Adhémard Leclère. La sorcellerie chez les Cambodgiens. Article paru dans la « Revue Scientifique (Revue rose) », (Paris), 4e série, Tome III, numéro 5, 2 février 1895, pp. 129-136.

LECLERECAMBODGE0003Adhémard Leclère. La sorcellerie chez les Cambodgiens. Article paru dans la « Revue Scientifique (Revue rose) », (Paris), 4e série, Tome III, numéro 5, 2 février 1895, pp. 129-136.

Adhémard Leclère (1853-1917). Homme politique, administrateur colonial et bien d’autres casquettes. En 1886 il est nommé au Cambodge, d’abord à Kampot jusqu’en 1890, puis à Kratié-Sambor; ensuite à Kratié, puis enfin à Phnom-Penh dont il devient le maire. Fondateur et vice-président de la Société d’ethnologie de Paris, il publia de nombreux ouvrages. En voici quelques-uns :
— Recherches sur la législation criminelle et la procédure des Cambodgiens, 1894.
— Cambodge, contes et légendes. 1895.
— Histoire du Cambodge, 1914

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins, sauf la figure qui provient de l’article original. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

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ETHNOGRAPHIE

La sorcellerie chez les Cambodgiens.

Les Cambodgiens sont superstitieux. Ils croient aux khmoch-lông qui sont des revenants, aux khmoch­ préay qui sont des farfadets qui apparaissent aux vivants sous forme de feux follets, aux smel qui sont des loups-garous, aux néac-ta qui sont des génies bienfaisants ou malfaisants, aux arac qui sont des démons ou des possédés.

Ils croient encore aux thmûp qui sont des sorciers, aux hor ou horas qui sont des devins, et aux ap, qui sont des sorcières, tous gens méchants qui profitent des secrets qu’ils connaissent pour rendre malades les personnes auxquelles ils veulent nuire, pour leur jeter des sorts et même pour les empoisonner, pour vendre des thnam d’amour et des thnam qui font avorter. On les craint, mais on a quelquefois recours à eux.

Je vais essayer de dire ici ce que sont les esprits, les sorciers, quelle est leur manière de procéder, les cérémonies auxquelles il faut avoir recours pour chasser les uns et qui sont ordonnées par les autres, puis je dirai les philtres d’amour que les sorcières vendent très cher aux jeunes gens trop crédules et aux vieillards épuisés.

I

Les khmoch-lônq ou revenants, — quand ils ont à se plaindre des vivants qui n’ont pas rempli convenablement leurs devoirs vis-à-vis d’eux, — courent [p. 129, colonne 2] la nuit les campagnes, se rapprochent des maisons, réveillent les gens endormis et vont même jusqu’à déplacer et briser les objets que contient la maison où ils ont pénétré. On les entend marcher et parler, mais il est rare qu’on les voie ; certains se plaignent où pleurent ; d’autres rient et crient. Cela dépend du caractère qu’ils avaient avant de mourir et surtout du mal qui leur a été fait. Il y en a de bons, mais il y en a de très méchants qui entrent dans le corps des gens et les rendent malades. Alors il faut avoir recours au thmûp, sorcier qui connaît les sné ou prières spéciales et les exorcismes qui obligent les khmoch à regagner leurs tombeaux. On dit que la plupart cessent de revenir sur terre quand la dernière parcelle de leur chair est décomposée dans la terre, mais certaines personnes assurent qu’il y a des khmoch qui viennent tourmenter les vivants jusqu’à ce qu’il ne reste plus une seille parcelle de leurs os, afin de les obliger à leur rendre les devoirs suprêmes, c’est-à-dire à les incinérer.

Les khmoch-préay ou revenants lumineux sont de beaucoup plus méchants que les khmoch-lông « parce que, me dit un lettré, ce sont des revenants femelles qui, lorsqu’elles vivaient, étaient enceintes et sont mortes sans avoir pu se délivrer… Alors leur malice est augmentée de celle du petit enfant qui n’a pu naître et qui est très fâché d’avoir manqué une existence. » Ce sont des revenants redoutés qui parcourent les campagnes sous la forme d’une flamme qui voltige au-dessus des marais, parait vouloir se poser, puis s’envole plus loin, toujours plus loin.

Les khmoch-lông et les khmoch-préay traînent souvent la fièvre après eux, le choléra, la dysenterie [p. 130, colonne 1] et beaucoup d’autres maladies. Ils pénètrent alors dans le corps des gens dont ils veulent se venger et s’y établissent en les rendant malades. Il faut appeler de suite les gens qui savent les chasser, les obliger à regagner leurs tombeaux et qui connaissent les sné mystérieux qu’il faut prononcer. Alors ils partent, mais on en a connu qui résistaient plusieurs jours aux offrandes qu’on leur faisait et qui paraissaient ne pas entendre les sné que les exorcistes débitaient. Il y en a d’autres qui refusent de sortir et qui causent la mort des gens dont ils se sont emparés.

Quelquefois les khmoch-Lông et les kkmoch-préay, surtout les derniers, se plaisent à égarer les voyageurs ; ils changent les marques faites aux arbres, cassent les branches des arbustes dans les sentiers de la forêt afin qu’on ne puisse plus reconnaitre la route qu’on avait marquée de la même façon. Certains appellent le passant égaré et l’entrainent loin au milieu des marais. Bien des gens, croyant distinguer la lumière d’une maison, ont ainsi suivi un khmoch­ préay qui paraissait immobile, mais qui fuyait au travers des branches.

Les khmoch qui menacent une maison sont souvent annoncés par le chkmar-ba, la chouette, « l’oiseau de nuit qui a une tête et des yeux de chat », vorace et féroce, qui sent le mort de loin et qui vient houler [sic]. Alors les mères tremblent, se rapprochent de leurs petits afin de les garder contre les khmoch et contre les chkmar-ba qui les guettent, qui les rendraient malades ou qui leur dévoreraient les yeux. J’ai vu dans une vieille paillotte, perdue au milieu de la brousse, une mère affolée placer la nuit des baguettes odoriférantes allumées autour du hamac où dormait son bébé ; tremblante et les mains jointes, regardant autour d’elle, elle veillait. Quand je suis entré chez elle, sa peur est tombée, certaine dès lors qu’elle n’avait plus rien à craindre des khmoch méchants et des chouettes cruelles, puisqu’un parang était chez elle ; elle aussi, comme tous les Cambodgiens, croyait que nous ne craignons rien et que les revenants et les démons quittent effrayés les villages et quelque fois les cantons où nous habitons.

Les arac ou démons sont plus terribles encore que les khmoch, car leur puissance est supérieure. Ils peuvent prendre possession des corps et jeter la mort et la folie dans toute une famille. Alors, pour les chasser, il faut avoir recours au sorcier, prononcer les sné magiques qui les chassent et payer souvent très cher. Le possédé par un démon, par un arac, est, par extension, nommé arac au Cambodge, « parce que, me dit un lettré, l’homme chez lequel un arac a pénétré ne s’appartient plus, son corps ne lui obéit plus, il est le corps du démon, il obéit à l’arac qu’il a dans le ventre. » Quelquefois, le démon pour mieux posséder le corps, pour mieux se l’asservir, en a [p. 130, colonne 2] chassé l’âme, ou bien il l’a reprise et il est allé la déposer sur un arbre où, très malheureuse, elle attend sa réincarnation.

J’ai vu plusieurs possédés depuis que je suis au Cambodge ; ils sont agités de mouvements frénétiques, parlent sans suite ou bien se taisent et font comprendre par des signes qu’ils ne peuvent parler. J’en ai vu un qui se tordait à terre en gémissant. Ce sont des hystériques, mais des hystériques dangereux comme nos possédés des XVIe et XVIIe siècles, car, dans leur frénésie, dans leur conviction qu’ils sont possédés du démon, hantés par la pensée qu’ils sont victimes d’un sort jeté par un sorcier, par une sorcière, ils lancent des accusations terribles, accusent celui-ci ou celle-là de les avoir ensorcelés. Et ces accusations sont souvent écoutées et suivies de violences ou d’arrestations.

Les génies ou neac-ta sont aussi redoutés que les démons, bien qu’ils aient la réputation d’être bons ; mais, comme ils ont aussi celle d’être justes, on les craint, parce qu’on n’est jamais bien certain de ne pas les avoir offensés.

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Photographie Justine Darbon – Marché au Cambodge.

Ainsi ce ne sont pas les démons qui prennent possession de certains lieux, —montagnes, embranchements de routes, routes, rizières, — ce sont les génies, les néac-ta, protecteurs et vengeurs. J’ai dit, dans un précédent article publié par cette même Revue (1), combien est redouté au défilé de phnom Thvéa le neac-ta qui veille sur la route de Kampot à phnom-Penh, celui qui habite le phnom Chisso dans la province de Bati, celui qui garde la route du phnom Malou dans la province de Kampot et qui tue tous les Chinois qui s’y aventurent. Je puis citer encore le néae-ta qui commande le phnom Santouk, dans la province de ce nom et celui qui habite le pbnom Krevanh dans la province de Pursat. Ces deux génies ont la plus grande haine des sdack-tranh ou grands gouverneurs qui commandent les dey ou terres qu’ils habitent. Ces mandarins n’osent gravir leurs montagnes, se présenter à leurs sanctuaires parce que tout le monde sait qu’ils périraient dans l’année ou qu’ils perdraient leur place.

Ce qui distingue les arac ou démons des néac-ta ou génies, c’est que les premiers ne sont jamais bons parce qu’ils sont le mal, alors que les seconds sont bons et mauvais à la fois, selon qu’ils s’adressent à des gens bons ou mauvais. C’est que les uns sont d’origine infernale et que les autres sont d’origine humaine ; les néac-ta sont les ancêtres oubliés devenus génies et qui n’ayant plus à veiller sur leur descendance directe, veillent sur le pays tout entier, sur le peuple cambodgien. Ils sont les anges gardiens de [p. 131, colonne 1] la nation khmère comme les don-ta ou ancêtres sont les anges gardiens de la famille. On pourrait dire sans crainte de se tromper que les néac-ta sont les ancêtres de la nation, de la province, du village. Aux yeux des Cambodgiens, ils sont la justice et quelque­ fois les conseillers du peuple, les vrais gardiens du pays et ses vengeurs.

II

L’année 1888, d’après une tradition, d’après je ne sais quelle prophétie de je ne sais quel inspiré, ne devait pas s’écouler sans que le Bouddha reparût sur la terre. « Malheur à ceux qui ne lui auront pas préparé les voies », disait la prophétie. Comprenant qu’il s’agissait des routes et qu’il fallait faire pour le saint des saints ce qu’on fait pour le roi quand il se déplace, le peuple partout se mit à construire des routes plus ou moins élémentaires, à réparer les anciennes. Un matin, on trouvait des jalons plantés sans qu’on sût par quelles mains ils avaient été plantés ; alors hommes, femmes, enfants accouraient apportant des pelles et des houes pour remuer la terre, et des paniers pour la porter. En quelques endroits, les bonzes, certainement planteurs des jalons, dirigeaient les travailleurs et leur faisaient réparer les routes qui conduisaient à leurs pagodes. Les Chinois et les Malais n’échappèrent pas à la contagion et j’ai vu des choses curieuses se passer dans la province de Karn­ pot où j’étais alors résident de France. Je vais les raconter ici, parce que tout cela fut alors mis sur le compte des néac-ta.

A Kompong-Kès, un Chinois, qui était venu voir les habitants travailler à la route qui conduisait à la pagode de Kabal-Roméas, se moqua d’eux et leur demanda qui allait les payer de leurs peines. — « Tu ris, lui dit un homme, prends garde à toi, tu pourrais bien ne pas rire demain. » — Le Chinois se retira, mais il ne riait plus ; quelques heures après il était pris de coliques et le soir j’appris qu’il était mort.

Dans Trey-Ca, j’avais, l’année précédente, commencé une route et je l’avais abandonnée pour faire un embranchement plus urgent. Une femme, une Malaise qui n’aurait pas dû croire aux génies, fut, une nuit, visitée par un néac-ta qui lui ordonna de convoquer les gens du village et de les mener achever la route commencée. Le lendemain, plus de cinquante personnes travaillaient à cette route, abattaient des arbres, ouvraient la brousse et creusaient des fossés.

A l’autre route où travaillaient alors une soixantaine de Malais, un de leurs coreligionnaires qui avait obtenu de faire sa corvée plus tard vint les voir sur le chantier et se moqua d’eux parce qu’ils travaillaient avec entrain : « Pourquoi des routes, disait-il, [p. 131, colonne 2]  nous avons bien existé jusqu’à présent sans route ; ce sont des idées de Français. — Tu as tort de parler ainsi, lui dit un des travailleurs ; il pourrait bien t’arriver malheur. »

Ce Malais rentra chez lui ; quelques instants après des cris venaient de la maison qu’il habitait. Les voisins y pénétrèrent et le trouvèrent couché sur le côté, les bras violemment rejeté s en arrière et criant : « Déliez-moi, prenez un couteau et coupez les cordes qui me lient les bras. Coupez, car je veux aller travailler à la route. C’est pour me punir d’avoir mal parlé que le néac-ta m’a attaché. »

Personne ne riait ; l’un des voisins prit un couteau et fit le simulacre de couper les liens invisibles qui retenaient les bras du malheureux. Alors cet homme se leva, agita ses bras pour les dégourdir et s’en fut travailler à la route. Personne ne douta un seul instant qu’il eût été attaché par un néac-ta mécontent des mauvaises paroles qu’il avait dites.

J’avais ordonné la construction d’une route entre Kompong-Bayet Mac-Prang. Le sous-gouverneur, le balat Kès, Malais d’origine, n’était pas partisan de cette route, et malgré les ordres qu’il avait reçus, ne faisait rien pour rassembler les travailleurs. Or, une nuit, comme il dormait, il fut tiré par une oreille ; s’étant réveillé, dit-il, il entendit ces paroles : « Je suis un néac-ta de sroc Paris. Je viens te dire de rassembler des hommes dès demain et de les conduire à la route, parce qu’à Paris il y a de belles et grandes routes et parce que je veux que le Cambodge ait, comme Paris, de grandes et belles routes. » Le lendemain, le balat Kès rassembla son monde et mit trente hommes sur le chantier.

A une autre route que j’avais ordonnée, qui relie maintenant la résidence à poum Kabal-Roméas , que les néac-ta avaient approuvée par un écriteau trouvé un matin au bout d’un jalon, le gouverneur crut devoir saisir la pelle et travailler quelques instants. Étant venu sur le chantier, il n’aurait pas osé s’en retourner sans obéir aux ordres que les génies avaient donnés, et sans travailler à « préparer les voies ».

Voilà quelle est l’œuvre, l’action des génies auxquels croit le peuple khmère, et avec quelle docilité chacun obéit à leurs ordres.

C’est que les génies sont justes, c’est qu’ils ont la réputation de vouloir être obéis et qu’ils savent punir les méchants, ceux qui méritent leur colère.

III

Vous voyez que les sorciers ont beau jeu et qu’ils peuvent exploiter avec profit ces populations crédules à l’excès, qui ont toujours des diables à chasser des philtres à acheter, des sné à prononcer. [p. 132, colonne 1]

Les sorciers n’avouent pas facilement leur puissance, leur science mystérieuse ; ils nient parce qu’ils redoutent les tribunaux et aussi la colère de leurs voisins, des gens du village, les accusations ridicules qui pourraient les conduire jusqu’au supplice. Mais on les reconnait à leur air étrange, à leurs yeux noirs, très brillants et très mobiles, à leur apparence inquiète. « Une sorcière, me dit un interprète, regarde toujours avec inquiétude autour d’elle, parce qu’elle est toujours accompagnée des diables qu’elle commande. »

Il y a des sorciers et des sorcières qui le sont devenus par suite d’initiation, mais le plus souvent les sorciers sont fils de sorciers et les sorcières sont filles de sorcières ; un homme qui est sorcier ne rend pas forcément sa femme sorcière, et le fils d’une sorcière n’est pas forcément sorcier. Mais la fille d’une sorcière, alors même qu’elle ne pratique par la sorcellerie, qu’elle en ignore les secrets terribles et les formules magiques, porte avec elle une puissance fatale dont elle ne peut pas se dépouiller ; elle jette le mauvais œil et la terreur autour d’elle. Ses voisins la redoutent et la conspuent.

Une sorcière de la province de Chikreng qui me fut amenée les fers aux pieds, il y a plus d’une année par ordre du gouverneur, était une vieille femme de 62 ans. Ses voisins et les habitants des villages approchants avaient porté plainte contre elle ; ils l’accusaient de sorcellerie, d’avoir le mauvais œil, et, bien qu’ils n’appuyassent leur plainte d’aucun grief, ils demandaient qu’on en débarrassât le pays. Le gouverneur me la fit conduire parce que, disait-il, il redoutait que les habitants se portassent sur elle à des sévices ; en réalité il était aussi superstitieux que ses administrés et avait peur de la sorcière. Le gouverneur de Kompong-Soay, qui a la très haute surveillance sur les six provinces qui entourent celle qu’il administre directement, refusa de la recevoir au nombre de ses serviteurs, bien qu’elle l’en suppliât ; il craignait pour sa famille ; l’interprète de la résidence, un catholique d’origine khméro-portugaise, auquel j’offris de la prendre chez lui, la refusa parce qu’il lui trouvait les yeux trop vifs et trop mobiles et qu’il craignait pour sa femme. Elle fut enfin recueillie par sa nièce qui savait probablement mieux que le gouverneur à quoi s’en tenir sur la puissance diabolique de sa tante. Cette vieille femme me déclara ceci : « On dit que je suis sorcière, je n’en sais rien, mais j’ai toujours entendu dire que les femmes de mes ancêtres étaient sorcières ; je n’en sais rien et je n’ai jamais fait de la sorcellerie. »

Mais à côté de ces sorciers ou sorcières qui ne savent pas, il y a les sorciers et les sorcières qui prétendent savoir et qui font commerce de leur soi-disant science des démons. Ils vendent des philtres [p. 132, colonne 2] d’amour, des formules magiques pour se faire aimer avec passion, pour se faire rechercher en amour ; ils vendent des potions abortives ou vont les préparer chez les pauvresses qui ont recours à eux ; ils vendent des poisons et des remèdes plus ou moins efficaces, des ficelles fétiches qui éloignent les diables et les revenants. Ils sont souvent proxénètes et prêtent leur maison aux amours défendues.

Chaque sexe de sorciers a sa spécialité : les sorcières vendent et fabriquent les potions abortives, les philtres amoureux ; elles vendent les snè d’amour et facilitent les relations coupables ; les sorciers vendent les remèdes et les ficelles fétiches, les poisons et les onguents mystérieux.

Tous les Cambodgiens croient à leur puissance : le roi lui-même a foi en eux.

Un commerçant français avait un fusil de chasse d’un prix très élevé et d’une justesse remarquable. Le roi désirait l’acheter, mais le commerçant se souciait peu de le vendre. Eh bien, dit le roi, je le prendrai et je le paierai si tu ne peux briser une bouteille que mon sorcier va enchanter ; si tu la brises, je te paierai le prix du fusil et tu le garderas. Le métis accepta et le sorcier enchanta la bouteille qui lut suspendue à 50 mètres. Le roi et le sorcier paraissaient très convaincus que le commerçant ne parviendrait pas à la briser, mais au premier coup de fusil elle vola en morceaux. Le roi était furieux après son sorcier et le sorcier s’enfuit chez lui, honteux comme un renard qu’une poule aurait pris.

Ce qui est plus curieux, c’est que j’ai trouvé des Français, mais disons tout, des Français des colonies, qui sont victimes de l’éducation un peu nègre qu’on leur a donnée chez eux, qui croient aux ficelles fétiches et aux sorts que jettent les vieilles femmes. L’un d’eux, qui s’était luxé le poignet en tombant de cheval, se faisait, devant moi, soigner par un sorcier cambodgien et portait à son poignet la ficelle qui devait éloigner de lui les démons et les revenants méchants : l’autre qui avait mis aux fers une vieille femme accusée par un milicien de lui avoir jeté un sort, la remettait en liberté à la pensée que, pour se venger de lui, cette sorcière pourrait bien jeter un sort soit à sa femme, soit à lui-même. Moquons-nous donc maintenant du roi Norodom et des Cambodgiens crédules, quand on trouve parmi nos fonctionnaires et nos employés, des gens qui croient aux sorciers et aux revenants, aux ficelles fétiches et aux sorts que jettent les vieilles femmes !

IV

Mais revenons à notre sujet. Les amulettes jouent un grand rôle dans la vie des Khmers. En outre des ficelles qui éloignent les esprits mauvais, il y a les [p. 133, colonne 1] petits cylindres de plomb ou d’étain qui sont enfilés dans une cordelette de coton ou de thmey (chanvre) liée autour de la taille et qui préservent de certaines maladies ; ces cylindres portent souvent à l’intérieur une inscription en langue pâli, et un snê mystérieux. Il y a les morceaux de colonnade blanche sur lesquels on a tracé des arabesques et inscrit des lettres et des chiffres ; ils préservent les guerriers qui les portent de la mort et des blessures graves.

Voici maintenant un snè d’amour : « Setthi théa jac juc tas ae putthëa pac kai sang khac annemac. » Le jeune homme qui le répète neuf fois la bouche sur un mouchoir qu’il veut offrir à une jeune fille est certain d’être aimé par elle. J’en pourrais citer plusieurs autres.

On peut encore se faire aimer d’une femme, même d’une personne qui marque de l’indifférence, en inscrivant le nom de cette femme sur une feuille de bétel à chiquer et en prononçant le snê suivant quatre fois sur cette feuille avant de la porter à la bouche : « Om chëa sac rat svahap. »

Il y a encore bien d’autres manières de se faire aimer d’une fille ; par exemple celle-ci qui ne peut réussir que lorsqu’elle a été ordonnée par une sorcière : « Prends ce papier, jeune homme, écris dessus le nom de la femme que tu aimes, puis ce soir, quand tu te coucheras, mets-le sous ton oreiller. Alors, à l’heure où il est coutume d’aimer, prends ton oreiller entre tes bras comme si tu tenais une femme et répète plusieurs fois le nom de la femme que tu aimes et que tu as écrit sur le papier. Si tu aimes vraiment cette femme, cette femme t’aimera, c’est certain. »

Les sorcières vendent aussi des sné merveilleux pour exalter l’amour d’une épouse trop froide, pour empêcher la jalousie de troubler la paix des ménages polygames, pour retirer aux esclaves l’envie de fuir la maison de leur maître, pour ramener à une femme l’époux qui la néglige, à une jeune fille pour se faire aimer d’un jeune homme qui ne songe pas à elle, « mieux que cela, me dit un juge, pour se faire aimer d’un jeune homme qui songe à une autre fille. »

Il y a des snê pour guérir les morsures des scorpions, celles des serpents, pour éloigner les rats et les souris des greniers et des sacs de paddy, pour chasser la tristesse, pour faire engraisser les personnes maigres, etc., etc.

Les médicaments qui servent à appareiller les amants, à rendre la vigueur perdue… sont secrets, très recherchés et vendus très cher par les sorciers et par les sorcières. Quelquefois, en employant le thmam d’amour, le thmam maha sranôc ou « médicament de la grande jouissance », il faut prononcer un snê sept fois de suite. Ces médicaments sont ou des portions (thnam phoc, médecine à boire), des onguents (thnam léap, médicament pour oindre), ou des [p. 133, colonne 2] pilules (thnam collica, médicament en pilules). Parmi les thmam léap il faut distinguer les onguents qui resserrent les tissus et ceux qui sont faits pour les relâcher, pour développer, pour accroître ou pour diminuer.

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Certains de ces thnam valent très cher. « Celui-ci, dit un satras curieux que j’ai sous les yeux, coûte un taël d’or (37gr,50), avec le snê sans lequel il est inefficace et les conseils que doit donner celui qui l’indique. » Et il ajoute : « Le vieillard retrouve toute sa force perdue et sa jeune épouse l’aime beaucoup. »

Au nombre des produits qui servent à composer les onguents d’amour, qui raniment les vieillards, je distingue : les amandes, l’urine de bœuf noir, le camphre, l’eau de coco, le cardamome, le poivre, le gingembre. C’est, m’assure-t-on, le thnam le plus demandé, celui qui se vend le plus cher et qui rapporte le plus aux sorciers et aux sorcières.

V

Beaucoup de secrets ont été perclus avec le temps, Autrefois, me dit-on, il y avait des sorcières qui savaient se transporter à travers les airs à califourchon sur un manche à balai, sur un fléau à porter. Les satras qui parlent des Moha Rusey ou ermites, les représentent tous comme étant en possession de secrets merveilleux et d’une puissance occulte inouïe. Ils s’élevaient dans les airs et pénétraient partout, enchantaient iles armes, fabriquaient des amulettes et rendaient invulnérables ceux qu’ils aimaient et qu’ils avaient instruits.

Les sorciers d’aujourd’hui, qui ont succédé aux Maha Rusey, sont beaucoup moins puissants et beaucoup moins instruits. Alors que les Maha Rusey étaient aimés et recherchés par le peuple pour le bonheur qu’ils pourraient procurer, les thmûp et les ap sont craints et recherchés pour le bien et le mal qu’ils peuvent faire.

On dit qu’il y a des sorciers qui savent fabriquer des rup ou statuettes en cire, qu’ils nomment du nom de la personne qu’ils veulent blesser ou tuer, puis qu’ils la percent en prononçant des paroles magiques avec un couteau. Alors, me raconte-t-on, la personne que représente la statuette est blessée ou tuée à l’instant même où la statuette est percée par le sorcier.

D’autres font une statuette en cire, la nomment, puis la placent dans un endroit que visitent les rayons du soleil. Alors, à mesure que s’altèrent les traits de la statue, s’altère la santé de la personne qu’elle représente et dont elle a reçu le nom. Quand cette statue cesse d’en être une, la personne meurt. C’est notre envoûtement d’occident.

D’autres sorciers savent en battant une peau de buffle avec une baguette enchantée, en prononçant [p. 134, colonne1] un sné mystérieux, réduire cette peau, la diminuer jusqu’à la rendre invisible ; alors, ils lui ordonnent d’aller s’introduire dans l’estomac de la personne qu’ils veulent tuer. La peau obéit, puis une fois parvenue dans l’estomac, elle se développe, se développe et tue. Si on ouvre cette personne ainsi tuée, on ne trouve rien parce que la peau a repris sa forme invisible et s’en est allée retrouver le sorcier qui l’avait lancée.

Le plus souvent les sorcières sont accusées de tuer les enfants de leurs voisines avec des secrets magiques ; de leur jeter des sorts afin de les nouer ou de les affoler. Alors les mères deviennent furieuses ct c’est une procession de plaignantes chez le gouverneur de la province.

On arrête la sorcière et on la soumet à l’épreuve cruelle de l’eau. On la jette au fleuve ; si elle enfonce, elle est proclamée innocente et remise en liberté ; si elle surnage, c’est qu’elle est soutenue par les démons. Dans ce dernier cas, on la saisit et on la livre aux juges. Ceux-ci s’adjoignent des médecins et procèdent au jugement. La mort est la peine qu’on doit infliger aux sorcières convaincues et aux sorciers criminels.

VI

J’ai dit que les sorciers étaient aussi des guérisseurs, des donneurs de médicament, des médecins populaires et ignorants. Voici ce qu’ils prétendent et comment ils reconnaissent de quelle espèce de revenant le malade est possédé, de quel mal il est atteint.

Il faut, disent-ils, bien remarquer le jour de la semaille pendant lequel la maladie s’est déclarée parce que les revenants ont chacun leur jour de réapparition sur terre et parce qu’il faut bien savoir à quel khmoch on a affaire pour le pouvoir chasser du corps qu’il rend malade.

Ainsi par exemple, quand une maladie se déclare le thngay atut, c’est-à-dire le dimanche, elle est provoquée par un khmoch-préay, qui vient du Nord ou de l’Est et qui s’appelle mé Kéo, mé Kot, mé Chan ou mé Si. Le mal que donnent ces quatre khmoch lumineux se traduit par une élévation de la température du corps, par le besoin que le malade éprouve de changer de place à chaque instant, par les douleurs qu’il éprouve dans les os, par l’absence d’appétit. Il faut chasser au plus vite ce revenant du corps dont il a pris possession et appeler l’exorciste qui naturellement est un sorcier.

Celui-ci regarde à peine le malade, parce que le malade n’est rien dans l’affaire et que l’esprit est tout. Il moule trois statuettes grossières avec de la pâte de riz et les place dans une petite boite faite avec une seule écorce de bananier (pré-mouille-rut) [p. 134, colonne 2] à côté de dix cornets de feuilles d’arbre qui contiennent des aliments. Sur l’un des bords du pèr il fixe une bougie en cire d’abeille (lien) et aux quatre angles il place quatre baguettes odoriférantes, une à chaque angle.

Ceci fait, l’exorciste prend un couteau à arec (combet-sla) et en touche trois fois de suite le front du malade à la naissance des cheveux en disant en langue cambodgienne. « Un, deux, trois, mé Kéo, nlé Kot, mé Chan ou mé Si, sortez de ce corps, retournez dans votre pays afin que ce malade ne soit plus malade. »

Alors, il dépose le couteau près du malade, saisit le pèr, sort de la maison et, se dirigeant vers le sud, traverse l’enclos et le jette derrière la palissade ou la haie. Puis l’exorciste rentre dans la maison en disant : « Les memots sont retournés dans leur pays, la santé est revenue. » Enfin il récite une prière en langue pàli.

Si après que cette cérémonie a été faite, le malade n’est pas guéri, c’est que le revenant a refusé d’obéir ; dans ce cas, il faut la recommencer deux jours de suite.

Et ainsi de suite pour tous les autres jours de la semaine : la maladie qui s’est déclarée le lundi est provoquée par deux démons de sexes différents qui sont venus de l’Est apporter la fièvre, les maux de tête, les éblouissements ; la maladie du mardi est provoquée par un khmoch mâle nommé Phouok ; celle du mercredi par un khmoch-arac-thûm, c’est-à-dire par un revenant qui a été un grand sorcier ; celle du jeudi par un khmoch-préay et par deux khmoch mâles qui portent les noms de Ma et de Jos et qui sont venus du Sud-Ouest ; la maladie qui se déclare le vendredi est provoquée par trois khmoch-préay qui sont mortes noyées et qui appartenaient à la famille du malade ; celle qui se déclare le samedi provient du Nord-Ouest ; elle a été apportée par deux khmoch­ préay.

VII

Les sorciers sont aussi des liseurs de bonne aventure, des révélateurs. Voici un de leurs procédés secrets et le tableau à l’aide duquel ils connaissent le présent et l’avenir.

Ainsi que vous le voyez plus loin, ce tableau se compose de douze images réunies autour d’un carré vide. Je les ai numérotées afin de pouvoir les désigner plus facilement. Ce sont :

  1. Préa-chet-dey (tour). — 2. Chhat-prac (parasol d’argent). — 3. Neak-kak-réach (dragon royal). — 4. Prasat prac (maison d’argent). — 5. Prasat méas (maison d’or). — 6. Réahou (dragon qui fait les éclipses). — 7. Chhat-méas (parasol d’or). [p. 135, colonne 1] — 8. Tévada-chis-Andœuk (ange). — 9. Menus-combot-khbal (homme à la tête coupée). —10. Creu-pet (médecin). — 11. Arac-nou-mémot (sorcier). — 12. Menus­ khméan-khluon (homme sans corps).

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Figure. — Tableau magique des sorciers Cambodgiens.

Quand on vient consulter le sorcier, cet honorable prophète prend son tableau, le place devant lui de manière à avoir les numéros, un, deux, trois et douze en bas, Puis il demande au consultant : « Êtes- vous un homme ? – Êtes-vous une femme ? » Le consul­ tant répond : « Je suis un homme », ou bien : « Je suis une femme. »

« C’est bien, » murmure le sorcier, puis il demande : « Quel âge avez-vous ? » Le consultant ou la consultante donne son âge. Je suppose qu’il s’agit d’un homme et que cet homme a indiqué 18 ans. Alors le sorcier compte : 1 sur le préa-chet-dep, 2 sur le menus-khméan-khluon et successivement jusqu’au Tevada-chis-Andœuk qui se trouve le dix-huitième.

Le sorcier sait pas cœur ce que signifie chaque image et ce qu’il doit prophétiser ; au besoin, il peut faire comme je fais moi-même et consulter le satras prophétique que j’ai sous les yeux. Alors il trouve ceci : « Si le consultant est un homme et consulte sur l’avenir, il deviendra mandarin ; si le consultant est une fille, elle apprendra qu’elle sera mariée dans l’année ; s’il s’agit d’un homme désireux de se marier, il saura qu’il trouvera femme dans l’année également ; s’il s’agit d’un procès, le consultant sera prévenu qu’un homme puissant le protège et le lui fera gagner. Si le consultant est malade, il apprendra que sa maladie est sans gravité et qu’elle lui vient de ce qu’il a offensé un Tévada ou bien un arac thom (un grand sorcier) en n’observant pas un vœu fait. »

Si le consultant est une femme, âgée de 18 ans, [p. 135, colonne 2]on comptera à rebours : 1 sur le préa-chet-dey, 2 sur le chhat-prac et successivement jusqu’au Réakou qui se trouve le dix-huitième. L’explication qui accompagne le tableau, au mot Réakou donnera la réponse.

Ce n’est pas plus difficile que cela. Mais le satras qui contient ces révélations et ces prophéties a perdu beaucoup de son importance depuis quelques années. Il a été volé à un sorcier et maintenant on en trouve un certain nombre de copies entre les mains des achars, qui n’ont qu’une foi très médiocre en lui. J’ai cependant vu un lettré le consulter très gravement et j’ai entendu bien des personnes affirmer son infaillibilité.

Ce sont jeux d’innocents et ce ne sont pas les prophéties de ce genre qui conduisent les sorciers qui les vendent devant les tribunaux. Ce n’est pas pour dire la bonne aventure qu’ils sont quelquefois condamnés à mort, mais souvent pour crimes véritables commis sous couleur de sorcellerie.

VIII

Les loups-garous ou smel sont les victimes des sorciers ou des sorcières qui leur jettent un sort on qui leur font absorber un thnam magique. Le smel quitte sa maison affolé, s’enfuit dans les forêts, grimpe aux arbres, se cache dans les fourrés ; il est suivi par les tigres qui ne l’approchent pas et qui attendent le septième jour, que le poil lui pousse sur le corps, pour l’emmener avec eux au fond des bois où il vivra de sa chasse comme eux, On a vu des femmes ainsi transformées en smel qui étaient devenues des tigresses redoutables ne vivant que de chair humaine.

Dès qu’une personne est devenue smel, il faut s’élancer à sa poursuite armé d’un rec ou fléau à porter, l’atteindre avant le septième jour et la frapper sur la tête, très violemment, en récitant certains, sné magiques. Alors, on peut ramener à la maison le smel, car il est guéri ou sur le point de l’être.

On dit que les smel sont indécents, grossiers en parole quand ils parlent. On en a vu qui ne pouvant plus parler, poussaient des grognements de bêtes fauves. Quelques-uns retirent leur vêtement et courent la campagne tout nus, fuient les maisons, font des gestes obscènes aux personnes du sexe opposé qu’ils rencontrent.

IX

On voit par tout ce qui précède que notre Europe n’a rien inventé et que toutes les superstitions qui ont dominé tant de générations se retrouvent en Asie, que les sorciers et les sorcières, que les revenants, [p. 136,colonne 1] les farfadets, les loups-garous, les philtres merveilleux, les amulettes, les secrets guérisseurs, les formules amoureuses, les incantations magiques et les exorciseurs se retrouvent même au Cambodge.

ADHÉMARD LECLÈRE.

 

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