A propos d’un lapsus calami. Par Charles Féré. 1886.

FERELAPSUSCALAMI0003Charles Féré. A propos d’un lapsus calami. Article parut dans la « revue Philosophique de la Frace et de l’Etranger », (Paris), 1886, 1, pp. 546-548.

En 1880, Hans Gross, repère plus particulièrement les phénomène des lapsus et de actes manqués. Peu de chose paraîtrons jusqu’à l’ouvrage décisif de Freud en 1904.

Bien loin de Freud, Charles Féré, écrit sur le sujet le petit article que nous reproduisons ici.

Charles-Samson Féré (1852-1907). Sera le secrétaire et le chef de laboratoire de Jean-Martin Charcot à La Salpêtrière, puis médecin aliéniste à l’hôpital de Bicêtre. Il sera un défenseur, presque outrancier, des théories du petit et du grand hypnotisme. Il écrira de très nombreux ouvrages et articles dans les domaines de la psychologie, la médecine, la sexualité, la criminologie, etc. Quelques une de ses publications :
— Note sur un cas de paralysie hystérique consécutive à un rêve. Article parut dans la revue « Comptes rendus hebdomadaires des Séances et Mémoires de la Société de Biologie », (Paris), tome troisième, huitième série, année 1886, trente-huitième de la collection, pp. 541-542. [en ligne sur notre site]
— Le Magnétisme Animal. Deuxième édition avec figures dans le texte. Paris, Félix Alcan, 1887. En collaboration avec Alfred Binet.
— Dégénérescence et criminalité. Essai physiologique. Avec 21 graphique dans le texte. Paris, Félix Alcan, 1888.
— Du traitement des aliénés dans les familles. Deuxième édition revue et augmentée. Paris, Félix Alcan, 1893.
— La pathologie des émotions. Etudes physiologiques et cliniques. Paris, Félix Alcan, 1892.
— Sensation et mouvement. Etude expérimentale et psycho-physiologique. Avec 44 graphiques dans le texte. Paris, Félix Alcan, 1887.
— Les épilepsies et les épileptiques. Avec 12 planches hors texte et 67 figures dans le texte. Paris, Félix Alcan, 1890.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 546]

OBSERVATIONS ET DOCUMENTS

A PROPOS D’UN LAPSUS CALAMI

J’étais en train de rédiger un protocole d’autopsie, je voulais écrire « poumon droit », j’écrivis «  poumon 3 ». Les mouvements de la main nécessaires pour figurer le chiffre « 3 » et pour écrire le mot « droit » n’ont aucune analogie ; mais les mouvements nécessaires à l’articulation des mots « trois » et « droit » en ont une grande. Il semble donc que ce lapsus calami ait été un lapsus linguae qui s’est trouvé enregistré par l’écriture. Cette observation semble montrer que la représentation mentale d’un son articulé s’accompagne de mouvements de muscles spécialement adaptés à l’articulation, et que, lorsqu’on veut représenter graphiquement le son, on l’écrit d’abord avec la langue.

Lorsqu’on regarde écrire un enfant ou un manouvrier peu exercé, on le voit contracter tous ses muscles, et tirer la langue en l’agitant d’une manière désordonnée en apparence en réalité, ils amplifient les mouvements d’articulation, pour renforcer les images graphiques qui ont été apprises en dernier lieu, et sont moins intenses que les images motrices des sons articulés.

Un individu, devenu agraphique par suite d’une lésion cérébrale, répétait un certain nombre de fois chaque syllabe du mot qu’il voulait écrire et finissait par y parvenir.

Dans tous ces faits, les mouvements adaptés à l’écriture sont précédés, et en quelque sorte préparés par les mouvements d’articulation des mots.

Certains sujets atteints accidentellement de cécité verbale, c’est-à-dire ayant perdu la mémoire visuelle des signes écrits, exécutent avec la main les mouvements nécessaires pour écrire les mots qu’ils veulent lire, et arrivent ainsi à réveiller l’image des mouvements d’articulation, et lisent avec leur main, comme dit M. Charcot. Ces malades font l’opération inverse de celle que nous venons de signaler.

D’autres individus qui ont perdu la mémoire des sons articulés, atteints de surdité verbale, arrivent à comprendre s’ils réussissent à reproduire avec leurs lèvres les mouvements qu’ils voient faire à leur interlocuteur. Ils entendent avec leurs muscles de l’articulation. [p. 547]

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On peut rapprocher de ce fait une observation qui en est en quelque sorte le corollaire : certains aliénés, hallucinés de l’ouïe, remuent les lèvres tant qu’ils écoutent leurs voix ; et ils cessent de les entendre lorsqu’ils parlent eux-mêmes.

Dans le premier groupe de faits, nous voyons que les mouvements d’articulation inconscients ou tout au moins involontaires interviennent pour guider ou pour égarer les mouvements graphiques. Dans le second, les mouvements graphiques ou d’articulation viennent renforcer les effets des impressions visuelles ou auditives. Tous ces faits concordent pour établir que les représentations mentales coïncident avec des mouvements.

Certains individus sont incapables de se représenter un son articulé sans avoir des sensations musculaires dans les muscles de l’articulation ; je suis de ce nombre. Pourtant, lorsque j’écris, je ne perçois pas de mouvements dans la langue ni dans les lèvres ; ils existent toutefois, puisqu’ils sont capables de me faire faire un lapsus calami. Lorsque je cherche à me rappeler un individu, un objet, une phrase écrite, j’évoque le souvenir visuel de cet individu, de cet objet, de cette phrase écrite ; dès qu’il ne s’agit pas d’une simple lettre, je suis incapable de distinguer si la vision mentale s’accompagne d’une sensation musculaire. Est-ce à dire qu’elle n’existe pas ? N’existe-t-elle pas plutôt à l’état inconscient en raison de sa complexité ?

Voici une expérience que j’ai répétée sur trois sujets avec un résultat à peu près identique.

Je leur suggère à l’état de somnambulisme qu’elles entendent répéter une lettre L, par exemple ; je les réveille, elles entendent répéter L. Je leur fais entr’ouvrir la bouche, je constate que leur langue est animée de mouvements qui coïncident avec chaque audition mentale. Si je pose le doigt sur leur langue, je sens très distinctement ce mouvement ; et, si par une pression énergique je m’oppose à ce mouvement, l’hallucination disparaît ; elle disparaît encore lorsque le sujet projette sa langue hors de la bouche et la tient dans cette attitude forcée. Cependant, tous les trois sujets sont unanimes à déclarer qu’ils ne sentent pas le mouvement qui se passe dans leur langue au moment de l’hallucination.

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Il peut se faire que ces sujets se servent principalement de leur mémoire auditive, je me sers sûrement d’une manière prédominante de ma mémoire visuelle ; mais auditifs ou visuels, nous sommes en réalité des moteurs inconscients. Cette conclusion concorde d’ailleurs avec ce que je crois avoir contribué à prouver expérimentalement, à savoir que toute espèce d’excitation sensitive ou sensorielle, ou sa représentation mentale, détermine un mouvement qui peut être considéré comme constituant essentiellement la sensation (1). Nous n’avons pas en général conscience de ces mouvements, mais ils n’en existent [p. 548] pas moins. D’ailleurs, si nous tenons compte de ce fait que, pendant la vie fœtale, toutes les excitations ne nous arrivent que transformées en mouvement, il nous répugnera moins d’admettre que la sensation musculaire (sens de la pression pour le fœtus) est l’élément primordial de la sensibilité et peut être seul indispensable.

Lorsque nous entendons un son articulé, lorsque nous voyons un mot écrit ou lorsque nous en avons la représentation mentale, il se produit dans tout l’organisme un mouvement d’une forme particulière, dont la sensation se manifeste surtout dans les muscles en rapport avec la production de ces signes. Mais de ce que ce mouvement existe nécessairement, il ne s’ensuit pas que tout le monde en ait la sensation consciente et inversement, il peut arriver que la sensation musculaire soit assez intense pour obscurcir la sensation de l’image visuelle ou auditive. C’est sur ce dernier point que porte au fond la contestation entre M. Stricker et ses adversaires : il a raison, mais ils n’ont pas tort. Il faut remarquer que le mouvement que l’on perçoit c’est déjà la parole extérieure ; la parole intérieure est constituée par ce qui précède le mouvement, c’est-à-dire par l’image du mot, qui peut être visuelle ou auditive suivant l’éducation du sujet et son aptitude motive. Le mouvement étant la conséquence nécessaire de toute représentation mentale, de toute image, il peut être difficile de séparer dans la conscience l’effet de la cause ; mais ils ne sont pas moins distincts.

Ch. FÉRÉ.

NOTE

(1) Ch. Féré, Sensation et mouvement (Revue philosophique, octobre 1885 et mars 1886).

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