Alexandre Bérard. Un assassin de treize ans. Extrait des « Archives d’anthropologie criminelle de criminologie et de psychologie normale et pathologique », (Paris), VIII, 1893, pp. 493-503.

Alexandre Bérard. Un assassin de treize ans. Extrait des « Archives d’anthropologie criminelle de criminologie et de psychologie normale et pathologique », (Paris), VIII, 1893, pp. 493-503.

 

Alexandre Bérard (1859-1923). Docteur en droit, avocat et homme politique.
Quelques publications :
— La responsabilité morale et la loi pénale, 1892.
— La publicité des exécutions, 1894.
— La criminalité en France, 1890.
— Les vaudois, leur histoire sur les deux versants des Alpes, du IVe siècle au XVIIIe. Lyon, A. Storck, 1892.
— Le monde des rêves. Extrait de la « Revue des Revues », (Paris), VIe année, Vol. XIV, n°18, 15 septembre (IIe série) 1895, pp. 522-526. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images on été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 493]

UN ASSASSIN DE TREIZE ANS

Le 20 février 1893, comparaissait sur les bancs de la Cour d’assises de l’Isère, une enfant de treize ans, la nommée Blanche Deschamps, accusée d’avoir assassiné pour la voler une camarade de son âge, la jeune Philomène Lambert. Dans cette affaire, qui passionna l’opinion publique de la région dauphinoise, alors substitut du Procureur général près la Cour de Grenoble, j’occupais le siège du ministère public et c’est à ce titre que j’ai pu recueillir sur ce crime étrange et atroce des notes qui peut-être pourront intéresser les lecteurs des Archives.

Blanche Deschamps est née à Grenoble, le 19 mai 1879 ; elle est la fille naturelle de Marie Deschamps et de père inconnu. En 1881, sa mère ayant épousé un sieur B…, celui-ci reconnut l’enfant et la légitima, quoique, s’il faut en croire les révélations faites par l’avocat de l’accusée à l’audience, il ne soit pour rien dans cette paternité. Cette union ne dura pas longtemps et fut brisée par un divorce prononcé au profit du mari pour inconduite de la femme, toujours s’il faut en croire le plaidoyer de l’avocat. Depuis son divorce, la mère de l’accusée vit en concubinage avec le sieur D… Elle habite la petite commune de Chasselay, située dans l’arrondissement de Saint-Marcellin, et y exerce la profession de tisseuse.

A onze ans et demi environ, après avoir, durant plusieurs années, fréquenté l’école tenue par les religieuses de Chasselay, la jeune Blanche Deschamps fut placée comme domestique successivement chez deux ou trois cultivateurs de son village : elle y resta dix-huit mois, puis, en décembre 1892, elle entra comme ouvrière dans une filature d’Iseron, localité de l’arrondissement de Saint-Marcellin, située à cinq ou six heures de marche de son village. [p.494]

Là, elle trouva pour camarade d’atelier et pour compagne de lit une autre fillette de son âge, la nommée Philomène Lambert, originaire de Varacieux, village voisin du sien. Un peu plus âgée — de quelques mois — que Blanche, cette enfant était plus petite, plus frêle, plus timide : elle ne devait pas tarder à tomber sous l’absolue dépendance de sa compagne.

Blanche, gourmande, ayant dépensé l’argent de sa paye à acheter de l’huile, du sucre, du café et une cafetière, et étant, d’autre part, dans la nécessité d’apporter à sa mère son salaire, ne trouva rien de mieux que de voler le porte-monnaie de Philomène. Le vol ayant été découvert, la contre-maîtresse de l’atelier fit rendre l’objet soustrait à sa légitime propriétaire avec tous les ménagements possibles pour l’amour-propre de Blanche et avec une discrétion qui cachait sa faute. Ceci se passait le 12 janvier 1893 : la leçon ne devait pas servir. Un projet monstrueux surgit dans l’esprit de cette triste enfant.

Le samedi à midi, les ouvrières quittent l’usine d’Iseron ; elles partent en bandes pour leurs villages respectifs ; une voiture même les conduit dans diverses directions. Pour accomplir son projet, il fallait que Blanche Deschamps fût seule avec sa camarade par les grands chemins. Par quels moyens décida-t-elle Philomène à se joindre à elle ? Nui ne le saura jamais ; quoiqu’il en soit, le 14 janvier, Blanche et Philomène vinrent demander à la contre- maîtresse la permission de partir à huit heures du matin ; bien entendu, c’était Blanche qui portait la parole, sa camarade ne faisant que l’accompagner. La contre-maîtresse leur fit observer que ce n’était pas l’usage de l’atelier, que, à midi, elles partiraient avec beaucoup de leurs amies, que, enfin, au lieu de faire un long chemin à pied, elles auraient une voiture pour les transporter à Varacieux et à Chasselay ; ce fut en vain . Blanche insista et obtint gain de cause. Les deux enfants partirent seules à pied, à huit heures du matin.

Les voilà seules par les grandes routes. Blanche, pour accomplir ses projets, c’est-à-dire pour voler le porte-monnaie de sa compagne à cette idée diabolique : sur leur chemin se trouve la petite ville de St-Marcellin, Blanche va en profiter pour griser Philomène : elle qui n’a plus qu’une trentaine de sous dans sa poche, invite sa compagne et la conduit successivement dans deux cafés de la bourgade, lui fait prendre du café et de l’alcool et, elle qui est si avare, elle qui veut voler, c’est elle qui paye les consommations, vingt-cinq centimes d’un côté, trente-cinq de l’autre. [p. 495]

Elles se remettent en route et, à deux reprises, Blanche vole son porte-monnaie contenant cinq francs à sa compagne, et, à deux reprises, Philomène parvient à lui reprendre son bien. La seconde scène a pour témoin un sieur D…, qui n’y attache pas grande importance, mais qui entend la petite Lambert s’écrier : «  Tu as voulu voler mon porte-monnaie ; je le dirai à ta mère, petite voleuse ! »

C’est ce propos peut-être qui décidera du crime, c’est cette menace qui peut-être inspirera à Blanche la pensée de se débarrasser de la dénonciatrice possible de son vol.

Les deux enfants arrivent à la petite rivière de Curnane, sur laquelle est jeté un pont sans parapets; et Blanche n’a pas le porte- monnaie convoité. Il n’y a cependant pas de temps à perdre, car, de l’autre côté du pont, la route bifurque, on va se séparer, l’une des voyageuses devant tirer à droite sur Varacieux, l’autre à gauche sur Chasselay. Dans cette petite rivière, quelque quinze mois avant, on a trouvé le cadavre d’une fillette d’une dizaine d’années violée et assassinée, et l’émotion causée par ce crime, dont fauteur est resté inconnu et impuni, n’est point encore calmée. Est-ce ce lugubre exemple qui fera chavirer les dernières hésitations et décidera du crime ? En une scène que les constatations médicales et les aveux de l’accusée ont fini par faire connaître dans tous ses détails, Blanche fait une dernière tentative, dérobe pour la troisième fois le porte-monnaie de Philomène Lambert et, pour faire disparaître le témoin qui fa menacée tout à l’heure de la dénoncer à sa mère, elle pousse sa camarade dans le ruisseau.

Le pont est à une hauteur de deux mètres : la victime reste étendue dans sa chute, mais elle n’a que des blessures sans gravité ; sa figure est ensanglantée, mais elle relève la tête. Il faut l’achever.

Laurent De Troil.

Du côté où elle se trouve, la berge est abrupte et impraticable : Blanche franchit le pont, descend la rive, traverse le ruisseau pour atteindre sa camarade étendue sur le ventre. Puis là, avec une rage effroyable, elle lui maintient la tête dans l’eau à peine haute de quelques centimètres pour l’asphyxier. La victime essaye de se relever, Blanche lui frappe la tête contre le sol, elle lui plonge ainsi la tête au moins douze fois, la figure porte douze blessures faites ainsi, la langue est coupée et broyée. — « Elle lui a plongé la tête, disait dans son rapport M. le Dr Dutrait, de Saint- Marcellin, à plusieurs reprises dans beau peu profonde à mesure que Philomène la relevait pour respirer et crier, d’où ce lésions si multiples de la face pendant la vie. « Philomène est [p. 496] enfin asphyxiée et ne bouge plus. Afin d’être bien sûre de sa mort, Blanche prend dans le lit du torrent un caillou roulé lourd et coupant, et en porte encore cinq coups vigoureux sur le crâne du cadavre. Puis très calme, elle sort du ruisseau ; mais, au lieu de se diriger vers Chasselay, elle prend la route de Varacieux.

Où va-t-elle ? Chez les époux Lambert, chez les parents de sa victime. Pourquoi ? Pour donner le change, afin que, lorsqu’on retrouvera le cadavre de sa victime, les soupçons ne se portent pas sur elle. Elle frappe à la porte des époux Lambert, on lui ouvre, et, comme elle s’est mouillée dans la Cumane en tuant sa compagne, elle raconte mensongèrement qu’elle est tombée dans un canal ; les époux Lambert lui changent bas et souliers, font sécher ses vêtements, lui font boire du vin chaud pour la réconforter. Tous ces soins ne lui arrachent ni remords, ni larmes, ni regrets. Elle raconte qu’elle a laissé Philomène dans les rues de Saint-Marcellin, que sa compagne était un peu grise. Pendant qu’on la soigne, elle joue l’étonnement : « Est-ce que Philomène ne vient pas encore «  s’écrie-t-elle à deux reprises. Elle avait, raconte plus tard le vieux Lambert au juge d’instruction, son allure ordinaire, elle a parlé d’un air très nature, qui n’a pas éveillé mes soupçons. »

Puis, réchauffée, réconfortée. Blanche Deschamps quitte tranquillement cette maison, où elle a semé le deuil et la mort, rentre chez sa mère, à laquelle elle remet sans émotion, comme s’il provenait de sa paye, l’argent volé, cinq francs. — Quant au porte-monnaie, elle l’avait jeté dans un champ près du lieu du crime.

Le lendemain, le sieur Lambert inquiet, après de douloureuses recherches, retrouvait le cadavre de sa fille dans la Cumane raidi par le froid, recouvert d’une épaisse couche de neige. Les soupçons ne tardaient pas à se porter sur Blanche Deschamps, laquelle arrêtée, après avoir nié tout, devant les constatations médicales et les déclarations très précises des témoins, entrait dans la voie des demi-aveux. Mais, durant toute l’instruction, devant la Cour d’assises, elle ne s’est jamais départie de son calme, de son froid et surprenant cynisme, malgré l’odieux de ce crime, qui, dans toute la région grenobloise, a déterminé un poignant étonnement, une terrifiante émotion.

A quels mobiles Blanche Deschamps a-t-elle obéi ? Quelle force a pu pousser cet esprit brutal à commettre un pareil crime ? Voler l’argent de sa compagne pour l’apporter à sa mère et [p. 497] réparer ainsi la perte de son propre salaire gaspillé pour la satisfaction de sa gourmandise ? c’est certain, mais cela ne saurait expliquer la rage avec laquelle elle a accompli son forfait. Elle a répété que si elle a volé et si elle a tué pour faire disparaître le témoin de son vol c’est qu’elle craignait d’être battue par sa mère si elle rentrait chez elle sans le produit de son salaire : or, il a été établi d’une façon certaine par l’enquête que jamais ni sa mère, ni l’amant de celle-ci ne l’avaient frappée ; jamais, du reste, elle n’était rentrée chez elle sans l’argent de son travail ; jamais aucune menace ne lui avait été adressée. Quelle force a donc, pu armer son bras d’une rage aussi féroce ?

De haine contre sa compagne, Blanche Deschamps n’en avait point; aucune querelle n’avait jamais surgi entre elles; le matin, elles avaient quitté leur usine bras-dessus, bras-dessous, en bonnes camarades. La contre-maîtresse de l’usine, chargée de veiller sur leur travail et leur conduite à toutes deux, a déclaré que Blanche et Philomène n’avaient jamais eu entre elles ni querelles, ni difficultés.  « Elles étaient, a-t-elle ajouté, l’une et l’autre très soumises et je n’ai jamais remarqué qu’elles eussent mauvais caractère. » Pour la contre-maîtresse, l’avarice, le besoin de remplacer l’argent perdu ont seuls déterminé l’assassinat.

Les probabilités de la déterminante de la volonté criminelle sont bien celles que nous avons indiquées au cours de l’exposé de l’affaire ; gourmandise, besoin d’argent pour éviter les reproches de sa mère, l’idée d’assassinat germant tout à la fois du besoin de faire disparaître le dénonciateur du vol et du souvenir de la petite fille assassinée quinze mois auparavant dans ce même ruisseau de Cumane.

Nous allons voir par les propres interrogatoires de Blanche Deschamps, comment elle-même a exposé la genèse de sa rage criminelle.

Le 16 janvier, Blanche est interrogée par la gendarmerie du canton de Vinay. Elle nie avec aplomb tout crime, meurtre et vol. Arrivées toutes deux au pont de la Cumane, « elles eurent, selon l’accusée, des difficultés, » puis elle l’entendit rouler dans le ruisseau. C’est tout.

Le même jour, quelques heures plus tard, elle est interrogée par le juge d’instruction de Saint-Marcellin. C’est la même thèse qu’elle continue à soutenir : Philomène Lambert est tombée accidentellement dans le ruisseau; voyant qu’elle ne bougeait [p. 498] plus, elle est descendue dans la rivière en faisant un détour, la berge étant très escarpée près du pont, là où elle se trouvait. Puis Blanche continue en ces termes :

Quand j’ai été près d’elle, j’ai vu qu’elle ne bougeait plus et je l’ai frappée plusieurs fois sur le derrière de la tête. Elle était morte quand je l’ai frappée avec une pierre.

  1. — Si elle était morte pourquoi l’avez-vous frappée ?
  2. — C’était pour voir si elle pouvait encore se remuer.

Le 18 janvier, le juge d’instruction l’interroge de nouveau. Cette fois, Blanche va plus loin dans la voie des aveux ; c’est bien elle qui a fait tomber Philomène dans le ruisseau, mais elle l’a fait rouler involontairement au bas du pont. Sa camarade a fait tomber son chapeau, alors, dans un brusque mouvement, elle l’a repoussée. Je l’ai repoussée vivement, dit-elle, et je l’ai fait tomber dans la rivière. Nous étions à deux ou trois pas du bord du pont. J’ai entendu qu’en tombant Philomène Lambert a poussé un cri. Je me suis aussitôt approchée du bord du pont : je suis entrée dans la rivière et passant dans l’eau sous le pont je me suis approchée d’elle, je l’ai trouvée étendue sur le côté ayant un peu la bouche dans l’eau. J’étais en colère, je lui ai plongé deux fois la tête dans l’eau; elle vivait encore à ce moment-là. J’ai ensuite pris une pierre dans la rivière et je l’ai frappée trois fois sur la tête avec cette pierre, elle ne bougeait plus.

  1. — Vous avez été bien cruelle, vous vous étiez battues avant ?
  2. — Non, Monsieur, nous ne nous étions pas battues. J’étais en colère, c’est vrai, mais je ne l’étais pas bien.
  3. — Est-ce le seul sentiment qui vous ait fait agir ainsi ?
  4. — Ouï.

Et, dans cet interrogatoire, comme du reste dans tous les autres, elle précise sans émotion, très nettement, les divers incidents de la scène, fait la description des lieux; indiquant très froidement les situations qu’elles occupaient respectivement elle et sa victime.

Nous voilà au 19 janvier ; Blanche est interrogée de nouveau ;

  1. — Elle s’est mise à côté de moi, je me suis reculée et, d’un coup de coude, je l’ai poussée en avant.
  2. — Vous avez voulu la jeter dans Peau ?
  3. — Non, Monsieur ; je lui ai donné un coup de coude et c’est sans le vouloir que je l’ai jetée dans Peau. [p. 499]
  4. — Pourquoi donc l’avez-vous massacrée comme vous l’avez fait ? Quel est le sentiment qui vous a guidée ? Est-ce la colère ? Est-ce la rancune de ce qu’on vous avait surprise lui ayant volé son porte- monnaie ?
  5. — Ce n’était pas la rancune ; c’était la colère. Cependant, je n’étais pas bien en colère.
  6. — N’est-ce pas la frayeur que vous aviez d’être dénoncée par Philomène Lambert de l’avoir fait tomber de dessus le pont dans la rivière et de Ravoir grièvement blessée ?
  7. — Non, Monsieur, c’était pas ça, c’était la colère.

Blanche persiste ainsi à dire que c’est la colère qui l’a fait agir et elle reconnaît avoir voulu tuer. Dans ce dernier interrogatoire, elle avoue que, du haut du pont, elle a vu sa camarade grièvement blessée, la figure ensanglantée : au lieu de la toucher, de faire

surgir en son âme le remords, cette vue ne paraît avoir que surexcité sa colère furieuse.

Le 23 janvier, elle raconte au juge d’instruction comment ayant dépensé tout le produit de son salaire en sucre, café, etc…, n’ayant plus que quelques sous dans sa poche, dans la crainte d’être grondée par sa mère, elle eut l’idée de voler sa camarade. Elle persiste à dire que c’est par mégarde qu’elle a poussé Philomène Lambert dans la rivière et, pour appuyer son men- songe, elle soutient le système absurde que sa camarade, avant sa chute, ne s’est pas aperçue du vol de son porte-monnaie.

Cependant le juge d’instruction insiste :

  1. — Ce qui dénote d’une façon certaine que vous avez jeté volontairement Philomène Lambert dans la rivière, c’est la façon dont vous vous êtes conduite après. Vous avez avoué vous-même que vous n’étiez pas bien en colère ; il est même probable que vous ne l’étiez pas du tout ; c’est donc bien de sang-froid et pour éviter la dénonciation de votre vol que vous avez tué Philomène Lambert ?

R, — Non, Monsieur, je ne l’ai pas jetée exprès dans la rivière. Ce n’est pas dans la crainte de la dénonciation de Philomène Lambert que je suis ensuite allée la frapper avec une pierre dans la rivière. Je n’étais pas bien en colère ; cependant c’est la colère qui m’a fait faire cela.

Dans un interrogatoire du 24 janvier, Blanche Deschamps, acculée par l’évidence, fait encore un pas vers la vérité : elle reconnaît que Philomène s’est aperçue de la soustraction de son argent et que c’est lorsqu’elle a voulu lui reprendre le [p. 500] porte-monnaie qu’elle lui avait volé qu’elle Ta poussée et fait tomber ; mais elle persiste à dire que c’est involontairement qu’elle l’a jetée dans la Cumane. Et cette thèse, elle la soutiendra jusqu’à la fin de l’instruction.

Enfin, dans un interrogatoire du 27 janvier, le magistrat instructeur lui disant que c’est dans l’eau qu’elle l’a tuée et que sa victime a dû résister :

  1. — C’est vrai, répond Blanche; elle a. résisté, mais elle n’a pas crié.

Dans cet interrogatoire, la prévenue, après avoir affirmé qu’on la battait chez elle, est obligée de reconnaître qu’elle mentait en disant cela. Il reste toujours cependant la raison initiale du crime : « J’avais peur, dit-elle, de ma mère qui m’aurait grondée en voyant que je ne lui rapportais pas l’argent que j’avais touché à l’atelier et que j’avais dépensé. »

Nous arrivons ainsi à la veille des assises.

Le jour de l’audience, la salle des assises était bondée, tant l’étrange odieux de ce crime avait eu de retentissement dans la ville de Grenoble. L’accusée entre, la figure cachée sous un vaste chapeau et un châle épais, qu’on est obligé de lui faire quitter pour que les jurés puissent apercevoir ses traits. — Je dois le dire, chapeau et châle m’ont paru plutôt destinés à dissimuler sa timidité qu’à cacher sa honte. —

Devant la foule qui envahissait la salle, en face du jury et de lacour assemblés, aux côtés des gendarmes, Blanche Deschamps

fut prise d’une sensation physique, qui amena les larmes à ses yeux : sensation purement physique, ainsi que je le lui dis dans mon réquisitoire, qui ne laissait supposer ni regrets, ni remords. Et encore cette émotion fut-elle de très courte durée : bien tôt, cachée derrière son mouchoir, les yeux secs, peu à peu, elle se familiarise avec l’assistance, regarde la cour, le jury, la salle, avec une complète insouciance de ce qui se passe autour d’elle, à peine troublée durant le discours du ministère public, sans s’inquiéter de la plaidoirie de son défenseur, sans lui prêter la moindre attention. Elle ne semble émue qu’à un instant, quand le président d’assises prononce la condamnation, déclare qu’elle sera enfermée durant dix années dans une maison de correction.

Quand le président l’interroge au début de l’audience, elle a cependant perdu de son calme, sans doute sous l’impulsion de la surprise de la salle des assises et de l’émotion dont nous avons [p. 501] parlé, et, grâce à cet état d’âme accidentel, interrogée, elle laisse enfin échapper l’aveu complet du crime, elle reconnaît que c’est volontairement qu’elle a jeté Philomène Lambert dans la rivière pour la tuer, après bavoir volée.

Le président des assises, homme fort religieux, poursuivant son interrogatoire, lui demande si à l’église son curé ne lui a pas dit qu’il ne fallait point tuer. Blanche Deschamps répond : « M. le curé ne nous disait pas çà. M. le Curé ne nous faisait que réciter le « catéchisme. » Elle n’a vraiment pas l’air de comprendre qu’il est défendu de voler et de tuer, que c’est mal de prendre le bien d’autrui ou de donner la mort à ses semblables. A l’entendre, on peut croire que ses idées morales sont fort peu nettes. Jamais, je le répète, le soupçon même du remords ne s’est montré sur son visage ou dans une de ses réponses.

Nature primitive et barbare, aux instincts brutaux, cela est certain : les légendes locales sont même allées rechercher pour elle un atavisme fort lointain, car, toute la presse régionale a répété, je ne sais sous la foi de quels documents, que Blanche Deschamps descendait de Mandrin, le fameux brigand et contrebandier du XVIIIe siècle, dont le souvenir est resté si vivace sur le terrain de ses exploits, le Lyonnais méridional, le Dauphiné septentrional, son pays.

Ce qu’il y a de certain, c’est que Blanche Deschamps a été fort mal entourée dans son enfance : fille naturelle d’une mère qui, mariée plus tard, voit son mari obtenir le divorce contre elle, puis vit en concubinage, bien que nul autre mauvais renseignement ne soit recueilli contre sa mère, cette inconduite suffit pour montrer un foyer moins que sévère et faire supposer des exemples plus que funestes. Du reste, le milieu tout entier, dans lequel la jeune Deschamps a vécu, ne paraît pas être d’un niveau moral fort élevé : un trait suffira à le dépeindre. Avant l’audience des assises, la mère de l’accusée et les parents de la victime avaient passé un traité par lequel les seconds s’engageaient à renoncer à toute action civile pour le meurtre de leur enfant moyennant deux hectolitres de blé évalués à 36 francs et la somme de 50 francs. La révélation de ce contrat, quand je la fis à l’audience, causa dans l’assistance une émotion pénible, un mouvement de réprobation, dont la presse se fit unanimement l’écho. Blanche Deschamps avait-elle agi avec discernement ? Dans mon réquisitoire, j’indiquai au jury que tout semblait tendre à prouver l’affirmative, le départ d’Iseron à huit heures du matin, [p. 502] la tentative faite pour griser Philomène Lambert à Saint-Marcellin, les détails du crime, la visite de Blanche aux parents de la victime, la persistance de ses dénégations ; cependant, ajoutai-je, dans ma conscience d’homme et de magistrat, je n’oserai jamais, dans le doute qui peut exister, conclure à la pleine responsabilité d’une enfant de treize ans. Et pour ce crime qui, pour un homme de dix-huit ans, eût dû entraîner la peine suprême, je demandai une déclaration de non-discernement en faveur de son auteur et renvoi de Blanche dans une maison de correction jusqu’à sa vingt-unième année, la mère ayant prouvé, du reste, qu’elle était incapable de garder et de conduire sa fille.

Le jury, plus rigoureux, après avoir reconnu l’accusée coupable de vol et de meurtre, déclara qu’elle avait agi avec discernement. Ce n’est même qu’après être rentré dans la salle de ses délibérations, à la demande du président, qu’il accorda à Blanche Deschamps le bénéfice des circonstances atténuantes.

En vertu de l’article 67 du Code pénal, la Cour décida que la condamnée serait enfermée pendant dix ans dans une maison de correction.

Il peut être intéressant de donner les renseignements fournis par le dossier sur l’accusée. Les voici :

Caractère un peu rancuneux. — Peu de .plaintes sous le rapport des mœurs. — Sait lire et écrire . — Catholique ; a fait sa première communion . — A demeuré avec sa mère , puis a été placèe domestique chez un cultivateur ; depuis peu de temps allait à la fabrique d’Iseron. — Mère divorcée; n a jamais fait de plainte sur son enfant . — Enfant unique . — Enfant naturelle , puis légitimée par mariage subséquent . — État de santé très bon.

Fac-similé de la signature de Blanche Deschamps

D’autre part, voici le signalement anthropométrique de Blanche Deschamps tel qu’il a été pris à la prison de Saint-Marcellin, le 31 janvier 1893 :

Taille : 1m40. — Envergure : 1m36. — Buste : 0 m76.

Tète. — Longueur : 16,3 ; largeur : 14,8. [p. 503]

Oreille droite. — Longueur : 5,6 ; largeur : 3,1.

Longueur . — Pied g. : 22,5 ; médius g. : 9,6 ; auriculaire g. : 7,2 ; coudée g. : 36,1.

Yeux. — châtain foncé, ardoisé, verdâtre foncé.

Cheveux. — Châtain foncé.

Front. — Inclinaison : droit ; hauteur : moyenne ; largeur : moyenne.

Nez. — racine : moyenne ; dos ; concave ; base : relevé ; dim. : court et saillant.

Traits caractéristiques : menton rond, visage rond, teint brun, bouche moyenne, sourcils châtain moyen. —Petite cicatrice sur le milieu de la joue gauche. Petite lentille sur le côté gauche du cou.

Voici réunis sous les yeux des lecteurs des Archives tous les renseignements qu’il a été possible de recueillir sur cette enfant qui, à treize ans, avec un cynisme et un calme inouïs, a pu commettre le plus épouvantable des forfaits. Ils nous ont paru devoir constituer, malgré leur douloureuse tristesse, un document intéressant pour ceux qui s’occupent des questions anthropologiques et pénales et qui, dans l’examen du crime, cherchent le moyen de guérir cette plaie, la plus horrible dont souffre l’humanité.

Alexandre Bérard
Docteur en droit, député de l’Ain.

J’ai vu la jeune Deschamps à la prison de Grenoble un mois après sa condamnation. Elle prenait sa détention en grande patience, sortant peu de sa cellule, même aux heures où il lui était permis d’aller dans l’étroit préau de la maison d’arrêt. Elle se trouvait très bien et très heureuse, ne demandant qu’à rester dans cette prison et ne redoutant qu’une chose, le transfert dans une maison centrale. Elle passait à lire les longues heures de sa détention.

Interrogée par moi, elle versa quelques larmes, refusant de parler, laissant â peine entendre qu’elle regrettait son crime et qu’elle n’avait eu l’idée de tuer sa camarade que sur le pont de la Cumane.

De tout ce que ses gardiens avaient jamais pu tirer d’elle, deux choses seulement à signaler ; la première, l’aveu de sa timidité aux assises : « J’aurais bien demandé pardon à ces messieurs et j’aurais eu moins; mais il y avait trop de monde et je n’ai pas osé ; « la seconde, son unique préoccupation d’intérêt pécuniaire ; elle écrivait à sa mère : « Gardes bien la maison que tu possèdes car elle doit m’appartenir. » L’avarice, tel est bien le trait dominant du caractère de cette enfant, qui n’a pas hésité à commettre un forfait exécrable pour voler une pièce de cent sous à son infortunée camarade d’atelier !

 

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