excitation rétinienne après la suppression de la lumière est un phénomène analogue à la contraction musculaire qui dure toujours plus longtemps que l’action excitatrice. Les deux phénomènes pourraient être exprimés graphiquement par la même courbe, en supprimant la période d’excitation latente, qui est à peu près nulle pour la rétine. (Beaunis, Physiologie humaine, 1876, p. 811).

(28) Optique physiologique, p. 563.

(29) Annales médico-psychologiques., t. III, p. 413.

(30) Brierre de Boismont, des Hallucinations, p. 605.

(31) Richer, Études cliniques sur l’hystéro-épilepsie.

(32) Taine, de l’Intelligence, in-18, Y. I, p. 398.

(33) M. Baillarger pense qu’une des conditions favorables aux hallucinations est un état caractérisé par la perte de conscience du temps, des lieux et des objets environnants ; c’est ce qu’il appelle l’état d’hallucination. Beaucoup d’aliénistes ont contesté la généralité du fait ; la suspension des impressions extérieures existe dans certains cas et manque dans d’autres. On peut expliquer cette sorte d’oubli du monde extérieur par la concentration de l’esprit du malade sur l’objet imaginaire ; l’attention a pour effet reconnu de restreindre le champ de la conscience (Baillarger, op. cit., p. 451).

(34) Les philosophes ont abusé du subjectif et de l’objectif. Nous employons [p. 404] les mots « sensation subjectivez, dans le sens courant en physiologie. Les sensations objectives sont celles que produisent les objets extérieurs.

(35) Un fait analogue est cité par Magnan, Leçons cliniques sur l’épilepsie, p. 75.

(36) On a reproduit artificiellement le même phénomène chez des sujets hypnotisés.

(37) Encéphale, 1881.

(38) Dumontpallier, Comptes rendus de la Société de biologie, 1882, passim.

(39) Brierre de Boismont, des Hallucinations, p. 577 ; Esquirol, op. cit.
Pareillement l’occlusion du conduit auditif a parfois suffi pour arrêter les hallucinations de l’ouïe.

(40) Baillarger, loc. cit., p. 330.

(41) Jean Müller a attiré l’attention sur l’éclat que prennent ces impressions [p. 408] subjectives produites par un changement dans la pression du sang de la rétine, lorsque les yeux sont fermés à la lumière extérieure (Manuel de physiologie, trad. Jourdan, T. II, p. 537). Conf. Gruthuisen (Annales médico-psychol., T. VII, p. 9/, et Maury (Sommeil et rêve, p. 55 et seq.)

(42) Morl parle d’une paralytique générale qui au début de son affection voyait constamment dans le fond de son jardin, un homme sans tête. Pendant une période de rémission, cette femme déclara au médecin que le premier essai qu’elle ferait de ses forces intellectuelles en rentrant chez elle, consisterait à se placer dans le même milieu où l’apparition se montrait jadis à ses regards. L’absence du symptôme ferait juger, disait-elle, si la guérison était solide. (Maladies mentales, 1860, p. 357).

(43) Cité par Brierre de Boismont, des Hallucinations, p. 29.

(44) Kandinsky, Archiv. für Psychiatrie, 1881, p. 453 ; Bostock, cité par Brierre de Boismont, Hallucinations, 3° édit. p. 36. Pareillement, il y a des voix qui se font entendre partout, à la promenade, en chemin de fer, en rase campagne, au bain, etc. Ce genre d’hallucinations de l’ouïe est fréquent dans le délire des persécutons.

(45) Revue philosophique, avril 1883.

(46) On a observé le dédoublement des hallucinations auditives dans certains cas où il y avait une altération d’une seule oreille. Les deux sons perçus en même temps ne vibrant plus à l’unisson paraissaient doubles, et entraînaient le dédoublement de l’hallucination par le même mécanisme que dans les troubles de la vue. (Mairet, Sensations auditives, Montpellier médical, 1879.)

(47) La pression latérale de l’œil produit aussi, comme le prisme, un déplacement apparent de l’objet, mais ce déplacement n’étant ni aussi net ni aussi facilement calculable que dans le cas du prisme, nous avons pensé devoir le négliger.

(48) Féré. Mouvements de la pupille et propriétés du prisme dans les hallucinations provoquées des hystériques, Progrès médical, 1831, p. 1041. « Un point intéressant à remarquer, ajoute le même auteur, c’est que, pour une distance donnée, le prisme provoque ou ne provoque pas un dédoublement de l’image, suivant qu’on le place devant l’œil le plus près de l’état normal ou devant l’œil le plus amblyope. Du reste, à l’état de veille, on observe le même phénomène dans la vision des objets réels. » C’est un nouveau rapprochement entre l’hallucination et la perception sensorielle.

 

 

 

 

 

 

 

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