Albert de Rochas. Le rêve. Extrait des « Annales des sciences psychiques », (Paris), onzième année, 1901, pp. 160-172.

Albert de Rochas. Le rêve. Extrait des « Annales des sciences psychiques », (Paris), onzième année, 1901, pp. 160-172.

 

Un article fort rare et très peu cité, sauf quelquefois dans le cadre des références sur sur les paramnésies par rapport au texte de Balzac écrivant sur le sentiment de déjà-vu. Il est vrai que le rêve en lui même y est très peu traité.

Eugène Auguste Albert de Rochas d’Aiglun (1837-1914). Militaire et administrateur, en particulier de l’Ecole Polytechnique, il se livra, à titre privé, à quantité d’expériences sur le paranormal. Il reste plus connus pour ses nombreuses publications sur ce sujet que pour ses ouvrages historiques. On se demande comment, bien souvent, il se laissa abusé, en particulier sur les photographies d’ectoplasmes… Nous avons retenus quelques publications :
—  La Science des philosophes et l’art des thaumaturges dans l’antiquité, Paris, G. Masson, 1882.
—  La Science dans l’antiquité. Les Origines de la science et ses premières applications, Paris, G. Masson, 1884.
— Les Forces non définies, recherches historiques et expérimentales, Paris, G. Masson, 1887.
— Hypnotisme et changement de personnalité. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), douzième année, tome XXIII, janvier à juin 1887, pp. 330-333. [en ligne sur notre site]
—  Les États profonds de l’hypnose, Paris, Chamuel, 1892.
—  L’Envoûtement, documents historiques et expérimentaux, Paris, Chamuel, 1893.
—  Les États superficiels de l’hypnose, Paris, Chamuel, 1893.
—  L’Extériorisation de la sensibilité, étude expérimentale et historique, Paris, Bibliothèque Chacornac, 1895.
—  L’extériorisation de la motricité, recueil d’expériences et d’observations, Chamuel éditeur, 1896.
—  La Lévitation, Paris, P.-G. Leymarie, 1897.
—  La physique de la magie. Communication faite au congrès international de l’histoire des sciences de 1900. Extrait des « Annales de sciences psychiques », (Paris), dixième année, 1900, pp. 193-203. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les notes de bas de page ont été renvoyées en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 160]

LE RÊVE

Par ·M. LE COLONEL DE ROCHAS

La quatrième conférence, donnée à l’hôtel des Sociétés savantes sous le patronage de l’Institut psychologique international, a eu pour sujet le Rêve. Ce titre prometteur avait attiré un grand nombre de personnes qui, pendant une heure et demie, ont attendu que l’orateur, M. Bergson, sortit de la psychologie classique (1) pour faire connaître les documents nouveaux fournis par la science psychique.

Le savant professeur du Collège de France n’a pas eu cette audace, et sa conférence, d’ailleurs charmante, s’est terminée juste au point où son auditoire espérait la voir commencer. [p. 161]

Je n’ai pas étudié spécialement la question ; mais, au cours de mes recherches, j’ai pu constater qu’il y avait beaucoup de particularités dans le rêve qu’on ne pouvait expliquer uniquement par des répercussions de sensations physiques ou des rappels de souvenirs. Le sommeil magnétique et la suggestion permettent souvent, du reste, de remplacer par des expérimentations précises les observations plus ou moins vagues des psychologues officiels (2).

Ce sont ces points, auxquels le conférencier n’a fait qu’une discrète allusion, que je me propose simplement d’indiquer ici.

M. Bergson a dit : « Nous ne savons presque rien du sommeil profond. Les rêves qui le remplissent sont, en règle générale, des rêves que nous oublions ; quelquefois, cependant, nous en retrouvons quelque chose. Et alors c’est un sentiment tout spécial, étrange, intraduisible, que nous éprouvons. Il nous semble que nous revenons de très loin, très loin dans l’espace et très loin dans le temps. Ce sont sans doute des scènes extrêmement anciennes, scènes de Jeunesse ou d’enfance que nous revivons alors dans tous leurs détails, avec la nuance affective qui les colora et imprégnées de cette franche sensation d’enfance et de jeunesse que nous chercherions vainement à ressusciter pendant la veille. »

On pourra voir, dans un article publié en 1895 par les Annales (3), comment, en approfondissant le sommeil magnétique chez un jeune étudiant, j’ai ramené progressivement la mémoire du dormeur à des souvenirs de plus en plus anciens [p. 162] qu’il avait oubliés à l’état de veille et qu’il a pu ensuite rédiger en détail, parce que je lui avais donné la suggestion de se les rappeler au réveil.

La sensation de vol que tant de gens éprouvent est expliquée d’une façon bien plus vraisemblable par l’hypothèse du corps astral et de son dégagement que par l’explication officielle actuelle qui l’attribue simplement à ce que, étant couché, on ne sent pas la pression du sol sous ses pieds ; car alors, ce rêve devrait être presque constant puisque c’est la situation normale du dormeur.

Le dégagement du corps astral, pendant le sommeil a pour preuves de sa réalité d’autres observations telles que celle-ci qui est rapportée dans les Comptes rendus de la Société dialectique de Londres (Il, III) ; elle est due au physicien Varley, membre de la « Royal Society » et électricien de la Compagnie du télégraphe atlantique.

« Je devais, dit-il, m’embarquer sur le bateau le lendemain matin et je craignais de ne pas me réveiller à temps, mais il me vint à l’idée d’avoir la ferme volonté de le faire, ce qui m’avait déjà réussi plusieurs fois. Le matin arrivé, je me vis moi-même dormant dans mon lit d’un lourd sommeil. J’essayai de me réveiller, mais je n’y réussis pas. Je me sentais préoccupé pour trouver un moyen efficace d’y arriver quand je vis un tas de bois de construction entassé dans la cour et deux hommes qui s’en approchaient. Ils montèrent sur le tas et soulevèrent une grosse poutre. Je conçus alors l’idée de faire rêver à mon corps qu’un obus, qui partait en sifflant, éclatait devant moi et qu’un éclat de bombe avait déchiré ma figure. Cela me réveilla, mais je conservai parfaitement le souvenir de mon rêve…. Je sautai immédiatement à bas du lit, je courus à la fenêtre et je vis là, devant moi, dans la cour, le tas de bois de construction et les deux hommes, exactement comme venait de le voir mon esprit. Je ne connaissais absolument rien de la localité où je me trouvais. Il faisait nuit quand j’étais arrivé la veille et je ne savais pas du tout qu’il y avait une cour dans la maison. Il est évident que j’avais vu toutes ces choses pendant que mon corps dormait ; je ne put voir le bois qu’en avançant la tête hors de la fenêtre ouverte. » [p.163]

Cet exemple tend à prouver qu’on ne doit pas admettre comme exacte l’affirmation suivante de M. Bergson :

« Dans le sommeil proprement dit, dans le sommeil qui intéresse notre personne tout entière, ce sont des souvenirs et toujours des souvenirs qui composent la trame de nos rêves. En voici un autre emprunté à la Psychologie expérimentale du Dr Karl du Prel :

« Je priai M. Notzing, à Munich, notre hypnotiseur dans les expériences faites avec Mlle Lina (4) de tenter cet essai : Donner à Mlle Lina, pendant l’hypnose, l’ordre posthypnotique de rêver la nuit suivante d’une personne déterminée, de se mettre en rapport avec elle, de ne pas oublier le rêve, et de le raconter le lendemain.

« Cet ordre posthypnotique impliquait donc une fonction transcendante psychologique du domaine de l’imagination, dont l’accomplissement était remis au temps normal du sommeil. J’avais quelque raison de croire à la réussite de l’expérience, parce qu’on peut produire des hallucinations à l’état même de veille par des ordres posthypnotiques. Le rêve n’étant foncièrement pas autre chose qu’une suite d’hallucinations, il est évident qu’une hallucination posthypnotique peut être reportée aussi au temps du sommeil normal et se produire même plus facilement en cet état.

« Mais, comme la confiance personnelle ne doit jouer aucun rôle dans des expériences scientifiques et que le développement seul de l’expérience doit imposer la conviction, je laissai le choix de la personne dont il serait rêvé aux expérimentateurs ; car des sceptiques malveillants auraient objecté que j’avais concerté la chose avec Lina.

« Ceux donc qui firent cet essai firent donner à Lina l’ordre de rêver la nuit suivante de M. F. L. Lina ne l’avait jamais vu, ne savait rien de l’endroit où il demeurait ; cet [p. 164] ordre posthypnotique impliquait donc une hallucination nécessitant pour la produire une faculté transcendante, la clairvoyance.

« Cette expérience réussit pleinement. Lina était invitée pour l’après-midi suivant chez un des expérimentateurs ; elle vint, et raconta comme une chose étonnante et inexplicable qu’elle avait rêvé toute la nuit de M. F. L. Elle décrivit exactement sa personnalité, donna divers détails sur sa manière de parler, son costume, etc. Elle l’avait vu se reposer dans un fauteuil devant une villa ; elle parla de la vue qu’on avait du toit de la maison sur un lac, du voisinage d’un bois, de la présence d’un chien de Saint-Bernard, noir, etc. Tout cela pouvait, il est vrai, avoir été dans l’imagination des expérimentateurs ; et, si l’on y tient absolument, j’admets que l’hypothèse de la transmission de pensée était possible. Mais Lina dit aussi — ce qu’aucun des assistants ne savait — qu’il y avait de jeunes chiens dans la villa, ce que l’on constata plus tard. Elle raconta encore que M. F. L. avait soigné une dame qu’elle dépeignit ; cette description ne se rapportait point du tout à la femme de M. F. L., mais bien à une amie de la famille, que l’on reconnut au portrait qu’elle en fit.

« Le rêve de Lina ne correspondait évidemment pas à la situation du moment de M. F. L., car il ne restait pas dehors pendant la nuit et les habitants de la villa dormaient ; il a fallu, pour la production de ce rêve, qu’une vue à distance ait eu lieu, soit dans le passé, soit dans l’avenir. Celle vue à distance de Lina a été d’ailleurs constatée plusieurs fois, et il existe là-dessus quelques notes-rédigées et signées, ante eventum naturellement. »

Je me bornerai à mentionner ce que l’on a appelé les rêves rétrospectifs ou ataviques parce que, ne correspondant en rien aux actions et aux instincts du rêveur, ils le plongent « dans les périodes depuis longtemps passées de développement de la conscience générale de son espèce (6)».

C’est par ces retours de conscience dans « ce qui a été senti et vécu par quelqu’un de nos aïeux plus ou moins [p. 165] proches » que M me de Manacéine explique encore ce que Walter Scott a désigné sous le nom de sentiment de la préexistence et qui consiste en ceci qu’un milieu insolite, que nous apercevons pour la première fois de notre existence, nous parait tout à coup bien connu et même familier.

Balzac a donné de cette sorte de rêves un exemple qu’il nous parait intéressant de reproduire, surtout à cause de l’explication qu’il en propose (7).

Il était alors au collège de Vendôme avec son ami Louis Lambert, dont il a écrit la biographie. Un jour de fête, les Pères emmenèrent leurs élèves visiter le château de Rochambeau, situé dans les environs.

« Ni moi, ni Lambert, nous ne connaissions la jolie vallée du Loir où cette habitation a été construite. Aussi son imagination et la mienne furent-elles très préoccupées la veille de cette promenade qui causait dans le collège une joie traditionnelle. Nous en parlâmes toute la soirée. Quand nous filmes arrivés sur la colline d’où nous pouvions contempler le château assis à mi-côte, et la vallée tortueuse où brille la rivière en serpentant dans une prairie gracieusement échancrée, Louis Lambert me dit : « — Mais j’ai vu cela, cette nuit, en rêve ! » — Il reconnut et le bouquet d’arbres sous lequel nous étions, et la disposition des feuillages, la couleur des eaux, les tourelles du château, les accidents, les lointains, enfin tous les détails du site qu’il apercevait pour la première fois. Nous étions bien enfants l’un et l’autre ; moi, du moins, qui n’avais que treize ans ; car, à quinze ans, Louis avait la profondeur d’un homme de génie ; mais, à cette époque, nous étions tous deux incapables de mensonges dans les moindres actes de notre vie d’amitié. Si Lambert pressentait d’ailleurs par la toute-puissance de sa pensée l’importance des faits, il était loin de deviner d’abord leur entière portée ; aussi commença-t-il à être étonné de celui-ci. Je lui demandai s’il n’était pas venu à Rochambeau pendant son enfance, ma question le frappa ; mais après avoir consulté ses souvenirs, il me répondit négativement. Cet événement, dont l’analogue [p. 166] peut se retrouver dans les phénomènes du sommeil de beaucoup d’hommes, fera comprendre les premiers talents de Lambert…

« Louis me dit : « Si le paysage n’est pas venu vers moi, ce qui serait absurde à penser, j’y suis donc venu. Si j’étais ici pendant que je dormais dans mon alcôve, ce fait ne constitue-t-il pas une séparation complète entre mon corps et mon être intérieur ? N’atteste-t-il pas je ne sais quelle faculté locomotive de l’esprit équivalant à la locomotion du corps ? Or, si mon esprit et mon corps ont pu se quitter pendant le sommeil, pourquoi ne les ferais-je pas également divorcer ainsi pendant la veille ? Je n’aperçois point de moyen terme entre ces deux propositions, Mais allons plus loin, pénétrons les détails. Ou ces faits se sont accomplis par la puissance d’une faculté qui met en œuvre un second être à qui mon corps sert d’enveloppe, puisque j’étais dans mon alcôve et voyais le paysage, et ceci renverse bien des systèmes ; ou ces faits se sont passés soit dans quelque centre nerveux dont le nom est à savoir et où s’émeuvent les sentiments, soit dans le centre cérébral où s’émeuvent les idées. Cette dernière hypothèse soulève des questions étranges. J’ai marché, j’ai vu, j’ai entendu. Le mouvement ne se conçoit point sans l’espace, le son n’agit que dans les angles ou sur les surfaces, et la coloration ne s’accomplit que par la lumière. Si, pendant la nuit, les yeux fermés, j’ai vu en moi-même des objets colorés, si j’ai entendu des bruits dans le plus absolu silence et dans les conditions exigées pour que le son se forme, si dans la plus profonde immobilité j’ai franchi des espaces, nous aurions des facultés internes, indépendantes des lois physiques extérieures ; la nature matérielle serait pénétrable par l’esprit. Comment les hommes ont-ils si peu réfléchi jusqu’alors aux accidents du sommeil qui accusent en l’homme une double vie ? N’y aurait-il pas une nouvelle science dans ce phénomène ? ajouta-t-il en se frappant le front ; s’il n’est pas le principe d’une science, il habite certainement en l’homme d’énormes pouvoirs ; il accuse au moins la désunion fréquente de nos deux natures, fait autour duquel je tourne depuis si longtemps. J’ai donc enfin trouvé un témoignage de [p. 167] la supériorité qui distingue nos sens latents de nos sens apparents ! homo duplex ! »

Quant aux rêves prophétiques, Mme de Manacéine les explique « ou bien par la supposition que nous possédions toutes les données nécessaires pour nous attendre à tel ou tel acte de la part de telle ou telle personne, mais sans en avoir conscience, sans y prendre garde, ou bien par une simple coïncidence, un simple hasard ». J’avoue qu’en face de la précision de certains détails, il faut admettre une prévision de l’avenir tellement nette qu’elle déroute l’entende­ ruent des spiritualistes aussi bien que des matérialistes.

En dehors des instruments qui servent à le mesurer, en se basant sur la durée de la révolution de la terre autour du soleil, le temps est pour nous une énigme, et on se demande comment les dormeurs peuvent le compter pour arriver à se réveiller à heure fixe. On a bien dit que l’organisme humain était soumis à des mouvements périodiques tels que la respiration et les battements du cœur, et que le calcul inconscient du nombre et de la durée de ces mouvements constituait le phénomène étudié par Karl du Prel, sous le nom de La Montre dans la tête (8). On pourrait ajouter que l’homme possède encore la mesure du temps dans les fonctions périodiques de la faim et de la soif, de la veille et du sommeil, des fièvres intermittentes, etc., mais tout cela rend mal compte des phénomènes exceptionnels qu’on observe dans cet ordre d’idées et auxquels il faut toujours se reporter quand on veut apprécier la valeur d’une théorie. Tant qu’on n’obtenait la rotation des tables qu’au contact des doigts, l’hypothèse des mouvements inconscients était acceptable ; elle est tombée dès qu’on a produit des mouvements à distance.

Je rappellerai d’abord que tous ceux qui ont expérimenté sur la suggestion ont constaté que, chez les sujets prédisposés, les suggestions s’exécutaient mathématiquement à l’échéance fixée, que cette échéance fût à quelques minutes ou à plusieurs mois de distance, Et, de même qu’on peut faire passer plusieurs courants à la fois, même en sens [p. 168] contraire, dans un même fil télégraphique, de même ou peut faire donner à un même sujet par plusieurs personnes et à diverses dates un grand nombre oie suggestions à échéances différentes sans que ces suggestions se nuisent réciproquement. Si le sujet compte inconsciemment par les mouvements rythmiques de son organisme, quels calculs compliqués ne doit-il pas faire pour une suggestion d’une année ? Si ce sont les jours qui le guident, comment apprécie-t-il une durée de quelques minutes ?

On peut se demander si cette conscience de l’heure est permanente dans ce qu’on désigne aujourd’hui sous le nom de subconscient, et si, voilée ordinairement par les distractions de la vie extérieure, elle se révèle seulement dans certaines conditions physiologiques favorisées par le sommeil.

Si cette hypothèse était exacte, un dormeur éveillé à un moment quelconque devrait pouvoir indiquer l’heure. L’expérience est difficile à réaliser ; car, en réveillant le dormeur, on le ramène dans les conditions où le subconscient cesse de se manifester. Il y a cependant des exemples qui tendent à faire admettre cette théorie.

D’après le baron du Potet (9), un M. Deschamps possédait quelquefois la faculté de pouvoir indiquer l’heure à une minute près, quel que fût son état ou sa situation. Une fois, on le réveilla subitement dans la nuit et on lui demanda l’heure ; il répondit correctement : « Deux heures », et il ajouta : « Je vais comme l’horloge des Tuileries. »

Le Dr Karl du Prel rapporte qu’une personne de sa connaissance, M. Wilhelm Frässdorf, lui a écrit, en parlant de sa femme :

« C’est merveilleux comme elle possède la notion du temps. Quand, la nuit, je regarde une montre, elle m’indique exactement l’heure que je lis sur le cadran. Bien des fois je lui ai demandé quel jour de la semaine tomberait le premier jour de tel mois ; elle me répondait presque immédiatement conformément à l’indication de l’almanach que j’avais sous les yeux. » Ce cas n’est pas très concluant, car on peut [p. 169] l’attribuer à une transmission de pensée (10). Mais en voici d’autres plus compliquée.

Le célèbre docteur Kerner soignait une somnambule en suivant ses prescriptions (11). « A 11 heures du matin, disait-elle, il faut qu’on me réveille en me faisant sept passes sur les yeux. » — Le docteur Kerner avança secrètement l’horloge de manière qu’elle sonna l’heure deux minutes avant. La somnambule ne bougea que lorsque les deux minutes furent écoulées et elle dit alors au docteur : « Maintenant il est 11 heures, réveille-moi. »

«  Elle réglait toujours, ajoute-t-il, son sommeil et ses ordonnances d’après l’horloge de la maison. Si, pendant son sommeil, on avançait ou reculait celle-ci, cela n’avait aucune influence sur sa durée qui était exactement égale au temps que l’horloge aurait dû marquer, Mais si l’on changeait l’heure sur l’horloge pendant qu’elle était éveillée, alors son sommeil et ses ordonnances se réglaient en conséquence. »

Une autre somnambule étudiée par le professeur Eschenmayer (12) appréciait l’heure exacte du lieu où elle était, à une seconde près, sans avoir recours à aucune montre, et indiquait de combien les autres horloges avançaient ou reculaient.

Une troisième se réglait d’après une horloge à Hambourg, bien qu’elle habitât à une heure de distance (13).

Je terminerai cette revue rapide en revenant à des phénomènes beaucoup moins rares et plus utiles ; je veux parler des applications thérapeutiques du rêve.

La suggestion, on le sait, ne prend d’ordinaire (et fort heureusement) que sur les sujets qui l’acceptent ; de là un art spécial pour la donner en faisant intervenir tantôt [p. 170] l’autorité, tantôt la persuasion dans les circonstances les plus favorables pour que le patient n’ait pas la tentation de se raidir contre les idées qu’on veut lui imposer. Il n’en est certainement pas de plus propices que le rêve qui, on la vu, peut être facilement suggéré.

Pour ma part, j’ai, il y a déjà longtemps, corrigé deux personnes de défauts enracinés en leur faisant voir en songe les conséquences de ces défauts. La Revue d’hypnotisme a cité plusieurs cas de guérisons de maladies obtenues, grâce au même procédé, par des médecins de l’Ecole de Bordeaux ; et, si ma mémoire ne me trompe pas, l’une des malades a été guérie en faisant, en rêve, un pèlerinage à Notre-Dame-de­ Lourdes.

Le cas suivant, qui remonte à douze ans, est-un des premiers qui aient été observés ; il a été raconté par le docteur du Prel, dans sa Psychologie expérimentale.

« M’associant à quelques amis, membres de la Société de psychologie scientifique de Munich, je commençai cette expérience le 26 mai 1889. L’un d’eux, B. P., eut la com­ plaisance de s’offrir comme sujet ; un autre, le docteur G., comme suggestionneur. Le premier, blessé à Sedan d’un coup de feu à l’épaule, ne jouissait pas de l’usage libre de son bras qui lui causait encore de violentes douleurs. Il fut mis en peu de minutes en état d’hypnose, état qui se manifesta par « l‘automatisme » du bras cataleptique. Puis, interrogé sur sa blessure et sur le soulagement qu’on pourrait apporter à ses douleurs, il parla en termes brefs de morphine (mauvais moyen d’ailleurs), et de bains froids pour le bras, qui ne pourraient le soulager que pendant une demi-heure. Voilà qui n’avait rien du langage précis d’un somnambule médical. Le docteur G. lui donna alors cet ordre posthypnotique :

«  — Vous rêverez cette nuit ; vous vous rappellerez les grandes et multiples souffrances que vous a déjà causées votre blessure; vous vous le rappellerez avec tant de force que vous serez uniquement occupé de la pensée de trouver un remède à vos maux. Et je vous dis que vous en trouverez un. Vous apprendrez en rêve comment guérir parfaitement vos maux. Ce remède ou cette méthode curative s’imprimeront si bien [p. 171] dans votre mémoire que vous vous en souviendrez à merveille demain malin en vous réveillant, et vous en garderez le souvenir jusqu’à ce que vous ayez vu le docteur du Prel, auquel vous raconterez votre rêve dans tous ses détails. Ce que je vous ai dit arrivera, et doit arriver.

« Puis il lui ordonna, comme cela se fait toujours, de se réveiller sans douleur, gai et n’éprouvant aucune fatigue.

« Nous laissâmes ensuite B. P. se reposer pendant quelque temps ; après quoi on le réveilla tout doucement. Il avait oublié tout ce qui s’était passé, et nous évitâmes toute allusion. Lorsque j’allai le voir le lendemain dans la journée, il crut que je venais pour les affaires de la Société. Je me mis à parler de la séance hypnotique de la veille el il s’en plaignit, disant qu’elle lui avait mal réussi. Cependant, il n’avait pas eu de douleurs après la séance, chose d’autant plus étonnante que le temps était orageux. Mais une fois couché, ses douleurs avaient été si vives qu’il n’avait fait que se retourner sur son lit et ne s’était endormi qu’à 3 heures du matin. Puis il avait eu un rêve extraordinaire. Une voix s’était fait entendre, lui reprochant d’être négligent et de ne rien employer contre ses douleurs ; il lui fallait, disait-elle, commencer par des lavages froids. Puis, avait continué la voix, il faudrait mettre des compresses d’eau magnétisée recouvertes de caoutchouc jusqu’à évaporation complète : voilà ce qui le soulagerait et mettrait peut-être fin à ses douleurs. Ce rêve lui avait paru si étrange qu’il l’avait raconté à sa femme le matin même.

« Celle-ci me confirma le récit de son mari. J’expliquai alors à M. B. P, que le rêve était l’accomplissement posthypnotique de l’ordre qui lui avait été donné la veille, et je lui conseillai d’essayer ce qu’il avait rêvé, Ainsi fut fait ; sa femme magnétisait elle-même l’eau employée pour les compresses.

« Je reçus une lettre d’elle deux mois plus tard, le 24 juillet ; le mieux était sensible, les douleurs avaient presque disparu, sauf pendant les journées très chaudes ou pendant celles où le travail de bureau de son mari était énervant ou excessif ; beaucoup de journées étaient tout à fait exemples de douleurs. Le traitement sérait continué ; elle avait pu même [p. 172] hypnotiser son mari avec succès et lui avait donné la suggestion d’un second rêve médical. JI avait eu, en effet, un rêve lui apprenant que ses douleurs augmenteraient pendant les chaleurs à venir, ce qui nécessiterait un bain d’eau magnétisée pour son bras et une compresse. Ce rêve avait du reste été un peu confus, et non aussi clair et précis que le premier, ce qu’elle attribuait à la force moindre de sa volonté.

« Le malade m’écrivit, quatre mois après, qu’il était content de son état mais obligé de continuer les compresses pour demeurer sans douleurs. A deux mois de là, il me raconta qu’il était enfin délivré de toute douleur, même en se passant de compresses. Et cet état dura toute une année. Les douleurs revinrent plus tard, les compresses ayant été supprimées pendant de longs mois, et l’été de 1890 ayant été particulièrement orageux. »

Au moment où je corrige ces épreuves, je reçois la Revue des étude psychiques, dirigées par M. CÉSAR DE VESME, ou se trouve un excellent article de M. BOZZANO sur la Paramnésie et les rêves prémonitoires auquel je renvoie le lecteur que ces questions intéressent et qui, très certainement, a dû lire les chapitres VII, VIII et IX du livre de Flammarion intitulé L’Inconnu et les problèmes psychiques.

ALBERT DE ROCHAS.

Notes

(1) Cette psychologie classique semble n’avoir pas fait grand progrès depuis fort longtemps.
Il y a près de cent ans, Walter Scott écrivait dans sa Démonologie :
« Si l’on rêve de duels, le bruit qu’on entend réellement devient aussitôt la décharge des pistolets de combattants. Si un orateur prononce un discours en dormant, tout bruit qu’il perçoit est transformé en applaudissements de son auditoire supposé. Si le dormeur est transporté par son rêve au milieu des ruines, le bruit lui parait celui de la chute de quelque partie de cette masse. »
J’avais au lycée de Grenoble, en 1855, un camarade qui, souvent, parlait en dormant ; un soir de sortie, il dormait déjà d’un sommeil agité quand plusieurs de nous rentrèrent au dortoir ; on essaya de le réveiller et on s’aperçut qu’en touchant successivement diverses parties de son corps on évoquait chez lui l’idée de scènes où ces parties jouaient un rôle ; ainsi quand on agissait sur la plante des pieds, il s’adressait à une interlocutrice qu’il priait de prendre un lit plus long, etc. – J’ai publié cette observation en 1881 (Les Forces non définies, p. 300).

(2) J’ai suggéré à plusieurs sujets d’avoir, pendant la nuit, des rêves déterminés. Ces rêves se sont réalisés ; pendant toute la nuit, les dormeurs se sont agités et ont parlé, au dire des personnes qui couchaient dans la même chambre. La première fois, j’avais oublié de suggérer en même temps le souvenir au réveil, de sorte que je crus que la suggestion n’avait pas réussi ; mais, quand j’eus pris cette précaution, je pus entendre raconter, le lendemain, des histoires fort amusantes, brodées diversement par l’imagination des divers individus sur un même thème, comme par exemple leur entrée au paradis. L’impression ressentie est si vive que l’un d’eux m’a confié, en termes émus, la profonde tristesse éprouvée par lui au réveil, lorsqu’il dut quitter, pour      aller à son bureau, les béatitudes éternelles auxquelles il s’était si bien habitué.
(Les Forces non définies, p. 275. — Paris, 1887.)

(3) Les Impressions d’un magnétisé racontées par lui-même.

(4) Le sujet employé était une jeune femme exerçant la profession de modèle à Munich et présentant de remarquables facultés pour recevoir les suggestions orales, musicales, et même mentales. Par une singulière coïncidence elle s’appelait Lina, comme le sujet sur qui j’ai expérimenté à Paris depuis quelques années et qui possède des qualités tout à fait analogues.

(5) MARIE DE MANACEINE, Le sommeil fiers de notre vie, p, 319.

(6) Loc. cit., p. 339.

(7) Louis Lambert.

(8) J. KARL DU PREL, Le dédoublement du moi dans le rêve. —Philosophie du Mysticisme.

(9) Journal du magnétisme, V., 245.

(10) Il en est de même du cas cité ainsi par Mme de Manacéine (p. 36) : « Broussais rapporte qu’un M. Chevalier possédait cette faculté à un degré très développé ; on pouvait le réveiller à n’importe quel moment de La nuit et lui demander quelle heure il était, il répondait à la question sans même jeter un regard sur sa montre et ne se trompait jamais dans ses réponses, de sorte qu’en dormant il devait avoir la notion exacte du temps écoulé. »

(11) Histoire de deux somnambules, p. 72, 215, 297.

(12) Essai sur la magie apparente, 91.

(13) SIEMERS, Expériences sur le magnétisme animal, 232.

 

 

 

LAISSER UN COMMENTAIRE