Alfred Binet et Theodore Simon. La folie maniaque-dépressive. Article paru dans la revue « L’Année psychologique », (Paris), 1909, volume 16, pp. 164-214.

Alfred Binet et Th Simon. La folie maniaque-dépressive. Article paru dans la revue « L’Année psychologique », (Paris), 1909, volume 16, pp. 164-214. 

Alfred Binet (1857-1911)  et Theodore Simon (1873-1961) sont plus connus pour leurs travaux sur la mesure du développement de l’intelligence chez les enfants, et leur collaboration régulière depuis 1899. Collaboration, qui donna lieu en 1905, dans L’Année psychologie, créée par Binet,  de ce qui va fonder toutes les études sur la mesure de l’intelligence, dont le Q. I., l’étude princeps, la nécessité d’établir un diagnostic scientifique des états inférieurs de l’intelligence. Cette collaboration  ne cessera qu’avec le décès de Binet en 1911. Bien moins connu, sinon ignoré, leur travail sur l’hystérie qui parut dans la revue L’Année psychologique, avec une contribution inédite sur l’hystérie de Joseph Babinski sous forme de questionnaire. Cet article fait le point, épistémologiquement parlant sur ce concept. Pour autant on constate que les auteurs, toujours très critiques quant aux positions officielles des uns et des autres, n’ont rien compris à la psychanalyse.

Quelques références bibliographiques :
L’hallucination. I. Recherches théoriques. Extrait de la « Revue philosophique de la France et de l’Étranger », (Paris), neuvième année, tome XVII, janvier à juin 1884, pp. 377-412. [en ligne sur notre site]
— Binet Alfred & Simon Th. Les enfants anormaux. Guide pour l’admission des enfants anormaux dans les classes de perfectionnement. Avec une préface de Léon Bourgeois. Paris, Librairie Armand Colin, 1907.
— Binet Alfred & Simon Th. Hystérie. in « L’année psychologique », (Paris), 1909, volume 16, pp, 67-122. [en ligne sur notre site]
— Binet Alfred. La suggestibilité. Avec 32 figures et 2 planches hors texte. Paris, Schleicher Frères, 1900. – Les Idées Modernes sur les enfants. Paris, Ernest Flammarion, 1909. – Les altérations de la personnalité, Paris, Félix Alcan, 1892. – Etude de psychologie expérimentale. Le fétichisme dans l’amour. La vie psychique des micro-organismes. L’intensité des images mentales. Etc. Deuxième édition. Paris, Octave Doin, 1888.
— Simon Theodore. Pédagogie expérimentale. Ecriture – Lecture – Orthographe. Paris, Armand Colin, 1924. p.
— Binet Alfred & Féré Charles Samson. Le Magnétisme Animal, avec figures dans le texte. Paris, Félix Alcan, 1887.

Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

 

LA FOLlE MANIAQUE-DÉPRESSIVE

I. — HISTORIQUE

Les anciens. — Pour aucune maladie mentale, l’historique n’a plus d’intérêt que pour la maladie si anciennement connue sous les noms de manie et de mélancolie, et que Kræpelin a appelée tout récemment la folie maniaque-dépressive. En parcourant cet histo­rique, on voit comment les idées des aliénistes se sont modifiées au cours des âges ; on voit surtout comment tel critérium qui a paru bon à une certaine époque, pour reconnaître et constituer une forme morbide, a été ensuite rejeté pour faire place à un critérium meilleur. Ce fut comme une lutte constante pour essayer de saisir, à travers des apparences changeantes et trompeuses, une réalité qui longtemps a réussi à se cacher.

Ce sont surtout les apparences qui frappèrent les premiers aliénistes ; ou, pour parler en termes plus techniques, les premières classifications des aliénistes furent essentiellement symptomatiques. Ils avaient affaire à deux groupes de phénomènes, les uns constitués surtout par de l’agitation, les autres surtout par de la dépression ; les caractères de chaque groupe étaient si frappants, et en même temps si opposés à ceux de l’autre groupe, que d’emblée on fut conduit à admettre qu’il y avait là deux maladies distinctes, absolument indépendantes. A la première, celle de l’agitation, on donna le nom de manie, et à la seconde, celle de la dépression, le nom de mélancolie.

Ces termes sont parmi les plus anciens de l’aliénation. Il est parlé de maniaques dans Hippocrate et la description par Celse de la mélancolie est restée classique et, par beaucoup de traits, exacte. Au siècle dernier, Pinel et Esquirol continuent de séparer la manie de la mélancolie. Ils en faisaient deux affections autonomes, et certes ils auraient eu raison de le faire, s’il était permis de constituer les maladies d’après leur aspect extérieur, car rien ne diffère plus d’un maniaque qu’un mélancolique : autant le premier est excité, exubérant et gai, autant le second est déprimé, taciturne, douloureux.

La première conception unitaire. Les folies circulaires. -— Cependant, on trouve déjà dans Esquirol de vagues réserves. Il observait des malades qui, de maniaques, devenaient mélancoliques, et inversement [p. 165] Ce passage d’un état à l’autre chez le même malade prit plus tard dans l’esprit des aliénistes une importance croissante. Il les amena à mettre au premier plan comme principe de classification des maladies mentales la considération de leur évolution ; c’était une brèche à la classification symptomatique des premiers auteurs.

En 1834, Falret et Baillarger démontrent en effet, de manière irréfutable, que manie et mélancolie peuvent ne constituer qu’une seule et même affection, et ils arrivent à cette notion d’une maladie qui, en poursuivant son cours, donne lieu à deux périodes tout à fait différentes séparées par des intervalles lucides plus ou moins longs, avec retour des accès. Nous n’avons pas l’intention de décrire ici toutes les particularités de cette maladie. Elle a été désignée sous des noms bien divers. Ceux de folie circulaire, folie à double forme, folie à formes alternes, rappellent les combinaisons sous lesquelles se présente l’union de la mélancolie et de la manie (1). Mais cette succession de manie et de mélancolie avec transformation de l’une dans l’autre ne s’observait pas non plus constamment, et l’on continuait à admettre, pour les cas qui restaient en dehors de la conception précédente de Falret, une manie et une mélancolie simples, distinctes l’une de l’autre, c’est-à-dire deux entités morbides caractérisées l’une uniquement par de la manie et l’autre uniquement par de la mélancolie.

La folie intermittente. — La tendance unitaire s’accuse davantage avec Magnan. Il enseigne que lorsqu’un malade présente des accès de même nature, que ces accès soient uniquement mélancoliques ou uniquement maniaques, du moment qu’ils affectent un caractère intermittent, c’est-à-dire qu’ils sont séparés par des intervalles de pleine santé mentale, on peut, on doit attribuer ces accès à la folie périodique et appauvrir d’autant les manies et mélancolies simples. Sans doute le caractère uniforme des accès, accès toujours maniaques par exemple, semble éloigner ces malades de la folie circulaire de Falret-Baillarger. Mais cette différence ne parait plus aussi importante qu’autrefois.

Il se produit alors un changement dans la terminologie. On ne peut plus conserver pour l’affection le nom de folie à double forme, bien que souvent, à la suite de plusieurs accès maniaques simples, on vit chez le même malade la forme alterne s’établir. C’est l’existence d’intervalles entre les accès à répétition qui paraît le point de contact de toutes ces variétés, c’est ce caractère intermittent qui devient beaucoup plus important que le ton émotionnel de chaque accès. Le terme de folie intermittente est alors substitué par Magnan aux dénominations précédentes ; il est plus vaste que l’ancien, il atteste une préférence plus accentuée en faveur de l’idée d’évolution.

Kræpelin et la folie maniaque-dépressive. — Le travail d’unification n’était cependant pas encore complet. A côté de la folie intermittente, [p. 166] Magnan maintient, comme entités distinctes, la manie et la mélancolie. Un malade peut avoir un accès maniaque, guérir, et ne plus jamais retomber. On ne peut parler à son sujet de folie intermittente. Erreur, dit Kræpelin. Qu’un malade n’ait dans toute son existence qu’un accès ou qu’il en ait plusieurs, il n’en est pas moins atteint de la même maladie. Mais c’est abandonner l’idée d’intermittence. Par un singulier retour des idées la conception de l’évolution, conception grâce à laquelle on avait fait l’unité, perd maintenant de sa valeur.

Kræpelin n’a pas réalisé la réforme en une fois. C’est d’ailleurs une remarque générale à faire que ses idées changent beaucoup d’une édition à l’autre de son Traité ; il ne modifie que lentement la position qu’il a prise d’abord. Esprit scrupuleux, il met beaucoup de réserve à proposer les modifications qu’il apporte et on a quelquefois même de la difficulté à connaître où il en est de son évolution, car il s’abstient, et avec raison, de donner à ses propositions un caractère définitif.

Ici, il parait avoir été frappé d’abord par des analogies cliniques. Ayant scruté un accès de manie simple et un accès de manie intermittente, il écrit : « Je mets au défi quelque aliéniste que ce soit de distinguer un cas de manie simple d’un accès de manie à répétition, tant les manifestations en sont semblables (2). » Sur ce point, il est en opposition avec la plupart des aliénistes français, mais nous croyons bien que c’est lui qui a raison. Ainsi s’abat la séparation en apparence si légitime et en fait si fructueuse qu’avait créée l’évolution. Kræpelin ne repousse pas cependant ridée d’évolution, mais il l’envisage d’un autre point de vue, il n’attache d’importance qu’à la terminaison des accès ; or ici elle est identique : récupération par le malade de ses facultés mentales, une fois passés les accidents d’excitation.

Pour la mélancolie, Kræpelin reste plus hésitant. Il y a une forme de mélancolie qu’il a longtemps eu de la répugnance à faire entrer dans la folie maniaque-dépressive : c’est celle qui aboutit à une déchéance intellectuelle rapide. Aussi constitue-t-il avec ces cas une maladie spéciale, qui est remarquable par sa fréquence chez les vieillards, d’où son nom de mélancolie d’involution ou présénile, On annonce déjà qu’à la suite du travail d’un de ses élèves, Dreyfus, il va renoncer à cette conception et faire rentrer la mélancolie d’involution dans la folie maniaque-dépressive. Il y est déterminé par une analogie d’évolution, car on trouve fréquemment des états mélancoliques antérieurs à l’accès qui annonce la déchéance ; de plus on observe quelquefois la guérison ou la rechute de cet accès de mélancolie présénile. Mais surtout Kræpelin reconnaît à tous ces états une identité symptomatique : et c’est le point important que nous voulons mettre en lumière.

Bien que souvent hésitant, pour la classification, entre un principe d’évolution et un principe de description, c’est décidément ce [p. 167] dernier qu’il a suivi ici. Mais le caractère symptomatique qu’il remet en valeur n’est pas compris de manière aussi superficielle que par les anciens auteurs. Son analyse est minutieuse, elle ne se borne pas à cette apparence tout extérieure qui suffisait à Pinel ; il dissèque les accès, et arrive ainsi à reconnaître que chaque forme de manie ou de mélancolie présente trois éléments ; pour la manie, ces éléments sont : 1° la rapidité des idées ; 2° l’élévation de l’humeur ; 3° le besoin d’activité ; pour la mélancolie, c’est : 1° la difficulté de pensée ; 2° l’humeur triste ; 3° l’inhibition psychomotrice. Soit, en résumé, un élément intellectuel, un élément d’humeur et un élément moteur, qui s’opposent avec une parfaite symétrie d’un type à l’autre. C’est pour avoir constaté cette identité et cette unité de composition mentale dans la mélancolie et la manie que Kræpelin s’est cru en droit de créer l’unité là où les apparences étaient divergentes. L’unité de sa folie maniaque-dépressive repose donc sur une analyse des symptômes; guidé aussi par un sens clinique très délicat et très sûr, il a pu accomplir ainsi un travail très subtil, et cependant très exact.

Après avoir prouvé que l’accès de manie et l’accès de mélancolie ont une identité de composition, il a achevé sa démonstration en faisant voir qu’il est possible de rencontrer le mélange de deux accès de manie et de mélancolie en un accès unique ; ou plutôt que des éléments empruntés à la fois à la manie et à la mélancolie peuvent coexister dans Je même accès. C’est là une de ses conceptions les plus originales ; il a appelé états mixtes ces combinaisons de mélancolie et de manie ; elles se font dans des proportions extrêmement variables, l’humeur triste, par exemple, s’accompagnant de rapidité des idées. Après lui, d’autres ont repris cette conception, on s’est même ingénié à la dépasser. Une des formes les plus jolies qu’il ait ainsi présentées est la manie muette ; elle représente un alliage paradoxal d’agitation et de mutisme ; l’agitation, élément maniaque, le mutisme, élément mélancolique, se soudant ensemble, donnent au tableau morbide une allure pittoresque et bien expressive.

Il y a des idées remarquablement justes dans tout ce que nous venons de résumer de la conception de Kræpelin. Il a eu notamment raison de ne pas attacher trop d’importance à l’intermittence. Un seul accès peut constituer la maladie. D’autres fois celle-ci s’installe définitivement sans arrêt. D’autre part l’intermittence n’est pas spéciale à la folie maniaque-dépressive. Souvent aussi la folie avec conscience procède ainsi ; et des accès séparés sont enfin un mode de début fréquent dans la démence précoce.

Aussi pensons-nous que Kræpelin a eu raison de ne pas mettre au premier rang, pour caractériser une maladie mentale, le mode d’évolution. Et si dangereux qu’il soit de généraliser une règle en aliénation, nous croyons pouvoir dire que l’analyse mentale appro­fondie est un principe de classification bien supérieur. [p. 168]

II. — LES THÉORIES

Les théories qui ont été proposées jusqu’ici ont été présentées plutôt comme des explications psychologiques que comme devant servir à une justification clinique des faits. De plus, ce sont des théories toutes partielles, concernant surtout la mélancolie ; et sans songer qu’une théorie de la folie maniaque­dépressive ne peut être bonne que si elle est complète, et s’étend à la fois à la manie et à la mélancolie, on a vaguement laissé la manie de côté. Pour cette dernière en effet on a prétendu seulement que le mécanisme consiste en une extrême accélération des associations d’idées ; les idées se pressant trop rapidement, le malade ne peut les exprimer toutes, et de là son incohérence, mais on admet une idéation qui reste normale. Cette explication simpliste a paru longtemps satisfaisante. Kræpelin a été, croyons-nous, le premier à s’aviser de la combattre, il s’est efforcé de montrer que les produits de cette intelligence suractivée sont inférieurs à l’intelligence habituelle du sujet. Les aliénistes précédents, au contraire, se laissaient prendre au brio de tels sujets, à la vivacité de leurs réparties, aux réflexions immédiatement provoquées par nombre d’excitations sensorielles ; ils écrivaient plus volontiers que le niveau intellectuel du maniaque s’élève pendant l’accès. Ils faisaient par là une confusion regrettable entre deux données dont la distinction est extrêmement importante : l’activité et le niveau intellectuel. Il est même singulier que quelques aliénistes français qui se sont faits chez nous les propagateurs des idées de Kræpelin aient commis cette confusion.

Les théories relatives à la mélancolie ont subi plus directement l’influence des idées modernes sur la nature des émotions. Les vues de James et de Lange ont eu beaucoup de vogue dans le monde des philosophes. On sait que d’après ces auteurs une émotion n’est que la conscience d’un bouleversement organique : c’est un changement respiratoire, une modification de la circulation, ou des sécrétions du tube digestif et d’autres organes internes, qui produits par un agent extérieur, sont perçus par le sujet et réalisent ainsi un état d’âme particulier, constituant l’émotion ; celle-ci ne serait donc qu’une perception de désordre organique. Comme on constatait que les mélancoliques ont des symptômes physiques très accusés : sécheresse de la peau, altération du teint, petitesse [p. 169] du pouls, abaissement de température, saburre de la langue, constipation opiniâtre, etc., on s’est dit : « C’est l’occasion ou jamais d’appliquer les théories de James-Lange », et l’on a fait de la mélancolie la conscience d’un état misérable du corps.

C’est ainsi qu’est née cette théorie qui donne à la mélancolie une base cénesthésique. Nous ne la croyons pas importante, parce qu’elle nous paraît être peu démontrée ; on n’a pas encore réussi à prouver que ce trouble de la cénesthésie, ou sens du corps, consiste en ceci ou en cela ; on n’a pas démontré davantage que ce trouble existe dans la mélancolie sous des formes différentes de celui qu’il peut affecter dans l’hystérie, par exemple, ou dans la paralysie générale, ou dans la démence précoce ; ce sont là des pseudo-explications, qui ressemblent beaucoup, pour leur banalité, à celles que Janet a proposées autrefois pour l’hystérie quand il attribuait cette maladie à « une misère psychologique ». On arrive ainsi à des théories tellement vagues qu’on pourrait les appliquer indistinctement à toutes les autres maladies mentales. C’est même une chose curieuse qu’on ait pu imaginer qu’en plantant en pleine aliénation une théorie psychologique de l’émotion, qui a été conçue pour un but tout différent, on arriverait à aider à la définition clinique de la mélancolie. Nous constatons à ce propos pour la seconde fois la tendance qu’ont les aliénistes à accepter trop à l’aveuglette des théories psychologiques, qui deviennent pour eux de simples formules verbales. Nous avons vu déjà, à propos de la folie avec conscience, avec quel empressement ils ont mis les obsessions sur le compte d’états émotifs, surtout parce que les psychologues les avaient convaincus que l’émotion est à la base de la pensée. Le verbalisme et le goût de la mode, voilà tout ce qu’il y a au fond de ces explications.

Ce qui est plus important, c’est la façon dont on a envisagé

les relations des états intellectuels et émotionnels entre eux. On est arrivé à cet égard à des notions assez compliquées, car elles sont différentes pour les états intellectuels proprement dits et pour le délire.

Ainsi Séglas, après avoir fait l’étude des troubles de la respiration, de l’appareil digestif, etc., chez le mélancolique, écrit : « Voilà une première cause de la douleur morale, je dirais même volontiers la principale, mais ce n’est pas tout. Il s’est établi des connexions étroites entre les sensations organiques et les diverses opérations de la pensée et, c’est de là, des troubles [p. 170] cénesthésiques que dérivent les premiers troubles intellectuels. Cette relation, d’ailleurs, n’aura rien qui puisse vous surprendre, si vous vous rappelez l’influence… de la fatigue… sur les diverses opérations de l’esprit (3). »

Si nous comprenons bien l’auteur des lignes précédentes, et si nous cherchons en outre à interpréter la lettre d’explication qu’il a eu l’amabilité de nous écrire, nous arrivons à la conclusion suivante : la douleur morale de la mélancolie est un phénomène primitif, en ce sens qu’il dérive de l’état misérable de l’organisme, qu’il en est l’expression consciente ; la gêne que ces malades éprouvent à faire fonctionner leur intelligence, par exemple leur difficulté à comprendre les questions qu’on leur pose, leur lenteur à évoquer, réunir et associer leurs idées, tout cela constitue aussi des phénomènes primitifs; ils dérivent, comme la douleur morale, d’un état organique morbide. Pour reprendre la vieille comparaison de Buchner, la sécrétion de la pensée par le cerveau serait tarie chez ces malades comme paraît l’être également chez eux la sécrétion lacrymale. Il faut ajouter une complication ; la conscience de cette gêne de la vie mentale, se répercutant chez les malades, et aggravant toutes les autres sensations pénibles issues de l’organisme, devient pour eux un motif supplémentaire de tristesse et de douleur morale.

Par une disposition inattendue, les défenseurs de la théorie établissent une relation toute différente entre l’état émotionnel et le délire. Le délire, selon les auteurs dont nous exposons ici l’opinion, est d’une part secondaire et d’autre part explicatif. Il est secondaire, c’est-à-dire que ce n’est pas par exemple à l’idée d’un crime soi-disant commis par lui que le malade souffre, c’est parce qu’il souffre que son imagination le représente à lui-même comme criminel. Cette invention idéationnelle a en second lieu un caractère de solution logique ; l’attitude du malade est celle d’un écolier en face d’un problème. Une femme mélancolique, ayant une cénesthésie douloureuse et une gêne intellectuelle, se dira : Je suis triste, épouvantée ; pourquoi ? Conclusion : Je suis une mère indigne.

Enfin, nous devons noter que tout récemment une théorie nouvelle est née en Allemagne et a été proposée en France ; c’est la théorie de la cyclothymie. On a d’abord donné ce nom à des [p. 171] formes frustes de la folie maniaque-dépressive, et ce sens n’est pas bien intéressant. Mais plus tard, peut-être sous l’influence principale de l’aliéniste français Deny (4), la cyclothymie a été prise pour désigner un défaut d’équilibre des sentiments affectifs, une irritabilité particulière des émotions d’humeur, avec tendance aux changements brusques; ce serait là, non pas une maladie à proprement parler, mais une constitution psychologique qui, servant de base aux accès de la folie maniaque dépressive, présiderait à leur apparition, et survivrait à leur effacement. Si cette vue ingénieuse est juste, il en résulterait une théorie psychologique nouvelle de cette affection ; une théorie qui aurait un caractère unitaire, car elle s’appliquerait à la fois à l’excitation et à la dépression, à la manie comme à la mélancolie. Mais, bien entendu, cette théorie, toute nouvelle, n’a pas encore été étudiée dans ses détails, et on n’a pas expliqué comment cette rupture de l’équilibre affectif rend compte des états mixtes de Kræpelin, où de l’inertie motrice par exemple s’associe à de l’excitation intellectuelle. Il ne faut voir encore dans la cyclothymie qu’une intéressante indication (5).

Nous ne critiquerons pas longuement toutes ces interprétations, parce qu’elles ne rentrent pas exactement dans les données où nous voulons rester pour le moment. Il y a plusieurs sortes [p. 172]

d’interprétations possibles dans le domaine de l’aliénation. Celles-ci sont des théories de causalité, peut-on dire; elles n’ont rien moins que l’ambition d’expliquer un phénomène psycho­ logique comme étant l’effet d’un autre phénomène, posé comme cause. Ainsi, toute la théorie de Janet sur la psychasthénie est une théorie de causalité. Ce sont là des vues extrêmement inté­ ressantes, mais évidemment elles restent toujours un peu diffi­ ciles à prouver, car il est assez obscur de savoir si tel phéno­ mène se produit chronologiquement avant tel autre ou après, et s’il est la cause ou l’effet de l’autre, ou un simple accom­ pagnement, ou encore une autre face du même phénomène. Dans la mélancolie, nous voyons qu’il y a parmi les auteurs une tendance générale à poser les états affectifs ou la cénesthésie comme étant la base, ou la cause des changements dans l’acti­ vité motrice et dans l’état de l’intelligence. Mais cela n’est pas encore tout à fait prouvé, si probable que cela paraisse, et du reste ce rôle d’antécédent causal .ne peut pas expliquer tout l’état mental, si particulier, si hautement spécifique, qui se réalise dans la folie maniaque-dépressive. C’est donc à I’étude de cet état mental que nous allons maintenant procéder. Au lieu de faire des recherches de causalité, nous continuerons à faire des constatations d’état, des procès-verbaux de ce qui est.

III. — L’ÉTAT MENTAL

DANS LA FOLIE MANIAQUE-DÉPRESSIVE

Considérations préliminaires. — Tout en rendant justice à l’analyse profonde de Kræpelin, qui est parvenu à constater dans la mélancolie et la manie la présence des mêmes éléments, au nombre de trois, intellectuels, affectifs et moteurs, on est bien obligé de reconnaître que cette analyse n’est pas encore suffisante pour donner une idée adéquate de cette affection puisque, aujourd’hui encore, on reste dans l’indécision sur les signes qu’on doit employer pour distinguer le maniaque­dépressif et les aliénés différents qui sont agités ou mélancoliques.

Le diagnostic différentiel est à ce point délicat que dans beaucoup de cas le médecin préfère ne pas trancher la question ; il se borne à faire un diagnostic de syndrome; il écrira sur son certificat : « état maniaque » ou « état mélancolique », termes bien élastiques, car ils laissent en suspens la question de savoir [p. 173] s’il s’agit d’un accès de manie ou de mélancolie vraies, si c’est de la manie ou de la mélancolie constituant une entité morbide, ou bien s’il s’agit de syndromes à forme maniaque ou mélancolique pouvant se manifester dans une maladie mentale toute différente; celle-là, on se garde bien de la caractériser. Or c’est dans ces cas de diagnostic différentiel que tous les jours les praticiens rencontrent des difficultés. On trouve des états maniaques dans la paralysie générale, on en trouve surtout dans la démence précoce. Voici notre malade Vasse, par exemple : c’est une démente paranoïde habituellement calme et correcte, qui expose avec une tranquille obscurité un délire mystique qu’elle défend par des interprétations multiples. Mais il y a des jours où elle présente une allure tout autre, chante, gesticule, n’écoute plus les questions, ne reste pas en place, va et vient dans la salle, nous interpelle de loin, s’approche et nous secoue, repart, revient, etc. Quand on la voit dans cet état, doit-on faire d’elle une maniaque ou bien n’y-a-t-il là qu’un accès d’agitation à rapporter à une autre affection que la folie maniaque-dépressive ? Comment le savoir ?

La distinction est d’autant plus difficile que les trois éléments analysés par Kræpelin sont aussi bien présents dans les accès maniaques de la folie maniaque-dépressive et dans les accès maniaques qui ont une tout autre origine. N’a-t-elle pas de la rapidité, cette malade Vasse chez qui la pensée n’achève pas toujours de s’exprimer parce qu’une autre surgit qui l’occupe ? Comment ne pas conclure qu’elle présente de l’élévation d’humeur quand on est habitué à la trouver assise à la visite, ne se levant que lorsqu’ on lui adresse la parole, répondant presque timidement, et qu’on la trouve à présent énergique et coléreuse ? Son besoin d’activité est-il à discuter maintenant qu’elle marche à grands pas dans la cour, et qu’elle ne cesse d’y déclamer à voix haute ? Et n’est-ce pas également par besoin d’activité qu’un paralytique général entonne à pleine voix quelque marche militaire ou qu’un autre fait à travers Paris des courses multiples et pressées ?

Voici maintenant une malheureuse femme qui reste assise, immobile et muette, dans un coin ; c’est de la mélancolie, dira­t-on. Peut-être. Mais lorsque la mélancolie est aussi profonde et sans paroles, elle crée un état de stupeur qui ressemble beaucoup à ce qu’on voit dans la catatonie, parfois même dans l’idiotie ; un malade qui ne parle pas est toujours un mystère. L’incertitude peut exister même si la malade parle : voyez cette [p. 174] mélancolique sans délire, elle gémit et semble se rendre compte de sa douleur morale ; il y a lieu de se demander en quoi cette situation diffère d’un accès d’angoisse dans la folie avec conscience. Et voici encore une puerpérale confuse ou une démente précoce ; toutes deux sont absorbées dans leurs rêves pénibles : on les interroge, à peine tournent-elles leurs regards vers l’interlocuteur, à peine obtenez-vous quelques mouvements des lèvres ou quelques réponses monosyllabiques à voix basse ; vous leur tendez la main, leur main ne vient à la vôtre qu’avec une lenteur extrême ; pas de froncement des sourcils peut-être, mais une expression vaguement inquiète : ne retrouvez-vous pas là cette difficulté de pensée, cette inhibition psycho­motrice, cette humeur triste, qui sont les trois éléments principaux de l’accès mélancolique ?

Enfin, lorsque le délire apparaît dans la folie maniaque­dépressive, la confusion devient possible avec une tout autre affection mentale, le délire systématisé ; d’anciens délires systématisés aigus rapportés par les auteurs ne sont que des cas de folie maniaque-dépressive. La ressemblance est même si grande qu’elle a été confirmée par la terminologie ; le délire systématisé a reçu le nom de paranoïa, le délire mélancolique a reçu quelquefois celui de paranoïa secondaire…

Ajoutons que pratiquement la complexité des phénomènes avec lesquels la réalité se présente augmente encore la difficulté. Les auteurs trop souvent schématisent à outrance ; décrivant un accès de manie, ils insistent à l’excès sur l’excitation psychomotrice. C’est un des symptômes, ce n’est pas le seul. Le maniaque en présente fréquemment d’autres qui sont d’un caractère tout différent, des hallucinations par exemple, des conceptions délirantes, des idées de grandeur, des idées de persécution, des préoccupations hypocondriaques, toute une symptomatologie agitée et confuse, qui rappelle, surtout la période aiguë de la démence précoce. On voit donc qu’il reste beaucoup à faire, bien des points à éclaircir, bien des équivoques à dissiper, même après les analyses psychologiques si profondes de Kræpelin.

Analyse de l’état mental dans la folie maniaque-dépressive. — Nous allons suivre le même ordre que lorsque nous avons décrit l’état mental de l’hystérie et de la folie avec conscience. Nous dirons d’abord quels sont les caractères spécifiques des symptômes qui se rencontrent dans la folie maniaque-dépressive ; nous décrirons ensuite quel est l’accueil qui est fait à ces [p. 175] symptômes par le reste de la personnalité : c’est cette dualité, cette opposition que nous avons l’habitude de faire dans nos descriptions, nous les rendons ainsi plus claires, quoiqu’un peu schématiques.

Les symptômes. — Attirons d’abord l’attention sur ce que nous nous proposons de décrire. Nous n’allons pas refaire l’analyse de Kræpelin ; nous allons en faire une autre, plus générale ; celle de Kræpelin est concrète, spéciale soit à la manie, soit à la mélancolie; la nôtre sera plus abstraite, elle devra s’appliquer à la fois à ces deux accès si différents d’aspect.

Les manifestations de la folie maniaque-dépressive ont deux caractères : un caractère intellectuel d’abaissement de niveau, et un caractère d’excitation ou de dépression ; 1° ce sont d’ordinaire des manifestations simples ; il n’y a pas de raisonnement compliqué, de réflexion longue, de machination, de complot ; c’est par exemple une série de cris, d’apostrophes, une suite de mots prononcés à la hâte, une bordée d’injures ; ou bien un chant, une danse, une collection de grimaces ; ou bien une plainte, un gémissement, la répétition de quelques phrases désolées ; ou bien des réflexions piquantes sur des personnes qui passent, un éparpillement de remarques sans lien ; ou bien des actes violents qui sont faits sans préparation aucune, brusques tentatives de suicide et de vol, bris d’objet, actes immoraux. Toutes ces actions sont d’ordinaire courtes, sommaires, explosives. Elles ne constituent pas une adaptation de moyens à une fin, comme un raisonnement, une réflexion, une machination, une préméditation; ce sont plutôt des expressions, des manifestations extérieures d’un état émotionnel. Elles relèvent d’un niveau intellectuel assez bas, précisément à cause de leur caractère de manifestation. 2° L’état intérieur qui se trouve ainsi manifesté est le plus souvent un état fondamental d’excitation, qui selon les cas se colore de diverses nuances d’émotions. Les émotions dont on trouve ici l’expression ne sont pas quelconques ; ce ne sont pas des émotions de caractère, des passions, des sentiments calculés, pétris d’idées et de raisonnements, comme la haine, par exemple, ou l’envie, ou l’avarice ; ce sont des émotions de l’humeur, des changements de ton affectif, tels que gaieté, tristesse, colère, qui se produisent chez ces malades pour les causes les plus futiles, montrant à quel point ils ont de l’irritabilité émotive. Mais dans quelques formes, l’excitation est remplacée par un état contraire de sous-activité, de dépression, d’apathie. [p. 176]

Nous allons voir maintenant qu’on peut retrouver ces traits essentiels des symptômes chez trois types de ces malades, les maniaques, les mélancoliques et les apathiques.

Les maniaques. — Chez eux, il est facile de constater l’un des caractères essentiels de la folie maniaque-dépressive, l’état d’excitation ; c’est une excitation qui intéresse tous les appareils, intelligence, motilité, affectivité. Considérez un maniaque. Son aspect extérieur témoigne d’emblée de son excitation émotive. Comment en douter en présence de l’énergie de ses multiples expressions ? L’œil étincelle, la tête est rejetée en arrière avec force, la démarche est ferme, ample, le front illuminé, la bouche alternativement nuancée d’ironie, de mépris hautain ou de colère, le geste est rapide et sec.

Maintenant écoutez-le parler, c’est un flux de paroles que vous ne pouvez interrompre. A une demande de nous, il fait une première réponse ; il y a eu un arrêt court ; mais presque aussitôt cela repart et rebondit en un jaillissement intarissable, vous ne pouvez plus placer un mot. Les propos libres, les termes crus, les grossièretés, parfois les obscénités, pullulent, comme dans Rabelais. Il faudrait, pour être écouté, se mettre à l’unisson, crier et jurer de son côté, frapper du poing sur la table comme un tribun qui dans une réunion publique veut dominer un tumulte. Essayez et vous verrez, à l’effort qu’il vous faudra faire pour atteindre le même degré d’intensité, toute l’émotion qui se décharge ici. L’activité du malade, d’ailleurs, loin de céder, ira crescendo si on lui tient tête. On en sent si bien la menace qu’on ne cherche pas à la vaincre et qu’on passe. Ce n’est que lorsque des malades du même genre se heurtent qu’on voit où ils peuvent atteindre.

Nous avons été un jour témoin d’une scène bien curieuse. Nous avions fait venir dans notre cabinet une malade submaniaque ; notre examen terminé, elle refuse de sortir ; nous ouvrons la porte pour mieux marquer notre désir ; entre alors en coup de vent une autre malade de même espèce, mais de taille petite ; aussitôt au courant de ce que nous voulons faire, elle prend parti pour nous, elle se substitue à notre autorité ; nous essayons de persuader à l’autre malade qu’il faut sortir ; la nouvelle, d’emblée, intime l’ordre ; l’autre répond, hargneuse, se retire dans un angle de la pièce, se barricade derrière une lourde table : la petite continue, la voix d’un degré plus élevée, dressée de toute sa hauteur, tel un coq après une première attaque ; on dirait à l’entendre, tant elle fait de bruit, qu’elle [p. 177] s’adresse à tout un bataillon, elle se frappe la poitrine à grands coups sonores pour mieux ponctuer ses commandements, elle avance, elle menace de toute sa personne, elle se précipite pour arracher la table, la jeter de côté et sortir de force celle qui fait résistance. Il faut les séparer pour éviter un pugilat.

Séverin Pineaux.

On retrouve dans les lettres de ces malades des traces de cette tonalité émotionnelle si haute. Quand J’activité dépasse une certaine mesure, elle est une entrave à l’acte d’écrire. Mais il y a tel degré où au contraire elle favorise cette production. Le nombre et la longueur des lettres que les maniaques écrivent ont déjà leur éloquence. Il n’y a pas de bouts de papier dont ils ne se servent et qu’ils ne recouvrent, l’intérieur même des enveloppes est utilisé, les post-scriptum s’ajoutent aux post-scriptum, car les malades ont toujours à dire. L’écriture s’en ressent, elle est rapide, pressée, amplifiée, espacée. Dans ces lettres, les malades affirment leur personnalité par la répétition de leurs noms, prénoms, adresses ; ils ordonnent et soulignent leurs ordres : « Je veux aller vous voir », écrit Cou… à une parente ; les mentions « personnel, urgent » sur les suscriptions des lettres traduisent la même violence d’émotion. Facilement ils emploient des expressions fortes :  « Je suis avide que ce soit la fin » ; ou des mots outrés qui grossissent : « Je suppose que mon absence doit vous épouvanter ». Parfois ils n’envoient que de simples billets d’un style bref, sans phrases : trop de choses à dire, et trop de hâte surtout à les dire ; d’autres fois au contraire, détails et insistances répétées comme par un besoin de mettre les points sur les i.

Cette activité émotionnelle n’est pas habituellement d’une teinte uniforme. Elle peut être faite d’exubérance, de joie de vivre, de haut sentiment de soi. Elle se traduira alors par des chants, des rires, des propositions généreuses, des projets, des moqueries. Mais il suffit d’une occasion légère pour que le malade entre en fureur ; il lui suffit d’évoquer un souvenir émouvant pour qu’il éclate en sanglots. Sa mobilité d’humeur est souvent très grande. Il y a donc une variation toujours possible dans la qualité des émotions qui s’évoquent ; c’est là un trait important de la manie.

Parfois le ton est assez doux et les idées sont sautillantes, le malade ressemble à un papillon qui butine :

A peine Forge entre-t-elle : « Vous n’êtes pas papa ? Non, papa avait les yeux bruns… Vous êtes peut-être mon oncle François… Pas mon oncle Jean : mon oncle Jean avait une barbe rousse…[p. 178]

« Connaissez-vous Blanche ? Élise ? Marie et Rose ?…

  1. Mais…
  2. Louise Michel ? Victoire ? Je lui porte beaucoup d’intérêt. »

Et avisant sur une chaise la pèlerine de l’un de nous :

« Ah mais, c’est bien cousu ;… c’est moi qui aime les choses bien faites !

« Ah, la cagoule ! Coucou. » (Elle prend la cagoule et s’en couvre.)

Nous ajoutons que si l’on ne peut pas douter du degré extrême d’excitation qu’un maniaque présente, c’est parce qu’on le voit et qu’on l’écoute ; et que c’est la vivacité de ses gestes et l’éclat de sa voix qui surtout nous renseignent à cet égard. Aussi faut-il se tenir en méfiance contre une illusion qui se produit facilement lorsqu’on veut juger de l’activité d’un maniaque d’après des notes qu’on a prises autrefois, ou qui ont été prises par d’autres. Dans ces notes, si fidèles qu’on les imagine, il ne peut y avoir qu’un compte rendu des mots prononcés ; des gestes, des jeux de physionomie, des cris, des changements de timbre, tout ce qui attestait le paroxysme de la vie émotionnelle, a disparu ; il n’en reste rien, et l’impression qu’on ressent à la lecture paraît froide et sans relief, si on n’y ajoute pas l’accent. Il en est de même des lettres que ces malades écrivent. C’est à peine parfois si elles contiennent quelque chose de morbide. On a simplement l’impression, avec tel ou tel submaniaque, de quelqu’un qui parle sec. Cela ne paraît pathologique qu’à la réflexion. Cela ne le serait pas de la part d’un maître; on ne serait pas choqué par le ton du billet s’il émanait de Napoléon, mais il est écrit par quelqu’un qui n’a pas d’ordre à donner, et qui, dans la circonstance, devrait plutôt faire un appel à la pitié ; de plus, le caractère impératif se montre sans la justification d’une conception délirante.

Nous avons dit que dans les manifestations des maniaques-dépressifs il existe un second caractère, l’abaissement de niveau ; cet abaissement se produit dans l’intelligence et aussi dans les sentiments affectifs. Chez les maniaques on a cru souvent le contraire, on s’en est laissé imposer par la suractivité de l’esprit. Mais l’activité n’est point le niveau, et avec un peu d’observation on reconnaîtra qu’un maniaque, malgré l’énorme coup de fouet de son activité cérébrale, ne devient pas plus intelligent. Il devient plus remuant, plus bavard, ce qui n’est pas la même chose. Il a, dans le même temps, un plus grand nombre d’idées, ces idées sont plus intenses, il pense à plus de [p. 179] choses à la fois, mais il est incapable d’ajuster un moyen délicat à une fin, et d’ailleurs le mode d’éveil de ses idées est tout à fait élémentaire ; aucun plan réfléchi, aucune idée de choix, c’est le hasard des associations d’idées de rencontre, c’est le coq-à-l’âne le plus échevelé, à moins qu’un état émotionnel dominant n’imprime aux idées une certaine unité. Enfin, il est à remarquer que beaucoup de leurs associations d’idées se font par simple assonance verbale ; ce sont des associations tout à fait inférieures, comme Aschaffenburg l’a bien montré ; ce sont là les associations les plus banales, les plus rapides, les plus faciles chez les individus normaux, celles dont le nombre est en outre augmenté chez eux par les états de fatigue.

Pour l’abaissement du niveau affectif du maniaque, pas de doute non plus. On connaît la pauvreté de ses sentiments, son absence de convenances, la perte de sa pudeur, son aspect débraillé, sa manière sale et gloutonne de manger. Une fois guéris, les malades à qui on raconte les injures qu’ils ont proférées à des personnes respectables en sont souvent choqués et humiliés. Même dégradation enfin pour l’activité motrice. Un maniaque n’est plus capable d’un travail suivi. Il le quitte brusquement. Une de nos malades, par exemple, a chez elle du linge à repasser. A peine a-t-elle fait quelques pièces qu’un désir se produit et l’entraîne il aller bavarder chez les voisins. Une autre entreprend le ménage d’une chambre, mais elle rencontre en cours de route un panier de figues et s’applique à les manger, oubliant les tables et chaises, et les ordures qu’elle a concentrées en tas au milieu de la pièce. Chez d’autres, on remarque des travaux de couture superflus ; des lettres marquées inutilement sur des bouts de chiffon ; une coquetterie déréglée, consistant à disposer d’une façon bizarre les cheveux, ou il distribuer dans les vêtements des ornements ridicules ; ajoutons encore tous ces gestes, tous ces chants, toutes ces danses auxquelles se livrent des maniaques âgés, dont les traits flétris contrastent comiquement et tristement avec leurs entre­chats… sans oublier leurs accès de brutalité, leurs tentatives pour piquer, pincer, toucher d’autres malades, leurs actions destructives qui les rendent parfois si dangereux ; tout cela révèle un état au moins temporaire de dégradation affective et morale.

Les mélancoliques. — On a l’habitude d’opposer le mélancolique au maniaque, comme si ces deux états étaient tout juste le contraire l’un de l’autre. Il s’en faut que cette opinion soit vraie. Nous dirons même qu’il n’y a plus lieu aujourd’hui, [p. 180] de beaucoup discuter sur ces choses, puisque, avec Kræpelin, on admet l’existence d’états mixtes, et que par conséquent il n’y a pas grand intérêt à savoir si tel état est simple ou mixte. Pour nous, nous poserons cette convention qu’un accès doit s’appeler de la mélancolie lorsqu’il est dominé par une émotion de nature triste ou pénible, ou douloureuse ; à cette émotion peuvent s’associer soit un état général d’excitation, soit au contraire un état général d’apathie, soit même un état mixte d’excitation et d’apathie ; par exemple il y aura excitation intellectuelle, combinée à de l’apathie motrice, ou le contraire. On conçoit que les variations de ces éléments peuvent donner lieu à un grand nombre de types cliniques différents.

Lorsque l’intelligence conserve une activité normale ou à peu près, on a des malades qui mettent un certain entrain à gémir, à détailler les maux dont ils souffrent, ou à énumérer les sujets de plaintes qu’ils ont. Certaines de leurs lettres sont pleines de récriminations sur la nourriture qu’on leur sert, et sur les misères que leur entourage leur fait endurer. D’autres fois, à leurs plaintes se mêle un élément de délire ; ils s’excitent sur des fautes imaginaires ou réelles qu’ils dénaturent, ils attendent des châtiments terribles, et ont des paroxysmes d’angoisse.

Ainsi notre malade Porte ne cesse de gémir et lorsqu’on l’interroge sur sa douleur, elle répond qu’elle souffre parce qu’elle vient de passer un mois à l’Hôtel-Dieu ; elle est persuadée que son mari n’a pas payé le prix de sa pension ; et cette petite dette, non acquittée, suffit pour qu’elle soit déshonorée, perdue, flétrie, comme la dernière des misérables ; elle ne serait pas plus coupable, lui faisons-nous dire, si elle avait tué quelqu’un. Aussi, ne serons-nous pas surpris de lire, dans une lettre qu’elle écrit à ses enfants, le conseil qu’elle leur donne : « Mes chers enfants, dès que vous recevrez cette lettre, il faut vous empoisonner ». Le poison lui paraît être le seul remède à cette honte qui l’accable et doit accabler tous les siens.

Quelquefois, l’excitation intellectuelle qui se manifeste produit une sorte d’éparpillement de l’intelligence. La malade saute d’une idée à l’autre, et ressemblerait à une maniaque, si son ton émotionnel n’était pas triste. Dès que Mme Lefure est entrée dans notre cabinet, elle se met à soupirer, à faire des contorsions douloureuses, et elle lance des réflexions sur tout ce qu’elle voit, pose à tout bout de champ des questions : « C’est-il vous, monsieur, qui allez me guérir ? Vous n’allez pas [p. 181] me faire d’opération ? C’est toujours ça dont j’ai peur… Mon mari, ma fille, sont ici, n’est-ce pas ? Monsieur, qu’est-ce que vous écrivez ? » — Et comme, un moment après, une sœur passe à côté d’elle : « Mon Dieu, qu’est-ce qu’il y a ? Faut qu’on me fasse l’autopsie ? »

Dans d’autres cas, l’activité intellectuelle baisse, le malade est comme engourdi, il ne fait que pousser des gémissements ; ce sont des gémissements purs, sans idées. La malade Bleir ne cesse de répéter en gémissant : « Quel malheur ! Oh ! mon Dieu ! quel malheur ! »

Mêmes variations sont introduites dans l’aspect des malades, suivant qu’à l’émotion triste s’associera une augmentation ou une diminution de l’activité motrice : ou bien le malade présente une agitation telle que, si ce n’était la teinte triste dont cette agitation est uniformément revêtue, on serait tenté de porter le diagnostic de manie : il se précipite de son lit, il s’y roule, il appelle, il crie ; ou bien, au contraire, anxieux ou affaissé, il ne se meut qu’à petits pas et lentement ou reste immobile et concentré.

Après avoir ainsi décrit les états très variables d’excitation et d’apathie que peuvent présenter les principales fonctions des mélancoliques, il reste à parler de l’abaissement de niveau qui se marque dans leurs manifestations. On pourrait croire que le niveau est encore assez élevé chez les mélancoliques délirants, et chez ceux qui ont conservé de l’activité intellectuelle, car ils se forgent des idées, des systèmes, des explications. On a pu quelquefois comparer le mélancolique délirant au systématisé délirant. Nous reconnaissons qu’il y a des cas douteux et difficiles. Mais d’une manière générale le délire du mélancolique est peu intelligent, peu varié, peu déductif.

Tel mélancolique se contente en effet souvent de la première interprétation venue ; et même, ses interprétations sont plutôt des associations d’idées tristes, s’exerçant comme mécaniquement. L’ancien aliéniste Griesinger l’avait remarqué avec profondeur : « Avant que le malade s’interroge, la réponse lui arrive déjà ». Cela signifie, si nous comprenons bien, que le malade n’a pas pris la peine d’une recherche sérieuse, d’un raisonnement qui suppose un contrôle, un choix ; il est sous le coup d’une émotion triste et ce sont des idées de même couleur qui s’éveillent en lui, et lui suffisent pour expliquer ce qu’il éprouve.

Les apathiques. — Nous disions tout il l’heure que les [p. 182] mélancoliques ne s’opposent pas, trait pour trait, aux maniaques ; et la principale raison, c’est que si le maniaque est par excellence un excité, un actif, on rencontre aussi des mélancoliques chez lesquels le chagrin a une allure active. L’opposition est bien plus nette, plus satisfaisante, entre les maniaques et les apathiques. Ces derniers malades sont moins connus que les précédents ; et nous-mêmes nous les avons ignorés longtemps ; et la raison curieuse de cette ignorance, c’est que les apathiques sont des malades peu bruyants, qui ne se mettent pas en vedette, mais cherchent l’ombre et l’oubli. On ne les voit pas à la visite, il faut s’enquérir de ce qu’ils sont devenus.

Comme le nom l’indique, l’apathie est un état où l’activité intellectuelle, émotive ou motrice tombe au-dessous de la normale. Les infirmiers disent fréquemment que de tels malades passent en état de momie. Pareille situation peut succéder à l’un des états d’excitation précédents ; ou d’autres fois s’établir d’emblée, pour en être suivi, ou bien encore exister seul.

Voyez Amanda. Nous la trouvons habituellement à la visite, venant au-devant de nous, parlant sans tarir ; elle n’est pas très désordonnée, mais elle est encombrante. Elle passe ainsi plusieurs semaines. Un jour nous ne la voyons pas. Nous demandons où elle est. Elle est restée couchée. Les sœurs, qui la connaissent de longue date, n’en étant pas surprises, ne pensaient pas même à nous signaler ce changement ; il ne correspond pas en effet à une maladie incidente, c’est une phase régulière de son affection. Nous demandons à la voir, nous nous réjouissons déjà ; nous allons trouver, pensons-nous, une mélancolique au lieu de la maniaque irascible que nous connaissons, nous nous la figurons affaissée, les yeux à terre, la figure sombre, nous nous apprêtons à une attitude de circonstance pour provoquer ses confidences. Elle entre. Elle est à peine différente de celle que nous connaissons. Sans doute nous l’avons vue autrefois dans la cour bien plus exubérante, avec une allure vive, des gestes secs. Mais nous l’avions vue également dans notre cabinet, pendant une période d’excitation, et, elle était alors si bien calmée par notre présence et le milieu qu’elle ne semblait guère différente d’aujourd’hui. Aujourd’hui elle se prête à la conversation, elle fixe son regard sur nous et paraît écouter. Mais elle ne fait pas d’effort, et quelques mots prononcés d’une voix atone sont tout ce qu’elle nous octroie. Est-ce une douleur, un chagrin qui l’empêchent de parler ? Tout au plus saisira-t-on chez elle une teinte d’ennui. Simplement [p. 183] elle n’est pas en train de parler. Cela ne lui dit pas davantage de bouger, ou de manger, ou de voir les siens. Le matin, il faut insister pour qu’elle se lève, elle se laisse habiller passivement, elle reste assise dans un coin de salle comme une paresseuse, elle qui précédemment ne pouvait voir quelque chose à faire sans y mettre aussitôt la main. Il existe chez elle une inertie motrice, intellectuelle et émotive absolument générale. Le degré que nous venons d’en décrire est un degré faible. Plus intense, cette hypoactivité peut réaliser une véritable stupeur, avec absence complète de réaction à toutes les excitations du dedans ou du dehors ; la malade gâte ; une piqûre ne paraît rien éveiller chez elle ; quand on lui présente un bol de potage, elle ne fait aucun mouvement pour le prendre, mais elle se laisse ouvrir la bouche et nourrir ; sa volonté, son pouvoir de résistance ne sont pas moins paralysés que ses autres fonctions. .

On rencontre d’autre part des sujets apathiques chez lesquels la faculté de s’émouvoir a seule baissé, l’intelligence conservant

encore un bon niveau.

Nous avons eu l’occasion de faire cette observation importante et inattendue chez la jeune Lelièvre : c’est une jeune fille blonde et à la figure gracieuse ; à la suite d’une rougeole elle était entrée dans une période d’excitation, avec hallucinations, désordre des idées, discours incohérents et actes impulsifs de toutes sortes. Elle se roulait par terre, mordait un coin de table, puis se levait, mettait les bras en croix, jetait les yeux au ciel, imitait des cris d’animaux, etc. Après trois mois environ de cette agitation, le calme revint progressivement, et Lelièvre finit par guérir. Elle reprit la conscience de son état?, n’avait plus de délire, et conservait assez exactement le souvenir de ce qui s’était passé dans sa période aiguë. Elle se rappelait qu’elle s’était crue reine d’Italie, qu’elle prenait l’asile pour un beau château, qu’elle croyait voir dans une sœur le pape en personne, et surtout qu’elle errait, riait, pleurait à ne pas pouvoir s’en empêcher. Curieux de savoir comment sa conscience restaurée jugeait la période de trouble qu’elle venait de traverser, nous lui demandions si elle se sentait heureuse d’être guérie. Nous avons été surpris de constater chez elle un état bien spécial d’apathie, dont le dialogue suivant va donner une idée (6). On lui demande comment elle est :

  1. Ça n’est plus pareil du tout. [p. 184]
  2. Comment ça, ça n’est plus pareil ?
  3. Ben, je dis comme ça : je ne suis plus du tout pareille (que pendant sa maladie) ; je ne suis plus malade, mais je ne suis pas bien, il me semble que je n’aime plus personne… c’est plus pareil du tout.
  4. Et puis ?
  5. Je suis bête.
    D. Comment ça ?
  6. Hé -… Je ne sais pas quoi faire de moi…

Et à un autre moment, après une question analogue:

  1. Je ne suis plus malade et je dors bien. Seulement, j’aimerais mieux être malade et avoir encore… c’est vrai… Il me semble que j’étais mieux.
  2. Il vous semblait que vous étiez mieux, quand vous étiez malade ?
  3. Non, j’étais pas mieux, puisque j’étais malade. Mais je rêvais

m’en aller… et je sais pus maintenant.

  1. Vous préféreriez être encore malade ?
  2. Oui.
  3. Pourquoi ?
  4. Parce que je suis… je sais pas… j’suis un peu endormie à présent, et je crois que ça restera… Je ne suis pas comme devant que je n’avais pas été malade. Il me semble tout le temps que je fais quelque chose de mal, je ne sais pas pourquoi.

Interrogée sur ce sentiment qu’elle a de faire quelque chose de mal, elle ne réussit pas à s’expliquer ; elle se borne à répondre, avec des variantes, qu’elle se reproche de manger, qu’elle ne devrait plus manger, qu’elle ne doit pas manger « à cause de certaines réflexions qu’il y en a qui font quand ils mangent, alors, ça me contrarie, que je leur porte malheur « .

Sur son apathie, elle donne encore les réponses suivantes, que pour faire court, nous extrayons du dialogue. Il faut bien se représenter que les réponses n’ont pas été données d’abondance, et vivement, mais lentement, et après bien des interrogations qui les arrachaient une à une.

« Y a des moments, je ne sais pas quoi faire de moi, les jours sont longs, je ne sais rien faire.

« Il me semble que ce n’est plus pareil, que je n’ai pas encore l’esprit tout à fait à moi… Il me semble que je ne suis plus la même, que je ne serai jamais gaie, ni vive, ni travaillante comme j’étais devant.

« Je suis comme insouciante… je mange.

« Je suis même à me reprocher… je me dis que j’ai mauvais cœur. Ça me fait pas impression comme avant. Avant, j’aurais rencontré n’importe quelle petite fille, je les aurais prises dans mes bras… il me semble qu’en ce moment-ci, je suis insensible, je ne sais pas… je suis drôle… je suis un peu comme une bête… c’est vrai… pourtant, je parle bien… [p. 185]

  1. En quoi n’êtes-vous pas encore comme avant ?
  2. Ben, je ne sais pas. Ben j’suis bien… Seulement, il me semble que je ne travaillerai jamais beaucoup .
  3. En quoi vous sentez-vous différente ? Est-ce vos idées qui ne sont pas les mêmes ?
  4. Oui, un peu. Oui, ce sont mes idées qui ne sont pas les mêmes.
  5. Mais en quoi sont-elles différentes ?
  6. Mais, je ne raisonne pas, ma tête ne travaille même pas du tout. Avant, tout le temps je travaillais ; maintenant non… Je suis un peu comme insouciante.

Parlant de sa maladie, et racontant que souvent elle criait ou pleurait sans savoir pourquoi, et sans pouvoir s’en empêcher, elle va jusqu’à regretter ce temps-là :

« Une fois, dit-elle, ça me battait (elle parle de son cœur), j’aurais monté au ciel. Je me suis mise à chanter, à crier. Il me semble même que j’étais plus contente que de ce moment-ci, ça me plaisait de faire comme ça. »

Et à un autre moment, parlant encore de ses exaltations : « Maintenant, c’est passé, mais j’aurais préféré être comme avant parce que je pleurais. J’aimais beaucoup pleurer. Il me semble que je n’ai pas de cœur maintenant, que je suis insensible. »

Il est donc évident que Lelièvre regrette sa maladie parce qu’elle était plus active, plus occupée, et qu’elle souffre de son apathie actuelle. C’est une apathie bien réelle, qui est démontrée non seulement par ses propos, mais par toute sa manière d’être. Elle est lente en toutes ses actions. Nous la prions d’écrire devant nous à sa mère. Sa lettre, qui est fort courte, correcte, lui prend une demi-heure. En outre, nous l’avons conviée à faire des épreuves de vitesse, en marquant par exemple des petits points avec une plume, le plus vite possible. La brave Fille y met la plus grande bonne volonté ; elle n’arrive qu’à des résultats très médiocres (7).

Mais il n’y a pas seulement chez elle de l’apathie ; elle se plaint quelquefois d’être devenue insensible, de manquer de cœur. Elle regrette sa vie passée, où elle avait des idées de mariage, où elle était amoureuse ; maintenant, elle n’a plus d’idées sur son avenir. Et il semble que sa famille lui devient indifférente.

  1. On te dirait : Va chez toi ce soir, tu serais contente ?
  2. Ben, j’serais bien contente, contente comme ça… Seulement, je ne sais pas si ça me ferait de la joie de revoir le pays, de revoir chez nous… je ne sais pas, à moins que ça me fasse impression de rentrer.

Elle raconte qu’elle a été placée autrefois comme domestique, et éprouvait une grande joie quand elle revenait chez elle. Puis elle ajoute :

« Et puis je ne me sens pas beaucoup d’amitié pour beaucoup de monde dans moi. » [p. 186]

Il nous semble que cette indifférence émotionnelle, légèrement teintée de tristesse, va de pair avec l’apathie intellectuelle ; elle ne dépend point ici du niveau, car Lelièvre a un bon niveau ; nous l’avons mesuré, et nous l’avons trouvé normal. Le changement affectif qu’elle a subi n’est donc point lié au degré de son intelligence, il dépend de phénomènes d’une tout autre nature : des phénomènes d’excitation ; elle manque d’activité intellectuelle et en même temps d’activité émotionnelle et motrice.

L’attitude. — Il nous reste à parler de l’accueil que fait l’intelligence à ces troubles morbides, comment elle les perçoit, les juge, les sent, les maîtrise. C’est la seconde partie de notre description. Sachons bien pourquoi nous l’abordons. C’est par analogie avec ce que nous a appris l’étude de l’hystérie et de la folie avec conscience. Nous avons vu que, chez l’hystérique, la personnalité reste séparée de l’accident et l’ignore ; que dans la folie avec conscience, la personnalité connaît, juge, réprouve les accidents morbides, mais se montre impuissante à les prévenir et à les corriger. Ainsi, ce qu’on peut appeler les processus psychiques supérieurs est bien atteint dans ces deux maladies, il est lésé d’une manière caractéristique. Cet exemple nous détermine à chercher ce que ces processus deviennent dans la folie maniaque-dépressive. Si on se pose cette question, on est étonné de la façon dont on va avoir à y répondre. Pour connaître l’attitude de l’intelligence, du jugement, de la volonté chez ces malades, il faudrait les voir, causer avec eux. Mais où sont-ils ? Où est la personnalité du malade ? Où est ce quelqu’un avec lequel on pourrait causer ? Il n’existe pas, il a disparu ; le malade est réduit à ses accidents morbides ; il est tout paroles et gestes, si c’est un maniaque ; il est tout gémissement, si c’est un mélancolique.

Nous pouvons donc considérer les pouvoirs de perception, de direction et de contrôle, qui forment la partie la plus élevée d’une personnalité, comme supprimés, ou du moins suspendus, annihilés, inhibés dans la folie maniaque-dépressive. Pour exprimer cette action suspensive, cette paralysie psychique, nous emploierons le mot de domination. Les malades, dirons­ nous, sont dominés par des phénomènes généraux qui s’imposent à eux, contre lesquels ils ne peuvent lutter, qui suspendent l’action des rouages les plus délicats de leur pensée, agissent sans eux, mais les laissent cependant intacts. Ainsi, tandis que chez l’hystérique les accidents morbides s’accompagnent [p. 187] d’un émiettement d’activités, d’une perte de l’unité de coordination ;  tandis que le fou avec conscience reste le témoin conscient, le juge douloureux et l’adversaire irréductible de ses accidents morbides, — dans la folie maniaque-dépressive l’effet est encore différent. Comme par le fait d’une fragilité particulière des fonctions mentales, il y a une invasion de toute la personnalité, la maîtrise de soi est perdue, le malade est gouverné par ses accidents morbides, il est dominé.

Par remploi de ce mot de domination, nous n’entendons faire aucune hypothèse de causalité; nous ne soutenons pas que c’est parce que les centres supérieurs sont paralysés d’abord que l’automatisme se débride; nous ne soutenons pas davantage que c’est l’éclosion des accidents morbides qui paralyse les centres supérieurs; enfin nous ne soutenons pas non plus qu’il s’agit d’une suractivité qui, ne pouvant pas se dépenser en produits supérieurs, se déverse en agitations simples par un phénomène dit de dérivation. Toutes ces hypothèses, qui ont été soutenues pour d’autres maladies mentales, pourraient être défendues ici. Nous les éliminons expressément, afin que le terme de domination que nous employons ne reçoive pas une interprétation que nous ne lui attribuons pas.

Il s’agit maintenant de déterminer en quoi les fonctions supérieures se trouvent entravées dans la folie maniaque dépressive ; car, comme on a pu le remarquer, cette entrave existe dans toutes les maladies mentales ; mais la nature de la lésion varie selon chaque maladie. On ne peut pas se contenter de dire, en reproduisant pour ce cas une formule que Grasset a imaginée pour l’hystérie, que dans la folie maniaque-dépressive « »le centre O » est paralysé, tandis que le polygone garde son activité (8). A ce compte, la même explication schématique conviendrait à toutes les formes morbides ; et, comme nous ne cesserons pas de le répéter, les expliquer toutes c’est n’en expliquer aucune. Il doit y avoir, il y a certainement dans la forme, l’étendue, le détail de cette paralysie quelque chose qui caractérise chaque maladie mentale.

Dans la manie, il est souvent impossible de prendre le niveau intellectuel ; le malade n’est pas assez calme pour répondre aux questions : et si on insiste un peu, il vous envoie promener ; le crayon qu’on lui met entre les mains pour l’inviter à écrire est bientôt brisé, ou jeté au loin. Cependant, dans les moments de [p. 188] calme relatif, on peut entrer un peu en conversation avec les malades, et obtenir d’eux au moins quelque bonne volonté. Alors, on fait deux observations qui semblent contradictoires. D’une part, on est surpris de voir que malgré son exubérance et sa liberté d’allures le maniaque est à peu près incapable d’effort : si on le prie, par exemple, de réciter une série de mots (9), il en donne un, deux ou trois, puis il s’arrête, il hésite ; lui si rapide dans l’incohérence, il devient extrêmement lent et gêné pour la pensée volontaire, même lorsqu’il s’y prête avec bonne volonté et fait effort. Le contraste est assez curieux. D’autre part, il y a beaucoup de petits faits qui prouvent que son incohérence est plutôt superficielle, et ne détruit pas ses facultés. Ainsi, il conserve la perception de ses accidents, puisque plus tard, une fois guéri, il en garde le souvenir, et peut raconter ce qu’il disait, faisait et croyait. Les illusions et fausses reconnaissances auxquelles il est sujet n’empêchent pas la plupart de ses perceptions d’être correctes. Même au plus fort de son agitation, il reste encore en communication avec nous, et il est rare qu’on ne puisse pas, en s’y prenant avec un peu d’habileté, obtenir de lui un court moment d’attention. Il suffit par exemple de l’interpeller brusquement pour que son excitation soit suspendue ; la suspension dure très peu, mais elle se réalise; et pendant qu’elle se réalise, pendant que son attention est fixée, on peut, si on est habile et vif, lui poser une question et obtenir une réponse intelligente. Nous nous rappelons avoir ainsi parlé avec des maniaques agités, à qui nous demandions brusquement des renseignements parfois difficiles ; le plus souvent, aucune réponse raisonnable ne venait, et cela n’a point d’importance, car les faits négatifs ne signifient rien. Parfois aussi, nous étions étonnés de la lueur d’intelligence que nous surprenions. Pendant qu’une de nos malades se livrait à des propos d’une incohérence extrême, imitait des cris d’animaux, se roulait par terre, mordait un coin de table, crachait, sifflait, apostrophait les assistants, nous lui demandons à brûle-pourpoint : « Que doit-on faire quand on a été frappé par une camarade sans qu’elle l’ait fait exprès ? — La malade arrête son verbiage, nous regarde, répond : « Il faut lui pardonner ». Puis, la voilà repartie dans son incohérence. Tous les aliénistes ont pu faire des remarques analogues sur la possibilité de distraire des maniaques. Quelques-uns de [p. 189] ces malades font même spontanément des réflexions justes, qui sont en singulier contraste avec le désordre de leurs paroles et de leurs idées. Nous nous rappelons une femme qui, au milieu de ses propos sans suite, sut très bien nous faire remarquer qu’il y avait plus de deux heures que nous la retenions dans le cabinet, et elle se dit tout haut à elle-même d’un air de mauvaise humeur que les visites médicales ne doivent pas durer aussi longtemps. Notons aussi que beaucoup de maniaques très incohérents acquièrent plus de cohérence quand on les fait écrire ; ils peuvent alors écrire des lettres ou des phrases raisonnables.

Dans la mélancolie, on peut faire des observations tout à fait analogues relativement à la conservation de l’intelligence. D’abord , il est difficile de mesurer exactement leur niveau intellectuel ; il y en a dont le chagrin est si profond qu’il les réduit au mutisme ; alors, rien à faire. D’autres répondent avec une lenteur extrême ; et, en tout cas, ils ne répondent bien que lorsque la question est facile et que l’effort qu’on leur demande n’est pas grand ; ils diront leur âge, le nom d’une couleur, un compte de sous ; mais ils ne feront pas l’effort nécessaire pour répéter une phrase longue, ou pour répondre à une question abstraite qui est un peu difficile à comprendre, d’où il résulte qu’ils ont l’air de présenter un niveau abaissé, bien qu’on garde le sentiment que, s’ils voulaient, ils pourraient répondre beaucoup mieux. Dans les simples conversations qu’on a avec eux, on constate d’abord que ceux qui causent sont assez raisonnables, ils donnent des renseignements précis, s’orientent bien. Mais regardons-y de plus près, nous nous apercevrons qu’ils éprouvent beaucoup de gêne à trouver leurs idées. Ils ont peine à évoquer un souvenir, donner une explication ; ils ont aussi, à ce qu’on a rapporté, une perte ou un affaiblissement de la vision mentale, consistant dans une incapacité à se représenter des objets connus ; ils présentent une diminution de certains caractères émotionnels, ils n’éprouvent plus en présence des leurs les sentiments habituels d’affection ; enfin, ils ont une extrême difficulté pour se résoudre à agir. Nous remarquerons en passant que ces gênes de fonctionnement se rencontrent à peu près les mêmes chez le maniaque, bien qu’on n’ait pas pensé à faire ce rapprochement.

Il reste à montrer que si l’état de domination produit chez ces malades une suspension des fonctions psychiques, ce n’est pas une destruction. Ce qui le prouve bien, c’est ce qui se passe [p. 190] lorsque les troubles morbides diminuent d’intensité : l’intelligence reparaît, comme le ciel bleu derrière les nuées qui le cachaient.

Il y a plusieurs circonstances très nettes où on peut bien faire cette constatation : c’est dans les intervalles lucides, dans les rémissions, et enfin tout au début des accès; le malade reprend conscience de lui-même, il se juge, il déplore ses déportements, parfois même il va jusqu’à présenter des excuses aux personnes qu’il a injuriées pendant l’accès de manie. Autre fait, plus caractéristique encore. Nous avons connu une intermittente qui, lorsqu’elle sentait venir l’accès, avait soin d’aller placer à la caisse d’épargne l’argent qu’elle avait économisé pendant son intervalle sain, pour ne pas le dépenser à tort et à travers les premiers jours de la maladie qui précédaient son internement. Ce détail pittoresque montre bien la maîtrise que ces malades conservent encore sur eux-mêmes au début des accès ; il montre aussi la profonde transformation qui s’opère chez eux, et que l’expérience des accès antérieurs leur apprend ; il montre enfin combien ils se jugent exactement, combien ils ont une mémoire fidèle de leurs accès pendant les intervalles lucides.

Nous avons rencontré des malades qui expriment d’une manière curieuse l’intuition qu’ils ont d’une force qui les envahit. Le maniaque sent le torrent qui remporte, le mélancolique sent l’impuissance qui l’accable, le dégoût de la vie qu’il ne peut surmonter ; ils disent qu’ils sont forcés, emportés, ou dominés. Dans une lettre écrite par une de nos maniaques, nous relevons le passage suivant, qui est bien caractéristique : « Je suis poussée à vous écrire ceci, monsieur ; je ne serais pas étonnée quand ça vous déplairait, et moi, je ne puis rien retenir, j’agis suivant ma pensée. » Remarquons les mots : « je suis poussée, je ne puis rien retenir ». Ils n’ont du reste rien de pathognomonique et d’autres malades en emploient d’autres, mais le sens est toujours le même. C’est aux malades que nous avons emprunté le terme de domination, pour exprimer ce qu’il y a d’essentiel dans leur situation.

Ils sont en effet dominés par leur activité morbide : mais ajoutons bien vite que s’ils ont conscience de cette domination, c’est tout à fait par accident, par courte lueur, lorsque l’intensité de la crise vient de diminuer, ou n’a pas encore atteint son maximum. Leur caractéristique est d’être dominés, et non de juger leur domination. [p. 191]

Essayons de nous rendre compte, en terminant, de l’étendue que présente cette suspension des activités supérieures dans la folie maniaque-dépressive. Que de facultés sont paralysées! La situation est bien plus grave que dans la folie avec conscience; là, du moins, le jugement était conservé. Les maniaques et les mélancoliques l’ont perdu, ils ne jugent pas leurs accidents à leur véritable valeur. Ils ont perdu encore une autre fonction, dont nous n’avions pas encore eu à parler, car son absence ne se faisait pas sentir chez les précédents aliénés; cette fonction, c’est la direction. Il faut entendre par la direction, comme nous l’avons montré dans notre schéma de la pensée (10), non seulement de l’attention, mais une attention continue, orientée selon un plan défini. La direction, c’est ce qui fait que nous entreprenons une tâche, que nous la conduisons jusqu’au bout. Dans la rue, si nous prenons à droite, puis à gauche, puis encore à gauche, malgré l’invitation de tant d’autres rues qui s’ouvrent devant nous, c’est que nous obéissons à une direction prédéterminée ; c’est que, pour parler vulgairement, nous savons où nous voulons aller. Dans un discours ou même dans une simple conversation, si au lieu de jouer aux propos interrompus, nous développons une théorie, c’est aussi que nous obéissons à une direction. Cela ne se produit plus chez nos malades. Les idées qu’ils émettent, non seulement ne sont pas mises au point, jugées, critiquées par eux, — ce qui les rend fausses, inadaptées au milieu et aux circonstances, — mais encore elles ne reçoivent aucune direction intellectuelle ; elles procèdent au hasard des associations d’idées, comme cela se voit nettement chez les maniaques. Or, c’est là ce qui constitue l’incohérence ; l’association d’idées, quand elle joue toute seule, quand elle ne met en œuvre que des rapports de ressemblance et de contiguïté entre les idées, ne peut donner lieu qu’à des produits incohérents ; l’incohérence est encore inférieure au délire. Dans un délire, il y a des conceptions fausses, mais au moins ces conceptions fausses sont réglées, elles ont un sens, une tenue, une intelligibilité ; si elles impliquent une suspension du jugement, elles impliquent aussi une conservation de la direction. Dans l’incohérence d’idées, dont la manie nous fournit le type, non seulement le jugement est suspendu, mais la direction n’a plus lieu non plus ; il n’y a donc pas un thème, c’est­ à-dire une suite logique d’idées, mais des idées détachées, [p. 192] fragmentaires, et dont l’ensemble est dénué de sens. Chez le mélancolique, il semble que la direction est conservée ; elle est moins compromise que dans la manie, elle est pourtant atteinte ; car le mélancolique qui cherche une explication à ses maux ne fait aucune construction logique, il n’établit pas un fait sur un autre fait, il se contente de se répéter ; ce n’est pas un délire cohérent, ce sont quelques propositions auxquelles il revient sans cesse comme à des litanies. Il y a là aussi un trouble dans l’évolution de la pensée. Nous pensons donc que le propre de la paralysie qui se réalise dans la folie maniaque­dépressive est une perte du pouvoir de direction volontaire.

Nous ne savons pas au juste dans quelle mesure les idées précédentes se trouvent chez Kræpelin. Un de ses commentateurs les plus clairs, Antheaume (11), faisait remarquer que pour Kræpelin, les signes généraux de la folie maniaque-dépressive consistent dans la paralysie psychique et l’exagération de l’automatisme. A première vue, nous avons cru voir là une expression parfaite de la théorie que nous esquissons. Mais, après avoir réfléchi, nous nous sommes pris à en douter. Ce ne sont que des mots bien vagues dans lesquels on peut mettre toutes sortes d’idées, et la formule est assez élastique pour convenir à toutes les maladies mentales. De son côté, Kræpelin (12) parle de la diminution de la perception chez les maniaques-dépressifs,

il note le ralentissement des associations d’idées, ainsi que l’insuffisance des perceptions. Tout cela nous paraît juste ; mais pour trouver dans ces expressions la théorie que nous avons présentée il faut d’abord l’y mettre (13). A notre avis, on ne peut arriver à une conception précise de la folie maniaque­dépressive que si on a déjà la notion de la relation existant entre cette forme morbide et les autres, où semblablement les fonctions supérieures subissent une paralysie plus ou moins [p. 193] complète. En tout cas, cette analogie a été pour nous le trait de lumière, l’idée directrice sous laquelle tous les détails de notre description sont venus s’ordonner.

  1. — OBSERVATIONS DE MALADES

GUÉRARD, LA GAULOISE, MANIAQUE INTERMITTENTE

Mme Guérard est déjà une vieille intermittente. Elle a cinquante-sept ans. Son premier placement remonte à 1890, alors qu’elle était âgée de trente-huit ans seulement. Elle est maintenant à l’asile depuis 1898, mais elle y était entrée successivement en 1890, 91, 93, 94, 96.

De ce qu’elle est maintenant internée depuis onze ans, il ne résulte point qu’elle est restée tout ce temps dans un état morbide. Elle n’a au contraire que de courts accès d’excitation qui durent de deux à trois mois, mais comme ces accès se renouvellent tous les douze ou dix-huit mois, sa famille a renoncé à la faire sortir et elle-même ne réclame plus sa sortie, dans les périodes où elle a du bon sens. Et on ne saurait lui donner tort. Si l’éclosion d’un accès n’a pas d’importance à l’asile, il n’en est pas de même au dehors : elle insulte les voisins, frappe ses enfants, brise son mobilier, fait scandale dans les rues de son village, et elle-même ne tient pas il s’exposer à ces inconvénients.

Nous ne croyons pas utile de rappeler l’histoire de Mme Guérard, que son dossier permet de reconstituer avec quelques lacunes. On trouve notées chaque fois la même agitation, les mêmes tendances à l’invective, aux actes violents, aux excès de boisson. Il suffira d’établir le contraste qui existe entre ses états sains et ses accès. [p. 194]

Et d’abord, comment est-elle à l’asile dans ses intervalles sains ? On dirait une bonne commère villageoise très raisonnable. Correcte, ne prenant la parole que si on lui parle, aidant les infirmières au service, elle va et vient, sans hâte ni lenteur, régulière et ordonnée ; elle s’occupe du ménage, elle soigne les autres malades, elle jouit même de la faveur de circuler dans l’asile, et elle va faire au pensionnat, le quartier aristocratique des malades payants, une partie du raccommodage ; assise là, dans un coin de galerie, ses lunettes sur le nez, son ouvrage sur les genoux, elle a l’air d’une ouvrière à la journée, surveillant d’ailleurs tout ce qui se passe en même temps que ce qu’elle fait. On la rencontre matin et soir qui sort de son quartier ou y revient, et elle marche d’un pas paisible, assuré, tranquille, la figure calme, la mise propre ; elle vous salue d’un bonjour, fait volontiers si on s’arrête un brin de causette, puis passe.

On ne peut plus, dès que l’accès éclate, lui laisser autant de liberté. Elle n’en finit plus de faire sa toilette parce qu’elle s’occupe sans cesse d’autre chose, elle enfile sa camisole sans se soucier de l’attacher, elle plante son chignon en bataille, elle veut continuer à faire le ménage mais elle met tout en train à la fois et n’achève rien ; on ne reconnaîtrait plus la femme posée de tout à l’heure, tant elle est vive, courant, sautant, virevoltant sans un arrêt, et à l’entendre elle fait tout l’ouvrage à merveille ; mais en même temps elle vient asticoter celle-ci, se moque de celle-là, s’amuse à les faire monter, et en avant les gifles si quelque malheureuse refuse la soupe qu’elle lui offre ; elle devient bientôt insupportable pour tout le monde ; les infirmières l’ont toujours dans les jambes, elle s’occupe de tout, elle est toujours là où elle n’a pas besoin d’être. Elle est active même la nuit, se levant pour un rien, criant et chantant, provocante, ahurissante, troublant tout un quartier.

Quand elle est ainsi en pleine excitation nous la faisons venir un jour dans notre cabinet. On va voir qu’elle est avec nous d’une grossièreté si forte que la scène devient amusante ; mais à y regarder de près, on verra également combien, au milieu de ce débordement d’injures, elle reste cohérente. A notre demande, elle arrive droite, la poitrine en avant, se met à parler dès son entrée, et touche familièrement les papiers qui sont sur notre table. Priée de s’asseoir, elle s’y refuse, puis quelque temps après, elle s’assied d’elle-même, avec autorité, comme si elle était chez elle, et reste assise pendant toute la conversation, malgré son intense excitation. [p. 195]

Nous avions chargé l’interne, M. X… , de l’interroger. N’importe quelle remarque éveille immédiatement sa répartie, dont elle rit elle-même aux éclats d’un bon gros rire franc.

  1. Eh bien, madame ?
  2. Je n’ai pas l’honneur de vous connaître. Asseyez-vous et foutez le camp ! Si c’est votre neveu ! (Elle se tourne vers nous, en nous désignant M. X… de l’air de dire : ce n’est pas grand’chose.) J’aimerais mieux M. C… (l’autre interne). C’est un galopin comme vous, etc.
  3. Quel âge avez-vous ?
  4. J’ai deux ans (manifestement pour se moquer de l’interlocuteur). Je suis née le 2 décembre (Exact). (Comme M. X… pour attirer son attention lui a touché l’épaule) : Ne me touchez pas ! je n’aime pas que les hommes me touchent.
  5. Quel âge avez-vous ?
  6. Quel âge que vous avez, vous ?
  7. J’ai (tel âge) et vous ?
  8. Moi j’en ai quarante-huit (faux: elle a cinquante-six ans).
  9. Savez-vous où vous êtes ici ?
  10. J’suis au b… comme vous.
  11. Vous êtes ici depuis longtemps ?
  12. Mais qu’est-ce que ça vous regarde ?
  13. Vous y êtes bien ?
  14. Mais qu’est-ce que ça vous fout??

(Et comme M. X… insiste toujours) : Maquereau !… Cherchez vot’ putain !… Respectez ce monsieur (En changeant de ton et nous désignant comme pour nous mettre à part).

  1. Vous avez des frères ?
  2. Mais j’en ai deux… Ils sont gentils à croquer.
  3. Vous savez lire ?
  4. Je vous dis merde.

(On insiste pour la faire écrire.)

« Je ne voudrais pas salir le porte-plume… »

(Elle dit ne savoir ni lire ni écrire, n’avoir jamais été à l’école, et ajoute) : « Mes petites filles y sont… »

Elle refuse de tirer la langue, tourne le dos, etc… « Qu’est-ce que ça vous fait ? »

  1. C’est que je m’intéresse à vous.
  2. Je n’ai pas besoin de votre intéressement !
  3. Quel mois sommes-nous à présent ?
  4. Je ne sais pas comment que je vis. Je compte les carreaux et les briques…

(Puis elle dit être en été…)

  1. Vous avez chaud ?
  2. Et vous, avez-vous chaud ? Y a trois bains là, vous savez… (exact, avec un geste d’offre et proposant à M. X… de l’y plonger).
  3. Vous n’ êtes pas aimable !
  4. Mon père m’a chié comme ça… Idiot ! [p. 196]

(M. X… toussote. Elle toussote comme pour se moquer.)

  1. De quel pays êtes-vous ?
  2. J’suis d’Rouen, moi, j’suis pas de vot’ Paris pourri.
  3. Vous connaissez du monde ici ?
  4. J’connais vot’ gueule, ça suffit.
  5. Vous avez voyagé ?
  6. Oh ! j’ai été en Chine… j’ai fait sept fois le tour du monde.
  7. Vous êtes riche ?
  8. Je suis millionnaire.
  9. Et d’où vous vient cet héritage ?
  10. Ma mère était noble.

(Est-ce pour se moquer du monde ? Les réponses suivantes porteraient à le croire.)

Vous êtes plus bête que mon mari qui s’est coupé le cou. Mon fils a plus d’esprit que vous… Merde, merde, merde ! Et puis que votre oncle (persistant dans son idée que M. X… est notre neveu), et puis, que votre oncle va vous fout’ à la porte parce que vous êtes un sorcier pourri. Vous empoisonnez… Rien que la barbe que vous avez ! (Comme cherchant ce qu’elle pourra trouver à dire de plus désagréable.)

  1. X… veut la faire signer son nom. Elle fait un grand paraphe, puis :

« Voyez-vous, vlà ce que je fais pour vot’ tête de cochon ! » M. X… insiste encore. Elle fait glisser papier et crayon jusque par terre d’un mouvement brusque, et : « Vous me déplaisez vous et votre crayon. »

  1. 2 et 2 ?
  2. 10, imbécile !
  3. 1 et 1 ?
  4. Ça fait vot’ tête de cochon. Vous empoisonnez les vers… etc.
  5. Vous mangez bien ?
  6. Mais occupez-vous de vot’ tante si elle mange bien.
  7. Mais vous-même ?
  8. Occupez-vous si monsieur S… a de la barbe.
  9. Vous habitiez à Rouen ?
  10. Dans un b …
  11. Qu’est-ce que vous faites ici ?
  12. Rien. J’aime mieux me reposer à regarder C… (l’autre interne) passer.
  13. Vous ne m’avez toujours pas dit pourquoi vous êtes ici ?
  14. J’ai-t-y besoin de vous rendre l’esprit satisfait ? On vous emmerde à la broche !

En somme, Mme Guérard est capable de répondre, et de prendre part à une conversation, —si du moins c’est là une conversation ! La manière toute différente dont elle considère les deux personnes présentes prouve son intelligence. Elle est amorcée par des questions, et ce qu’elle dit est toujours en [p. 197] situation, convenances à part bien entendu. Nous verrons l’importance de cette observation, lorsque nous serons arrivés à l’étude de la démence précoce, où l’on trouve des états d’excitation assez analogues, qui peuvent facilement donner lieu à méprise.

Comme Mme Guérard avait paru plus déférente avec l’un de nous qu’avec l’interne M. X … , nous avons voulu l’examiner de nouveau en tête à tête l’après-rnidi du même jour et tout d’abord en effet elle s’est mieux tenue. L’effort toutefois n’a pu se prolonger bien longtemps, elle s’est plainte bientôt qu’on l’énervait et de nouveau s’est montrée grossière. La vague trop forte avait rompu la digue. Ce n’est pas cependant sur ces oscillations intéressantes de l’excitation que nous voudrions insister maintenant. Mais elle nous offrit ce même jour un exemple très curieux de ces changements d’humeur dont nous avons parlé. Nous l’avions quittée à midi dans l’état où nous l’avons présentée, nous la voyons à une heure le visage inondé de larmes, au point qu’on ne dirait pas la même malade ; elle gémit sur la mort déjà ancienne de son mari, elle pleure sur ses enfants ; nos premières questions n’aboutissent d’abord qu’à un redoublement de sanglots. Nous pensions même être en présence d’une seconde phase, car on a signalé chez ces malades des passages aussi brusques d’une période maniaque à une période mélancolique ou inversement. Mais ce n’était point cela.

  1. (En lui montrant des carrés de couleur.) Quelle couleur, ceci ?
  2. Rouge (exact) république française (et son sourire revient).
  3. Quelle couleur ceci ? (jaune).
  4. Jaune, couleur de cocu (et cette fois c’est en même temps son bon rire franc du matin qui éclate comme une fusée).

Il ne dure cependant pas. Elle revient à son mari… « Je ne peux croire qu’il est mort… »

Et puis, changeant d’idées et d’expression : « Oh mais, vous m’interrogez ; eh ben, vous allez me payer un verre de vin ! »

Ensuite elle a de nouveau un bavardage incoercible, elle se montre encore insolente, libre d’allures, se gaussant de nous… Mais ramenée par ses souvenirs à des pensées tristes, des larmes partent encore une fois :

« Depuis que je suis à Saint-Yon, mes parents ne viennent plus me voir. »

Après ces réflexions, elle avale ses larmes en silence, toute la figure douloureusement contractée pendant un long moment.

On peut se rendre compte combien est secondaire la nature de l’émotion régnante ; on peut dire que si l’unité se fait entre [p 198] des accès de ton émotionnel si différent, c’est négativement par l’absence d’un état de calme, où tout s’ordonnerait raisonnable­ment, et positivement par de brusques poussées d’humeur qui viennent seules occuper la scène et dominer la malade.

Le jour où l’accès a été terminé, et l’intervalle lucide est revenu, nous avons reparlé à Mme Guérard de son attitude envers nous. Elle l’a tout bonnement niée. Mais il ne faut pas voir là un oubli de ce qui s’était passé ; seulement on l’a telle­ ment interrogé déjà sur ces accès, et toutes ces demandes l’ennuient tellement qu’elle a pris ce parti pour en terminer plus vite. Ce sont des souvenirs qu’elle préfère qu’on laisse de côté, et bien que naturellement nous ne lui en gardions pas rancune, elle aimerait mieux que, nous surtout, disions les avoir oubliés.

MABE, LA RÉCRIMINANTE, INTERMITTENTE DE TYPE MIXTE

L’observation suivante a trait aussi à une malade pour laquelle le diagnostic de folie intermittente ne peut pas faire doute.

Agée aujourd’hui de quarante-quatre ans. Annonciade Mabe vient de terminer à l’asile son septième accès. Voici les dates et périodes successives de ses internements répétés :

1° d’août 1891 à juin 1893,

2° de juillet à octobre 1897,

3° d’août à décembre 1899,

4° d’août à novembre 1900,

5° d’avril 1901 à novembre 1903,

6° de septembre 1906 à mars 1907,

7° enfin de juillet 1908 à juin 1909.

Entre chacun de ces accès, elle reprenait sa profession de couturière, et chaque fois réussissait à se suffire à elle-même. Cette série d’internements, ces reprises intercalaires de vie normale suffisent à certifier une intermittence qui démontre la folie maniaque-dépressive. Notre observation représente un cas franc qui ne peut prêter à aucune équivoque. Voyons de plus près chacun des accès.

Annonciade a vingt-cinq ans à l’époque de son premier placement. Elle était douce, travailleuse et pieuse, si nous en croyons les renseignements que nous trouvons sur elle ; détail particulier, elle a été amputée d’une jambe à dix-sept ans. Elle entre à l’asile le 11 août. Elle aurait travaillé jusqu’au 7 au soir, et c’est dans la nuit du 7 au 8 que l’accès a éclaté, par de grands [p. 199] éclats de rire. Le départ d’un de ses frères, qui vient de quitter la maison paternelle, l’aurait laissée inquiète, et c’est à cela que les parents rapportent l’affection actuelle. Quoi qu’il en soit, début brusque la nuit : elle rit, elle crie, elle appelle, son père monte à sa chambre et la trouve assise sur son lit et tremblante, elle le chasse, en prétendant qu’il est Satan. Plus calme, le lendemain elle lui demande pardon, mais la rémission dure peu, elle renvoie de nouveau qui l’approche, déchire ses vêtements, son oreiller ; on doit la ligoter pour l’amener à l’asile tant elle se montre violente.

Voici le certificat rédigé à l’entrée : « La malade est sombre et parfois furieuse ; elle ne répond à aucune question, regarde fixement devant elle, les dents serrées, la face contractée et attaque parfois avec rage les personnes chargées de la soigner. Elle mange et boit peu, ne fait entendre que de rares paroles qui trahissent l’existence d’hallucinations de la vue. »

Le certificat de quinzaine indique déjà une modification : « La malade est actuellement calme et même un peu déprimée à la suite de la période de vive agitation ‘qu’elle a présentée. Elle paraît entrer en convalescence d’un accès de manie. »

Cependant elle ne sort que deux ans plus tard, en juillet.

Probablement cette rémission avait été peu durable.

Elle a alors quatre ans de répit, puis rentre en 1897. Voici au sujet du début de ce second accès ce que raconte une voisine : « Mme Mabe est rentrée hier 7 juillet très exaltée chez elle, disant qu’elle s’était disputée dans la soirée avec une de ses anciennes patronnes. Elle me parut drôle. Ce matin vers deux heures elle s’est mise à la fenêtre, riant, criant, pleurant et gesticulant. Cette scène dura jusqu’à deux heures trois quarts. Vers neuf heures elle vint me trouver chez moi et me remit un vieux morceau de papier en disant que c’était un curé de je ne sais quelle paroisse qui l’avait chargée de me le remettre, que je le lise, que je crache dedans et qu’après cela je pouvais prêcher partout sans que personne y trouve à redire. Une heure après elle me descendit un paroissien qu’elle me donna pour mon petit-fils. Depuis ce moment elle ne fait que jeter par la fenêtre des sous, du linge, son chapeau, des photographies, etc. »

Il n’est pas malaisé de reconnaître dans cette description pittoresque l’activité désordonnée et élémentaire de ces malades, caractères sur lesquels nous avons déjà insisté. C’est un second accès. Instruit par le premier internement, le médecin de l’asile fait cette fois un diagnostic plus précis : « Mme Mabe est dans [p. 200] un état d’excitation maniaque ; elle ne tient que des propos incohérents et paraît avoir quelques vagues hallucinations de l’ouïe ; cette malade, internée déjà une première fois, paraît être dans la phase maniaque d’une folie périodique. »

Voici maintenant le certificat de quinzaine : « la malade présente un état de trouble et d’excitation ; elle est bruyante, se montre remuante et désordonnée. Elle est affectée de folie périodique. »

Ce deuxième accès est court. Entrée en juillet elle sort en octobre ; elle rentre deux ans plus tard. C’est son frère qui l’amène. Il raconte : « Depuis quelques jours ma sœur se figure qu’on veut lui faire du tort et lui faire perdre son travail. Hier soir, elle sortit vêtue de blanc, comme une mariée, descendit la rue du Commerce, parcourut les quais, et arriva sur la place du Théâtre où se trouve une statue équestre de Napoléon Ier, elle le traita alors de coquin et lui jeta ses gants à la face. »

Les certificats mentionnent qu’elle est bruyante et désordonnée, qu’elle a cassé un carreau dans la voiture qui l’a amenée, qu’elle adresse des invectives aux uns et aux autres ; bref, qu’elle est affectée de folie périodique.

Elle sort quatre mois après. Elle adresse le mois suivant une lettre de remerciements au directeur, chez qui elle a, dit-elle, « rencontré la bonté d’un père ».

Mais elle revient l’année suivante. Elle se croit possédée du démon, elle chante jour et nuit des cantiques, elle veut se marier avec un curé qui est seul capable de la comprendre, etc. Toute cette excitation, mystique et érotique, a brusquement éclaté huit jours auparavant. Jusque-là elle avait repris son travail correctement, comme entre les accès précédents.

Sortie en novembre elle ne jouit que d’un intervalle de moindre durée puisque nous la retrouvons à l’asile en avril. Ses accès paraissent au reste de plus en plus violents. « Mme Mabe, déclare son propriétaire, a été reprise hier de folie. Depuis hier elle chante des cantiques et d’autres choses, elle tient des propos obscènes, elle menace, elle frappe, elle a brisé la glace de son armoire et a jeté ses effets pêle-mêle. » Même conduite à l’asile, où elle crie, injurie, vocifère…

Cette fois on la garde deux ans. A maintes reprises, elle réclame sa sortie. Plusieurs fois elle paraît en voie d’amélioration et sur le point d’obtenir son exeat. Chaque fois le médecin hésite à la rendre à sa famille, et une recrudescence d’excitation ne tarde [p. 201] pas à justifier sa prudence. Le tribunal civil la fait enfin mettre en liberté en novembre 1903.

Elle reste encore trois ans dehors. Elle veut alors consulter pour sa jambe infirme et est admise à l’Hôtel-Dieu. C’est là qu’elle commence son agitation, chantant, criant et prétendant qu’on veut l’empoisonner. Un matin elle menace de jeter son pied artificiel à la figure de l’interne, on la reconduit à l’asile où l’on mentionne de nouveau sa loquacité, son instabilité d’humeur, son désordre. Elle n’y fait qu’un séjour de six mois.

Deux ans plus tard c’est encore par l’Hôtel-Dieu qu’elle revient. Elle y entre de nouveau à cause de sa jambe, s’y montre pendant huit jours raisonnable, puis brusquement, se met à parler des saints, de saint Antoine, de Mac-Mahon, chante, menace, crie par exemple : « Voyez-vous cette orgie ! cachez-moi ces saletés­ là ! » Elle trouble les malades : on ne peut la garder. A l’asile elle se plaint qu’on la regardait de travers, qu’on se moquait d’elle, qu’on lui tenait des propos grossiers, elle s’imagine être poursuivie par une bande de mauvais esprits qui en veulent à sa vie ; en même temps elle se montre irritable et facilement violente.

Nous avons, outre ces renseignements administratifs, des documents très importants ; ce sont des lettres d’elle, et, sur le dernier accès, des notes personnelles (14).

Voyons d’abord ses lettres, elles sont très instructives. Nous passerons sur quelques détails secondaires, comme la mention fréquente d’illusions, de fausses reconnaissances, maintes fois signalées d’ailleurs dans la folie maniaque-dépressive ; et nous n’insisterons que sur des points propres à montrer le fond mental plutôt que les symptômes. D’abord ce qui frappe c’est le nombre, le caractère massif de cette correspondance; en neuf mois Annonciade remet plus de 100 lettres, bien qu’aucune n’obtienne de réponse. L’écriture n’y est que rarement troublée par excès de vitesse. Mais les pages sont surchargées, les marges, les enveloppes elles-mêmes reçoivent de l’écriture, et que de papiers enfin dans chacune d’elles ! [p. 202]

Dès qu’on commence à lire on est frappé par le ton d’exaltation et de colère : « Je puis à peine parler ! » et l’abondance des protestations : « Je ne suis pas folle, je n’ai jamais été folle, je n’ai jamais perdu la raison. Renfermer l’innocent ! » Voilà des phrases qu’on retrouve dans presque toutes les lettres. Elle y discute, y ergote, y récrimine, elle réclame sa sortie, et cela avec des cris, des menaces, des ricanements, du mépris. On lit sur des petits papiers des litanies de malédictions ; ailleurs ce sont des prédictions de châtiments pour ses ennemis de tous les jours ; un peu plus loin des invocations aux puissances vengeresses :

« Comment Dieu n’exerce-t-il pas sa puissance !… Grands et petits Albert ; grands et puissants Alberts… la mort sur ce Simon ! » Elle va parfois jusqu’à maudire Dieu « ce cochon d’animal « .

Voici une « prière aux bons esprits pour se défendre des méchants ».

Oh, bons esprits, esprits justes, esprits purs et esprits saints, au nom de la Sainte-Trinité, agissez, je vous prie, chaque jour, avec tous ceux qui me retiennent dans cette maison de fous et ne l’étant pas… oh bons esprits, oh esprits purs et esprits justes, faites-les conna1tre et faites sur eux tomber la mort…

Presque dans toutes les lettres aussi on trouve des marques de souffrances et de malaises, des lamentations sur son pied, sur le milieu où on la force à vivre, sur le bruit, sur la nourriture, sur les malades ; jamais d’indulgence ; elle se plaint : « et qu’on ferme les portes fort et qu’il fait froid ! et qu’on est parmi les idiots qu’on dirait payés ! la Hane, la Coquidé, la Dupont ! » — « Je vous écris, dit-elle encore, d’un lieu de supplice. Je suis trop souffrante pour endurer tous ces criments (sic) jour et nuit; si vous saviez ce que je souffre de la tête ! et entendre ces bruits qui redoublent le mal, comme un vent qui ébranle un arbre !… »

On voit exprimer une fois ou deux des tendances au suicide. Malgré ces préoccupations elle ne manque pas de remarquer avec justesse, que ses lettres restent sans réponse ; elle n’oublie pas de modifier ses formules selon la personne à qui elle s’adresse.

Monsieur Fallières, Président de la République.

Monsieur le Président.

J’ai l’honneur de me présenter par cet écrit à votre grandeur, je prie M. le Président de bien vouloir prendre part à cet écrit que je [p. 203] lui envoie bien souffrante et peinée d’envoyer à sa Grandeur. Monsieur le Président, un écrit ainsi, car si j’étais chez moi ma lettre serait assurément présentable devant sa grandeur, mon seigneur, le Président de la République, etc.

Et cependant, à côté de cette persistance de sentiments de convenance, à côté aussi des mille souvenirs précis par lesquels elle rappelle à ses correspondants comment elle les a connus, on n’a pas de peine de reconnaître les désordres curieux et bien caractéristiques que nous avons signalés. Elle écrit à un de ses anciens patrons, mais au lieu de se borner à lui rappeler qu’elle a été à son service, elle fait allusion à des médisances qui couraient sur lui et qu’il ne peut certes lui être agréable d’apprendre de cette manière. Elle ajoute d’ailleurs : « Il faut que je sois à Saint-Yon pour vous le dire. »

Parfois c’est plus net encore. Habituellement elle ne perd pas trop le fil de ses idées, en ce sens qu’elle y revient après des digressions à n’en plus finir. Voici une lettre où elle veut se plaindre à un moment donné qu’une malade fait remuer la table où elle écrit. On peut juger quelle peine elle a à se débarrasser des incidents qui viennent se mêler à son récit, et l’empêcher de formuler sa plainte contre la remueuse de table.

Monsieur le docteur Debout.

Monsieur, je vous écris en raison de comprendre les choses. Monsieur, j’ai la ferme espérance que vous aurez sujet à vous souvenir de moi infirme à un pied. Donc l’année dernière j’étais venue à votre attention sur l’état de ma santé détruite par les tant de cruautés dans les camisoles de force et robes de force en diable ; choses, Monsieur, que vous ne pouvez jamais comprendre sans avoir vues et, le voyant représenté sur le papier, sans l’avoir vu de fait… Donc, Monsieur, jugez, au moment où je vous écris une femme nommée Dupostel qui depuis quatre mois passés dont je vous écris, vous n’ignorez pas le fait et pourquoi il a fallu que j’aille à l’hospice général pour la rectification de mon pied artificiel, depuis le 9 juillet que je suis partie de chez moi et jugez, Monsieur, si je perds la raison au nom de la souffrance et souffrir à chaque instant et sans rien dire t Monsieur, cette femme Dupostel qui est de, je vois, la famille des Vautier chez qui j’ai travaillé rue Condé il y a dix ou onze ans au nom de la science et de l’intelligence, ces gens m’ont toujours ensorcelée par des livres, je peux paraitre devant eux par les souffrances que j’endure de cette femme qui fait remuer la table au moment je vous écris, etc.

Nous avons souligné nous-mêmes les passages où elle fait allusion à la malade Dupostel, qui remue la table. C’est seulement [p. 204] après avoir écrit 16 lignes que Mabe peut formuler le fait qu’elle avait énoncé vers le commencement de sa lettre.

Il arrive aussi que même ce but si simple de la lettre, une demande d’aide pour la faire sortir, n’y est pas ; et c’est toujours pour la même raison, c’est que tout se presse et se présente de front sous sa plume ; alors, elle va, elle va, elle écrit des choses inutiles, noircit tout son papier sans avoir dit ce qu’elle avait à dire, et elle signe, parce qu’elle n’a plus que la place de la signature, mais sans se rendre compte que sa lettre ainsi rédigée n’est qu’une longue plainte inutile ; ce sont en effet surtout les récriminations qui en embarrassent le cours. Il semble qu’elle a l’idée, l’envie de les supprimer, mais elle ne le peut pas ; cette envie, cette idée sont sans cesse dominées par des idées parasites.

Enfin par intervalles, elle fait comme des efforts contre la tempête, et ces efforts sont toujours accompagnés de cette appréciation qu’elle va mieux. Parfois il y a une lueur ; le ton change brusquement, tout tombe ; calme plat. Parfois c’est une demi-conscience : « il y a en elle, à ce qu’elle écrit, comme quelque chose qui lui dit de dire ou de faire » ; ce sont par exemple ses rêves qu’il lui semble qu’il faut qu’elle raconte. Et puis, dès que le mieux s’accentue, ce sont des excuses aux correspondants qu’elle a insultés, des explications aussi sur sa conduite : « Elle ne maudit Dieu que dans sa souffrance ! » « Je vous dirai que j’ai retrouvé ma pleine lucidité. Je me souviens vous avoir écrit plusieurs lettres. Il me semble ne pas vous avoir rien mis qui puisse vous déplaire, mais si quelquefois il y eut quelque chose ainsi, je vous prie de me pardonner. » Malheureusement il arrive qu’après quelques lettres de ce genre, l’exaltation reprend, avec ses bordées d’injures et ses plaintes incessantes.

Telle on la trouve dans ses lettres, telle on la trouvait dans le service. Mais il faut l’avoir connue pour lire ses lettres avec le ton dont elle les parlait, pour se rendre compte de l’ardeur du feu qui la consumait. Petite, mais redressée de tout son emportement, la voix lancée à toute colère et dominant tout le tumulte du quartier, l’œil étincelant, la face pâle, les traits maigris et contractés, les gestes hachés et menaçants, n’écoutant rien, ne se laissant pas interrompre, montant le ton après une tentative d’interruption, comme si elle répondait à une insulte, elle en imposait aux plus déterminés, on passait à distance plutôt que de risquer de la provoquer. [p. 205]

C’est dans une de ces périodes que nous avons été amenés à faire sa connaissance. Elle vint dans notre cabinet sans trop se faire prier, répondit sèchement à notre demande sur sa date d’entrée et son âge, mais avec précision et sans erreur. Seulement ce calme relatif ne put se maintenir longtemps. Et dès notre première question sur les raisons qui l’avaient fait conduire à l’asile, elle éclata : « Les conditions ont été tout ce qu’il y a de plus traître et de plus infâme !… » et dès lors il nous fut impossible de l’arrêter. Elle lança tout son récit d’une seule haleine : « J’étais brisée de douleurs dans les bras, dans le dos… Toutes ces souffrances s’épandirent. » Elle sortit tous les reproches accumulés, ressassés par elle, contre le bandagiste qui avait réparé l’appareil de son pied, contre le personnel de l’Hôtel-Dieu et surtout contre son séjour à. l’asile. Car elle est ici, à l’entendre, pour qu’on la fasse mourir ; nous sommes tous voués à la franc-maçonnerie… Mais il faut ne voir là que des invectives plutôt qu’une réelle conviction délirante.

Dès qu’elle revenait à son état normal, au contraire, elle ne faisait plus parler d’elle, passait inaperçue, cousant sans se déranger, répondant d’un ton paisible et d’une voix plutôt un peu sourde quand on lui adressait la parole. Elle ne dit plus alors qu’on la rendait malade, elle accuse la fatigue… elle explique qu’elle voulait lutter par la prière contre des malheurs dont elle avait le pressentiment. Mais c’est, dit-elle, plus fort que soi. Voici par exemple quelques-unes de ses réponses à ce sujet :

« Il me vient quelquefois un moment de réflexion ; je vois que ce sont des illusions. Je voudrais persister dans ma raison et puis c’est comme un sommeil qui rendort.

« Quelquefois je vais bien une heure. Même je prends espoir, je dis : je suis guérie, c’est la fin. Et puis alors, je ne m’aperçois pas, je retombe dans le précipice de toutes ces choses qui reviennent.

« Quelquefois je retrouve des choses que j’ai écrites et je me dis : c’est très drôle ; comme il faut tout de même que l’esprit vous travaille ! — Et quand je l’écris, il me semble que ce sont des choses si précieuses ! C’est comme un travail qu’il faut que je fasse.

  1. Mais c’est un travail agréable à faire ?
  2. Je ne vous dirais pas précisément agréable. Non ; pas agréable. Car cela me fatigue beaucoup. Seulement il y a quelque chose qui me dit : il le faut. Et je vois bien, une fois guérie, que c’est plus naturel d’être comme je suis que de l’autre façon; et on ne se croit pas plus fou pour cela. »

Et elle dit encore : « C’est à l’intérieur. C’est comme une pensée [p. 206] qui parlerait quand même… Je suis troublée sur toutes sortes de choses. C’est quelque chose que j’ai sur moi qui m’accable. »

Il y aurait long à écrire si nous devions analyser complètement cette observation. D’abord, quelle étiquette lui appliquer ? Avec des descriptions classiques de la manie et de la mélancolie, on ne saurait qu’en faire. Si les plaintes continuelles de la malade la rapprochent de la mélancolie, où est l’inhibition motrice ? La malade n’en a eu que par intervalles, le plus souvent elle a de l’exaltation. Si on veut faire d’elle une maniaque, autre difficulté, car elle n’a point d’incohérence. En somme, c’est un état à la fois pénible et excité, qui ne se comprend bien qu’en admettant les états mixtes de Kræpelin. Mais ce n’est qu’un détail. Ce qui nous paraît plus instructif, c’est l’analyse de l’état mental. Il est ici représenté en traits si frappants qu’on dirait presque que la maladie a voulu décalquer la théorie que nous avons présentée. Ce que nous avons appelé domination trouve ici une expression parfaite. Il y a bien en effet d’une part une personnalité et d’autre part des symptômes qui la dominent. La personnalité entre en jeu quand la malade se juge, se rend compte de la folie de ces accès ; on a vu aussi que dans les intervalles lucides la malade montre un caractère tout différent, douce, reconnaissante des soins qu’on a pour elle, et cessant d’invectiver ses voisines, de haïr les médecins ; à remarquer enfin que pendant les crises, cette même personnalité a parfois un désir, une idée, une intention, comme d’écrire une lettre où elle veut se plaindre d’une malade qui remue sa table ; mais elle en est empêchée sans cesse par une prolifération de symptômes, d’idées parasites. Quant aux symptômes eux-mêmes, ce sont surtout des états d’humeur, qui ont comme un besoin de s’assouvir ; aucun plan, aucun but, aucune finalité. Si la malade écrit au Président de la République, c’est bien, comme le ferait une persécutée, avec l’intention de réclamer la liberté ; mais son idée se trouve entravée par une foule d’autres idées et des émotions qui se mettent en travers et se dépensent de toutes les façons. L’idée volontaire est donc balayée par une décharge d’émotions. Rien ne montre mieux à quel niveau inférieur d’intelligence ces manifestations appartiennent. [p. 207]

  1. — QUESTIONS DE DIAGNOSTIC DIFFÉRENTIEL
    ET DE PSYCHOLOGIE

Diagnostic différentiel. — Il est évident que la définition exacte de l’état mental dans la folie maniaque-dépressive présente la plus grande importance pour le clinicien. Distinguer cette affection et la démence précoce par exemple, ou la folie avec conscience, n’est pas une simple affaire de mots ; sous les mots, il y a des idées, et des conséquences pratiques. II n’est pas indifférent pour tel malade ambigu qu’il soit réellement un maniaque-dépressif, et non un dément précoce ; le pronostic est bien différent. La curabilité est presque de règle pour les maniaques ; ou, du moins, les intervalles lucides et les rémissions sont bien fréquentes, les rechutes aussi ; il y a chez eux comme un va-et-vient entre l’état normal et la maladie ; et ils ne tombent point finalement dans la démence. L’avenir des déments précoces est plus sombre, celui des fous avec conscience est, sinon plus grave, du moins assez différent. Il y a donc intérêt à ne pas se tromper sur la distinction de ces espèces morbides.

Il n’y en a pas moins à montrer que la folie maniaque-dépressive a de l’unité, et que la manie, la mélancolie et l’apathie ne sont que des états mentaux différents par l’apparence et se ressemblant dans la réalité. La conception unitaire de Kræpelin doit être démontrée, et elle ne peut l’être que par l’analyse, clinique ou psychologique peu importe vraiment le qualificatif employé, des éléments constitutifs de cet état mental ; il faut arriver à saisir que ces éléments se retrouvent pour l’essentiel dans la manie, la mélancolie et l’apathie. Cette démonstration, nous croyons maintenant que nous sommes en état de la faire. Nous voyons très bien que la qualité émotionnelle est de valeur secondaire, que peu importe qu’il y ait joie ou tristesse, colère ou indignation ; ce ne sont pas ces différences-là qui peuvent permettre de rapporter ces formes à des maladies différentes ; car, d’une part, les accès de manie et de mélancolie alternent chez un même malade, se remplacent, et se rapportent donc à la même maladie ; et, d’autre part, une étude minutieuse des accès montre qu’ils sont rarement purs, mais mixtes, comme Kræpelin l’a si bien vu le premier ; un accès de manie contient toujours ou presque toujours des [p. 208] apparitions d’émotions mélancoliques ; tel maniaque furieux s’arrête un moment, son ton s’attriste, il peut même aller jusqu’à sangloter ; on peut voir aussi des rires chez le mélancolique, bien que ce changement d’humeur soit beaucoup plus rare que le précédent ; de tout cela résulte déjà que le ton émotionnel maniaque est, comme le dit Kræpelin, équivalent du ton mélancolique ; ils peuvent se remplacer, ou coexister, s’enchevêtrer, donc ils ne sont pas très importants en eux-mêmes. L’intensité de l’excitation paraît être, elle aussi, un phénomène de second ordre, une simple cause de variété introduite dans des manifestations qui restent quand même de la même famille ; et ce qui le prouve, c’est l’existence de la crise d’apathie, qu’on doit englober dans la folie maniaque-dépressive, bien que l’activité y soit au minimum. Nous dirons encore que l’ordre d’apparition de ces éléments de l’accès nous paraît peu important. Dans la présente étude, nous ne nous y sommes pour ainsi dire jamais attachés ; nous n’avons pas cherché à deviner quels sont les phénomènes primitifs, quels sont les secondaires, où sont les causes et où sont les effets. Nous ne nous inscrivons pas en faux contre l’espèce de description chronologique que Séglas a imaginée de la mélancolie, nous disons seulement que nous ne la croyons pas démontrée. Que reste-t-il donc d’essentiel à la folie maniaque-dépressive, si nous faisons tant d’éliminations ? A notre avis, il reste une suspension de toutes les facultés de direction, de critique et d’arrêt coïncidant avec une production de phénomènes élémentaires, qui sont des expressions d’émotions ou d’apathie. Voilà le caractère essentiel, voilà le fond de tous les accès, voilà l’attribut commun qui fera dire que la manie et la mélancolie, si différentes d’aspects, répondent à la même situation mentale (15). [p. 209]

Après avoir ainsi rappelé comment se fait l’unité de l’affection, montrons maintenant ses frontières, quelques-unes du moins.

Nous indiquerons plus loin comment la folie maniaque­dépressive se sépare de la démence précoce. Dès à présent, il faut signaler comment elle se sépare de la folie avec conscience. Les points communs sont une certaine périodicité dans les accès, de l’agitation et de l’angoisse. Les aliénés avec conscience sont aussi angoissés que les mélancoliques, et sont souvent portés comme eux à des actes violents de désespoir, à des tentatives de suicide. Mais ce qui les distingue, c’est le phénomène de lucidité. L’aliéné conscient juge ses accidents, et il cherche à s’y opposer, tandis que le mélancolique en est dupe, et il consent à toutes les conséquences qu’ils comportent. En principe, la différence est très nette ; mais, en pratique, il y a bien des difficultés et des incertitudes, qui tiennent à ce que les cas sont insuffisamment connus ou mal analysés, ou bien encore, supposition possible, à ce qu’il existe dans la nature de véritables cas mixtes et de transition, qui sont formés mi­partie par de la folie avec conscience, et mi-partie par de la folie maniaque-dépressive. Si la caractéristique de ces maladies mentales est fournie par la constitution psychologique de l’individu, il n’est point impossible d’imaginer que ces constitutions psychologiques doivent offrir toutes les transitions entre un certain nombre de types, et que par conséquent les mêmes transitions doivent exister entre certaines maladies mentales. Parmi les analogies à signaler entre la folie maniaque-dépressive et la folie avec conscience, il en est une qui touche à la lucidité. Nous avons rapporté que quelques maniaques et mélancoliques disent qu’ils se sentent forcés, ou dominés. Des fous conscients ne parlent pas autrement. Voilà une ressemblance curieuse. Seulement ce sentiment de domination est régulier, constant, dans la folie avec conscience ; il s’accompagne de sens critique, d’angoisse, de lutte et bien souvent de victoire ; tandis que chez le mélancolique la victoire appartient à l’excitation morbide, et celle-ci n’est bien vue, comprise, critiquée, qu’après l’accès, quand le malade est en période de rémission. Dans l’accès il se peut que le malade aperçoive que la mesure est dépassée; rappelons-nous notre citation précédente de Mabe. Cela nous arrive à nous-même. Dans un état de violente colère nous mesurons notre jet, ses conséquences, nous nous disons : « Il faut nous calmer, il ne faut pas dire cela, etc. » [p. 210]

Le maniaque est incapable de s’arrêter même une minute à ce sentiment de contrôle, et, ce sentiment, il ne l’exprime point, ou il le manifeste à peine pendant l’accès lui-même. Il n’y a pour en juger qu’à voir l’énergie avec laquelle il proteste dans le cas où on lui adresse une imputation de folie, et l’incapacité où il est de comprendre son internement. Toutes les exagérations de ces malades, leurs récriminations, fantaisies, méchancetés, leur paraissent légitimes, tandis qu’ils reconnaîtront, à peine guéris, qu’ils ont été les victimes de ce qu’ils éprouvaient alors.

La principale difficulté de diagnostic qu’on rencontre n’est pas cependant dans les formes d’excitation. Elle nous paraît exister plutôt entre certains états de folie avec conscience et des variétés mélancoliques simples. On retrouve la trace de cette difficulté de diagnostic dans le vague des définitions don­ nées aux mots neurasthénie et mélancolie et à leur emploi par les auteurs. La confusion n’est possible naturellement que si le délire n’occupe pas dans la symptomatologie une place prépondérante. En présence d’idées délirantes actives, la mainmise sur le jugement, la perte de sens critique sont trop évidentes pour prêter longtemps à de l’hésitation. Si les conceptions intellectuelles qui accompagnent l’état mélancolique se bornent au contraire à accuser un sentiment d’impuissance ou des préoccupations hypocondriaques, ou des tendances au suicide, l’embarras est immédiatement plus grand. Les auteurs l’ont maintes fois signalé déjà. Chacun a donné des signes distinctifs. Ils sont un peu empiriques ; ce sont comme des recettes. Ils ne remontent pas en effet jusqu’à l’état mental. « C’est l’acte même qui est pénible chez le neurasthénique, écrit Ballet ; c’est la perspective de l’acte qui est pénible chez le mélancolique (16). » Cette différence est juste, mais si peu explicative qu’on se demande toujours pourquoi il en est ainsi. Nous préférons une explication plus abstraite, mais qui dériverait d’une formule générale. En tenant compte de l’ensemble de leur état mental on trouve, nous semble-t-il, que ces deux ·catégories de malades diffèrent les uns des autres par les points suivants.

D’une part, on trouve un jugement meilleur, plus sain, plus droit dans la folie avec conscience ; on s’entend bien mieux avec le malade, on lui reconnaît plus de raisonnement. D’autre part, le fou avec conscience ne donne pas comme le mélancolique [p. 211] l’impression d’être emprisonné, inhibé, son intelligence reste libre, susceptible de spontanéité et d’une application variée.

Il y a une autre distinction à faire, très intéressante en pratique, c’est entre le mélancolique et le persécuté. On trouve dans tous les auteurs une distinction qui paraît juste à une vue superficielle, mais que nous croyons très exagérée et qui embarrasse tous les débutants. Le persécuté, dit-on, qui s’entend insulter, proteste ; le mélancolique se croit coupable. Ce serait trop beau et trop facile, si c’était vrai. En réalité la formule est bien infidèle : nombre de mélancoliques, dans l’anxiété la plus vive, affirment leur honnêteté, répètent : « Non, cela n’est pas juste, jamais je n’ai fait de tort à personne « ; ils n’y mettent pas sans doute l’arrogance des systématisés que nous retrouverons tout à l’heure ; ils cherchent quelquefois si rien dans leur passé ne légitime les poursuites dont ils sont l’objet, mais leurs idées de culpabilité ne peuvent se reconnaître qu’à ce besoin de justification qu’ils éprouvent. Ce n’est peut-être qu’un degré plus faible du même trouble. Il importe de le signaler cependant pour atténuer ce qu’a de trop absolu la formule précédente. A l’appui de ce qui précède, nous indiquerons que nous avons précisément sous les yeux dans notre service une malade ainsi effrayée et qui ne cesse de répéter : « Mais non, non, je n’ai pas commis de crime ». Du reste, nous n’insistons pas, car la vraie différence entre ces deux sortes de malades n’est pas dans ce caractère. Nous la trouverons en étudiant la folie systématisée.

Réflexions psychologiques. — Nos réflexions porteront sur les questions suivantes, où il nous semble que la pathologie mentale apporte une contribution nouvelle à la psychologie : le mode d’existence des émotions, l’indépendance entre l’intensité des émotions et leur qualité, et enfin la distinction entre l’émotion et l’excitation.

Le mode d’existence des émotions. — Les maniaques sont surtout de merveilleux sujets pour nous apprendre comment une émotion peut vivre, sous quelle forme elle poursuit son existence, car chez ces malades les émotions sont de la nature de celles qui s’extériorisent, on peut toujours savoir : en les observant, ce qu’ils éprouvent.

Il ne faut pas croire cependant que ces malades sont toujours tels que nous les avons présentés. Sans doute à cette intensité des éléments émotionnels s’ajoutent leur persistance, leur prolongation insolites et surprenantes. Ils présentent toutefois des [p. 212] oscillations d’acuité. Le maniaque, le mélancolique ont des états de calme relatif. L’anxiété procède par paroxysmes, qui sont fréquemment matutinaux. La colère n’est pas continue ni l’entrain toujours de même degré. On peut bien leur attribuer un fond émotionnel permanent, mais à condition de s’entendre sur le sens à donner à ce mot. Ils pont plutôt sans cesse en imminence émotive, en quelque sorte sous pression, comme des bouteilles de Leyde qu’un contact suffit à décharger. Un mot un peu vif et leur colère éclate et s’enfle. Une allusion malheureuse et leur chagrin s’accuse. C’est leur excitabilité émotionnelle qui est excessive. Et pour rendre bien claire cette nuance, rappelons ce qui s’observe chez nous, les normaux, lorsque nous sommes en proie à un violent chagrin. Une mère qui vient de perdre son enfant ne se maintient pas continuellement au maximum de la douleur. On peut dire que sa douleur oscille, qu’elle monte et descend au gré de ses poussées d’idées et des circonstances extérieures. Pendant les préparatifs de l’enterrement, il y a des états de répit ; il faut faire du travail intellectuel, commander, réfléchir ; puis, tout à coup, au moment d’une visite de condoléance, au moment du service religieux, ou dans une visite au cimetière, il y a exacerbation avec cris et larmes. Ainsi, état permanent plus calme, avec excitabilité exagérée ; voilà aussi comment il faut comprendre l’état émotionnel de nos malades. La vie des émotions est surtout paroxysmale.

Indépendance entre la qualité des émotions et l’état d’excitation ou de dépression. — Pour caractériser ces états émotionnels d’une intensité si forte et d’une nuance si accentuée, nous avons employé les termes d’excitation et de dépression. Ces termes, nous ne les avons pas inventés, ils sont courants ; mais nous croyons utile de les préciser par un mot rapide. Il faut faire une distinction entre l’état d’excitation ou de dépression et la qualité de l’émotion. L’excitation se manifeste par l’abondance de paroles, de gestes, de cris, l’élévation de la température, la fréquence du pouls, le nombre et l’amplitude des respirations et l’intensité des échanges organiques. La dépression présente les signes contraires : tendance au mutisme et à l’immobilité, pouls lent, respiration rare et superficielle, température abaissée, diminution des échanges. Dans la manie, nous avons à la fois des émotions de joie, de colère, de sarcasme, et une très grande excitation ; donc, le terme d’excitation convient assez bien. Dans la mélancolie, nous avons des émotions [p. 213] d’un genre tout différent, douleur, tristesse, désespoir ; mais, en outre, on ne peut pas dire qu’à l’inverse de la manie, il y ait toujours dépression ; la douleur mélancolique peut parfois s’exprimer par l’immobilité et parfois du mutisme, elle n’en est pas moins, dans beaucoup de cas, accompagnée de symptômes d’excitation violente, avec tous les signes énumérés plus haut. Quelques auteurs ont proposé le qualificatif de passif pour exprimer la diminution d’excitation ou quelque chose d’analogue. Disons donc qu’il y a des douleurs actives et passives, comme il y a du reste des joies actives et passives (17).

Distinction entre l’émotion et l’excitation. — Dans les pages précédentes, nous avons presque toujours employé comme expressions synonymes l’émotion et l’excitation. C’est un tort, car si l’émotion n’est guère séparable de l’idée d’excitation, il peut se produire des états d’excitation sans émotion appréciable ou définissable. L’observation des maniaques nous montre du reste que souvent ils ne sont ni gais, ni colères, mais surtout excités ; l’excitation est l’état fondamental, et l’émotion, quand elle se réalise avec précision, n’est guère qu’une couleur très spéciale que prend l’état d’excitation, elle est comme une broderie jetée sur un canevas. Nous profiterons de cette distinction, que la pathologie souligne, pour risquer, aussi brièvement que possible, une théorie des émotions ; ou plutôt nous retoucherons légèrement celle de James. On présente souvent celle-ci comme réduisant l’émotion à la conscience, à la perception d’un état de bouleversement du corps ; et il y a quelque chose de choquant dans cette assimilation, car un fait de connaissance, tel que la perception, quand même il porterait sur des sensations internes, n’est point une émotion, mais bien plutôt un état intellectuel. Connaître est un acte d’intelligence et non un acte d’émotion ; percevoir ne peut donc pas représenter un étal émotionnel. Nous croyons préférable de soutenir que toute émotion suppose une décharge, soit dans le domaine des idées, soit dans le domaine des actions. Cette décharge est l’élément primordial, [p. 214] le fond de la situation. C’est elle que nous désignerons sous le nom d’excitation. Elle s’accompagne d’états variables du corps, tels que augmentation du pouls, de la respiration, de la tempé­rature, des échanges. Ce sont ces états qui, conformément à la théorie de James, sont perçus par le sujet ; et leur perception constitue une émotion ; mais ces perceptions ne sont que les témoins du phénomène de décharge, ils ne le constituent pas ; ils ne font que nous en rendre conscients ; et suivant que c’est tel organe interne qui est modifié ou tel autre, suivant le caractère même de la modification perçue, nous avons conscience d’une émotion déterminée, ou d’une autre. L’émotion est donc secondaire à la décharge, elle en est la prise de conscience par l’intelligence, et, en plus, elle contribue à établir un grand nombre de variétés de décharge. Cette conception nous paraît meilleure que celle de James, elle ne réduit pas l’excitation émotionnelle à n’être que de la connaissance, ce qui est bien paradoxal.

CONCLUSlON. — Nous proposons comme définition de la folie maniaque-dépressive la suivante : Dans la folie maniaque-dépressive il existe un état mental de domination par lequel le sujet conserve la conscience, mais présente une suspension du jugement et de la volonté, à l’égard de ses accidents qui consistent en manifestation extérieure d’états d’excitation ou d’apathie.

Les troubles qui se présentent dans cette affection mentale sont bien différents de ceux que nous avons rencontrés dans les affections précédentes ; ce n’est pas, bien entendu, une gêne de réalisation comme dans la folie avec conscience ; ce n’est pas davantage une réalisation complète comme dans l’hystérie, où il y a véritablement un souvenir, un rêve ou une idée qui acquièrent une vie nouvelle ; dans la folie maniaque-dépressive c’est moins une réalisation que de l’agitation ou de l’inertie. En second lieu, l’attitude de l’ensemble de l’intelligence est bien spéciale : cette intelligence n’est point séparée des troubles, elle n’entre pas en conflit avec eux, elle est plutôt suspendue, et leur laisse le champ libre.

ALFRED BINET ET TH. SIMON.

NOTES

(1) Cf. pour un historique plus étendu de toute cette période : RITTI. La folie à double forme. Paris, 1882.

(2) Kræpelin. Psychiatrie, 1904, Tome II, p. 497.

(3)  SÉGLAS. Leçons cliniques sur les maladies mentales, 1895. Leçons X, XI et XlI, p. 282 et suiv.

(4)  KAHN. La cyclothymie. Préface de Deny. Paris, 1909.

(5) Les rapports entre chaque forme morbide et l’état normal mériteraient d’être étudiés dans un chapitre à part. Il s’est produit à ce sujet une exagération intéressante. Chaque auteur qui prenait corps à corps une maladie mentale a été étonné, presque effrayé de voir combien elle ressemble à l’état normal. A propos de la folie maniaque-dépressive, on a écrit (Voir BALLET. La mélancolie intermittente, Presse médicale, 1902, p. 459. — DENY et CAMUS. La psychose -maniaque-dépressive, Paris, Baillière, 1907. —  ANTHEAUME. Les psychoses périodiques, Paris, Masson , sans date.) que le monde est plein de circulaires qui passent de la gaieté au désespoir ou à l’indifférence, sans motifs suffisants, et par périodes ; on s’est même demandé si la circularité n’est point une loi du fonctionnement du système nerveux ; et là-dessus une foule de bavards pleins d’érudition et dépourvus de sens critique se sont plu à accumuler les preuves de la périodicité non seulement dans le fonctionnement du système nerveux, mais même dans la nature. A notre avis, la folie maniaque-dépressive ne ressemble ni plus ni moins que les autres formes morbides à l’état normal : il y a des transitions entre l’état normal et chacune d’elles ; il existe dans l’humanité normale des types qui ont des liens de famille avec les principaux types vésaniques. Nous verrons par exemple, à propos de la folie systématisée, les mêmes questions se poser ; nous verrons que des auteurs prétendent que le normal passionné ressemble étrangement à un systématisé. Nous avons vu déjà la peine qu’il y a à distinguer la suggestibilité normale de celle de l’hystérique. Et rappelons enfin que les fous lucides sont si bien apparentés aux normaux que ce sont eux qui fournissent les trois quarts des gens qu’on appelle les demi-fous.

(6) Questions et réponses ont été écrites textuellement, au moment même. C’est une méthode que depuis longtemps déjà nous pratiquons et recommandons à tous ceux qui font de la psychologie normale, ou pédagogique, ou pathologique, ou même seulement de la clinique.

(7) Donnons les chiffres précis. En sept secondes, elle ne fait qu’une moyenne de 50 points, alors qu’un normal en fait 80.

(8) Voir nombreuses publications de Grasset, et notamment la dernière : Le psychisme inférieur, Paris. Chevallier et Rivière, 1906.

(9) Nous entendons parler d’une expérience consistant à faire dire à une personne le plus grand nombre possible de mots en un temps donné.

(10) Voir l’Intelligence des imbéciles, Année psych., t. XV, p. 128, 1909.

(11) ANTHEAUME, Les psychoses périodiques, Rapport au Congrès de Genève-Lausanne, 1907.

(12) Psychiatrie, 1903. La folie maniaque-dépressive.

(13) Expliquons-nous plus en détail sur ce point important, afin de bien marquer en quoi notre description d’un état mental complet diffère du point de vue ordinaire des auteurs. Voici Kræpelin qui signale chez les maniaques-dépressifs le ralentissement des associations d’idées. C’est la meilleure preuve qu’il y a, qu’on nous permette de le dire, un peu de confusion dans sa description ; car vraiment on ne peut pas affirmer en termes aussi généraux que le maniaque a du ralentissement dans les idées ; on voit trop bien que je maniaque présente au contraire une extrême précipitation dans les idées. Le tort de Kræpelin est d’analyser le malade fonction par fonction ; les résultats obtenus de cette manière [p. 193] ne peuvent pas être nets ; et il faut avoir déjà une connaissance des malades pour pouvoir se reconnaître dans de telles analyses et comprendre ce que l’auteur a voulu dire. Notre plan d’analyse évite ces confusions et ces contradictions, croyons-nous ; nous distinguons d’une part les symptômes et d’autre part l’attitude, exprimant par cette dernière expression l’ensemble de l’intelligence du sujet, en tant qu’elle n’est pas engagée dans les symptômes; en d’autres termes, nous essayons de prendre la personnalité tout entière. Grâce à cette analyse et à cette synthèse, nous comprenons que le maniaque présente à la fois du ralentissement et de la précipitation dans la suite des idées ; la précipitation existe dans les symptômes de logorrhée ; le ralentissement se manifeste dans les manifestations d’attitude, c’est-à-dire lorsqu’on demande au malade de faire un travail volontaire, auquel concourt toute son intelligence.

(14) On a beaucoup insisté sur les écrits des aliénés, mais peut-être n’a­t-on pas dit encore ce qu’il fallait en dire, à savoir que ce sont des moyens merveilleux pour suivre l’évolution d’un malade, sa déchéance progressive ou son maintien à un niveau constant, et le mécanisme de ses troubles. Seulement, pour tirer un tel parti des écrits d’aliénés, il faut ne pas s’absorber dans l’analyse d’un écrit isolé, mais au contraire en prendre toute une série, qui se suivent et se complètent, et donnent une impression globale. Il y a là une nouvelle méthode d’examen des aliénés, qui mériterait d’être réglementée.

(15) Par conséquent, nous n’adoptons point l’idée des auteurs récents qui font de la cyclothymie, entendue dans le sens de déséquilibre de l’humeur, la constitution fondamentale de la folie maniaque-dépressive. Il y a déséquilibre des sentiments chez bien d’autres aliénés, notamment chez les hystériques, où règne le caprice, et chez les fous avec conscience. Le propre du maniaque et du mélancolique ? c’est la suspension de tous les pouvoirs de contrôle, y compris le pouvoir de direction. La cyclothymie, ce n’est qu’un symptôme, comme l’hallucination, comme la mythomanie, ou tendance au mensonge imagé. Il serait regrettable que ce terme servît de diagnostic aux aliénistes paresseux qui préfèrent les diagnostics de symptôme à ceux de l’état mental. Néanmoins, on a bien fait de l’inventer , car il attire l’attention sur une constitution psychologique intéressante et méritant une étude à part.

(16) G. BALLET. La psychose périodique . Journal. de psychologie normale et pathologique, nov.-déc. 1909 et janv.-fevr. 1910.

(17) Voir notamment MIGNARD. La joie passive, Paris, 1909. Nous ne faisons ici que signaler un problème très intéressant qui mériterait une large étude. Cc qu’il faudrait rechercher, c’est si, lorsqu’il y a dépression, l’état émotionnel est lui-même moins intense que lorsqu’il y a excitation. Ainsi, on cite la joie du béat d’asile…, qui serait une joie passive, comparativement à la joie active de l’inventeur, du travailleur, de l’amant. Dans ce cas, on admettra volontiers que la joie passive est d’une intensité moindre que la joie active. Mais la douleur passive du mélancolique réduit à l’étal de statue, froid, avec pouls rare et respiration superficielle, est-elle réellement moins intense que sa douleur active ?

 

LAISSER UN COMMENTAIRE