Louis de Jaucourt. Songe. Extrait de « l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers… par Diderot et D’Alembert », (Paris), Tome quinze, 1751, pp. 354-358.

Louis de Jaucourt. Songe. Extrait de « l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers… par Diderot et D’Alembert », (Paris), Tome quinze, 1751, pp. 354-358.

 

Louis de Jaucourt (1704-1779). Médecin et rédacteur de l’Encyclopédie.

Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

SONGE, s. m. (Métaph. & Physiol.) le songe est un état bisarre en apparence, où l’ame a des idées sans y avoir de connoissance réfléchie, éprouve des sensations sans que les objets externes paroissent faire aucune impression sur elle ; imagine des objets, se transporte dans des lieux, s’entretient avec des personnes qu’elle n’a jamais vues, & n’exerce aucun empire sur tous ces fantomes qui paroissent ou disparoissent, l’affectent d’une maniere agréable ou incommode, sans qu’elle influe en quoi que ce soit. Pour expliquer la nature des songes, il faut avant toutes choses tirer de l’expérience un certain nombre de principes distincts ; c’est là l’unique fil d’Ariane qui puisse nous guider dans ce labyrinthe : de toutes les parties qui composent notre machine, il n’y a que les nerfs qui soient le siege du sentiment, tant qu’ils conservent leur tension, & cet extrait précieux, cette liqueur subtile qui se forme dans le laboratoire du cerveau, coule sans interruption depuis l’origine des nerfs jusqu’à leur extrémité. Il ne sauroit se faire aucune impression d’une certaine force sur notre corps, dont la surface est tapissée de nerfs, que cette impression ne passe avec une rapidité inconcevable de l’extrémité extérieure à l’extrémité intérieure, & ne produise aussi-tôt l’idée d’une sensation. J’ai dit qu’il falloit une impression d’une certaine force, car il y a en effet une infinité de matieres subtiles & déliées répandues autour de nous, qui ne nous affectent point ; parce que pénétrant librement les pores de nos parties nerveuses, elles ne les ébranlent point, l’air lui-même n’est apperçu que quand il est agité par le vent. Tel étant l’état de notre corps, il n’est pas difficile de comprendre comment pendant la veille nous avons l’idée des corps lumineux, sonores, sapides, odoriférans & tactiles : les émanations de ces corps ou leurs parties même heurtant nos nerfs, les ébranlent à la surface de ces corps ; & comme lorsqu’on pince une corde tendue dans quelqu’endroit que ce soit, toute la corde trémousse, de même le nerf est ébranlé d’un bout à l’autre, & l’ébranlement de l’extrémité intérieur est fidellement suivi & accompagné, tant cela se fait promptement, de la sensation qui y répond. Mais lorsque fermant aux objets sensibles toutes les avenues de notre ame, nous nous plongeons entre les bras du sommeil, d’où naissent ces nouvelles décorations qui s’offrent à nous, & quelquefois avec une vivacité qui met nos passions dans un état peu différent de celui de la veille ? Comment puis-je voir & entendre, & en général sentir, sans faire usage des organes du sentiment, démêlant soigneusement diverses choses qu’on a coutume de confondre ? Comment les organes du sentiment sont-ils la cause des sensations ? est-ce en qualité de principe immédiat ? est-ce par l’œil ou par l’oreille que l’on voit & entend immédiatement ? Point du tout, l’œil & l’oreille sont affectés ; mais l’ame n’est avertie que quand l’impression parvient à l’extrémité intérieure du nerf optique ou du nerf auditif ; & si quelque obstacle arrête en chemin cette impression, de maniere qu’il ne se fasse aucun ébranlement dans le cerveau, l’impression est perdue pour l’ame. Ainsi, & c’est ce qu’il faut bien remarquer comme un des principes fondamentaux de l’explication des songes, il suffit que l’extrémité intérieure soit ébranlée pour que l’ame ait des représentations. On connoît de plus aisément que cette extrémité intérieure est la plus facile à ébranler, parce que les ramifications dans lesquelles elle se termine sont d’une extrème tenuité, & qu’elles font place à la source même de ce fluide spiritueux, qui les arrose & les pénetre, y court, y serpente, & doit avoir une toute autre activité, que lorsqu’il a fait le long chemin qui le conduit à la surface du corps ; c’est de-là que naissent tous les actes d’imagination pendant la veille, & personne n’ignore que dans les personnes d’un certain tempérament, dans celles qui sont livrées à de telles méditations, ou qui sont agitées par de violentes passions, les actes d’imagination sont équivalens aux sensations & empêchent même leur effet, quoiqu’elles nous affectent d’une maniere assez vive. Ce sont là les songes des hommes éveillés, qui ont une parfaite analogie avec ceux des hommes endormis, étant les uns & les autres dépendans de cette suite d’ébranlemens intérieurs qui se passent à l’extrémité des nerfs qui aboutissent dans le cerveau. Toute la différence qu’il y a, c’est que pendant la veille nous pouvons arrêter cette suite, en rompre l’enchaînure, en changer la direction, & lui faire succéder l’état des sensations, au-lieu que les songes sont indépendans de notre volonté, & que nous ne pouvons ni continuer les illusions agréables, ni mettre en fuite les fantômes hideux. L’imagination de la veille est une république policée, où la voix du magistrat remet tout en ordre ; l’imagination des songes est la même république dans l’état d’anarchie, encore les passions sont-elles de fréquens attentats contre l’autorité du législateur pendant le tems même où ses droits sont en vigueur. Il y a une loi d’imagination que l’expérience démontre d’une maniere incontestable, c’est que l’imagination lie les objets de la même maniere que les sens nous les représentent, & qu’ayant cause à les rappeller, elle se fait conformément à cette liaison ; cela est si commun, qu’il seroit superflu de s’y attendre. Nous voyons aujourd’hui pour la premiere fois un étranger à un spectacle dans une telle place, à côté de telles personnes : si ce soir votre imagination rappelle l’idée de cet étranger, soit d’elle-même, ou parce que nous lui demandons compte, elle sera en même tems les frais de représenter en même tems le lieu du spectacle, la place que l’étranger occupoit, les personnes que nous avons remarquées autour de lui ; & s’il nous arrive de les voir ailleurs, au bout d’un an, de dix ans ou davantage, suivant la force de notre mémoire, en le voyant, toute cette escorte, si j’ose ainsi dire, se joint à son idée. Telle étant donc la maniere dont toutes les idées se tiennent dans notre cerveau, il n’est pas surprenant qu’il se forme tant de combinaisons bisarres ; mais il est essentiel d’y faire attention, car cela nous explique la bisarrerie, l’extravagante apparence des songes, & ce ne sont pas seulement deux objets qui se lient ainsi, c’en sont dix, c’en sont mille, c’est l’immense assemblage de toutes nos idées, dont il n’y en a aucune qui n’ait été reçue avec quelqu’autre, celle-ci avec une troisieme, & ainsi de suite. En parlant d’une idée quelconque, vous pouvez arriver successivement à toutes les autres par des routes qui ne sont point tracées au hasard, comme elles le paroissent, mais qui sont déterminées par la maniere & les circonstances de l’entrée de cette idée dans notre ame ; notre cerveau est, si vous le voulez, un bois coupé de mille allées, vous vous trouverez dans une telle allée, c’est-à-dire vous êtes occupé d’une telle sensation ; si vous vous y livrez, comme on le fait, ou volontairement pendant la veille, ou nécessairement dans les songes de cette allée, vous entrerez dans une seconde, dans une troisieme, suivant qu’elles sont percées, & votre route quelqu’irréguliere qu’elle paroisse dépend de la place d’où vous êtes parti & de l’arrangement du bois, de sorte qu’à toute autre place ou dans un bois différemment percé vous aurez fait un autre chemin, c’est-à-dire un autre songe. Ces principes supposés, employons-les à la solution du problème des songes. Les songes nous occupent pendant le sommeil ; & lorsqu’il s’en présente quelqu’un à nous, nous sortons de l’espece de léthargie complette où nous avoient jettés ces sommeils profonds, pour appercevoir une suite d’idées plus ou moins claires, selon que le songe est plus ou moins vif, selon le langage ordinaire ; nous ne songeons que lorsque ces idées parviennent à notre connoissance, & font impression sur notre mémoire, & nous pouvons dire, nous avons eu tel songe, ou du-moins que nous avons songé en général ; mais, à proprement parler, nous songeons toujours, c’est-à-dire que dès que le sommeil s’est emparé de la machine, l’ame a sans interruption une suite de représentations & de perceptions ; mais elles sont quelquefois si confuses, si foibles, qu’il n’en reste pas la moindre trace, & c’est ce qu’on appelle le profond sommeil, qu’on auroit tort de regarder comme une privation totale de toute perception, une inaction complette de l’ame.

Depuis que l’ame a été créée & jointe à un corps, ou même à un corpuscule organisé, elle n’a cessé de faire les fonctions essentielles à une ame, c’est-à-dire d’avoir une suite non-interrompue d’idées qui lui représentent l’univers, mais d’une façon convenable à l’état de ses organes ; aussi tout le tems qui a précédé à notre développement ici-bas, c’est-à-dire notre naissance, peut être regardé comme un songe continuel qui ne nous a laissé aucun souvenir de notre préexistence, à cause de l’extrème foiblesse dont un germe, un fœtus sont susceptibles. S’il y a donc des vuides apparens, &, si j’ose dire, des especes de lacunes dans la suite de nos idées, il n’y a pourtant aucune interruption. Certains nombres de mots sont visibles & lisibles, tandis que d’autres sont effacés & indéchiffrables ; cela étant, songer ne fera autre chose que s’appercevoir de ses songes, & il est uniquement question d’indiquer des causes qui fortifient les empreintes des idées, & les rende d’une clarté qui mette l’ame en état de juger de leur existence, de leur liaison, & d’en conserver même le souvenir. Or ce sont des causes purement physiques & machinales ; c’est l’état du corps qui décide seul de la perception des songes ; les circonstances ordinaires qui les accompagnent concourent toutes à nous en convaincre. Quelles sont ces personnes qui dorment d’un profond sommeil, & qui n’ont point ou presque point songé ? Ce sont les personnes d’une constitution vigoureuse, qui jouissent actuellement d’une bonne santé, ou celles qu’un travail considérable a comme accablées. Deux raisons opposées provoquent le sommeil complet & destitué de songes : dans ces deux cas, l’abondance des esprits animaux fait une sorte de tumulte dans le cerveau, qui empêche que l’ordre nécessaire pour lier les circonstances d’un songe ne se forme ; la disette d’esprits animaux fait que ces extrémités intérieures des nerfs, dont l’ébranlement produit des actes d’imagination, ne sont pas remuées, ou du-moins pas assez pour que nous en soyons avertis ; que faut-il donc pour être songeur ? Un état ni foible, ni vigoureux ; une médiocrité de vigueur rend l’ébranlement des filets nerveux plus facile ; la médiocrité d’esprits animaux fait que leur cours est plus régulier, qu’ils peuvent fournir une suite d’impressions plus faciles à distinguer. Une circonstance qui prouve manifestement que cette médiocrité que j’ai supposée est la disposition requise pour les songes, c’est l’heure à laquelle ils sont plus fréquens ; cette heure est le matin. Mais, direz-vous, c’est le tems où nous sommes le plus frais, le plus vigoureux, & où la transpiration des esprits animaux étant faite, ils sont les plus abondans ; cette observation, loin de nuire à mon hypothese, s’y ajuste parfaitement. Quand les personnes d’une constitution mitoyenne, (car il n’y a guere que celles-là qui rêvent) se mettent au lit, elles sont à-peu-près épuisées, & les premieres heures du sommeil sont celles de la réparation, laquelle ne va jamais jusqu’à l’abondance : s’arrêtant donc à la médiocrité, dès que cette médiocrité existe, c’est-à-dire vers le matin, les songes naissent ensuite, & durent en augmentant toujours de clarté jusqu’au réveil. Au reste, je raisonne sur les choses comme elles arrivent ordinairement, & je ne nie pas qu’on ne puisse avoir un songe vif à l’entrée ou au milieu de la nuit, sans en avoir le matin ; mais ces cas particuliers dépendent toujours de certains états particuliers qui ne font aucune exception aux regles générales que je pose ; je conviens encore que d’autres causes peuvent concourir à l’origine des songes, & qu’outre cet état de médiocrité que nous supposons exister vers le matin, toute la machine du corps a encore au même tems d’autres principes d’action très propres à aider les songes ; j’en remarque deux principaux, un intérieur & un extérieur. Le premier, ou le principe intérieur, c’est que les nerfs & les muscles, après avoir été relâchés à l’entrée du sommeil, commencent à s’étendre & à se gonfler par le retour des fluides spiritueux que le repos de la nuit a réparés, toute la machine reprend des dispositions à l’ébranlement ; mais les causes externes n’étant pas encore assez fortes pour vaincre les barrieres qui se trouvent aux portes des sens, il ne se fait que les mouvemens internes propres à exciter des actes d’imagination, c’est-à-dire des songes. L’autre principe, ou le principe extérieur qui dispose à s’éveiller à demi, & par conséquent à songer, c’est l’irritation des chairs qui, au bout de quelques heures qu’on aura été couché sur le dos, sur le côté, ou dans toute autre attitude, commence à se faire sentir. J’avoue donc l’existence des choses capricieuses que je viens d’indiquer, mais je regarde toujours cette disposition moyenne entre l’abondance & la disette d’esprits, comme la cause principale des songes ; & pour mettre le comble à la démonstration, voyez des exemples qui viennent à propos. Une personne en foiblesse ne trouve, quand elle revient à elle-même, aucune trace de son état précédent ; c’est le profond sommeil de disette. Un homme yvre-mort ronfle plusieurs heures, & se réveille sans avoir eu aucun songe ; c’est le profond sommeil d’abondance ; donc on ne songe que dans l’état qui tient le milieu. Voyons à-présent naître un songe, & assistons en quelque sorte à sa naissance.

Je me couche, je m’endors profondément, toutes les sensations sont éteintes, tous les organes sont comme inaccessibles ; ce n’est pas là le tems des songes, il faut que quelques heures s’écoulent, afin que la machine ait pris les principes d’ébranlement & d’action que nous avons indiqués ci-dessus ; le tems étant venu, songe-t-on aussi-tôt, & ne faut-il point de cause plus immédiate pour la production du songe, que cette disposition générale du corps ? Il semble d’abord qu’on ne puisse ici répondre sans témérité, & que le fil de l’expérience nous abandonne ; car, dira-t-on, puisque personne ne sauroit seulement remarquer quand & comment il s’endort, comment pourroit-on saisir ce qui préside à l’origine d’un songe qui commence pendant notre sommeil ?

Au secours de l’expérience, joignons-y celui du raisonnement : voici donc comment nous raisonnons. Un acte quelconque d’imagination est toujours lié avec une sensation qui le précede, & sans laquelle il n’existeroit pas ; car pourquoi un tel acte se seroit-il développé plutôt qu’un autre, s’il n’avoit pas été déterminé par une sensation ? Je tombe dans un douce rêverie, c’est le point-de-vue d’une riante campagne, c’est le gazouillement des oiseaux, c’est le murmure des fontaines qui ont produit cet état, qui ne l’auroit pas assurément été par des objets effrayans, ou par des cris tumultueux ; on convient sans peine de ce que j’avance par rapport à la veille, mais on ne s’en apperçoit pas aussi distinctement à l’égard des songes, quoique la chose ne soit ni moins certaine, ni moins nécessaire ; car si les songes ne sont pas des chaînes d’actes d’imagination, & que les chaînes doivent, pour ainsi dire, être toutes accrochées à un point fixe d’où elles dépendent, c’est-à-dire à une sensation, j’en conclus que tout songe commence par une sensation & se continue par une suite d’actes d’imagination, toutes les impressions sensibles qui étoient sans effet à l’entrée de la nuit deviennent efficaces, sinon pour réveiller, au-moins pour ébranler, & le premier ébranlement qui a une force déterminée est le principe d’un songe. Le songe a toujours son analogie avec la nature de cet ébranlement ; est-ce, par exemple, un rayon de lumiere qui s’insinuant entre nos paupieres a affecté l’œil, notre songe suivant sera relatif à des objets visibles, lumineux ? est-ce un son qui a frappé nos oreilles ? Si c’est un son doux, mélodieux, une sérénade placée sous nos fenêtres, nous rêverons en conformité, & les charmes de l’harmonie auront part à notre songe ; est-ce au contraire un son perçant & lugubre ? les voleurs, le carnage, & d’autres scènes tragiques s’offriront à nous ; ainsi la nature de la sensation, mere du songe, en déterminera l’espece ; & quoique cette sensation soit d’une foiblesse qui ne permette point à l’ame de l’appercevoir comme dans la veille, son efficacité physique n’en est pas moins réelle ; tel ébranlement extérieur répond à tel ébranlement intérieur, non à un autre, & cet ébranlement intérieur une fois donné, détermine la suite de tous les autres.

Ce n’est pas, au reste, que tout cela ne soit modifié par l’état actuel de l’ame, par ses idées familieres, par ses actions, les impressions les plus récentes qu’elle a reçues étant les plus aisées à se renouveller : de-là vient la conformité fréquente que les songes ont avec ce qui s’est passé le jour précédent, mais toutes les modifications n’empêchent pas que le songe ne parte toujours d’une sensation, & que l’espece de cette sensation ne détermine celle du songe.

Par sensation je n’entends pas les seules impressions qui viennent des objets du dehors ; il se passe outre cela mille choses dans notre propre corps, qui sont aussi dans la classe des sensations, & qui par conséquent produisent le même effet. Je me suis couché avec la faim & la soif, le sommeil a été plus fort, il est vrai, mais les inquiétudes de la faim & de la soif luttent contre lui ; & si elles ne le détruisent pas, elles produisent du moins des songes, où il sera question d’alimens solides & liquides, & où nous croirons satisfaire à des besoins qui renaîtront à notre reveil ; une simple particule d’air qui se promenera dans notre corps produira diverses sortes d’ébranlemens qui serviront de principes & de modification à nos songes : combien de fois une fluxion, une colique, ou telle autre affection incommode ne naissent-elles pas pendant notre sommeil, jusqu’à ce que leur force le dissipe enfin ? Leur naissance & leur progrès sont presque toujours accompagnés d’états de l’ame ou de songe qui y répondent.

Le degré de clarté auquel parviennent les actes d’imagination, qui constituent les songes, nous en procure la connoissance ; il y a un degré déterminé auquel ils commencent à être perceptibles, comme dans les objets de la vue & de l’ouïe, il y a un terme fixe d’où nous commençons à voir & à entendre ; ce degré existant une fois, nous commençons à songer, c’est-a-dire à appercevoir nos songes ; & à mesure que de nouveaux degrés de clarté surviennent, les songes sont plus marqués ; & comme ces degrés peuvent hausser & baisser plusieurs fois pendant le cours d’un même songe, de-là viennent ces inégalités, ces especes d’obscurité qui éclipsent presque une partie d’un songe, tandis que les autres conservent leur netteté ; ces nuances varient à l’infini. Les songes peuvent être détruits de deux manieres, ou lorsque nous rentrons dans l’état du profond sommeil, ou par notre reveil : le reveil c’est le retour des sensations ; dès que les sensations claires & perceptibles renaissent, les songes sont obligés de prendre la fuite : ainsi toute notre vie est partagée entre deux états essentiellement différens l’un de l’autre, dont l’un est la vérité & la réalité, tandis que l’autre n’est que mensonge & illusion ; cependant si la durée des songes égaloit celle de la nuit, & qu’ils fussent toujours d’une clarté sensible, on pourroit être en doute laquelle de ces deux sensations est la plus essentielle à notre bonheur, & mettre en question qui seroit le plus heureux, ou le sultan plongé tous le jour dans les délices de son serrail, & tourmenté la nuit par des rèves affreux, ou le plus misérable de ses esclaves qui, accablé de travail & de coups pendant la journée, passeroit des nuits ravissantes en songes. A la rigueur, le beau titre de réel ne convient guere mieux aux plaisirs dont tant de gens s’occupent pendant leurs veilles, qu’à ceux que les songes peuvent procurer.

Cependant l’état de la veille se distingue de celui du sommeil, parce que dans le premier, rien n’arrive sans cause ou raison suffisante.

Les événemens sont liés entre eux d’une maniere naturelle & intelligible, au lieu que dans les songes, tout est décousu, sans ordre, sans vérité : pendant la veille un homme ne se trouvera pas tout-d’un-coup dans une chambre, s’il n’est venu par quelqu’un des chemins qui y conduisent : je ne serai pas transporté de Londres à Paris, si je ne fais le voyage ; des personnes absentes ou même mortes ne s’offriront point à l’improviste à ma vue ; tandis que tout cela, & même des choses étranges, contraires à toutes les lois de l’ordre & de la nature, se produisent dans les songes : c’est donc là le criterium que nous avons pour distinguer ces deux états ; & de la certitude même de ce criterium vient un double embarras, où l’on semble quelquefois se trouver d’un côté pendant la veille, s’il se présente à nous quelque chose d’extraordinaire, & qui, au premier coup d’œil, soit inconcevable ; on se demande à soi-même, est-ce que je rève ? On se tâte, pour s’assurer qu’on est bien éveillé ; de l’autre, quand un songe est bien net, bien lié, & qu’il n’a rassemblé que des choses bien possibles, de la nature de celles qu’on éprouve étant bien éveillé : on est quelquefois en suspens, quand le songe est fini, sur la réalité ; on auroit du penchant à croire que les choses se sont effectivement passées ainsi ; c’est le sort de notre ame, tant qu’elle est embarrassée des organes du corps, de ne pouvoir pas déméler exactement la suite de ses opérations : mais comme le développement de nos organes nous a fait passer d’un songe perpétuel & souverainement confus, à un état miparti de songes & de vérités, il faut esperer que notre mort nous élevera à un état où la suite de nos idées continuellement claire & perceptible ne sera plus entrecoupée d’aucun sommeil, ni même d’aucun songe : ces réflexions sont tirées d’un essai sur les songes, par M. Formey.

Songe vénérien, (Médec.) maladie que Cœlius Aurelianus appelle en grec ὀνειρόγονος. Hippocrate dit aussi ὀνειρώσσειν, avoir des songes vénériens. Ce n’est point une maladie, dit Cœlius Aurelianus, ni le symptome d’une maladie, mais l’effet des impressions de l’imagination, qui agissent durant le sommeil. Cet état vient ou de beaucoup de tempérament, de l’usage des plaisirs de l’amour, ou au contraire d’une continence outrée. Il demande différens traitemens selon ses causes. Chez les uns il faut détourner l’imagination des plaisir de l’amour, & la fixer sur d’autres objets. Les anciens faisoient coucher les personnes sujettes à l’oneirogonie dans un lit dur, lui prescrivoient des remedes rafraîchissans, des alimens incrassans, des boissons froides & astringentes, le bain froid, & lui appliquoient sur la région des lombes des éponges trempées dans de l’oxicrat. Quelques-uns ordonnoient au malade de se coucher avec la vessie pleine, afin qu’étant de tems-en-tems éveillé, il perdît les impressions des plaisirs de l’amour qui agissent dans le sommeil ; mais cette méthode seroit plus nuisible qu’utile, parce qu’une trop longue rétention d’urine peut devenir la cause d’une maladie, pire que celle qu’il s’agit de guérir. (D. J.)

Songe, (Critique sacrée.) il est parlé dans l’Ecriture de songes naturels & surnaturels ; mais Moïse défend également de consulter ceux qui se méloient d’expliquer les songes naturels, Lévit. xix. 26. & les surnaturels, Deuter. xiij. 1. C’étoit à Dieu & aux prophètes que devoient s’adresser ceux qui faisoient des songes pour en recevoir l’interprétation. Le grand prêtre revétu de l’éphod, avoit aussi ce beau privilege.

On lit plusieurs exemples de songes surnaturels dans l’Ecriture ; le commencement de l’évangile de saint Matthieu en fournit seul deux exemples : l’ange du Seigneur qui apparut à Joseph en songe, & l’avis donné aux mages en songe, de ne pas retourner vers Hérode.

Les Orientaux faisoient beaucoup d’attention aux songes ; & ils avoient des philosophes qui se vantoient de les expliquer ; c’étoit un art nommé des Grecs onéirocritique. Ces philosophes d’Orient ne prétendoient point deviner la signification des songes par quelque inspiration, comme on le voit dans l’histoire de Daniel. Nabuchodonosor pressant les mages des Chaldéens de lui dire le songe qu’il avoit eu, & qu’il feignoit avoir oublié, ils lui répondirent qu’il n’y a que les dieux qui le savent, & qu’aucun homme ne pourroit le dire ; parce que les dieux ne se communiquent pas aux hommes, Daniel, ij. 11. Les mages ne prétendoient donc point être inspirés. Leur science n’étoit qu’un art qu’ils étudioient, & par lequel ils se persuadoient pouvoir expliquer les songes. Mais Daniel expliqua le songe de Nabuchodonosor par inspiration ; ce qui fit dire au prince, que l’esprit des saints dieux étoit en lui.

Il ne faut pourtant pas déguiser au sujet du songe de Nabuchodonosor, qu’il y a une contradiction apparente dans le ch. iv. v. 7. & 8. & le ch. ij. v. 5. & 12. du livre qui porte le nom de Daniel. On rapporte au ch. iv. l’édit de Nabuchodonosor, par lequel il défend de blasphémer le Dieu des juifs. Il y fait le récit de ce qui s’étoit passé à l’occasion du songe qu’il avoit eu. Il déclare qu’ayant récité ce songe aux philosophes ou mages de Chaldée, aucun d’eux n’avoit pu le lui expliquer, & que l’ayant ensuite récité à Daniel, ce prophete lui en avoit donné l’explication.

Le fait est rapporté bien différemment dans le second chapitre. Ici Nabuchodonosor ne voulut jamais déclarer aux mages le songe qu’il avoit eu. Il prétendit qu’ils le devinassent, parce qu’il ne pouvoit s’assurer sans cela que leur explication fût vraie. Ils eurent beau protester que leur science ne s’étendoit pas si loin ; il ordonna qu’on les fît mourir comme des imposteurs. Daniel vint ensuite, à qui le roi ne dit point le songe en question ; au contraire il lui parla en ces termes : me pourriez-vous déclarer le songe que j’ai eu, & son interprétation ? Dan. ij. 26. Là-dessus Daniel lui fait le récit du songe & l’explique.

Un savant critique moderne trouve la contradiction de ces deux récits si palpable, & leur conciliation si difficile, qu’il pense qu’on doit couper le nœud, & reconnoître que les six premiers chapitres de Daniel ne sont pas de lui ; que ce sont des additions faites par des juifs postérieurs à son ouvrage, & que ce n’est qu’au chapitre sept que commence le livre de ce prophete. (D. J.)

Songes, (Mythol.) enfans du sommeil, selon les poëtes. Les songes, dit Ovide, qui imitent toutes sortes de figures, & qui sont en aussi grand nombre que les épis dans les plaines, les feuilles dans les forêts, & les grains de sable sur le rivage de la mer, demeurent nonchalamment étendus autour du lit de leur souverain, & en défendent les approches. Entre cette multitude infinie de songes, il y en a trois principaux qui n’habitent que les palais des rois & des grands, Morphée, Phobetor & Phantase.

Pénélope ayant raconté un songe qu’elle avoit eu par lequel le prochain retour d’Ulyse & la mort de ses poursuivans lui étoient promis, ajoute ces paroles : « J’ai oui dire, que les songes sont difficiles à entendre, qu’on a de la peine à percer leur obscurité, & que l’événement ne répond pas toujours à ce qu’ils sembloient promettre, car on dit qu’il y a deux portes pour les songes, l’une est de corne & l’autre d’ivoire ; ceux qui viennent par la porte d’ivoire, ce sont les songes trompeurs qui font entendre des choses qui n’arrivent jamais ; mais les songes qui ne trompent point, & qui sont véritables, viennent par la porte de corne. Hélas, je n’ose me flatter que le mien soit venu par cette derniere porte » !

Horace & Virgile ont copié tour-à-tour cette idée d’Homere, & leurs commentateurs moralistes ont expliqué la porte de corne transparente, par l’air, & la porte d’ivoire, opaque, par la terre. Selon eux, les songes qui viennent de la terre, ou les vapeurs terrestres, sont les songes faux ; & ceux qui viennent de l’air ou du ciel, sont les songes vrais.

Lucien nous a donné une description toute poétique d’une île des songes dont le Sommeil est le roi, & la Nuit la divinité. Il y avoit des dieux qui rendoient leurs oracles en songes, comme Hercule, Amphiaraüs, Sérapis, Faunus. Les magistrats de Sparte couchoient dans le temple de Pasiphaë, pour être instruits en songes, de ce qui concernoit le bien public. Enfin on cherchoit à deviner l’avenir par les songes, & cet art s’appelloit onéirocritique. Voyez ce mot. (D. J.)

Julie Phlipaut (1780–1834) – Racine lisant Athalie devant Louis XIV et Madame de Maintenon §1819).

Songe, (Poésie.) fiction que l’on a employée dans tous les genres de poésie, épique, lyrique, élégiaque, dramatique : dans quelques-uns, c’est une description d’un songe que le poëte feint qu’il a, ou qu’il a eu ; dans le genre dramatique, cette fiction se fait en deux manieres ; quelquefois paroit sur la scene un acteur qui feint un profond sommeil, pendant lequel il lui vient un songe qui l’agite, & qui le porte à parler tout haut ; d’autres fois l’acteur raconte le songe qu’il a eu pendant son sommeil. Ainsi dans la Mariane de Tristan, Hérode ouvre la scene, en s’éveillant brusquement, & dans la suite il rapporte ce songe qu’il a fait. Mais la plus belle description d’un songe qu’on ait donnée sur le théâtre, est celle de Racine dans Athalie ; épargnons au lecteur la peine d’aller la chercher. C’est Athalie qui parle scene v. acte II.

Un songe (me devrois-je inquieter d’un songe ?)
Entretient dans mon cœur un chagrin qui le ronge.
Je l’évite partout, partout il me poursuit.
C’étoit pendant l’horreur d’une profonde nuit.
Ma mere Jézabel devant moi s’est montrée,
Comme au jour de sa mort pompeusement parée.
Ses malheurs n’avoient point abattu sa fierté.
Même elle avoit encore cet éclat emprunté,
Dont elle eut soin de peindre & d’orner son visage,
Pour réparer des ans l’irréparable outrage.
Tremble, m’a-t-elle dit, fille digne de moi.
Le cruel Dieu des juifs l’emporte aussi sur toi.
Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,
Ma fille… En achevant ces mots épouvantables,
Son ombre vers mon lit a paru se baisser.
Et moi, je lui tendois mes mains pour l’embrasser,
Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange
D’os & de chair meurtris, & traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang, & des membres affreux,
Que des chiens dévorans se disputoient entr’eux, &c.

(D. J.)

Songes, fête des, (Hist. mod.) les sauvages de l’Amérique septentrionale appellent fête des songes ou du renversement de cervelle, une espece de bacchanale qui se célebre parmi eux vers la fin de l’hiver, & qui dure ordinairement 15 jours. Pendant ce tems, il est permis à chacun de faire toutes les folies que la fantaisie lui suggere. Chaque sauvage barbouillé ou déguisé de la maniere la plus bisarre, court de cabanes en cabanes, renverse & brise tout sans que personne puisse s’y opposer ; il demande au premier qu’il rencontre l’explication de son dernier rêve, & ceux qui devinent juste, sont obligés de donner la chose à laquelle on a rêvé. La fête finie, on rend tout ce qu’on a reçu, & l’on se met à réparer les desordres qu’une joie licentieuse a causés. Comme l’ivresse est souvent de la partie, il arrive quelquefois des tumultes & des catastrophes funestes dans ces sortes d’orgies, où la raison n’est jamais écoutée.

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