Alexandre Weill. Qu’est-ce que le rêve ? Pars, E. Dentu, 1872. 1 vol. 72 p.

Alexandre Weill. Qu’est-ce que le rêve ? Pars, E. Dentu, 1872. 1 vol. 72 p. Texte intégral. 

 

Alexandre Weill (1811-1899). Kabbaliste juif d’une grande érudition et savant exégète du Talmund, L’ouvrage ici proposé n’a rien à voir avec les nombreuses clefs des songes connues. Ils’agit d’une réflexions sur l’origine de l’âme.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 1]

QU’EST-CE QUE LE RÊVE ?

I

Depuis que l’homme existe, soit à l’état sauvage, ignorant les lois de la nature, soit civilisé, cherchant à se rendre compte de sa propre nature et de celle des êtres qui l’environnent, il a toujours été comme frappé d’impuissance devant le mystère impénétrable des songes.

Ni la raison, ni le sentiment, ni la poésie, ni l’histoire, ni le passé, ni l’avenir, ni Dieu, ni le diable, rien dans la création n’a pu seulement lever un coin du voile épais qui couvre et enveloppe cette vie involontaire, inconsciente, irresponsable et tumultueusement déraisonnable du sommeil. Les uns ont voulu y voir la preuve des réminiscences d’une vie [p. 2] antérieure, les autres des anticipations d’une vie future. Plusieurs médecins ont attribué le rêve à l’estomac et à sa digestion plus ou moins facile ou difficile. Des poëtes, des penseurs y ont vu des prédictions d’événements futurs. D’aucuns y ont vu les témoignages palpables des relations entre les vivants et les morts. Des milliers de volumes ont été écrits sur l’interprétation des songes et leur signification. La plupart de ces productions, devenues populaires et passant à l’état de proverbes, n’ont jamais été qu’une indigne exploitation de l’ignorance du peuple. Mais il ne faut pas croire que tous les explicateurs fussent des charlatans : ils y croyaient eux-mêmes. Pendant plus de trois mille ans, les grands, les puissants du monde avaient des interprètes de songes, longtemps avant Pharaon et Joseph et longtemps après eux.

Toute l’antiquité croit aux songes comme signes palpables et précurseurs des événements à venir. Savoir interpréter les songes était non-seulement une science, mais un art, un don divinatoire ; on était un voyant, un esprit supérieur et translucide : on allait consulter ces hommes comme on va aujourd’hui consulter la somnambule et les esprits frappeurs. Pendant des siècles, les interprètes des songes étaient des personnages tenus en grand [p. 3] respect et dont l’influence se faisait sentir jusque dans le conseil intime des princes. Moïse, le premier, les dénonce à la vindicte publique comme des charlatans, des malfaiteurs et de faux prophètes. Il ordonne de les exterminer, de ne les tolérer dans le pays sous aucun prétexte.

Preuve flagrante que la partie historique et légendaire du Pentateuque n’est pas de Moïse, mais d’Esra qui l’a rédigée sous le second temple, mille ans après la mort du grand législateur. Ce n’est certes pas lui qui nous eût conté l’histoire de Joseph et de ses songes miraculeux, puisque d’après sa loi tout interprète de songes doit être mis à mort comme exploiteur de mensonges.

Le Talmud, en tout l’opposé de la doctrine philosophique de Moïse, le Talmud croit aux songes. Il en donne même plusieurs pages d’interprétations aussi absurdes et aussi audacieuses que celles qu’on lit dans les innombrables petits livres des songes destinés aux âmes crédules du peuple.

II

Depuis que j’ai la force de penser, le mystère des songes me poursuit, ou plutôt je poursuis les causes auxquelles les songes doivent leur éphémère existence.

Enfant, j’y ai cru avec toute la candeur de la foi. C’est dans un songe, en pleine forêt, au milieu de la nuit, que j’ai puisé la force de quitter tout seul mon village natal, à l’âge de treize ans. Plus tard, j’ai dévoré avec une espèce de rage tout ce que j’ai pu trouver au sujet des rêves dans le Talmud et dans la Cabbale. La Cabbale admet des songes lucides (1). Le Talmud croit surtout aux rêves du [p. 5] matin suivis du réveil. li conseille de ne pas négliger les avis donnés par des songes qui se répètent, soit deux nuits de suite, soit à des intervalles fixes. Aucun de ces livres n’essaye de remonter aux causes naturelles des songes. Pour eux tout est mystère et miracle dans la vie, y compris la vie même. « C’est contre la volonté ! ô homme, dit un rabbi, que tu nais, contre ta volonté tu mourras, et contre la volonté même tu es forcé de vivre. Tu ne sais ni ne sauras jamais rien de toi-même. Ta supériorité sur la bête est presque nulle, car tout n’est rien ! » Et puisque la vie elle-même n’est qu’un songe, pourquoi le songe ne serait-il pas une autre vie mystérieuse ? Nous ne savon rien ; nous savons seulement que nous n’en saurons jamais davantage.

Quand la vie se meut dans le cercle de croyance et de foi, on se contente facilement de phrases [p. 6] captieuses et insidieuses, sauf à prier tous les soirs le grand mystificateur de vous protéger contre ses lutins et de ne pas vous laisser hanter par de mauvais rêves.

Mais cela ne saurait, en aucune manière, satisfaire l’homme qui, remontant aux sources de la vie, désire pénétrer les lois de la nature qui, pendant des siècles, étaient réputées mystérieuses et impénétrables à l’esprit de la créature.

Faut-il l’avouer ? Tous les prétendus livres scientifiques que j’ai lus sur le sommeil et le rêve ne m’ont pas plus appris sur les causes et les effets de cette vie ténébreuse, que les élucubrations mystérieuses des savants de l’antiquité et du moyen âge.

Bien au contraire !

Les anciens étaient des hommes naïfs et crédules. Ils croyaient eux-mêmes ce qu’ils disaient aux autres. Ils étaient dupes avant d’être dupeurs, Les modernes, au contraire, médecins, poëtes, philosophes, physiologistes, psychologues, naturalistes, ne paraissent traiter la question du rêve que pour exploiter la curiosité du public ; car le songe est un sujet qui n’est étranger à personne, et dont l’explication fera toujours vibrer les fibres les plus sensibles des humains. Le mystère de la vie est et sera [p. 7] toujours la question humaine la plus intéressante, pour laquelle il n’y a et ne saurait y avoir d’indifférence ni de dédain. Elle touche tous les mortels sans exception, le vieillard aussi bien que l’enfant, le fort comme le faible, le riche comme Ie pauvre, sans distinction de sexe, d’état et de condition. Devant le songe, tous les humains sont égaux comme devant la mort.

On ne sait même pas si le songe n’est pas un avant-goût de la mort, ou si la mort n’est qu’un songe ou un cauchemar. [p. 8]

III

C’est parce que le songe est une question universelle qu’un grand nombre de faiseurs de volumes ou de traités l’ont exploité, les uns en le saupoudrant de quelques bribes de science naturelle, les autre en se jetant, tête baissée, dans des interprétation analogiques et sympathiques, A telles enseignes que tout homme, si sincère qu’il soit, écrivant sur le rêve paraît de prime abord ou dupe ou dupeur, ou mystifié ou mystificateur.

Struve, le premier, a donné la clé naturelle de songes dans son livre intitulé : la Vie de l’Ame.

Struve, le premier, est remonté aux sources des songes. Sans entrer dans beaucoup de détails, il en a décrit la nature, l’essence, la cause et les effets.

Struve n’a écrit sur le songe que quelques lignes, mais c’est toute une révélation.

J’ai essayé de donner le développement logique à l’idée de Struve, conforme à l’idée mère de ma [p. 9] Parole de la Religion nouvelle. Pour ce, il faut non-seulement que je remonte à la philosophie de l’être humain, c’est-à-dire aux lois naturelles qui président à son existence et à sa vie, mais encore que j’en tire toutes les conséquences logiques qui jaillissent de ces lois, toujours les mêmes, qui, bien qu’inexorables, ne sont pourtant ni mystérieuses ni miraculeuses, et dont les causes produiront toujours les mêmes effets, en vertu de la loi autonome et créatrice, en vertu des lois locales qui gouvernent les organes des corps et qui les différencient les uns des autres patr leurs qualités intrinsèques et innées. [p. 10]

IV

Dans l’univers, il n’existe qu’une force et qu’une LOI. Tout ce qui est visible dans la nature provient et procède de cette force et de cette loi. La différence entre les êtres, depuis l’astre jusqu’au grain de sable, n’est pas dans la qualité, mais dans la quantité de cette force. Plus cette force est grande, plus elle se connaît, plus l’être a de volonté, de raison, de devoir et de responsabilité.

Rien, si puissant, si volumineux, ou si faible et mince qu’il soit, n’existe sans contenir un grain de cette force qui lui donne sa forme et sa raison d’être !

Tout mouvement, toute volonté, tout désir, toute passion, toute fonction dans le corps humain a son organe spécial, moyennent lequel la volonté se transforme en acte, moyennant lequel le verbe se fait chair !

Il n’est pas de mouvement spirituel qui n’ait son [p. 11] organe matériel, sa fibre, sa cellule dans n’importe quel corps.

Ce qui fait que tout être à volonté est une SYNTHÈSE fonctionnant moyennant des ANALYSES.

Ce qui fait quo tout être vivant est à la fois CERCLE et RAYON, comme le soleil.

Au milieu du cercle est le foyer central, l’axe. De ce foyer partent les différents mouvements, par des rayons droits divergeant vers les extrémités, et convergeant des extrémités vers le foyer.

C’est l’image de la circulation du sang parlant du cœur par les artères et les veines vers les extrémités, et retournant vers lui par les mêmes vaisseaux de ces mêmes extrémités.

Dans l’homme, qui de tous les êtres contient le plus de force autonome et créatrice, ce mouvement est double. Tels organes ne fonctionneront que sur un mouvement de volonté partant du cerveau, mais d’autres, centraux et circulaires, tout on dépendant de sa volonté, puisqu’il peut les détruire, ne dépendent pas du mouvement initiateur du cerveau.

Certes, l’homme peut couper ou détruire les organes conducteurs des fonctions du corps ; mais dans l’état ordinaire, qu’il veille ou qu’il dorme, qu’il aime ou qu’il haïsse, qu’il mange ou qu’il jeûne, le sang n’en circulera pas moins du centre [p. 12] vers les extrémités et des extrémités vers le centre, jusqu’au moment où, par la rupture d’un organe vital, l’ensemble des organes se détériore et tombe en ruine. Car la vie, en réalité, n’est qu’un équilibre de tous les organes nécessaires au mouvement du corps. [p. 13]

V

Tout ce qui existe dans le monde visible a la forme d’un œuf, plus ou moins prononcée. Le globe est une sphère ovale. L’horizon de même. La figure humaine, le crâne, le cœur ont la forme de l’œuf. Les planètes, les étoiles, tout enfin se rapproche de l’œuf. Si Dieu avait une forme, elle serait ovale.

L’œuf, en effet, représente un cercle avec un foyer central et des rayons droits divergents par les bouts et convergents dans l’axe.

Le cerveau est un œuf. Il a sa fibre centrale pivotaie, mais en dehors de celte fibre synthétique, chaque fibre rayonnale représente une fonction subordonnée à la fonction pivotale que nous appelons RAlSON. Cette raison n’est autre que la faculté de concentrer électriquement les sensations apportées par les autres fibres, d’en comparer les l’apports concomitants ou discordants, d’en [p. 14] tirer des inductions logiques, traduites par des principes, et de les appliquer directement dansa vie pratique par des actions.

Malgré ce moi pivotal, malgré cette âme, ou cette synthèse volontaire, l’homme ne pourrait voir ni entendre sans l’organe spécial de l’œil et de l’oreille. Il peut vivre sans posséder la vue et l’ouïe, il peut encore vivre après avoir perdu bras et jambes ; même après avoir perdu la fibre du jugement, de l’entendement et de la raison, il peut encore végéter aussi longtemps que les organes conducteurs du sang correspondent régulièrement, grâce à la nourriture, entre le centre et les rayons. Mais la vie humaine n’est plus complète dès qu’un de ces organes vient à faillir à sa destination. L’homme qui outre sa synthèse spéciale représente dans son être la synthèse de toutes les créature, de toutes les lois de la nature (Voir mes Mystères de l’amour), vit de milliers de vies et meurt de mille morts.

Ce qui pour un autre être serait la perfection, pour lui n’est qu’une existence manquée, souvent une longue maladie. L’homme, sain de corps et d’esprit, est l’être le plus parfait après le créateur lequel CRÉATEUR, EN VERTU DE SA LOI QU’IL SUIT TOUJOURS, N’A PU LE CRÉER PARFAIT QU’IL N’EST, [p. 15] ATTENDU QUE NULLE FORCE NE PRODUIT UNE AUTRE FORCE ÉGALE A SOI ; ATTENDU QU’UNE FORCE INFINIE, IMMORTELLE NE PEUT CRÉER QU’UNE FORCE FINIE ET MORTELLE. (Voir toujours ma Parole nouvelle.) [p. 16]

VI

De même que l’homme a un œil pour voir, une oreille pour entendre, une main pour saisir un objet, un pied pour marcher, de même il a un organe spécial, parfois à plusieurs fins, comme les mains et les pieds, pour toutes les fonctions de l’intelligence, pour tous les mouvements du cerveau et du cœur. Il ne peut percevoir une idée sans posséder la fibre de perception ; il ne peut ni raisonner, ni comparer, ni juger sans faire fonctionner le nerf cérébral qu’il possède pour cet usage. La mémoire a sa cellule ou sa fibre, la bienveillance, l’amour, la haine de même, etc. Les différents mouvements, partant du centre vital du foyer de la volonté, se traduisent chacun par une fibre particulière correspondant avec tous les nerfs de l’organisme.

En un mot, l’homme possède un organe spécial pour toutes ses fonctions spirituelles et matérielles. [p.17] Ils n’ont pas tous la même importance, mais tous sont nécessaires pour la santé de l’esprit ct du corps.

Ces organes, dont plusieurs sont invisibles à l’œil, sont parfois d’une si grande délicatesse, les fibres en sont si ténues, les filaments tellement minces, il ont des conducteurs si peu perceptibles et palpables que l’anatomiste le plus scrupuleux ne pourra jamais les indiquer exactement, sans risquer de se tromper, d’autant plus que ces fibres, souvent à plusieurs fins, se bifurquent de mille manières par des cercles interlinéaires comme un tissu d’araignée, et se suppléent au besoin.

Là pourtant est le seul progrès de la science de la vie. Le médecin, l’anatomiste ordinaire trouve bien les gros organes destinés aux fonctions matérielles du corps, telles que la circulation du sang dans les artères, la digestion, la vue, l’ouïe, l’odorat, le tact, etc. : mais, malgré les progrès de la science phrénologique, il n’a pas encore trouvé, et il est douteux qu’il trouve jamais, les fibres conductrices des mouvements de la volonté qui tous jaillissent du cerveau, et qui se transforment en actes par d’autres nerfs conducteurs, obéissant au maître comme autant de serviteurs.

La différence des caractères des hommes et de tous les êtres est tout entière dans la différence [p. 18] organique de ces cellules et de l’exercice que l’homme en fait, soit pour le bien, soit pour le mal.

Car ces fibres portent un corps l’ordre du bien comme celui du mal. Elles s’équilibrent dans presque tous les corps sains du cerveau. Toul être humain possède l’organe pivotal, siège do la volonté, de la force comparante et équilibrante qu’on appelle raison ou jugement ou entendement. Tout être humain sain peut vouloir ou ne pas vouloir.

Cette force n’est nullement égale chez tous les humains. Le siège même de cette force est matériellement plus développé et mieux organisé chez l’un que chez l’autre, Mais ce n’est pas la matière qui qualifie celte force ; c’est la force spirituelle dès son existence qui se fait sa place dans la matière du corps, et qui développe les organes matériels d’après la force spirituelle.

Ce n’est pas le lit qui fait la largeur du fleuve, c’est le fleuve qui, d’après sa force, se son lit !

Les passions, les désirs, les affections ne sont pas les mêmes chez tous les individus. Tel a la passion de la nourriture et les organes développés ad hoc.

Tel autre a la rage de la destruction, et les organes ont suivi ce mouvement. Un troisième a la [p. 19] passion dominante de l’amour. Un quatrième se sent poussé vers l’amour idéal et l’amour platonique. Ni les mouvements purement spirituels, ni les désirs matériels ne sont jamais égaux dans deux corps. Mais tout être humain (et là est sa vraie distinction do tous les autres êtres de l’univers) pour modérer ou étendre par le vouloir.

Par l’organe central la raison et du jugement, surtout s’il a été exercé dès l’âge tendre par la fibre de la mémoire, par la cellule de l’induction, par ces différentes forces qui se manifestent par des organes, l’homme peut équilibrer, modérer ses passions les plus dominantes de la nourriture, de l’amour, de l’ambition, ces passions fussent-elles servies par de puissants organes. Il peut par la mémoire se rappeler les mauvaises suites des excès de ses passions, il peut encore les dompter en faisant jouer ses fibres de justice, de gloire et le désir de ne pas faire du mal à son semblable, surtout en se rappelant par la fibre de l’histoire que toute injustice trouve en elle son châtiment. C’est dans cette force de jugement, c’est dans ce jeu de conscience, qui, elle-même, est un équilibre de forces spirituelles, que gît la grandeur de l’homme. Si petit, si déshérité qu’il soit, l’homme, à l’état de santé, possède le sentiment du juste et de l’injuste. Il faudrait qu’il fût un [p. 20] crétin ou une brute pour ne pas sentir les effets de la solidarité ! Encore n’est-il pas sûr que la brute n’ait pas la conscience de la solidarité universelle.

En effet, la loi étant une pour tous les êtres, et tous les êtres sortant de la même force créatrice, il s’ensuit, et l’expérience en fait foi, que les animaux ne se distinguent des hommes que par une moindre dose de jugement, de raison, de mémoire et de volonté. Et de même qu’il n’y a pas deux hommes ayant absolument les mêmes forces spirituelles et les mêmes organes matériels, de même il n’y a pas deux animaux de la même race qui soient égaux par les qualités et les défauts, par les vertus et les vices, car les animaux possèdent tout cela. Il n’y a pas deux cerveaux de chien dont les cellules, les fibres du cerveau soient égales en finesse et en délicatesse ; l’un a plus de mémoire, l’autre plus de jugement ; l’un enfin est spirituel, l’autre bête, absolument comme l’homme, mais avec d’autres proportions. Et de même que l’on apprend à l’homme à exercer ses facultés, à les équilibrer, afin de ne point s’abandonner à ses passions prédominantes, ce que nous appelons civilisation, de même on apprend aux bêtes à modérer leurs penchants naturels, à être propres, à être doux, à s’adonner à certains travaux, ce que l’on appelle apprivoisement. Il en est encore de même [p. 21] de la terre, qui exige la culture pour sa santé et sa beauté. Avec la culture, la terre se transforme en un éden ; sans culture, elle devient bien vite un affreux désert . Ce qu’est la culture à la terre, ce qu’est l’apprivoisement à la bête, l’instruction l’est à l’homme.

D’un désert, d’un enfer, d’une brute sauvage l’exercice des facultés par l’instruction fait un être apprivoisé, un civilisé, un homme enfin ! L’éloge ne peut pas aller plus loin, à moins de dire une femme.

L’homme qui ne possède pas cette force centrale et équilibrante, ou qui néglige de l’exercer par l’instruction, s’abandonne bien vite aux vibrations des organes les plus prédominants et les plus développés, et sa vie, n’étant plus que latérale, devient, pour ainsi dire, une mécanique qui se détraque bien vite, précisément parce qu’elle manque de rayonnement et d’harmonie centrale, que nous appelons raison, mais qui existe en toutes choses, même dans les corps inertes [p. 22]

VII

C’est du centre cérébral que partent tous les mouvements électriques de la vie. Et chaque mouvement y a sa cellule, son rayon, sa fibre à part.

Supposé un homme possédant deux degrés de destructivité contre un demi-degré de constructivité, de bienveillance et de compassion, et que cet homme manque de jugement pour équilibrer ses forces, et voilà un soudard, parfois un héros.         Que si ce même individu possède trois degrés de (désirs voluptueux, autant pour la gourmandise de la friandise, contre un demi-degré de désintéressement, de devoir et de gloire, et voilà un despote d’alcôve, comme Louis XV.

Pour faire de ce tyran naturel un homme social, il faudrait que, dès son âge tendre, il eût appris à exercer son jugement central par la mémoire et l’histoire, el qu’il eût été forcé de s’habituer à toutes les privations de la chair et de la chère. Il faudrait qu’il [p. 23] fût convaincu, par les exemples du passé, que tout excès de jouissance prise aux dépens du prochain, et grâce à la loi de solidarité, traîne après lui un châtiment certain ! Il faudrait encore que cet individu eût la conscience, ne fût-ce que vaguement, de l’éternité de son moi, et que dans aucun être tout ne peut finir avec cette vie qui, n’étant qu’éphémère, ne saurait être qu’un revêtement passager.

La vérité est qu’on ne fera jamais rien de bon d’un individu pareil. Le bon peut devenir mauvais, le mauvais ne deviendra jamais bon.

Le premier devoir de la société est d’employer tout son pouvoir pour établir, par l’instruction, un certain équilibre de justice clans cc cerveau ; mais, malgré cet exercice, cet individu est resté inerte, crapuleux et parfois cruel, le devoir strict de la société se borne alors à veiller à ce que cette brute, au lieu d’être au faîte, reste au bas de l’échelle sociale, fonction pour laquelle la nature l’a créé.

L’art social ne consiste pas seulement à transformer les hommes, il consiste principalement à les grouper, chacun à la place que la nature, dès la naissance, leur a indiquée.

Savoir juger les hommes, d’après leurs qualités natives, c’est l’art de gouverner.

Savoir les classer selon les organes innés, c’est [p. 24] l’art du génie, la science phrénologique étant encore dans l’enfance.

C’est l’idéal de tous les grands penseurs

Ce fut déjà l’idéal de Platon.

Il faut que le sage gouverne, dit-il, et que le fou obéisse !

C’est pourquoi le pouvoir électif est le pouvoir de droit naturel. Seul le pouvoir par l’élection, c’est-à-dire par le jugement de la raison, peut élire le sage pour son chef et ordonner aux esprits médiocres de se mettre derrière les chiffres et de faire leur devoir de zéros, afin de jouir de leurs droits.

VIII

Par sa conformation, le cerveau humain est un véritable clavier circulaire où chaque touche représente une faculté et une fonction spéciale. Ces touches, absolument comme les autres organes du corps, se développent et se fortifient par l’exercice.

L’instruction est à ces touches ce que le mouvement est aux membres. Le défaut d’exercice les annihile tout à fait, et l’exercice exagéré d’une seule touche met ou laisse les autres dans un état d’infériorité.

Ainsi, l’enfant privé d’ouïe n’apprend pas à parler, et reste muet uniquement parce qu’il est sourd, bien que l’état sain de sa langue n’implique nullement le mutisme.

Il en est de même des organes cérébraux.

Une de ces touches représente la conception ; l’autre, le jugement ; une autre, la mémoire ; un autre encore, l’imagination ; une autre, le pouvoir [p. 26] de saisir les rapports d’une chose ou de différentes choses ou idées, de les comparer et d’en tirer des inductions.

Cela s’appelle raison, parce que, contrairement à un sot proverbe, toute raison est comparaison. Juger n’est autre chose que comparer une chose à une autre, ou à une idée préconçue appelée idéal, et qui n’est en réalité qu’un mètre spirituel connu sous l’appellation de criterium.

Chacune de ces touches fonctionne à mesure qu’une impression la frappe, et dès que la volonté centrale de l’individu l’appelle.

Elles fonctionnent, soit successivement, soit simultanément, soit circulairement, soit rayonnalelement, soit par intermittences, absolument comme les touches d’un piano.

Un enfant qui étudie l’histoire exerce en même temps les louches de sa perception, de sa mémoire de son imagination et de son jugement. Si cet enfant a les fibres de la mémoire plus fortes que celles de la comparaison judiciaire, il ne gardera dans son cerveau que des faits et des dates sans en tirer une conséquence philosophique ou morale, Si, au contraire, il a les fibres de l’abstraction et du jugement très-développées, il appliquera les faits à sa mesure spirituelle et en tirera des vérités [p. 27] morales sous forme de maximes et de sentences.

Il n’y n pas deux cerveaux égaux, pas plus que deux figures.

Mais tout être humain, dans l’état de santé et de veille, possède les touches centrales du juste et de l’injuste.

Cette faculté donne la liberté de peser ses idées et ses actes, d’appliquer les volontés à l’idée de la justice, de jouer de son clavier cérébral comme un pianiste de son instrument.

Grâce à ce jeu, l’homme peut harmoniser ses passions, abaissant l’une, rehaussant l’autre, absolument comme le virtuose harmonise les notes de son instrument, en appuyant sur les unes et en glissant sur les autres, soit en touchant certaines fibres de l’instrument à la fois, soit encore en faisant suivre les sons plus rapidement ou plus lentement.

Un philosophe n’est autre chose qu’un virtuose qu’un jouant de son cerveau et de ses touches passionnelles. Par une longue expérience, par un exercice continuel, il apprend à connaître le fort et le faible et à en harmoniser les différents effets. IL JOUE DE SON ÂME, DE SES IDÉES ET DE SES SENTIMENTS ET LEUR ARRACHE DES EFFETS À LA FOIS HARMONIEUX ET MÉLODIEUX.

Il apprend à se connaître, comme le dit Socrate. [p. 28] Il connaît ses facultés dominantes et celles qui exigent un exercice plus soutenu. Il connait ses touches fortes (les vertus) et ses touches faibles (faibles par les résultats, les propensions au vice). Il s’exerce à fortifier les unes, à modérer les autres, afin d’établir un équilibre d’harmonie et de beauté.

Il a appris par l’histoire (la mémoire), par la vie de ses prédécesseurs et leurs maximes, que la justice seule est réellement, harmonieusement belle par elle-même.

Par le jeu de ses facultés cérébrales, il s’efforce alors à régler tous les actes de sa vie, grâce à la liberté de sa volonté, sur l’idéal de cette justice, soit en subordonnant les touches de certaines passions aux autres, soit en glissant, soit en appuyant sur plusieurs, afin de les équilibrer, soit enfin en leur ordonnant de rester à l’état de repos et de s’abstenir d’agir, dût cette abstention lui causer des douleurs matérielles, réagissant sur ces mêmes touches cérébrales.

Cet art d’agir et de vivre s’appelle : l’amour de la sagesse ou la philosophie.

L’homme au contraire sans instruction, c’est-à­dire qui n’a point exercé dès sa jeunesse toutes les facultés de son cerveau, s’abandonne et s’abandonnera toujours aux mouvements naturels et [p. 29] instinctifs de son instrument cérébral. Il est comme une harpe éolienne, donnant des sons au gré du vent et du hasard. C’est une girouette qui ne s’arrête qu’en se rouillant ou en se brisant.

Si dans cet individu la touche de l’amour sexuel est très-développée, si elle est plus forte que celle du désir de la nourriture, il s’adonnera à la débauche plutôt qu’à la gloutonnerie et périra par elle, car la santé n’est jamais autre chose que l’équilibre do toutes les fonctions.

Si la destructivité est plus développée que la touche de la pitié, cet homme sera un soldat ou un assassin.

Si la touche de la servilité est plus véhémente que celle de la dignité, cet homme se fera moine, ou esclave, car il est des esclaves volontaires.

Tous ces hommes ne seront que des machines, esclaves et non maîtres des organes du cerveau et du corps.

Rien de bien, rien de beau ne sortira du jeu de leurs actions.

S’ils font le bien, ils le feront inconsciemment, comme certaines bêtes, ou machinalement, comme certaines horloges mécaniques jouant et rejouant éternellement leur morceau organique.

La vie est un art. La liberté de l’homme n’est ni [p. 30] anarchique ni mécanique. Elle consiste dans l’harmonisation des forces de l’individu pour le bien de tous ; harmonisation que l’homme n’apprend àl établir qu’en profitant des leçons que les grands virtuoses de l’âme, ses prédécesseurs et semblables, lui ont léguées, et que la nature, à son tour, lui répète continuellement. C’est ce pouvoir d’harmonie qui seul fait de l’homme un être supérieur et divin. C’est ce pouvoir d’harmonie plus ou moins mélodieux qui fait les vrais grands hommes, qui fait que l’homme sacrifie ses passions égoïstes de lucre, de plaisir, de vengeance et de vanité à la beauté idéale, à la fois mélodieuse et harmonieuse, de la vertu, c’est-à-dire de la justice absolue par le dévouement à autrui.

Le beau dans les arts, dans les lettres, n’est pas d’une autre nature, mais il est moins parfait que le beau moral de la vie. Il est surtout moins éternel, moins lumineux, moins égal dans toutes ses parties !

Et plus l’homme pousse sa virtuosité spirituelle jusqu’à la perfection, plus il se rapproche du beau absolu, de la loi autonome qu’on appelle DIEU, l’équilibre le plus parfait, LA JUSTICE ! [p. 31]

La vie matérielle est un jeu en repos, instrument admirable, mais dont les sons, parfois mélodieux, ne sont presque jamais harmonieux.

La vie morale, c’est la virtuosité d’harmoniser les passions ; virtuosité qui fait le bonheur de l’artiste et la félicité des auditeurs, ses semblables, du temps présent et futur. [p. 32]

IX

Dans l’état de santé et de veille, toutes les fibres du cerveau fonctionnent, soit successivement, soit simultanément, et s’équilibrent mutuellement,

La mémoire, par exemple, peut se rappeler à la fois trois villes éloignées l’une de l’autre, telle que Saint-Pétersbourg, Berlin et Paris. La faculté des rapports et de l’étendue, rétablissant l’équilibre lui dit : Il y a tant de lieues de distance d’une de ces villes à l’autre ; il est donc impossible que le même corps puisse se trouver à la fois et au même moment dans ces différents endroits ! »

La touche de l’imagination peut faire jaillir plusieurs figures, plusieurs images, se dévorant les unes les autres, se métamorphosant avec une rapidité électrique ou scintillant à la fois dans la même vapeur, dans la même ombre.

Elle peut encore imaginer des êtres qu’elle n’a jamais vus, par exemple, un dragon aux ailes d’aigle [p. 33] avec une queue de serpent, une hydre à cent têtes ou un oiseau à cent pieds. La fibre de l’imagination combinante peut accoupler des images les plus disparates, succédant ou se dévorant. Mais la maitresse faculté du jugement, équilibrant les rapports des images, rétablira bien vite la vérité et se dira : « Cet être n’existe pas et ne saurait exister dans la nature, Ces différents genres s’excluent les uns des autres. »

Un homme dans l’état de santé et de veille peut se figurer successivement mourant et mort. II peut s’imaginer se voyant dans un cercueil, puis ressusciter, se relever. Mais la faculté des rapports, la raison des choses lui dira bien vite qu’un homme réellement mort ne peut pas soi-même se coucher dans un cercueil, qu’on n’a jamais vu et qu’on ne verra jamais un vrai mort, surtout quand il a eu un médecin, sortir vivant de sa bière et de sa tombe, et qu’à plus forte raison un homme ne saurait ressusciter lui-même.

Un homme n’a qu’a fermer les yeux et faire jouer les touches de son imagination, à l’instant, cent mille images tourbillonneront devant lui et se métamorphoseront continuellement, tantôt belles, tantôt grotesques, tantôt affreuses. Le poëte, le grand peintre évoque ces images à volonté. Il en compose, [p. 34] il en combine qui n’ont jamais existé. La raison, dès qu’elle joue, les classe, les élague, les ordonne, les coordonne, les subordonne selon les lois de la nature et de l’art.

IL N’EN EST PAS AINSI DE L’HOMME DANS L’ÉTAT DE SOMMEIL !

Ici nous entrons en plein dans le monde des rêves, où, jusqu’à ce jour, jamais mortel n’a pénétré.

X

Quand toutes les fibres du cerveau dorment et se tiennent en repos, l’homme ne rêve pas. Son sommeil est complet.

De là vient que dans le sommeil, après une grande fatigue, l’homme ne rêve pas. Rarement le dormeur se trouve dans cet état.

Six fois sur sept quelques touches seulement du cerveau s’endorment et ne fonctionnent pas. Ce sont d’ordinaire les fibres les plus centrales, les plus pivotales, celles qui ont fonctionné durant toute la journée, celles qui représentent le jugement ou la raison nécessaire, indispensable à toute action humaine.

PIusieurs fibres, tantôt les unes, tantôt les autres, d’ordinaire les plus fortes, ne dorment pas et jouent pendant le sommeil, qui ne suspend nullement la vie organique.

DANS CET ÉTAT LE DORMEUR RÊVE ! [p. 36]

De là, les images les plus disparates, les combinaisons les plus saugrenues à l’apparence, mais qui existeraient à l’étal de veille dans ce même corps, si la fibre centrale de l’entendement ne les équilibrait pas, souvent en chassant les unes et en retenant les autres.

J’ai déjà dit que toute raison est comparaison. La raison en soi est une mesure idéale qu’elle applique à toute chose, trouvant là un bout trop long, ici un endroit trop étroit, coupant par là, ajoutant par ci, établissant ce qui s’exclut et ce qui s’accorde, équilibrant le côté faible avec le côté fort et tirant la conséquence pratique par une maxime logique.

Supposons maintenant cette faculté endormie pendant que les autres veillent. Voilà la touche de la mémoire qui joue. Elle se figure Saint-Pétersbourg, Berlin et Paris en même temps et se croit parfaitement dans les trois villes à la fois et simultanément. Dès que la fibre de la raison se réveille, cette illusion disparaît et la réalité des choses se rétablit dans le cerveau comme une dissonance de deux accords s’accorde par un troisième accord.

Autre exemple :

La fibre des rapports dort, celle de l’imagination joue. Le rêveur, c’est-à-dire l’homme, n’ayant pas [p. 37] toutes les facultés de son cerveau à sa disposition, voit les images les plus contradictoires se suivre ou surgir clans le même moment. Il peut se voir mort et se coucher dans un cercueil, tout en parlant à ses amis. Il se ressuscite lui-même, ou il ressuscite les autres. Des dragons lui tiennent des sermons. Des serpents l’enlacent et l’étreignent. Des oiseaux de mille couleurs le persiflent. Et tout cela à la fois, car toute faculté d’étendue, de rapports a disparu par le sommeil. Les images se confondent absolument. Elles sortent de leurs fibres comme des traînées d’étincelles ou de fumée. Le dormeur peut à la fois rire et pleurer. Le cerveau n’ayant plus son centre de gravité, le rêveur peut à la fois se voir monter au ciel dans une nuée et retomber dans le plus profond des abîmes.

Ces images à l’état de rêve vivent réellement. Elles se détachent de la faculté d’imaginer comme les étincelles d’un fer rouge que l’on bat, car ce sont des battements, des pulsations, des frémissements. Ces images sont d’autant plus vives que la fibre dont elles jaillissent veille seule, fonctionne seule, et que toutes les autres, endormies, ne fonctionnent pas. C’est comme un incendie au milieu de la nuit, avec ses langues de feu et ses colonnes de fumée. [p. 38]

Tout à coup le cerveau, par un choc, se réveille. Toutes les fibres, comme autant de ressorts repliés, rebondissent et jouent. A l’instant les rapports se rétablissent. Les images sont encore vivaces, mais déjà elles ne sont plus simultanées. Encore une seconde de reconnaissance, et les voilà qui s’évaporent. Une heure après, soit que toutes les fibres se soient reposées par un sommeil complet, soit que l’homme reste éveillé, elles ont complètement disparu.

Le songe même est souvent oublié.

De là vient que jamais deux hommes ne rêvent le même songe. Ce qui devrait arriver, si le songe n’était pas individuel, inhérent à la nature de l’individu et à la conformation de son cerveau.

DE LÀ ENCORE VIENT QUE LE MÊME INDIVIDU RÊVE SOUVENT LE MÊME SONGE AVEC QUELQUES VARIANTES PEU SENSIBLES. [p. 39]

XI

Voici pourquoi :

Les fibres qui d’ordinaire ne dorment pas sont précisément celles qui, très-développées, prédominent dans la cerveau.

Quand je dis fibre, autant dire cellule, ou bosse, ou rayon, ou membrane. Les phrénologues ont bien cru pouvoir indiquer les sièges de toutes les fonctions du cerveau, mais ces fonctions sont si nombreuses, les organes en sont si délicats, si enchevêtrés, qu’il est impossible à un anatomiste d’indiquer en détail où est la fibre de la raison qui juge, où est la cellule de l’imagination, où la touche géométrique, où la membrane de la mémoire, où le filament de la vanité, où est la protubérance de la dignité, de la servilité, de la pitié, de la bonté, de la susceptibilité, de la haine, de la vengeance, de la destructivité, de la combativité, de la constructivité, etc., etc. ! [p. 40]

Certes, ces fibres, ces cellules, ces rayons existent. Mais des siècles passeront, avant que l’anatomiste puisse palper les organes matériels de toutes les nombreuses fonctions spirituelles du cerveau, bien qu’il soit acquis avec certitude qu’aucune de ces fonctions ne se manifeste, ni ne saurait se manifester, sans un organe spécial et charnel ad hoc.

Il est même malheureusement probable que l’anatomie sera toujours impuissante à indiquer la fonction de chacune de ces cellules par la simple raison que toutes ces fibres, dès la mort, tombent et se replient. La vivisection n’a rien appris à la médecine, attendu que tout animal atteint tombe malade, et qu’aucun cerveau, à l’état de maladie, ne conserve ses fibres droites et, dans un état normal.

De là vient que jamais anatomiste n’a pu trouver après la mort, dans le cerveau d’un fou, la parte de ce cerveau où était le siège de la folie. Il est certain que, si l’on pouvait voir le cerveau d’un fou vivant, on trouverait certaines cellules pliées, tombées et d’autres à l’état normal. On pourrait alors indiquer la fibre de la raison. Mais cela n’est plus possible à l’anatomiste, car, dès la mort ou dès la moindre opération, toutes les autres fibres du cerveau se plieraient, et il serait impossible alors d’indiquer celles où était le siège de la maladie. [p. 41]

De là vient la difficulté de guérir la folie. Car nous verrons tout à l’heure, d’une manière certaine et irréfragable, que l’état de folie est absolument le même que celui du rêve, mais sans réveil.

Nous avons dit que d’ordinaire ce sont les fibres les plus développées qui jouent le plus dans le rêve. C’est incontestable. Chacun peut s’en assurer sur soi-même.

Voilà un individu dont les fibres cérébrales fortement gonflées indiquent des facultés érotiques bien développées.

Ce sont, en général, des cerveaux bien organisés, qui ont toutes leurs touches au complet.

Dans l’état de sommeil, et la fibre de la raison à peine endormie, ces individus rêveront romans et amours. Chose curieuse, mais logiques ! ce sont précisément les corps les plus chastes à l’état de veille, témoin Newton et Spinoza !

De là vient que l’homme à l’état de veille n’a pas le pouvoir d’évoquer ses rêves. L’effort d’évocation donne le dessus à une autre touche du cerveau, affaiblit ou annihile du coup la fibre de l’amour.

Voilà un autre corps dans lequel les fibres du désir nutritif prédominent ou sont très-développées. Celui-là, soyez-en certain, rêvera rarement romans, dût-il se saturer l’esprit de tous les livres graveleux [p. 42] de notre époque. Il rêvera dîners et soupers, qui lui échapperont juste au moment où il se mettra à table. Le trop grand plaisir qu’il ressent de son festin éveille toute une série de touches cérébrales assoupies et le laisse le bec dans l’eau.

De là, en général, que presque toujours, au moment le plus vif de la sensation, le rêveur se réveille et court après son rêve, quand il a été beau, on se réjouit d’en être quitte pour la peur, quand il a été affreux.

L’homme dans lequel prédomine le sentiment de la peur, rêvera chutes, incendies, brigands. Il suffit même d’une forte commotion dans la journée, pour que la fibre encore frémissante et ne s’endormant pas, continue son jeu,, pendant le sommeil des autres touches cérébrales.

Bien que de songer fortement à une personne, à un objet, suffit pour que le jeu de la libre fonctionnante continue à vibrer pendant le sommeil et vous rappelle, soit la personne, morte ou vivante, soit l’objet, triste ou gai, mais jamais tout à fait dans le même état où le cerveau éveillé se l’est figuré.

De là les apparitions des personnes chéries ou haïes, soit vivantes, soit mortes.

De là même les rêves lucides.

De là aussi les hallucinations, les cauchemars [p. 43] des personnes malades prises de fièvre. Dans cet état de malaise, le cerveau perd de prime abord son équilibre de raison. Mais cela n’empêche pas les différentes touches de jouer à tort et à travers. Bien au contraire. Ce charivari est le vrai signe de la maladie. C’est le sang qui, inondant le cerveau, empêche les touches de suivre leur jeu régulier et, en les noyant, les mêle pour ainsi dire, et on fait une mare de feu, à travers lequel bouillonnent les images, les faits, les souvenirs, sans que la fibre de la raison puisse les chasser ou les équilibrer. C’est un état de veille qui ressemble absolument à un état de sommeil et de rêve, mais d’un sommeil tourmenté et peu restaurateur. C’est la fièvre. La fièvre, comme la folie, est un état de rêve. Quand elle part, l’homme se l’éveille et reprend ses sens. Si elle ne cède pas, le cerveau finit par se noyer tout à fait.

Même phénomène par la colère. La colère pousse le sang vers le cerveau. La première fibre qu’elle inonde est celle de la raison. Cette louche repliée, l’équilibre rompu, l’homme s’abandonne à ses fibres plus ou moins prédominantes, souvent, hélas ! d’avidité el de destructivité. De là les crimes commis dans la colère.

Même résultat pour l’ivresse, Les vapeurs, inondant [p. 44] les touches de l’entendement, livrent l’homme à ses propensions brutales. Un homme sain à l’état de rêve violent ne pourrait pas se tenir longtemps debout.

De là aussi le rêve de l’animal, car l’animal rêve. Le cerveau de la bête est moins bien organisé que celui de l’homme, et plus on descend dans l’échelle des êtres, moins le cerveau a de cellules, de fibres et d’extension. Il est certain que le chien, le cheval, l’éléphant ont une certaine raison, un certain jugement, une certaine mémoire.

Le chien, qui craint le feu, sait très-bien qu’il serait brûlé s’il s’en approchait de trop près, même s’il n’a jamais été brûlé. Quand il entend claquer une mèche, il fait un mouvement de frayeur, même s’il n’a jamais été battu. Pendant toute la journée, la raison de l’animal, si mince qu’elle soit, est employée à juger, à se tenir droit sur ses pattes, à marcher, à courir, à manger, à boire, à se dire : Ceci me ferait plaisir et cela me ferait du mal. Inutile de parler de la mémoire de l’animal. Souvent quand l’animal s’endort, sa petite cellule de raison se replie, tandis que sa touche de mémoire joue. L’animal alors rêve. J’ai connu un chien, qui m’avait adopté, que je n’ai jamais frappé, et qui souvent en dormant gémissait comme s’il était battu. JI est probable que son ancien [p. 45] maître le battait, et le plus bête des doux n’était certes pas le chien. Quand je le réveillais, il sautait de joie. Ce pauvre animal avait le cauchemar ; il rêvait de son ancien maître. En s’éveillant, il se réjouissait de n’avoir été battu qu’en rêve. [p. 456]

XII

Certaines facultés mêmes du cerveau peuvent tellement rester en éveil, certaines autres peuvent tellement s’annihiler par le sommeil, que les fibres éveillées prêtent des mouvements extraordinaires au corps, mouvements qu’il ne possède pas dans état de veille.

C’est l’état du somnambulisme.

Le somnambulisme double et triple la force de certaines facultés aux dépens d’autres facultés dont les forces restent complètement paralysées. C’est un déplacement complet d’équilibre : ce qu’une force gagne, l’autre le perd. Le somnambule peut exécuter des mouvements qu’à l’état de veille, connaissant le danger, il ne saura ni n’osera exécuter, à condition que la fibre, représentant cette faculté de connaissance, reste totalement à l’état d’inertie. Pendant ce temps, la faculté de grimper, de marcher au bord d’un précipice, gagne en intensité ce que [p. 47] d’autre perd par un sommeil de plomb. C’est un dérangement d’équilibre frisant la folie. Certains fous ont ces facultés et ne les ont qu’aux dépens de la raison. Dès que la veille survient, dès que l’équilibre des forces se rétablit, le reflux rend aux forces annihilées leurs fonctions naturelles et ôte aux autres leur fallacieuse supériorité. Le réveil est absolument au somnambulisme ce qu’est l’état lucide à folie. [p. 48]

XIII

Si l’on veut s’assurer de la réalité de ces observations, on n’a qu’à se ressouvenir de ses rêves les plus fréquents, car chacun de nous a ses rêves de prédilection. Ces rêves d’ordinaire se détachent de fibres cérébrales qui, dans la jeunesse, ont été ou le plus exercées on le plus ébranlées, et dont les effets se corporifient et deviennent, pour ainsi dire, chair pendant le sommeil.

Durant les premières vingt années de ma jeunesse j’ai étudié jour et nuit l’hébreu, qui était devenu pour moi une seconde langue maternelle. Toutes mes pensées graves s’énonçaient naturellement dans cette langue de sentences et de maximes.

A mesure que j’apprenais d’autres langues, l’hébreu fut violemment expulsé de ma mémoire. Car il ne faut pas croire que les facultés spirituelles soient à l’épreuve contre l’excès. Le cerveau est [p. 49] comme l’estomac, il rejette pour pouvoir recevoir, il oublie pour pouvoir apprendre.

La mémoire surtout, à moins de s’exposer à un ramollissement, ne supporte que certaines doses de laits, de figures, de chiffres et de pensées. Elle se vide d’un côté pour s’emplir de l’autre. A un certain âge la mémoire, avant d’écrire, efface. Quant à moi, qui apprends tout avec une grande facilité, je ne me suis gravé une langue dans la mémoire qu’aux dépens d’une autre que j’ai oubliée. Pourtant on n’expulse pas entièrement de sa mémoire une langue qu’on y a gravée pendant vingt ans de sa jeunesse. Elle y reste à l’état latent. Dans l’état de veille, les efforts du jugement, les préoccupations de la vie qui tendent les nerfs de la prévoyance, de la prudence

et d’autres passions plus criardes encore, couvrent de leurs flots les plis recourbés de la pauvre touche de mémoire. Mais dans le sommeil, dès que les fibres de la vie passionnée et lassée s’endorment, ces plis couchés se relèvent et font partitr en figures les trésors qui s’y étaient cachés. C’est ainsi que, pendant des années, j’ai toujours rêvé en hébreu.

Durant mes rêves, je voyais, je disais des maximes que je ne crois avoir jamais lues, parfois j’en retenais quelques-unes pendant les premières [p. 50] cinq minutes du réveil. Une seule fois ou deux j’ai rêvé du grec, lisant, disant des vers que je n’eusse pas compris dans l’état éveillé. Évidemment, pendant ces rêves, ma touche de mémoire seule veillait. Elle jouait, à tort ou à travers, mêlant, confondant le temps et le sens des choses.

Pendant vingt ans, un seul souci a rongé mon esprit, le souci de l’existence matérielle. Dans toute ma longue jeunesse j’ai péniblement gagné ma vie, en donnant des leçons de philosophie et de français. Perdre une leçon dans ce temps, rapportant trois ou quatre francs par mois, c’était perdre plusieurs dîners ou le moyen de venir au secours de mes parents, ma seule vraie préoccupation ès l’âge de dix-huit ans.

Eh bien ! un rêve qui me poursuit depuis vingt ans, depuis que j’ai le strict nécessaire assuré c’est de me voir vieux, avec une barbe blanche et forcé de gagner misérablement ma vie, en demandant en Allemagne des leçons de français qu’on ne m’accorde pas toujours. C’est un cauchemar qui me poursuit !… Il est possible, probable même, que ce rêve se réalise. Mais en tout cas c’est une réminiscence de jeunesse, car la prévoyance est la fibre la plus développée de mon cerveau, et qui ne s’endort jamais parfaitement. [p. 51]

Enfant encore, je me levais au milieu de la nuit pour m’assurer qu’il n’y avait pas de danger d’incendie. Plus tard j’ai mieux aimé dîner, pendant des mois, deo fromage et d’épinards, que de toucher à l’argent déposé dans mon secrétaire et destiné, six mois d’avance, à payer mon loyer. Naturellement, pendant que les fibres de mon entendement et de ma raison s’endorment, le rayon de prévoyance et de prudence veille et joue tout seul, Ce sont des phrases sans liaison, des tronçons de mélodie sans aucune harmonie. Les hommes avec cette touche trop développée, quand ils deviennent fous, c’est-à-dire quand les fibres de l’entendement et de la raison, se couchant, se pliant, perdent leur élasticité, se croient ruinés. Ils voient autour d’eux des incendies, des malheurs. J’en ai connu un qui se’ serait laissé mourir de faim de peur de man­quer du nécessaire, si on ne lui avait pas fait une douce violence.

0r, tout homme a dans son cerveau des fibres dominantes, soit par l’exercice, soit par nature. Celui qui est porté à la destruction rêvera batailles et guerres. En cas de folie, il deviendra furieux el s’abandonnera à toute la rage de la destruction.

La fibre des rapports et du jugement s’endormant [p. 52] toujours la première, étant la plus centrale et la plus fatiguée, celle qui, de sa nature ou par l’exercice, a acquis plus de force jouera do préférence aux autres et vibrera toute seule pendant le sommeil.

L’homme craintif, ayant la touche de la peur très-retentissante, rêvera attaques, vols, pillages, chutes et assassinats. De même des rêves agréables, comme, par exemple, des trésors que l’on trouve. Dès que l’homme se réveille, l’équilibre s’établit entre les touches cérébrales. La vie n’est plus un charivari comme dans le rêve, mais un jeu harmonieux, un équilibre plus ou moins parfait des qualités et des défauts.

Heureux ceux qui se réveillent ! Heureux ceux dont les fibres de la raison ne sont qu’endormies, pendant quelques heures du sommeil ! Quand une fois cette touche divine se plie, se ramollit ou se vicie tout à fait, l’homme ne se réveille plus ! Les autres fibres alors, comme un piano déchaîné ou poussé par une mécanique affolée, jouent à tort et à travers. La vie n’est plus qu’un éternel chaos avec des tons criards et disharmonieux qui prédominent et qui reviennent toujours. Cet état de choses s’appelle la folie.

Mais, avant d’aborder cette maladie si commune, [p. 53] que pas un médecin n’a bien décrite, disons un mot du rêve lucide.

Je n’ai pas l’habitude d’épuiser une question. Je ne fais qu’en tracer les linéaments. [p. 54]

XIV

Les touches cérébrales, n’ayant pas toutes les mêmes fonctions, n’ont pas non plus les mêmes qualités. Celle de la raison est réfrigérante, celle de l’imagination ignée, les sécrétions en sont presque toujours en fusion.

L’image qui se détache de l’imagination ne peut devenir formelle qu’en passant par la raison, qui, en la cristallisant, lui donne une forme individuelle, car toute idée, dès qu’elle s’affirme, prend sa forme propre. Sans cette forme l’image n’existe qu’à l’état de tourbillon. Les tourbillons sont fréquents dans le cerveau, surtout pendant le sommeil, mais ils existent aussi dans l’état de veille, se pressent les uns les autres et disparaissant, il peine venus, véritables éphémères du cerveau. Ceux que la raison s’assimile, en leur donnant une forme par la cristallisation, sont nés viables et peuvent [p. 55] s’affirmer par le verbe, par la couleur, par le bois et la pierre ou par le son.

De là vient que la plus haute expression du génie est une image maximée par la raison et exprimée dans sa forme la plus parfaite, une sentence de haute sagesse et de profond amour. Pour qu’un homme soit réellement grand et passe homme de génie à toutes les postérités, il faut absolument que sa raison et son imagination s’équilibrent entièrement, que l’une ne domine pas l’autre, n’empiète pas sur l’autre !

Or, il est des êtres humains très-doués, mais dont l’une de ces fibres cérébrales menace toujours d’empiéter sur l’autre. Alors, pour rétablir un certain équilibre, ils se mottent dans l’état de sommeil, ou de demi-sommeil, état qui mot une sourdine la fibre trop criarde et l’équilibre avec les autres qui ne dorment pas.

Mozart, dont l’imagination a souvent empiété sur la raison, a finit ses compositions les plus harmonieusement équilibrées dans un état d’assoupissement volontaire.

Lui-même, dans une lettre, rend compte de cet état. Dès que l’inspiration le débordait, lui battant les tempes et lui causant d’affreux maux de cerveau, il se couchait et cherchait le sommeil. A [p. 56] l’instant, l’équilibre de ses forces cérébrales se rétablissait et ses mélodies, coulant de source, passaient par la cristallisation de la raison harmonisante.

Meyerbeer, qui avait plus de raison que d’imagination, toutes deux d’ailleurs à l’état d’une grande puissance, a eu recours au même procédé. Dans cet état de demi-sommeil, sa touche réfrigérante, moins active, laissait poindre la mélodie, se détachant du jeu de la fibre d’imagination. Seulement, comme il me le disait, il souffrait beaucoup. De là vient la courteur de sa phrase mélodieuse. Souvent aussi la marche équilibrait ses forces. Le mouvement du corps réagissait chez lui sur les touches du cerveau. Il m’a pourtant avoué qu’il a rêvé ses plus beaux thèmes. Son duo des Huguenots du quatrième acte a été composé en une demi-heure de demi-sommeil.

Il est certain qu’il y a des êtres auxquels le sommeil donne une force productrice intellectuelle qu’ils n’ont pas à l’état de veille. J’ai connu moi-même une femme douée de beaucoup d’esprit qui, endormie, nous disait les plus belles choses du monde, dont elle ne se souvenait plus une fois éveillée. Dans l’état do sommeil, ses touches cérébrales s’équilibraient mieux. Son esprit était naturellement porté à railler l’amour. Endormie, elle nous débitait de véritables [p. 57] poëmes d’amour. J’en ai noté quelques-uns.

Henri Heine, qui, lui aussi, se moquait de tout avec infiniment d’esprit, me disait un jour : « C’est drôle ! quand je dors, Moïse me parait grand comme le monde. Je vois même un bout de Dieu dans mes rêves. Dès que je m’éveille, Jéhovah disparaît de mon esprit comme une ombre ; je n’y crois plus. Moïse lui-même me parait un Machiavel réussi. »

C’est qu’endormi, sa fibre prédominante de raillerie, assoupie la première, ne fonctionnait pas, tandis que sa touche d’imagination, la fibre voyante, ne dormait pas tout il fait. [p. 58]

XV

Mais y-a-t-il des êtres qui, par le rêve, puissent prédire l’avenir ?

Grande question, à laquelle je vais répondre d’une manière catégorique.

Il est certain que les hommes connus sous les noms de voyants et de prophètes n’étaient que de grands philosophes, connaissant les lois de la nature, sachant déduire logiquement les effets de leurs causes historiques, et prédisant les effets futurs des causes présentes. Certes, c’est plus qu’une science, c’est un art. Schiller dit : « L’histoire des hommes est le tribunal de Dieu. » Quiconque donc connait Dieu dans le passé, le connaît aussi pour l’avenir, car, connaitre Dieu, n’est autre chose que connaitre ses lois immuables, en même temps celles de la nature, qui furent et qui seront toujours les mêmes. Si donc dans le passé tels crimes ont appelé sur leurs auteurs et sur ceux qui [p. 59] les ont tolérés certains châtiments, l’avenir n’épargnera pas ces mêmes châtiments aux mêmes châtiments aux mêmes criminels et à ceux qui les ont tolérés.

Chose curieuse ! pour pouvoir prédire l’avenir, il faut non-seulement nier tout miracle, toute suspension de loi naturelle, mais il faut surtout rejeter toute idée de pardon, sous n’importe quelle forme. Il faut admettre inexorabilité des causes et des effets. Il faut condamner tout prêcheur de loi d’amour, tout charlatan de pardon, promettant sous n’importe quel prétexte la rémission des péchés, l’absolution des crimes.

Les prophètes n’étaient possibles qu’avec la doctrine de stricte inexorabilité de la nature, loi qui jamais, à aucun prix, ne permet qu’une cause ne produise pas son effet, qu’un effet ne soit détaché de sa cause, ou annihilé par le pardon.

Aussi n’ont-ils pu exister nulle part, chez aucun peuple, que sous le premier temple israélite, du temps que ce peuple professait la doctrine de Moïse, n’admettant ni pardon, ni miracle, ni grâce, disant et répétant que Dieu n’était que justice, ne laissant aucun crime impuni.

Seulement, voici ce qui est souvent arrivé. Un prophète, en vertu de la loi inexorable des causes et des effets, prédit pendant des années le châtiment [p. 60]et la perte d’une nation. Il y songe nuit et jour. A force d’y songer, il voit le châtiment arriver dans un rêve sous une forme bizarre, avec les images les plus disparates. Cela lui arrive si souvent, qu’il raconte son rêve en vers et en prose, et quand le châtiment réellement arrive, le peuple dit que le prophète l’a rêvé. Certes, il l’a rêvé, mais le rêve n’était que l’effet de sa logique, et il est toujours accompagné de signes et d’images contradictoires.

C’est ainsi qu’ayant prédit la défaite de l’Empire par le roi de Prusse depuis plus de sept ans (voir mes nombreuses brochures sous l’Empire) et y ayant pensé chaque fois que je voyais le roi de Prusse à Bade, j’ai rêvé à Bade même, en 1860, que j’assistais à un drame joué devant le roi de Prusse aux Tuileries au milieu d’un incendie. J’étais l’auteur du drame. Si j’avais mis mon rêve en vers en 1860, on aurait crié au miracle.

Les principes du miracle qui se trouvent dans le Pentateuque y ont été interpolés par Esra, l’auteur de la Bible telle que nous la possédons, puis par les rabbins, qui, dès le retour de Babylone, ont introduit dans le judaïsme le miracle, le pardon et la possibilité de la violation d’une loi naturelle. De ce judaïsme pharisien est sorti le christianisme [p. 61] jésuitique de saint Paul, suivi de dix-huit siècles de guerres, de misères et surtout de sombre esclavage.

C’est également à l’idée du miracle et de la suspension de la loi naturelle que nous devons les magiciens, les évocateurs de morts, les augures, les astrologues et les absolvateurs, toutes choses que Moïse appelait des abominations, et conte lesquelles il croyait pouvoir lancer son peuple comme des vengeurs célestes, au nom d’un Dieu de justice qui ne laisse rien impuni.

Nous nions donc formellement que des rêves puissent indiquer des événements futurs, à moins qu’ils n’indiquent des prédispositions naturelles par le jeu des fibres cérébrales. L’état de rêve involontaire est en général un état de folie et non de raison. Il montre à l’homme la fragilité de la ligne de démarcation qui sépare la santé de la maladie, et la raison de la démence. Il rappelle continuellement à l’homme combien peu il faut pour être jeté hors des gonds de l’humanité sensée. Il lui rappelle aussi qu’il faut être sobre, continent, et savoir vaincre ses passions dominantes, pour rétablir l’équilibre de la vie, non pas seulement dans l’état de veille, mais encore pendant le sommeil, qui n’est salutaire et qui ne restaure les forces vécues que quand, exempt de [p. 62] toute rêve, il laisse en repos tout le clavier cérébral qui est le contre de la vie.

Certes, un homme qui pense vivement à un être chéri, ou qui y a pensé il y a quelques jours, peut le voir subitement en rêve, mort ou vivant. Un autre qui a commis un crime peut être poursuivi par des images qui ont fortement impressionné sa fibre de mémoire. Un assassin, dont la maîtresse faculté est la rage destructive, ne doit rêver que crimes. Et, comme après le crime commis cet homme est pris du sentiment de la peur, il rêvera naturellement guillotine et bourreau. Mais il y a loin de là à une prédiction d’avenir. Ces rêves-là sont dans la loi de la nature, telle que nous venons de l’expliquer. Le criminel qui vient de commettre un assassinat a la fibre de jugement très-peu développée. Il ne l’a guère exercée, le misérable n’a jamais fait le moindre effort pour se tenir en équilibre. Dès qu’il s’endort, sa vie cérébrale nage en plein dans une mer de crimes et de châtiments qui l’attendent. Et si cet organe d’entendement était tellement affaibli ou lésé que, même à l’état de veille, il ne pût plus se rendre compte de ses mouvements, il cesserait d’être responsable. Car dès ce moment Il ne sortirait plus de l’état de sommeil et de rêve. Il serait fou ! [p. 63]

N’ayant plus de libre arbitre, il n’aurait plus, non plus, de responsabilité. Et comme il pourrait se jeter sur ses semblables, toujours en rêvant carnage et massacres, il faudrait l’enfermer comme une bête féroce, afin de lui ôter toute possibilité de crime. [p. 64]

XVI

La folie est, ou héréditaire, ou la suite d’excès amenant une lésion dans la fibre de l’entendement, que l’on appelle communément raison et qui, je le répète, n’est que la faculté de comparer et de juger. Si elle est héréditaire, c’est-à-dire si, de père en fils, cette fibre est trop faible pour fonctionner pendant des années, la maladie ne se déclare ordinairement qu’à un certain âge. Dans la jeunesse, il est rare que la fibre des rapports soit complètement inerte ou paralysée, au milieu des autres touches du cerveau. Elle est seulement d’une grande délicatesse. Elle n’est pas en rapport d’équilibre avec les fibres de la mémoire, de l’imagination et de la conception.

Le grand connaisseur de cerveaux humains s’apercevra bien, à certains actes de cet homme, qu’il n’a pas toute sa raison ; mais pour que tout le monde en convienne, il faut que cet individu ait [p. 65] donné itérativement des preuves d’un dérangement sérieux, non seulement par des paroles, mais par des actes.

Quand la folie n’est pas héréditaire, elle est amenée soit par des excès physiques, réagissant sur les fibres cérébrales et ramollissant les fibres délicates de l’entendement, soit par une tension trop forte de ces mêmes fonctions chez des individus qui ont plus de vouloir que de pouvoir, soit encore par une forte commotion cérébrale.

Cette maladie peut encore être provoquée par des poisons, par des excès de boisson et de tabac, ainsi que par une rupture de touche. Heureux si le clavier cérébral n’est que désaccordé, sans qu’aucune corde soit brisée !

Si c’est la touche de la mémoire qui faillit, alors le malade est comme un enfant, confondant le passé avec le présent.

Mais dans la plupart des cas de folie c’est la fibre de l’entendement qui est ou repliée, ou ramollie, ou lésée.

Le malade alors se trouve absolument dans le même cas que l’homme endormi qui rêve, dont la libre de la raison seule dort, pendant que les autres jouent à tort et à travers. Seulement le rêveur se réveille, tandis que le fou dort éveillé. S’il se [p. 66] réveille, il a des moments lucides. S’il reste éveillé, il est guéri.

Dans les deux cas aussi, rêve et folie, ce sont les fibres prédominantes qui jouent comme un instrument dont les touches graves jouent seules, et qui ne produisent que des effets discordants. De là vient que pas une folie ne ressemble à une autre.

Si le fou a la fibre de combativité ou de destruction très-développée, dès que la touche de raison se replie, il deviendra furieux et commettra des crimes.

L’homme qui a la fibre de la prudence bien développée et qui perd la faculté des rapports, est saisi de peurs et de frayeurs. Si c’est la fibre de la prévoyance économique, il se croira ruiné, il ne mangera ni ne boira sans y être forcé. Le glouton ne voit que festins, le batailleur n’aura que des hallucinations de guerre. Comme dans le rêve, le fou se fait des questions et y répond. Il se voit dans différents endroits à la fois.

Tout rapport d’espace, de temps et de logique a disparu dans son cerveau. Il en est qui font des vers qui tantôt n’ont aucun sens, et qui tantôt pourront être sublimes, sans que le poëte ait la conscience de son travail. Preuve évidente que la [p. 67] faculté de la conscience est dans le cerveau et qu’elle git précisément dans la fibre de l’entendement.

Ce qui fait que plus un mortel a de raison, plus il a de conscience.

La raison est mère de toutes les vertus. DE LA VIENT, CONTRAIREMENT À TOUS NOS CUISTRES ROMANTIQUES DU XIXE SIÈCLE, QUE DES HÔNNETES GENS SEULS ONT DE LA RAISON ET QUE LES COQUINS, QUELS QU’ILS SOIENT, ET OÙ QU’ILS SOIENT N’EN ONT GUÈRE ?

De là vient aussi que les fous ne sont ni bon ni généreux.

Plus on est de fou, plus on devient égoïste. La bonté, la charité, le dévouement à ses semblables, ont leur source dans l’équilibre de l’imagination et de la raison, équilibre qui rapproche l’homme du Créateur. Plus l’équilibre d’un cerveau se dérange, plus l’individu frappé s’éloigne du modèle de son Créateur. C’est pourquoi le peuple a longtemps considéré le fou comme un être maudit, absolument comme le méchant, dont l’état mental se rapproche beaucoup de celui du fou.

Toutes les écluses des lois naturelles sont rompues pour le malheureux qui a perdu la faculté de les reconnaître. II ne lui reste que celles de la stricte conversation, absolument comme chez le rêveur, [p. 68] dont le sang circule dans les veines, même quand la fibre ne joue pas, jusqu’au moment où la cellule, noyée ou se rompant, occasionne un épanchement.

La mort alors s’ensuit soudainement, le cerveau est submergé dans le sang. [p. 69]

XVII

Il résulte de de toutes ces données qu’on ne pout guérir la folie que par des moyens provoquant de nouveau l’équilibre des fonctions cérébrales. Si la fibre de l’entendement est malade dès la naissance, il n’y a guère d’espoir. Mais si la maladie est amenée par un accident, il y a espoir de guérison ; non, morbleu ! par des drogues, mais par des remèdes purement intellectuels.

Il y a deux modes de guérison : ou affaiblir les fibres qui jouent, pour arriver à un état relativement calme ; ou relever la fibre de l’entendement par des exercices continuels.

Le fou qui a des moments lucides pendant lesquels il sent son mal, indique lui-même qu’il peut être guéri. Il est dans l’état de veille. Il ne faut plus qu’il s’endorme ! Loin de l’isoler, entourez-le de toute sa famille, de tous ses amis, de toutes ses connaissances, forcez-le de juger, de comparer ; [p. 70] prouvez-lui doucement que ses hallucinations sont toujours fausses, soit par des preuves palpables, soit par ses propres raisons à l’état lucide. Tenez­ lui tête toujours ; et lui-même, faisant des efforts, se guérira, non pas tout à fait, mais assez pour qu’il n’ose plus communiquer aux autres ce qu’il croit voir ou sentir. Un fou qui se tait est à moitié guéri !

J’en ai connu qui se croyaient ruinés. Je leur ai fait honte en leur prouvant le contraire. Ils m’out regardé avec stupéfaction et se sont tus, parlant d’autre chose et raisonnablement. J’en ai connu un, un vieil ami, qui me disait qu’il était le Messie. Il a toujours rêvé des missions, même quand il était encore bien portant. — Donne-moi des preuves, lui dis-je. — Mais, s’écria-t-il, je ressuscite des morts. — Alors, lui répondis-je, ressuscite-moi. Je suis mort.

Il écarquillait ses yeux et, me tâtant, il me dit : —- Mais, tu n’es pas mort, toi ! —- Comment le sais­tu ? —Parce que je te vois vivant. —- Tu vois donc qu’on ne peut être à la fois mort et vivant !

Il fit un effort et m’embrassa en versant des larmes. Dans ce moment la libre de la raison se relevait. Un instant après, elle se recouchait.

Il a été guéri pourtant ! [p. 7]

Chose très-curieuse ! Pour guérir un fou, il faut énormément de raison, une patience d’ange, il faut une nature d’élite, une volonté infatigable et un dévouement à toute épreuve ; car il est des fous qui ont une puissante imagination et qui luttent toujours contre leur guérisseur, bien qu’ils sentent que c’est un ami.

Faire entourer un fou par des mercenaires et des hommes ignorants, c’est le comble de la barbarie. Un enfant le guérirait plutôt.

Il est à remarquer que jamais véritable homme de génie n’est devenu ni ne deviendra fou. Le génie consiste précisément dans le parfait équilibre des fonctions cérébrales, des fibres de l’imagination, de la mémoire et de la raison. Cette dernière surtout est forte et bien développée. Elle est donc rarement malade et n’est atteinte que par les approches de la mort.

Les poëtes qui deviennent fous sont de pauvres lyriques, n’ayant que les cordes de l’imagination et très-peu de raison.

Le poëte lyrique par excellence est très-près de la folie. Car, même dans l’état de veille, son cerveau rêve.

Sans raison, point de génie ! ces poëtes-là rêvent et crèvent d’orgueil. [p. 72]

La raison qui juge ne connaît le fond des choses, n’est jamais ni vaniteuse ni orgueilleuse !

Soyez certain que le savant, que l’écrivain, que l’homme d’État qui devient fou n’a jamais été qu’un savantasse, qu’un pédant, qu’un cuistre surfait par le caprice de la renommée populaire !

Le génie peut rêver, mais il se réveille toujours, même après la mort, surtout après la mort !

FIN

Note

(1) La vraie Cabbale n’a jamais été écrite.
Elle est verbalement communiquée par certains maîtres a des élèves élus. (Voir à ce sujet ma Jeunesse.)
La Cabbale, c’est de la philosophie ésotérique. C’est la Cabbale qui la première a proclamé Dieu la force autonome [p. 5] dont jaillissent toutes les autres forces. Seule la force créatrice est égale à soi. (Voir le développement de cette idée dans ma Parole nouvelle.) La Cabbale la première a remarqué que parmi les nombres le chiffre 9 seul reste égal à soi.

Ce chiffre multiplié avec n’importe quel autre, le résultat final de la dernière addition est toujours 9. Ex : 2 fois 9, 18, huit et un, neuf. Trois fois 9, 27, sept et deux font neuf. Ainsi de suite jusqu’il l’infini, sans exception. Seul l’homme est porté neuf mois, ajoute Cabbale.

LAISSER UN COMMENTAIRE