Albert Giraud. Fragments d’histoire de la folie. Extrait des « Mémoires de la société des lettres, sciences et arts de Bar-le-Duc », (Bar-le-Duc), deuxième série, tome II, pp. 161-184.

Albert Giraud. Fragments d’histoire de la folie. Extrait des « Mémoires de la société des lettres, sciences et arts de Bar-le-Duc », (Bar-le-Duc), deuxième série, tome II, pp. 161-184.

Albert Giraud (1848-1910). Docteur en médecine et aliéniste. Quelques publications :
Un début dans la pratique de médecine légale. Rouen, impur. de L. Gy , 1903. 1vol. in8°, 16 p.
Du Délire dans le rhumatisme articulaire aigu. Paris, A. Delahaye, 1872. 1vol in-8°, 111 p.
Notes et impressions de voyage en Sicile au cours de l’année 1906. Rouen : impr. L. Gy , 1898. 2 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 161]

FRAGMENTS
D’HISTOIRE DE LA FOLIE.
LA SORCELLERIE AU MOYEN-AGE,
UNE ÉPIDÉMIE DE DÉLIRE DE NOS JOURS

Par M. ALBERT GIRAUD,
Docteur en médecine,
Directeur de l’Asile d’aliénés de Fains, membre titulaire.

La médecine a son histoire comme les autres sciences, et, depuis que la folie est considérée comme une maladie, traitée par les médecins, on ne peut pas s’étonner de voir un médecin aborder l’élude des aberrations de l’esprit humain. Cette étude ne forme qu’un chapitre dans l’histoire de la médecine, mais le chapitre n’est peut-être pas dépourvu d’intérêt. Je n’ai pas toutefois l’intention de présenter ici une histoire complète de la folie, et je me bornerai à quelques points ayant fait l’objet plus particulier de mes recherches.

On peut dire que la folie est aussi vieille que le monde. Nous en trouvons des traces dès l’antiquité la plus reculée. Hippocrate décrivait la phrénésie , la mélancolie et la maladie sacrée. [p. 162] La ‘Bible nous parle de la folie de Saul et de la folie de Nabuchodonosor qui se croyait changé en bête. Le livre des Rois rapporte même que David réfugié chez les Philistins crut devoir, pour échapper à ses ennemis, simuler la folie. Dans l’antiquité, la folie constituait pour celui qui en était atteint une sorte d’immunité. A Athènes et à Rome, ceux qui avaient perdu la raison étaient reçus dans les temples et étaient sous la protection des dieux.

Le nombre des insensés ne parait pas avoir été considérable chez les peuples anciens, et les faits d’aliénation étaient pour la plupart isolés. Il n’en est plus de même au Moyen âge. Les idées les plus étranges sa développaient tout à coup au milieu des populations, et bientôt apparaissaient de véritables accès d’aliénation. Il y eut, en réalité, des épidémies de délire. Ce fait est assez curieux pour nous arrêter quelques instants. La croyance aux influences surnaturelles dominait tout alors, et les pratiques les plus étranges étaient parfois mises en usage pour combattre l’esprit du mal ; certaines de ces pratiques se perpétuaient, alors même que la cause avait disparu depuis long­temps. Ainsi Leuret, dans son Traité de ta folie, cite l’exemple suivant :

« En 729, il y eut à Echternach, petit village situé à cinq lieues de Trèves, une maladie qui attaquait un très-grand nombre d’animaux. C’était, disent les vieilles histoires, une sorte de rage qui faisait sauter les bêtes, tant et tant qu’elles en mouraient. Que faire contre un pareil fléau ? Sauter aussi : c’est ridée qui vint aux paysans. Ils s’assemblèrent en grand nombre, écoutèrent dévotement un sermon, et s’étant rangés trois à trois, ils se mirent à sauter sur une jambe, faisant trois pas en avant et deux pas en arrière, au son du flageolet, du violon et de beaucoup d’autres Instruments. Après avoir sauté pendant plus de deux heures, en se rendant à l’église, ils se prosternèrent quelque temps, puis s’étant relevés ils s’en allèrent qui chez soi, qui au cabaret, qui sur la place publique, car les maisons étaient loin d’y suffire. Depuis 729, jusqu’à présent, la procession dansante a continué de se faire presque sans interruption tous les ans, le lundi de Pâques, [p. 163] et d’après un dénombrement pris sur les lieux, le nombre des danseurs était en 1814 de 7,261, celui des danseuses de 3,224, celui des musiciens de 142. Ainsi, pendant l’espace de onze cent six ans, les hommes ont dansé à Echternach, en place de leurs bêtes, car on assure que l’épizootie n’a pas reparu. »

L’histoire rapportée par Leuret n’est que grotesque, mais on y voit la religion associée à des actes destinés à faire cesser le maléfice. L’idée était bizarre, mais ne peut pas rigoureusement être considérée comme un trait de folie, quoique Leuret ait fait suivre l’histoire des gens d’Echtemach de la réflexion suivante :

« Qu’il prenne envie à un de nos paysans, quand sa vache est malade, de sauter sur une jambe en faisant trois pas en avant et deux pas en arrière dans l’intention de la guérir, et vous verrez si les parents et les amis du danseur ne s’occuperont pas de le guérir lui-même. »

Il faut arriver au quinzième siècle, pour rencontrer de grandes épidémies de délire. Pendant trois siècles, l’Europe est infectée de sorciers, mais surtout de sorcières, et c’est assurément une triste histoire que l’histoire de la sorcellerie, car on y rencontre une des plus funestes aberrations de l’esprit humain.

Les sorciers, comme on les appelait alors, apparaissaient rarement isolés dans une région. Une partie de la population d’une province se croyait en rapport direct avec le démon, l’autre partie de la population se croyait victime des agissements des sorciers. Tout ce qui arrivait de mal dans le pays était dû aux maléfices des suppôts de Sathan. La grêle, les tempêtes, la mortalité du bétail, tout était l’œuvre des amis du démon. Le fait était dénoncé aux Parlements. Alors commençait une procédure pour rechercher de tels criminels. Les juges saisissaient ceux qui étaient dénoncés par l’opinion publique ; on les soumettait à la question ; on en obtenait des aveux et les noms des complices. Or, il était admis dans la jurisprudence de l’époque que quiconque avait eu des accointances avec le diable méritait d’être brulé. On compte par centaines de mille les malheureux hallucinés victimes, du quinzième au dix-huitième siècle, d’un affreux préjugé, et l’on trouve dans l’ouvrage de Calmeil sur la folie un long martyrologe. Je pourrais multiplier les exemples, [p. 164] mais j’en choisirai de préférence un, que j’ai pu étudier plus spécialement, durant mon séjour à Bordeaux, et il peut permettre de juger ce qu’était une épidémie de démonolâtrie.

En 1609 , le Parlement de Bordeaux s’émut de la présence de sorciers et de sorcières dans la contrée que l’on appelait alors le pays de Labour et qui constitue aujourd’hui le littoral du département des Basses-Pyrénées, de Bayonne à la frontière espagnole. Le Parlement délégua plusieurs de ses membres pour faire bonne justice et, l’un d’eux, le conseiller du Roy, P. de Lancre, a rapporté dans un gros volume (1) les faits dont il a été témoin. L’ouvrage tout entier est un réquisitoire contre les habitants de la terre du Labour. Leur grand crime était d’aller au Sabbat. Or, voici ce qu’était le sabbat. Une partie des femmes (des femmes, il faut le noter) se rendait, disait-on, dans un lieu désert, pendant la nuit, de préférence le mercredi et le vendredi et par les nuits les plus orageuses. Le diable venait les rejoindre sous forme de divers animaux. Et on l’adorait en lui baisant le derrière. C’est, du moins ce que déclaraient les sorcières. Leurs aveux étaient enregistrés et servaient de pièce à conviction. Mais les juges voulaient savoir comment on se rendait au sabbat. Ici, il y avait divergence dans les dépositions. Les uns se disaient transportés seulement en esprit ; d’autres étaient enlevés par le diable sur des animaux ou sur des femmes, et parcouraient ainsi des distances considérables ; d’autres déclaraient s’y rendre à pied ; d’autres enfin ne savaient pas comment ils avaient été transportés. Ce dernier mode de locomotion constituait le ravissement.

Le simple bon sens aurait permis de supposer que les [p. 165] individus qualifiés de sorciers étaient des hallucinés incapables de commettre les méfaits dont on les accusait ; mais les juges de l’époque ne l’entendaient pas de la sorte, et ne reculaient pas devant les suppositions les plus absurdes quand certaines dépositions démontraient la fausseté des allégations des sorciers. On parvenait parfois à établir qu’une femme prétendant s’être rendue au sabbat avait passé la nuit couchée dans le même lit que son mari. Qu’en concluait-on ? — Que la femme était folle. — Erreur profonde ? C’était une preuve de l’artifice de Sathan qui voulant enlever la femme à son mari, sans que ce dernier s’en aperçut, la remplaçait par une succube. Et alors, pauvre mari, il était condamné à procréer de petits diables sans s’en douter. On admettait que les femmes, de leur côté, pouvaient mettre au monde des diables procréés par les incubes : De Lancre donne comme exemple, à l’appui de son opinion, d’après le P. del Rio, l’histoire d’une certaine femme qui enfanta un petit démon, lequel sortant de son ventre vint à sauter et à gambader. On croit rêver quand on lit de semblables insanités écrites par un magistrat de l’époque, appelé quelques années après la publication de son livre aux fonctions judiciaires les plus élevées, et l’on ne peut s’empêcher de frémir en songeant que de telles doctrines avaient pour conséquence des condamnations à mort.

De Lancre nous apprend que les sorcières étaient nombreuses au pays de Labour et il en recherche la cause. Ici le fantastique ne connait plus de bornes. Le pays de Labour était un bailliage de 27 paroisses : or, sa situation, nous dit le conseiller de Lancre , est en partie cause qu’il y a tant de sorciers : ce pays est peu fertile ; les mœurs y sont rudes, les habitants se livrent à l’inconstant travail de la mer, sont impropres aux travaux de la terre et sont mauvais artisans. Le diable fait semblant de les secourir et la longue absence des maris engendre le désamour des femmes qui donnent à leurs enfants un autre père, en ayant fait présent à Satan. Mais on admettait encore d’autres causes, parmi lesquelles se trouve l’introduction de la culture du tabac, parce que, l’usage de la nicotiane engendre la fétidité de l’haleine (2). « Et voyant que la puanteur et cette forte odeur [p. 166]  de la marine leur plaist, elles se iettent encore à une plus abominable puanteur, et aimèt plus baiser le diable en forme de bouc puant, en cette partie sale de derrière où elles font leur adoration que leurs maris en la bouche. »

En outre, les démons et malins esprits ayant été chassés du Japon et des Indes par de bons religieux se sont jetés dans les montagnes du Labour : « Et de fait, plusieurs Anglois, Ecossois, et autres voyageurs venant quérir des vins en cette ville de Bordeaux nous ont asseuré avoir veu en leur voyage de grandes troupes de démons en forme d’hommes épouvantables, passer en France. » Le pays favorise encore l’immoralité : des jeunes pêcheurs et des filles, après avoir été dans l’eau, vont, sous prétexte de se sécher, dans les grottes d’amour.

Revenons à une plus exacte appréciation des faits. A une époque où sévissait l’Inquisition en Espagne, des femmes dont la vie était nécessairement plus sédentaire et qui étaient souvent abandonnées seules au logis, puisque les hommes étaient marins, pour la plupart, devaient avoir l’imagination frappée par les nombreux récits de possession du diable qui avaient cours alors, mais rien de plus instructif que certaines dépositions pour bien faire juger l’état mental de celles que l’on appellerait aujourd’hui les malades. Toutes les sorcières avouent leurs relations avec le démon, mais suivant leur âge ces relations varient.

« Marie d’Aspicuète, habitante de Hendaye, àagée de dix-neuf ans, dépose que la première fois qu’elle luy fut présentée elle le baisa à ce visage de derrière au dessoubs d’une grande queue ; qu’elle l’y a baisé par trois fois et qu’il avait aussi ce visage fait comme le museau d’un bouc. »

Corneille Brolie , âgée de douze ans, a vu le diable en forme d’homme avec quatre cornes à la tête et pas de bras. Il était en chaire avec plusieurs femmes de ses favorites. Dans cette déposition, la vue du diable ne réveille chez cette enfant aucune idée érotique.

« Janne de Hottilopits, âagée de 14 ans, habitante de Sare, enquise si elle avait adoré le diable, et si en cette adoration elle lui avoit baisé le derrière dit que non, mais que le diable les a tous baisez au cul. » [p. 167]

Ramses Melenciez – Merci à Sylvie Tétiot.

Les idées èrotiques apparaissent surtout chez les femmes et principalement chez les femmes mariées. Ce sont celles-là qui rapportent qu’elles ont eu des accouplements avec le démon, et le conseiller de Lancre en conclut que le diable préfère « cognoistre les femmes mariées » : il en recherche le motif, et y trouve un nouvel argument contre la malice de l’esprit du mal, qui trouvait ainsi le moyen de commettre un adultère, et faire une plus grande insulte à Dieu. En réalité, des femmes qui avaient eu déjà des rapports sexuels éprouvaient au milieu de leurs hallucinations des sensations voluptueuses et les attribuaient à des accouplements avec le diable. Rien de plus curieux que l’indignation des juges au récit de semblables divagations dans lesquelles on rencontre le délire érotique le plus extravagant. « Car, écrit toujours de Lancre, au lieu de taire ce damnable accouplement, d’en rougir et d’en pleurer, elles en content les circonstances et les traicts les plus sales et les plus impudiques, avec une telle liberté et gaieté qu’elles font gloire de le dire et prennent un singulier plaisir de le raconter ; et prennent les amours de ce sale démon pour plus dignes que celles du plus juste mari qu’elles pourroient jamais rencontrer. Elles ne rougissent de tout poinct, quelque impudente et sordide question ou sale interrogatoire qu’on leur face de manière que nostre interprète ou truchement qui étoit ecclésiastique avoit plus de honte de leur faire nos interrogatoires, qu’elles à y répondre ; les fillettes de treize à quatorze ans l’expriment plus volontiers qu’on ne leur demande. » Et de fait, certaines sorcières déposent qu’on se livre pendant le sabbat aux danses les plus effrénées el qu’on y danse tout nuds. « Marie de Marignane, âagée de quinze ans, habitante de Biarix, dict qu’elle a veu souvent le diable s’accoupler avec une infinité de femmes qu’elle nomme par nom et surnom et que sa coustume est de cognoistre les belles par devant et les laides au rebours. » On ne doutait pas de la véracité d’un semblable témoin : « Sa jeunese est incapable d’une si sale invention. »

«  Marguerite , fille de Sare, âagèe de seize à dix-sept ans, dépose que le diable, soit qu’il ait la forme d’ homme où qu’il soit en forme de bouc, a toujours un membre de mulet, ayant [p. 168] choisy en imitation celui de cet animal comme le mieux pourvu : qu’il l’a long et gros comme le bras ; que quand il veut cognoistre quelque fille ou femme au sabbat, comme il le fait presque à chasque assemblée, il fait paroistre quelque forme de lit de soye sur lequel il fait semblant de les coucher, qu’elles n’y prennent point de déplaisir comme ont dit ces premières ; et que iamais il ne paroist au sabbat en quelque action que ce soit, qu’il n’ait toujours son instrument dehors de telle forme et mesure. »

Les juges de l’époque étaient curieux et s’informaient de toutes les circonstances ; aussi les descriptions du membre viril du diable abondent. Nous devons noter toutefois qu’il y avait des variantes, mais les divergences n’étaient pas faites pour modifier l’opinion des magistrats, qui y voyaient là toujours une nouvelle preuve de la malice du démon, variant sans doute ses plaisirs et ses transformations. Tantôt l’organe est décrit comme rugueux et recouvert d’écailles ; tantôt il est dur et rigide , ayant la consistance de la corne ; tantôt il est tordu en forme de spirale. Mais il y a plus, on ne se contentait pas au sabbat de s’accoupler avec le diable, on avait aussi des rapports avec les hommes qui étaient présents : or les sensations n’étaient pas les mêmes dans les deux cas. La semence du démon était froide, celle des hommes, était naturelle. Ces dépositions, nous donnent une idée de ce que peut concevoir une imagination en délire, et nous y voyons en même temps la preuve de l’érotisme des sorcières du Labour .

Ce qu’il y avait de plus grave dans ces aveux, c’est que non-seulement les prétendues sorcières rapportaient leurs sensations personnelles, mais elles dénonçaient aussi un certain nombre de personnes qu’elles nommaient par nom et surnom. A leur tour, ceux qui étaient dénoncés étaient saisis ; la dénonciation constituait une charge, et la torture amenait de nouveaux aveux, quand le cortège effrayant de toute celte procédure ne déterminait pas l’explosion du délire. Les imaginations, on le comprend, étaient de plus en plus frappées. Le mal s’aggravait, s’étendait, et les conceptions délirantes se développaient dans les populations à la manière d’une épidémie.

Et ce qui montre bien l’influence de l’imagination, c’est que [p. 169] les jeunes enfants n’étaient pas atteints de ]a même façon que les adolescente et les adultes. Eux aussi voyaient le démon, mais le diable avait des ménagements pour eux. De Lancre ne connalt pas d’exemple d’accouplement de Sathan avec des enfants au­dessous de 12 ans. Il y a plus, tandis que le coït se pratiquait au sabbat en public, les enfants n’y étaient pas présents. Cette vue leur était épargnée. On ne saurait trop admirer cette discrétion de l’esprit du mal et ce respect de l’enfance (3). Mais en somme rien de plus naturel que l’absence de délire érotique chez des enfants qui n’ont pas atteint l’âge de la puberté.

Les aveux ne suffisaient pas toujours pour motiver une condamnation. D’ailleurs, certaines femmes dénoncées comme sorcières niaient obstinément les faits qui leur étaient reprochés. Or, un préjugé régnait à l’époque qui nous occupe. La sorcellerie supposait une initiation. Il fallait effacer la trace du baptême, et il était nécessaire que Sathan pût reconnaître ses adeptes. Alors, il les marquait. Les juges se faisaient un devoir de rechercher cette marque. Le caractère distinctif des points du corps touchés par le démon était d’être insensible à la douleur. Pour rechercher ces points insensibles, on bandait les yeux des sorcières et l’on explorait la surface cutanée à l’aide d’une aiguille ou d’un tranchet très-affilé. Malheur à l’infortunée sorcière chez laquelle on rencontrait un point du corps anesthésié, elle avait été marquée par le démon. Des femmes avaient la triste spécialité de rechercher ces points insensibles, et elles les trouvaient, disent les vieux auteurs, jusque dans les parties les plus secrètes. Or, un fait clinique, faussement interprété d’ailleurs, était relevé à cette époque. On sait qu’il existe chez les hystériques des points douloureux occasionnant à la pression de vives souffrances, et que néanmoins on peut piquer sans provoquer aucune douleur ; or nous lisons qu’en vain les sorcières se trémoussaient et accusaient des points douloureux à la pression alors qu’elles ne sentaient aucune souffrance quand l’aiguille [p. 170] était enfoncée jusqu’à l’os. On ne croyait pas à leur souffrance quand elles accusaient des points douloureux ; les contorsions, avaient aux yeux des juges uniquement pour but de détourner l’attention, de faire croire à leur sensibilité alors qu’elles portaient la marque du démon. Les sorcières usaient de malice pour tromper la justice et échapper à leur sort, quand elles se voyaient sur le point d’être convaincues. Il s’agissait là d’une simulation, et c’était une circonstance aggravante.

Tous ces faits appartiennent à l’histoire. Pour nous qui cherchons à les interpréter (sans haine ni colère), nous voyons que dans le pays de Labour, (nous nous en tenons toujours à l’exemple choisi) régnait au commencement du XVIIe siècle, la ferme croyance à des maléfices. Des convictions délirantes dues probablement à des hallucinations faisaient croire à de pauvres femmes qu’elles étaient transportées souvent à de grandes distances par le démon, et qu’elles se réunissaient en grand nombre pour se livrer à des pratiques coupables ; mais ce qui doit nous frapper en même temps, c’est qu’on constate chez ces femmes un ensemble de symptômes appartenant à l’hystérie. Il existait un véritable délire érotique avec fausses sensations voluptueuses, et en outre des phénomènes d’anesthésie et d’hyperesthésie cutanés. Ce que l’on appelait la marque du diable était un symptôme morbide, et cette manière d’envisager les faits explique jusqu’à un certain point le caractère épidémique du délire. On sait que l’exemple est parfois contagieux. Par suite de quelles circonstances l’hystérie était-elle si commune dans la terre de Labour, c’est ce que nous ne pouvons pas préciser, mais bien des conditions pouvaient en favoriser le développement. Le pays était pauvre, peu fertile ; les communications y étaient difficiles, car la région est montagneuse. L’alimentation devait être souvent insuffisante el les unions consanguines fréquentes. Ce sont là des conditions éminemment favorables au développement des affections nerveuses. Quoi de surprenant alors à ce que, dans un terrain ainsi préparé, dans un temps où les questions religieuses passionnaient (nous ne devons pas oublier que c’était à l’époque de la réforme et des guerres de religion), certaines imaginations aient été plus vivement frappées : des accusations surgissent, [p. 171] des événements fortuits sont attribués aux maléfices, et les têtes se montent. Les malades, car ce sont alors des malades, finissent par se croire possédés et se considèrent comme réellement coupables ; la croyance à la possession se développe de plus en plus le délire gagne de proche en proche, par une sorte de contagion morale. Et nous n’avons- plus besoin d’appeler à notre secours pour expliquer le fait des diables chassés des Indes et du Japon, et réfugiés dans les montagnes de Labour ; mais ce qui reste profondément triste dans cette histoire, c’est le rôle du Parlement de Bordeaux ayant pour jurisprudence qu’il faut faire mourir les sorcières pour avoir été simplement au sabbat et fait paction avec le diable, bien qu’ils ne soient prévenus d’aucun maléfice pourvu qu’il y ait preuve contre eux qu’ils ont fait au dit lieu tout ce que les autres sorciers ont accoustumé d’y faire. Cette jurisprudence n’était pas spéciale au Parlement de Bordeaux, c’était la doctrine admise généralement. Toutefois il y avait des nuances et les formes variaient. Ainsi de Lancre, que je cite toujours volontiers parce qu’il nous fait bien connaître les idées de l’époque, rapporte que des sorciers du pays de Labour, feignant des pèlerinages, mirent l’alarme dans la Navarre et l’Espagne, et les inquisiteurs écrivirent au Parlement de Bordeaux pour demander des renseignements afin de renvoyer les fugitifs, « ce qu’ils feraient, disaient-ils, de très-bon cœur. Et nous leur rescrivîmes encor de meilleur qu’ils les gardassent soigneusement et les empeschassent de revenir, estant plus en peine de nous en deffaire que de les recouvrer. C’est un méchant meuble duquel il ne faut faire inventaire. » D’autres juges étaient moins formalistes et moins scrupuleux ; tel par exemple ce lieutenant criminel qui, vers la même époque, faisait de sa propre autorité et contrairement à la coutume, brûler sans appel et pour la plus grande gloire de Dieu, quarante sorciers. L’histoire rapporte qu’il ne se trouva personne pour lui en faire un reproche.

Celte démonolâtrie dans le pays de Labour, n’est qu’un épisode dans l’histoire des sorciers. Au quinzième siècle avait éclaté la folie des Vaudois. En 1459, des condamnations au bûcher avaient été prononcées dans l’Artois. De 1484 à 1500 [p. 172] des sorcières avaient été poursuivies en Allemagne etl condamnées à mort. En Italie, les frères de Saint-Dominique poursuivaient les sorciers, de 1504 à 1523, et d’après Barth de Spina, livrèrent aux flammes jusqu’à mille individus par an, dans le seul district de Côme. En 1577, quatre cents sorciers sont condamnés au feu par le sénat de Toulouse. En 1582, l’Inquisition sévit à Avignon contre les sorciers. Je ne relève ici que les faits les plus saillants. Toutes ces épidémies ont des caractères communs. La croyance au sabbat était générale et les hallucinations des prétendus amis du démon ne faisaient que propager l’erreur, et donner plus de force aux idées de l’époque. Il y avait pourtant une autre manière de se donner au diable. Certains individus croyaient pouvoir, à l’aide de certains artifices, se transformer en loups, c’étaient les lycanthropes ou loups-garous. La croyance populaire leur attribuait des méfaits de toute sorte. Les loups-garous erraient dans les campagnes, y inspiraient une vive terreur. Ils se jetaient sur les enfants et les dévoraient ; ils détruisaient les animaux domestiques comme de véritables bêtes féroces. Aussi on leur donnait la chasse comme à de vrais-loups, et ils étaient, croyait-on, d’autant plus dangereux qu’ils’ avaient pour eux la puissance du démon. En voici un exemple pris encore à Bordeaux (4).

« Le juge ordinaire de la Chastellenie et Baronie de la Roche­Chalais estant averti par le procureur d’office qu’il avoit esté veu naguières une beste sauvage au village de Paulot, paroisse de l’Esparon, qui semblait un loup et s’estoit jetée-de plein jour sur une jeune fille appelée Marguerite Poirier.

Luis Pacho- Merci ) Sylvie Tétiot.

« Et qu’en ce même village, un jeune garçon de treize à quatorze ans, serviteur de Pierre Gombaud, se jactoit que c’était luy qui s’estoit jetté sur la dite Marguerite, transformé en loup, et qu’il l’eust mangée si elle ne se fût défendue avec un baston, tout ainsi qu’il avoit mangé, disait-il, deux. ou trois enfans ou filles ;

« Il informe le 29 mai 1603.

« Voici, en résumé, la déposition du prévenu : je me nomme [p. 173] Jean Grenier ; mon père se nomme Pierre Grenier, il demeure à Saint-Antoine de Pizon , où il exerce la profession de laboureur.

« Je l’ai quitté il y a trois mois pour mendier, j’ai été depuis lors au service de plusieurs maîtres dont j’ai gardé les troupeaux, je loge à présent chez Gombaud, au village de Paulot.

« A l’âge de dix à onze ans, Duthillaire , notre voisin, m’a présenté à un homme noir, au fond d’un bois, et qui se nomme M. de la Forest. Ce monsieur m’a marqué à la fesse avec une broche qu’il tenoit en main, il m’a donné, ainsi qu’à Duthillaire, de la graisse et une peau de loup. Il m’est arrivé de courir en loup.

La déposition de Marguerite Poirier est véritable, il la print, voulant la tuer et la manger, et elle luy bailla un coup de bâton. Confesse toutes les violences et excez dont il est accusé sauf qu’il dit qu’il avoit bien tué un chien blanc, mais pas beu le sang. Interrogé quels enfans il a tués et mangés, ainsi transformé en loup, il dit qu’une fois allant de Coutras à Saint-Auloye, il entra dans une maison où il ne vit personne et y trouva un enfant d’un an dans le berceau, lequel il print à la gorge à belles dents, l’emporta derrière une palisse de jardin, en mangea tant qu’il voulut et bailla le reste à un loup qui étoit là près ; qu’il ne sait le nom du village.

« Que vers la paroisse Saint-Antoine de Pizou il se rua sur une fille qui gardoit les brebis, portant une robe noire, la tua  et en mangea ce qu’il voulut, comme de l’autre, puis bailla le reste à un loup qui étoit près de lui… qu’il pouvoit y avoir six semaines qu’il print une fille près d’une pierrière, et l’ayant tramée dans les bruyères il la mangea.

« Que passant la nuit à Esporon , il avoit attaqué la chienne de Millon , laquelle il eut tuée si Millon n’eut mis la main à l’épée.

Que quand il veut courir, il a une peau de loup sur soi, laquelle M. de la Forest lui porte quand il veut qu’il courr ; puis qu’il se frotte de certaine graisse qu’il lui a aussi baillée, qu’il tient dans un pot, ayant premièrement oté ses habits qu’il porte ordinairement par les chaumes et les buissons, [p. 174] qu’il court au bas de la lune une heure ou deux du jour et quelquefois la nuit, qu’il a couru quatre fois avec Duthillaire, mais qu’ils n’ont rien tué ensemble.

« Interrogé si son père sait qu’il court ainsi, il dit que oui, qu’il l’a graissé par trois fois et aidé à vêtir sa peau de loup. »

L’arrêt de la Cour de Bordeaux fut rendu le 6 septembre 1603, avec les formes solennelles qu’exigeait une telle affaire. Les juges (en robe rouge), se montrèrent cléments. Ils eurent égard à l’âge du prévenu ; en outre, ils le trouvèrent si stupide et si idiot, qu’ils se demandèrent si le démon ne s’était pas servi de lui plus qu’il ne s’était servi du démon, et ils le condamnèrent à être enfermé toute sa vie dans un couvent, avec défense d’en sortir sous peine de mort. II fut enfermé au couvent des Cordeliers, où le conseiller de Lancre l’a vu quelques années plus tard.

Et pourtant, déjà à cette époque, une voix courageuse s’était élevée et avait protesté contre le traitement que l’on faisait subir aux sorcières. Jean Wier, médecin du duc de Clèves, avait, dans son livre intitulé : Histoires, dispute et discussions des illusions et impostures des diables, des magiciens infâmes, sorcière, etc., cherché à démontrer que l’on ne doit pas ajouter foi aux magiciens, que les sorciers sont le jouet d’illusions, et que les ensorcelées sont dans le même cas ; la conclusion est que les sorciers ne doivent pas être plus punis que les mélancoliques, et il cite des exemples de femmes mises à mort et reconnues ensuite innocentes. Des femmes accusées de sorcellerie ont avoué, dans les tourments, des crimes dont elles n’étaient point coupables. Elles ont avoué avoir tué des gens qui ensuite étaient reconnus vivants. Jean Wier ne croit pas plus aux loups­ garous qu’aux sorciers, et il cite à l’appui de son opinion le fait suivant : « Il y eut aussi à Pavie, l’an mil cinq cens quarante et un, un villageois qui pensoit estre loup et assaillit plusieurs hommes par les champs et en tua quelques-uns. Enfin, estant pris, non sans grande difficulté , il asseura fermement qu’il estoit loup, et qu’il n’y avoit d’autre différence, sinon qu’il avoit la peau retournée et que son poil estoit par dedans. Pourquoi quelques-uns trop inhumains et véritablement loups [p. 175] cruels et ravisseurs, voulant expérimenter la vérité du fait, lui donnèrent plusieurs coups sur les bras et sur les iambes qu’ils lui coupèrent, puis connaissans l’innocence du pauvre homme, le baillèrent aux chirurgiens pour le panser, entre les mains desquels il mourut quelques iours après. »

Il fallait du courage à Jean Wier pour combattre ainsi ouvertement les tendances de l’époque, et ce qui est très-remarquable, c’est que certains arrêts furent rendus conformément aux idées de Jean Wier. Tel est l’arrêt du Parlement de Paris, rendu dans l’affaire de Jacques Roulet. C’était un soi-disant lycanthrope accusé d’avoir tué six enfants, et son histoire ressemble beaucoup à celle de Jean Grenier. La procédure est rapportée en entier dans le Traité de la mécréance, de de Lancre.

« Le prévenu, en parlant de son frère et de son cousin, dit « que pendant qu’ils alloient mendier leur vie, ils s’habilloient en loup.

« Enquis comment ils s’habilloient en loup; a dit qu’ils se frottoient d’onguent, que ses père et mère lui bailloient, et que d’icelui même il frottait son frère et son cousin et que puis après ils devenoient loups .

Enquis où il avait esté ce jour-là , 4 août 1598, respond, qu’il fut au village de la Route Hallière de Baronie, paroisse de la Cournouaille, avec son frère et son cousin, et qu’ils étoient tous trois transformés en loup.

« Enquis s’ils ont mangé cet enfant, dict qu’ils l’ont attaqué, et que luy-même l’a prins au travers du corps le premier et que son frère et son cousin sont arrivez après qui l’ont prins par les autres membres. Dict encore qu’il avoit tué le dict enfant auparavant que son frère et son cousin ne fussent arrivez à luy, parce qu’il l’avoit prins et incontinent tué et étouffé ; encore que le dict enfant se soit escrié lorsqu’il le print la première fois. Que plusieurs personnes ont accouru au cry de l’ enfant, qu’il le recognoitra s’il les voit et que c’estoit le matin à dix heures : que quand ils arrivèrent, il estoit à un jet de pierre de l’enfant et qu’il en avoit déjà mangé.

« Enquis que devinrent son frère et son cousin, répond qu’ils s’en sont fuis vers une genelay proche du lieu où ils ont tué [p. 176]  ce dict enfant et lui ont dict q’il ne les suivit pas et qu’il alloit par un autre lieu ; dict que quand il a esté prins , ça esté auprès de l’endroit où ils ont tué le dict enfant et qu’il n’était plus en forme de loup.

« Enquis qui est-ce qui luy a appris à se transmuer ainsi en loup, dict qu’il n’en sait rien, sinon qu’il fut excommunié par sentence d’excommunication.

« Enquis combien d’enfans il avoit deffaict, répond plusieurs ; et le premier qu’il tua fut au village, en la paroisse de Frègue près Bournault.

« Enquis s’il cognoitroit son habit qu’il avait lorsqu’il fut prins, dict que c’est son accoutrement de vielle toile et de plusieurs pièces fort épouvantable, lequel il a recogneu, luy estant reprèsenté.

Enquis s’il recognoitroit l’enfant, dit que ouy, et qu’il eut mangé au travers du corps, et plus haut, et mesme en la tête. Et l’enfant luy estant représenté a dict ne le recognoistre ; mais confesse qu’il est cause qu’il est mort ainsi et mangé, et a montré au doigt et à l’œil à monsieur le juge par où il l’avait prins, qui est au bout du ventre et aux cuises. »

Jacques Boulet, après de tels aveux, fut condamné à mort, mais on en appela du jugement et la cour du Parlement de Paris jugea qu’il y avait plus de folie en ce pauvre idiot, que de malice et sortilège, mit la sentence première au néant, ordonna que le dit Roulet serait mis à l’hôpital Saint-Germain-des-Prés, où l’on a coutume de mettre les fous, pour y demeurer l’espace de deux ans afin d’être instruit et redressé tant en son esprit que ramené à la connaissance de Dieu. Cet arrêt mémorable avait été rendu en novembre 1598. Il est tout à fait conforme à l’idée que nous nous faisons aujourd’hui de la justice, et il nous apprend de plus qu’à cette époque les fous étaient reçus dans un hôpital à Paris et qu’ils n’étaient pas considérés comme incurables, puisque le temps de la séquestration était limité. Malheureusement il fallait un changement dans les idées de l’époque pour faire bien voir que les sorciers étaient de pauvres aliénés, et dix ans après l’arrêt rendu dans l’affaire Jacques Roulet, Jacques et Claire Pelé étaient condamnés à être [p. 177] pendus et avoir leurs corps réduits en cendre pour avoir jeté un sort. L’arrêt était cette fois confirmé par le Parlement de Paris.

Cette croyance aux sorts se rencontre encore parfois de nos jours, mais au Moyen-âge ceux qui étaient convaincus, à tort ou à raison, d’avoir usé de sortilège, étaient impitoyablement condamnés.

Nous n’avons parlé jusqu’à présent que des sorciers proprement dits, mais parfois, et surtout au XVIIe siècle, les grandes épidémies de délire ont affecté une forme un peu différente. Le diable y jouait toujours son rôle. Il s’emparait d’un nombre plus ou moins grand de personnes qui devenaient alors des possédées et les couvents de femmes surtout ont été atteints de ce mal. Une des possessions les plus célèbres a été la démonopathie des Ursulines de Loudun. Cette histoire est rapportée en grand détail dans l’ouvrage de Calmeil sur la folie. Au printemps de 1632, plusieurs religieuses se plaignirent d’être obsédées la nuit par des spectres, et il leur arrivait de quitter leur lit, de s’échapper des dortoirs, de parcourir les corridors et même de monter sur les toits. Ces accidents étaient attribués à l’apparition d’un confesseur récemment décédé. Les manifestations s’accentuèrent. Le spectre fit entendre des paroles peu édifiantes et même se livra à des caresses impudiques. Enfin, apparurent des convulsions et l’apparition du confesseur décédé fut remplacée par celle d’Urbain Grandier, curé de l’église Saint-Pierre et chanoine de Sainte-Croix. Ces phénomènes furent attribués à des manœuvres diaboliques, et pour combattre le démon on s’adressa tout naturellement aux exorcistes. Le mal ne fit qu’empirer, les religieuses provoquaient le prêtre par des gestes lascifs, des postures obscènes, des paroles sales et ordurières. Elles se livraient même à des exercices dignes d’un acrobate, se couchant sur le ventre, les bras tendus sur le dos, les jambes relevées vers l’occiput. D’autres courbées en deux, marchaient ayant la nuque posée sur les talons ; parfois elles poussaient de véritables hurlements. Si les exorcistes n’arrivaient pas à guérir les religieuses, au moins ils arrivaient à compter les diables. La prieure du couvent, madame de Belfield [p. 178] était tourmentée par sept démons, telle autre religieuse par huit, telle autre par quatre, par cinq. Souvent les possédées résistaient, et pour les maintenir on était contraint de les attacher. Alors l’exaspération ne connaissait plus de bornes, c’était un véritable débordement d’injures et de blasphèmes et les scènes les plus scandaleuses se passaient dans la chapelle du couvent. Toute cette agitation trouvait son explication naturelle dans la fureur du démon contraint de céder à une force plus grande que la sienne et de s’incliner devant la toute-puissance divine ; mais la lutte était vive quand elle était en présence de plusieurs diables. Cette possession des Ursulines de Loudun devait avoir des conséquences tragiques. Les religieuses croyaient voir apparaître Urbain Grandier. Tout le mal fut attribué à ce malheureux prêtre et à sa connivence avec le démon. On s’empara de sa personne ; il fut sommé de chasser tous les diables introduits au couvent des Ursulines, et confronté avec les religieuses. Les scènes les plus violentes se renouvelèrent. Les diables prenant la parole par la bouche des possédées dévoilèrent toutes les maléfices, offrirent de montrer ses marques. La procédure suivit son cours, et quoique la torture ne put lui arracher aucun aveu, les dépositions parurent suffisantes pour convaincre Urbain Grandier de magie et le condamner à mort ; on lui promit à titre de faveur de l’étrangler avant de le livrer aux flammes, promesse que d’ailleurs on ne lui tint pas, mais on l’exorcisa tandis qu’il était sur le bûcher.

Ainsi, soit que les démoniaques avouassent leur fréquentation avec le démon, soit que les possédées dénonçassent ceux à qui on attribuait le maléfice, il y avait toujours des victimes. Les Ursulines de Loudun étaient des hystériques hallucinées. Leurs convulsions étaient des attaques d’hystérie, toutes leurs divagations étaient le résultat du délire, et Grandier fut la victime de leur folie. La maladie d’ailleurs ne s’éteignit pas avec le supplice de celui qui en était considéré comme l’auteur. Elle gagna les séculaires de Loudun et même celles de Chinon. Les Ursulines de Loudun portèrent malheur à tous ceux qui les avaient approchées. Le P. Lactance à son tour fut possédé et mourut en proie à une vive agitation que l’on compara à la rage. Le P. Surin [p. 179] perdit momentanément la raison. Le P. Tranquille mourut aliéné ; Manouri, chirurgien, qui avait assisté les juges au procès de Grandier, fut pris à son tour d’hallucinations et le lieutenant civil Chauvel tomba dans la mélancolie et ne recouvra jamais son bon sens.

L’époque approchait pourtant où les bûchers allaient s’éteindre ; on n’était plus au Moyen-âge, mais au siècle de Louis XIV, et les préjugés avaient de la peine à disparaître. En 1670, une épidémie de démonolâtrie motivait encore dix-sept condamnations à mort, mais le jugement ne fut pas exécuté. L’arrêt fut cassé par le roi. Les épidémies de délire ne devaient pas cesser, mais les beaux jours de la sorcellerie étaient passés et n’entraînaient plus la répression par les supplices.

En 1700, une singulière maladie éclata dans un couvent des environs de Paris. Le traitement employé eut trop de succès pour ne pas être relevé ici. Voici ce que rapporte Calmeil à ce sujet :

« Raulin et Hecq ont ont consigné dans leurs écrits le récit suivant : Les filles d’une communauté très-nombreuse se trouvaient saisies tous les jours à la même heure d’un accès de vapeurs le plus singulier par sa nature et par son universalité, car tout le couvent y tombait à la fois. On entendait un miaulement général par toute la maison, qui durait plusieurs heures, au grand scandale de la religion et du voisinage qui entendait miauler toutes ces filles ; on ne trouva pas de moyen meilleur et plus prompt ou plus efficace pour arrêter toutes ces imaginations blessées qui faisait miauler toutes ces religieuses qu’en les frappant d’une autre imagination qui les retint toutes à la fois ; ce fut de leur faire signifier par ordre des magistrats qu’il y aurait à la porte du couvent une compagnie de soldats, lesquels au premier bruit qu’ils entendraient de ces miaulements entreraient aussitôt dans le couvent et fouetteraient sur-le-champ celle qui aurait miaulé. Il n’en fallut pas davantage pour faire cesser ces ridicules clameurs. »

On connaît le moyen employé pour faire cesser les extravagances des convulsionnaires de Saint-Médard. Un plaisant put écrire sur la porte du cimetière : « De par le Roi. Défense à Dieu [p. 180] de faire miracle en ce lieu. » Le cimetière fermé, tout rentra dans l’ordre.

De nos jours, le diable a voulu faire parler de lui comme à l’époque des sorciers. Le fait est original en lui-même, et il ne sera peut-être pas sans intérêt d’établir un parallèle avec les épidémies de démonolâtrie du Moyen-âge.

Peu de temps après l’annexion à la France, dans une commune de la Haute-Savoie, à Morzines, un grand nombre d’habitants (surtout des femmes) passaient pour être possèdes du diable. Le mal avait commencé en 1857, mais il prenait de plus en plus d’extension. Le curé de Morzines se montrait assez sceptique à l’égard de la possession, mais un des vicaires, voyant là l’œuvre du diable, entreprit de le chasser par l’exorcisme. Il eut peu de succès, les convulsions el les actes extravagants devinrent de plus en plus fréquents ; le diable se mit à parler par la bouche des possédés ; des chiens, des chats, des vaches même et des cochons devinrent ensorcelés, et le désordre augmentait. Le curé chercha à réagir contre les préjugés de ses paroissiens et montant un jour en chaire parla de maladie. Un grand tumulte éclate, des femmes entrent en crise, il est traité dans son église de s… ch… , el il dut se hâter de descendre de sa chaire pour éviter qu’on ne lui fit un mauvais parti.

En 1861, Je Gouvernement français s’émut ; personne ne songea à déléguer un grand inquisiteur, on n’en avait pas d’ailleurs sous la main, mais on chargea M. le Dr Constans, inspecteur général du service des aliénés, d’étudier les mesures à prendre. M. Constans se rendit à Morzines : pour éviter le retour de certaines scènes de violence, et pour ne pas permettre que le diable ne tordît le cou à ceux qui n’étaient pas de son avis ou du moins de l’avis des possédées, on envoya en même temps une brigade de gendarmerie et un détachement d’infanterie. Les diables de Morzines n’eurent aucune prise sur les gendarmes. Les progrès du mal s’arrêtèrent subitement. On envoya à l’hôital de Thonon, les femmes qui continuèrent à avoir des convulsions, et elles en revinrent guéries. L’épidémie avait cessé. Mais elle reparut à la suite d’une mission prêchée en 1864 et d’une tournée épiscopale pour la confirmation. Les mêmes scènes [p. 181] de désordre se reproduisirent. M. le Dr Constans avait trop bien réussi en 1861 pour ne pas être chargé d’une nouvelle campagne contre les possédées de Morzines. Mais cette fois on lui adjoignit pour le seconder un médecin détaché provisoirement du service des asiles. MM. les docteurs Kühn et Broc furent successivement maintenus en résidence à Morzines. Les mêmes mesures qu’en 1861 furent adoptées, et l’on s’assura que le retour des convulsionnaires ne s’effectuait dans le pays qu’après guérison des accidents. En 1868, l’épidémie avait disparu complètement et depuis on n’en a plus entendu parler. Nous avons des documents très-précis sur cette épidémie de Morzines. M. le Dr Constans a écrit une relation fort intéressante sur les faits qu’il a observés, et un mémoire lu à la Société médico-psychologique a été également publié par le Dr Kühn. L’hystérie était

endémique à Morzines, Sans remonter jusqu’au XVIe siècle, époque à laquelle les sorciers étaient nombreux en Savoie (on les brûlait alors suivant la coutume établie), on a constaté que depuis longtemps les affections nerveuses étaient fréquentes dans cette région, surtout chez les femmes. Le fait doit être attribué à la déplorable hygiène des habitants, Morzines est situé à une altitude de 1500 mètres environ, dans une vallée étroite orientée du Nord au Sud ; le vent du Nord y est pénible, et quand la direction des courants atmosphériques n’est pas dans le sens de la vallée, il règne de grands brouillards. Pendant la belle saison, les hommes valides émigrent et rapportent de quoi subvenir à leurs besoins pendant la mauvaise saison.

L’hiver, la population vit enfermée dans des habitations insalubres, sans aération : l’étable n’est séparée du logement commun à la famille que par une simple cloison. Hommes et bêtes vivent sous le même toit bloqués par la neige et n’ont qu’une nourriture misérable. Dans l’épidémie qui nous occupe, la première malade fut une jeune fille de dix ans se préparant à sa première communion. Elle fut très-vivement impressionnée par la vue d’une autre petite fille que l’on relirait de la rivière, et qui avait failli se noyer. Quelques heures après, elle tombait sans connaissance et l’on dut la rapporter chez elle : quelques jours après, elle tomba de nouveau sans connaissance, et les attaques [p. 182] devinrent de plus en plus fréquentes. Une autre petite fille du même âge, qui gardait les vaches avec elle, fut prise ensuite des mêmes accidents, plus tard apparurent des convulsions, et de nouvelles filles furent atteintes de la maladie. On a noté que les malades se plaignaient de sentir quelque chose qui remontait de l’estomac à la gorge et les étranglait. Enfin se développa un véritable délire, et pendant les crises, les malades parlaient avec animation, faisaient des prédictions. C’est alors qu’on invoqua une cause surnaturelle , d’autant-plus que les femmes parlaient d’elles-mêmes comme s’il s’était agi d’une étrangère : pour les personnes superstitieuses, le diable évidemment parlait par leur bouche, les imaginations se frappèrent de plus en plus, surtout lorsque l’on eut recours aux exorcismes ; quelques garçons furent pris à leur tour. Les faits furent exagérés, plus ou moins dénaturés, et l’on crut de plus en plus aux influences surnaturelles. Comme au temps de la sorcellerie, plusieurs individus étaient dénoncés comme les auteurs de tout le mal ; on les accusait d’avoir employé des maléfices ; à plusieurs reprises, on faillit leur faire un mauvais parti et parfois ils ne durent leur salut qu’à la fuite.

Ce qui tendait à accréditer de plus en plus l’idée de la possession c’est que la vue d’un prêtre, ou d’un objet servant à la religion, provoquait presque invariablement de nouvelles crises. De plus, on invoquait l’existence de faits surnaturels. Au milieu de leurs convulsions les prétendues possédées formulaient des révélations, parlaient des langues étrangères qu’elles n’avaient jamais entendues, faisaient des prédictions, avaient la connaissance de l’approche de ceux qui donnent le mal, enfin se livraient à des tours de force surnaturels. M. Constans a fait bonne justice de tous les événements surnaturels de Morzines. Tout reposait sur des faits dénaturés, ou même sur de pures inventions. En voici des exemples :

« Le bruit se répandit un jour, dit M. Constans, dans les communes voisines et jusqu’à Thonon, qu’une petite fille de huit ans m’avait, pendant une crise, fait l’énumération de tous les membres de ma famille, dit la position de chacun et retracé tous les événements de ma vie ; que j’étais convenu de la [p. 183] vérité de tout ce qu’elle avait dit, et l’on ajoutait : « Il faut que Monsieur soit bien incrédule pour nier encore la possession ; des gens ont affirmé avoir entendu ces révélations. » Et il n’y avait pas un mot de vrai, la petite tille elle-même était de pure invention… »

Autre exemple :

« L’enfant Tavernier, est monté avec une rapidité et une facilité sans exemple jusqu’à la pointe ou dernier rameau d’un arbre de 50 mètres de hauteur et après en avoir cassé l’extrême cime s’est planté la tête en bas sur le sommet, en gesticulant et chantant, est redescendu, toujours la tête en bas, aussi vite qu’un écureuil… Plusieurs individus, dit M. Constans, m’avaient assuré avoir vu cet enfant dans sa position périlleuse et bien connaître l’arbre sur lequel il était monté.

« J’ai voulu voir cet arbre placé au sommet d’une montagne et m’y faire conduire par les prétendus témoins, mais successivement et après avoir pris mes précautions pour qu’ils ne pussent communiquer ensemble avant que chacun m’ait montré le théâtre du prodige. Chacun me désigna un arbre différent. » Le fait mieux étudié se réduisait à un exercice de gymnastique très-ordinaire.

Les moyens employés pour faire cesser l’épidémie, l’isolement des malades, et les moyens moraux consistant en une habile et prudente intimidation jointe à une diversion donnée au cours des idées du pays devaient mieux que tous les raisonnements faire juger la nature de l’affection. Cette épidémie de Morzines ressemble, à bien des points de vue, aux possessions du Moyen-âge, et l’on a trouvé un puissant exorciste en la personne de M. Constans, sans que le digne inspecteur ait eu à faire brûler le moindre sorcier.

Si nous résumons les faits, nous voyons que la folie se retrouve à toutes les époques de l’histoire, mais qu’au Moyen-âge elle a présenté à diverses reprises un caractère tout particulier, apparaissant sur les points les plus divers sous la forme de grandes épidémies de délire. Ces épidémies, rares aujourd’hui, peuvent encore se rencontrer dans quelques conditions spéciales. Mais on ne voit plus aujourd’hui que des êtres souffrants là où [p. 184] l’on croyait voir d’abominables sorciers ; le résultat est dû au mouvement des idées, mais aussi aux efforts faits pour élever l’aliéné à la dignité de malade et le soustraire à un traitement barbare.

Notes

(1) Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons, où il est amplement traicté de la sorcellerie et sorciers, livre très-curieux et très-utile , non-seulement aux Juges mais à tous ceux qui vivent soubs les lois Chrestiennes, avec un discours contenant la procédure faicte par les inquisiteurs d’Espagne et de Navarre à 53 magiciens, apostats, Juifs et sorciers en la ville de Logrogne en Castille le 9 novembre 1610. En laquelle on voit, combien l’exercice de la Justice en France est plus iuridiquement traicté et avec de plus belles formes qu’en tous autres Empires, Royaumes, Républiques et Etats. Par P. de Lancre conseiller du Roy au Parlement de Bordeaux. Maleficos non patieris vincere.

(2) De Lancre, loc. cit.

(3) Une autre particularité est signalée : le diable qui transportait les sorcières pour le sabbat à de grandes distances et même dans des iles danseresses, n’avait pas le pouvoir de les faire sortir de prison.

(4) De Lancre, De l’Inconstance.

 

 

 

 

 

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