Magie et magisme. Par Frédéric Bouvier. 1926.

BOUVIERMAGIE0008Frédéric Bouvier. Magie et magisme. [Article] du Dictionnaire Apologétique de la Foi catholique, contenant les preuves tirées des Sciences humaines. Quatrième édition entièrement refondue sous la direction de D’Alès… Avec la colaboration d’un grand nombre de Savants Catholiques. Tome III, Gabriel Beauchesnen 1926, col. 61-74.

Bouvier Frédéric (1871-1916). Jésuite, professeur au scolasticat des jésuites français en Angleterre de 1909 à 1914. L’un des premiers collaborateurs de Recherches de science religieuse.

Les [col.] renvoient aux numéros de la colonne originale de l’ouvrage. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Les images ont été ajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[col. 61]

MAGIE ET MAGISME. – On voudrait, dans une première partie, profitant des lumières nouvelles que projettent sur la magie les sciences auxiliaires de l’histoire des religions, ethnologie, histoire, psychologie individuelle et sociale, essayer de répondre à cette simple question : Qu’est-ce-que la magie ? Il faut savoir de quoi l’on parle. Et, dans le cas, ce n’est pas facile. Plus d’un mémoire classique sur l’une ou l’autre des a magies» particulières, faute d’avoir exactement défini ce qui fait l’essence subtile de la magie, traite de tout autre chose.

Quoiqu’on en ait douté, il semble possible de donner de la magie une définition ou description positive. Les différents peuples, malgré quelques hésitations, ont toujours distingué, au moins confusément, certains rites magiques, de toutes les pratiques analogues. Pour cela, on peut suivre, en la perfectionnant, la méthode proposée par MM. Hubert et Mauss. Une première opération consistera à démonter en quelque sorte, pièce à pièce, un acte magique qualifié – le maléfice par exemple – à soumettre chacune de ces pièces à un minutieux examen et à saisir ainsi plus facilement la note générique ou spécifique [col. 62] de la magie. – La seconde opération, celle que les deux sociologues français n’ont pas poussée à bout, sera de comparer le rite magique remonté, remis en possession de toutes ses pièces, à d’autres institutions, qui lui sont apparentées, et qu’un regard superficiel pourrait facilement confondre avec elle.

I. – MAGIE

I. La magie en soi. – Il suffira presque pour ce premier travail de renvoyer à l’essai de MM. Hubert et Mauss. Successivement, ils analysent les qualités qu’on exige du sorcier, les propriétés du rite, les représentations et les croyances que suppose l’opération prestigieuse. On découvre ainsi un certain nombre de notions qui ont trop vite semblé suffire à caractériser la magie : formalisme des opérations, idée d’efficacité immédiate, idée de similarité, de contiguïté opérante, idée de force ou de vertu sympathique, d’action à distance, de rite contraignant, etc. – Or, si la magie est généralement liée à tout cela, elle n’est, à vrai dire, rien de tout cela. Il y a, aux yeux des croyants de la magie, doublant chacun [col. 63] de ces éléments d’une frange de mystère, une essence impondérable, qui est précisément ce qui permet cette efficacité protectrice et nécessitante. Les sauvages se la représentent sous forme d’une vertu mystérieuse, dont le rôle est de surélever les puissances ordinaires de la nature et de l’homme. C’est un premier résultat assez précieux à enregistrer. Il n’y a donc pas vraie magie, où il n’y a pas l’idée, au moins fruste et embryonnaire, d’un certain surnaturel. A ce point s’arrêtent les services rendus par la première méthode. Elle ne suffit donc pas, on le voit, à déceler la note spécifique de la magie. Il convient à tout phénomène magique, d’être un rite efficace doué d’une vertu préternaturelle. Voilà qui est entendu. Mais cette condition n’est-elle réalisée que dans cette seule classe de phénomènes ? – Pour être rigoureuse, une définition doit s’appliquer omni et soli definito. Force est donc d’en venir à la seconde méthode indiquée au début, à la méthode comparative.

II. La magie comparée aux institutions qui lui ressemblent.
1° – La magie comparée aux techniques sauvages.
Cette comparaison s’impose au seuil de la recherche. C’est ordinairement sur le terrain de ces techniques rudimentaires qu’a fleuri l’art des mages. Est-ce une raison de les confondre ?
Ce travers est celui de M. Frazer, dans le Golden Bough. Le folkloriste écossais définit, comme on sait, la magie ; « une fausse science et un art avorté », ou encore : « une fausse application du principe de causalité ». Dans cette supposition, il ne lui est pas trop difficile de grossir, en deux volumes, le catalogue des faits magiques, et de se figurer, aux origines de l’humanité, une société tout entière composée de sorciers ! Son seul tort est de limiter ce règne universel de la magie, entendue en ce sens abusif, aux premiers âges du monde. En est-il beaucoup, même en nos siècles de lumière, parmi les non-civilisés et même parmi nous, qui n’aient pratiqué, une fois ou l’autre, en leur vie, sans le savoir bien entendu, quelque « fausse science », ou quelque « art avorté » ? Les appellera-t-on mages pour cela ?
Si l’on ne veut pas confondre ce que les sauvages eux-mêmes distinguent, il faut : 1° éliminer complètement de la magie toutes les industries sauvages, si déraisonnables soient-elles, qui n’ont pour caractéristique que d’être une « fausse science ou un art avorté », fussent-elles mêlées à de fausses idées de sympathie ; 2° éliminer de la vraie magie – de la seule magie qui mérite de faire une catégorie à part – certaines industries plus chanceuses, médecine, métallurgie, etc. Elles sont bien distinctes des autres, en ce sens qu’étant « d’objet complexe, d’action incertaine, de méthodes délicates » (Hubert et Mauss, Esquisse, p.144 ; W. Schmidt, Anthropos, IV, p. 523), elles ont été de fait un terrain de culture, où, de préférence, la magie a germé. Elles ne sont pas pourtant la magie, et les « primitifs » les ont souvent distinguées de cet art mystérieux : p. ex. les Bantous actuels (Mgr Le Roy, La religion des primitifs, Paris, 1909, p. 341), les anciens Egyptiens (A.-H. Gardiner, Notes on Egyptian magie [Transactions], Oxford, 1908, l, 208.), etc. On peut cependant, pour se conformer à un usage invétéré, leur laisser – quand elles prennent un caractère particulièrement contraignant et sont mêlées à des idées pseudo-scientifiques sur la sympathie ou l’homéopathie – le nom, un peu trop vague, de magie blanche, ou celui plus précis de magie naturelle, que semble vouloir leur assigner Mgr Le Roy (Op. cit., p. 331, 340). Volontiers on proposerait, pour ce genre de pratiques, le nom plus [col. 64] précis encore de magie profane. Ce dernier terme aurait l’avantage de marquer assez nettement ce qui interdit de voir en ces usages des rites vraiment magiques. Par contraste, il faudrait appeler magie sacrée, celle qui met en œuvre la potentialité quasi surnaturelle, dont nous parlions plus haut. On laisserait, bien entendu, au mot « sacré » toute l’ambiguïté du vocable latin : saint ou exécrable. Ce qui distingue, en effet, la magie sacrée – la seule vraie – ce qui l’oppose à la magie profane, c’est que, prenant son point d’appui dans une sphère d’activité soustraite ordinairement à la prise du l’homme, elle se targue d’arracher son client à ses impuissances coutumières, au monde où se brise l’effort de sa vie quotidienne, Et c’est pour le hausser jusqu’à ce monde supérieur et invisible, où de nouvelles puissances, sacrées ou détestables, seront employées – c’est sa conviction – à satisfaire ses soifs inassouvies.

La magie sacrée comparée avec la religion.
Si nécessaire fût-elle, la première comparaison que nous venons de tenter ne nous a pas mené plus loin que la première enquête sur la magie en soi. Du moins en a-t-elle, confirmé et précisé les résultats. La vraie magie est décidément un effort vers le transcendant : elle prétend y avoir sa source et a pour but d’y faire pénétrer. Mais voici que ce dernier trait, qui la sépare des techniques ordinaires et même des techniques hasardeuses des sauvages, la rapproche de la religion. La religion n’est-elle pas, elle aussi, une tentative pour nouer des relations avec le monde invisible ? – Oui, mais il y a transcendant et transcendant, manière et manière de l’atteindre.
L’expliquer sera achever de déterminer le caractère sui generis de la magie.
L’histoire, l’ethnologie, la psychologie, interrogées sans parti pris évolutionniste ou agnostique, forcent à dire que partout où les hommes ont voulu pratiquer religieusement un acte de nature religieuse, ils se sont représenté l’objet de leur culte – fût-ce « travers un brouillard d’illusion » – comme divin, personnel et moral. – Nous ne refaisons pas ici la preuve de cette assertion, l’ayant esquissée ailleurs. Cf. Recherches de Science religieuse, II, 67-76, 93-104. Paris, 1911.

Mains. Peintures rupestres des Grottes de Gargas (Hautes-Pyrénées).

Mains. Peintures rupestres des Grottes de Gargas (Hautes-Pyrénées).

Parce que les peuples ont ordinairement cru à une opposition formelle entre la religion et la magie, suffira-t-il donc, pour déterminer par contraste l’objet de cette dernière, de dire qu’il est tout le contraire de l’objet que vise la prière ou l’adoration, qu’il n’est ni divin, ni personnel, ni moral ? La chose vaut d’être discutée.
1) Est-ce à un surnaturel vraiment divin que croit avoir affaire le mage ? La réponse à cette première question ne manque pas de difficultés. D’une part, l’attitude du sorcier vis-à-vis de l’objet qu’il vise est tout le contraire d’une attitude religieuse. Tout son désir, inspiré, comme l’a bien vu M. Frazer, par une « hautaine suffisance », est de compulser, de contraindre en maître la force invisible qu’il veut assujettir, à son usage. Rien de commun avec l’« humble prosternement » de l’homme religieux devant la divinité qu’il adore (Frazer, Magie, l, 226).
D’autre part, l’histoire des religions présente un certain nombre de faits énigmatiques, où le sens de cette distinction semble se troubler. Parfois, en effet, la magie parait vouloir tenter cette aventure folle de lier et de contraindre, par la force du rite ou de la formule, les dieux omnipotents, de les capturer « comme l’oiseleur l’oiseau ».
Une première remarque à faire, c’est que les exemples d’une telle audace ne sont pas, somme toute, [col. 65] fort nombreux. Dans les Védas, par exemple, au jugement de M1. Oldenherg, c’est « une fantaisie isolée » (H. Oldenberg, La Religion du Véda, Paris,1908, 265-266 ; V. Henry, La Magie dans l’Inde, Paris, 1909, Il et 251-252). – Rare ou non, cette fantaisie doit être expliquée. A moins de supposer un renversement des lois psychologiques ordinaires, il faut penser que, dans l’âme de l’audacieux qui cherche ainsi à faire de son dieu l’esclave de sa volonté, il y a eu comme une éclipse, au moins momentanée, de sa foi en la majesté redoutable des dieux tout-puissants. Tout à l’heure, il se prosternait devant eux, dans un humble aveu de dépendance. Maintenant, il entend les subjuguer. Il a donc cessé, pour un instant, dans le délire de sa passion, de croire à la majesté de son dieu, de concevoir le divin comme tel. Devant l’idole intérieure, qui est sa convoitise divinisée, tout autre dieu est détrôné et pratiquement ne compte plus.
Il faut écarter de la magie deux cas assez semblables en apparence à celui-là, mais qui en sont en réalité fort différents :
a) Il arrive que l’adorateur d’une divinité pense sérieusement pouvoir la lier par certaines prières ou certaines formules. Mais, si son acte indique une tendance superstitieuse, il n’est pas pourtant, à vrai dire, magique. Le mortel n’a voulu prendre son dieu que de la manière dont il s’imaginait que son dieu voulait être pris. C’est, dans son idée, ce dieu lui-même qui a révélé ou laissé surprendre ce procédé pour le vaincre. Et il n’est finalement contraint que parce qu’il l’a permis. Dans l’âme peu éclairée de celui qui pose cette condition, c’est donc bien encore, malgré tout, le sens religieux qui domine. Son acte reste un hommage secret – sinon discret – à la souveraineté de ce puissant, qui s’est soumis de son plein gré à cette capture, pour ne pas manquer aux lois qu’il s’était lui-même tracées.
b) Il est moins difficile encore de reconnaitre la religion dans les prières ou les pratiques que prescrit un rituel pour rompre les charmes des sorciers. Dans ce cas, au lieu de magie, il faut parler plutôt de contre-magie, ou mieux encore d’exorcisme religieux.
Rien de divin – rien du moins qui soit clairement- conçu et avoué pour tel – ne doit donc être laissé dans la catégorie des objets qui spécifient la magie, si l’on ne veut risquer de tout confondre.
2) Les puissances, les forces préternaturelles et infra-divines que prétend compulser le sorcier, sont-elles nécessairement des puissances personnelles ? Il ne semble pas. En recourant à ses recettes occultes, le magicien ne veut qu’une chose : il lui faut un surplus de force que la religion lui refuse ou lui fait trop attendre. Que lui importe à ce prix la nature ultime – personnelle ou impersonnelle – de cette énergie dont il exige le service ? Il va jusqu’aux extrêmes limites de son pouvoir, sans bien s’inquiéter de ce que sera le surcroit qu’impérieusement il somme de répondre à son désir. Il a d’ailleurs dans la majorité des cas une réponse toute faite à cette question. C’est celle qui a cours depuis un temps immémorial dans le milieu où il vit. Elle peut varier suivant les croyances mythologiques ou cosmologiques de la société où elle s’est élaborée.
3) Enfin, bien différente en ceci de la religion, la magie se meut tout entière hors de l’ordre moral, hors de la sphère de l’honnête et de l’obligatoire. – C’est sacrifier à l’esprit d’école, que d’ajouter, comme plusieurs sociologues, à cette première distinction assez ferme, une seconde distinction prise du caractère social ou antisocial d’un rite, comme s’il y avait entre social et religieux, antisocial et magique, une [col. 66] équivalence sensible. Dans la réalité des faits historiques ou ethnologiques, ces distinctions, si nettes dans l’apriorisme de la théorie sociologique de ceux qui les inventent, s’effacent ou se renversent plus d’une fois. Tout dépend en somme de l’état moral ou religieux d’une société. Suivant cet état, ce sera tantôt par la magie et tantôt par la religion qu’elle ira à ses fins. Il n’en est pas autrement pour les individus. Cf. Recherches, III, p. 420·426.

ablette de defixio dépliée.

ablette de defixio dépliée.

Symbole magique et sacrement religieux. – Prestige magique et miracle religieux. – Tentons un dernier rapprochement entre le mystère magique et le mystère religieux d’une part, entre le prestige magique et le préternaturel religieux d’autre part.
M. Salomon Reinach, MM. Hubert et Mauss eux-mêmes, semblent ignorer profondément la première de ces distinctions. Et c’est dommage. On ne leur demande pas de connaitre aussi bien qu’un catholique ce qu’ils entendent par rite sacramentel et ce qu’ils attendent de son efficacité. Du moins auraient-ils pu se renseigner.
Il est très vrai, et c’est peut-être ce qui a causé l’erreur de MM. Hubert et Mauss, que le symbole magique et le sacrement chrétien sont des signes sensibles qui expriment une réalité appartenant à ce vague surnaturel in a way qui déborde de tous côtés le monde profane. Il est très vrai encore que l’un et l’autre sont des rites efficaces, agissant, comme on dit, ex opere operato, mettant en œuvre, pour un effet transcendant, une force mystique, dont ils sont le véhicule sacré. Sous ce rapport tout matériel, pas grande différence entre la structure, le mécanisme d’une opération magique et celui d’un mystère religieux. Ces airs de famille n’ont vraiment pas de quoi surprendre. Ils viennent à ces rites apparentés, d’une nécessité commune d’adaptation à certains besoins innés de l’âme humaine.
D’ailleurs, sous ces ressemblances surtout extérieures, de profondes différences se cachent.
Le rite religieux et le rite magique s’opposent pour les mêmes raisons que la religion et la magie : le sacrement se rattache à Dieu, comme à son agent principal. C’est Dieu qui lui donne sa vertu pour un effet digne de lui et strictement surnaturel ; la sainteté du cœur. Le symbole magique a « sa vertu propre », son efficacité contraignante, indépendamment de toute préparation ou précaution morale. Il est la cause physique, déterminante, d’un effet auquel par lui-même il n’est pas proportionné et que ni Dieu, ni la conscience ne saurait sanctionner.

En est-il de même des deux autres sosies que tant d’auteurs accouplent ou identifient sans précaution : le prestige et le miracle ? Y a-t-il un préternaturel spécifiquement religieux, un merveilleux qui le mime, et cependant appartient plutôt à la sphère magique ?
Il faut avouer qu’entre l’un et l’autre la différence est parfois étrangement difficile à expliquer, si l’on s’obstine à considérer cette double série de phénomènes anormaux hors des circonstances concrètes où ils s’insèrent. On peut même dire qu’elle est moralement impossible à saisir, pour quiconque s’arrête à la pure matérialité des faits.
Mais si jamais quelqu’un se contentait de cette considération superficielle, ce serait, à coup sûr, au mépris de toute la tradition chrétienne et du simple bon sens. S. Augustin et S. Thomas n’ont pas attendu notre siècle pour bien marquer qu’il est souvent impossible de distinguer entre miracle et prestige, si l’on ne consent pas à raisonner, comme tout homme doit le faire, avec toute son âme, en tenant compte des anticipations et des quasi-intuitions que [col. 67] donne à chacun, ne fût-il pas chrétien, le sens moral, dès son premier éveil, qu’achève encore et précise la poussée secrète de la grâce.
C’est qu’il y a entre le prestige magique et le miracle religieux un abime, un abime, hélas (que les meilleurs des théoriciens évolutionnistes que j’ai cités ne voient pas. C’est à peine si Wundt, et c’est presque le seul, note la différence entre merveilleux.et merveilleux ; il a bien remarqué, grâce à une induction ethnologique assez étendue, que le miracle, dans les différentes religions, est comme réservé aux dieux suprêmes, tandis que le rite magique prétend produire ses effets par la vertu de l’homme. Mais visiblement cela ne le frappe pas. Il n’a pas vu que cette relation au monde divin est précisément ce qui donne son caractère religieux au miracle. Le prestige reste magique pour ne l’avoir pas. Jevons s’approche davantage de la vérité, mais n’en voit qu’un aspect. N’est miracle, pour lui, que ce que la société peut approuver, que ce qui est son bien. Il n’exclut pas, comme tant d’autres, le bien moral. Et c’est heureux. Mais il n’observe pas assez que, dans la pratique même, ce qu’une société considère comme son Bien n’est pas toujours celui qu’approuve la conscience des individus. Ce sorcier, par ses passes, aura beau vouloir procurer à la collectivité ce qu’elle désire, pluie, soleil ou vent, mort ou défaite de ses ennemis ; il n’en restera pas moins vulgaire sorcier, tant que son acte ne sera pas soustrait à l’ordre matériel et profane, pour. être attaché à un ordre supérieur, l’ordre moral. Sans cette relation interne d’un fait inouï à l’ordre divin et à l’ordre moral, il n’y a pas vrai miracle ; il n’y a pas de signe religieux ; il y a trouée stérile, brèche inféconde ou nuisible dans l’enchaînement habituel des causes et des effets : il peut y avoir magie.

Essayons maintenant de fixer en une définition la notion de la magie. C’est celle d’un pouvoir et d’un milieu, en quelque manière surnaturel, qui est censé permettre à l’homme d’exercer, même à distance, par des moyens sans proportion apparente avec la fin à obtenir, une influence occulte, anormale, contraignante, infaillible. Ce qui est caractéristique en tout cela, ce n’est pas la nature personnelle ou impersonnelle des forces surnaturelles mises en œuvre ; ce n’est pas davantage la portée sociale ou antisociale du rite accompli ; c’est plutôt l’esprit positif d’indépendance à l’égard de tout maître divin et de toute loi morale, avec lequel agit le sorcier, jaloux d’égaler enfin, sans mendier le secours de personne, sans contrainte imposée à ses passions, son pouvoir débile et ses plus démesurés vouloirs.

Zoroastre.

Zoroastre.

II. – MAGISME

Le contraste que nous avons constaté entre la religion et la magie a-t-il toujours existé ? Quels ont été à l’origine les rapports des deux antagonistes ? Peut-on dire que l’un a précédé l’autre dans le monde, ou bien y sont-ils entrés tous les deux à la fois, si bien fondus ensemble qu’on aurait pu les croire indiscernables ? C’est à cette seconde question, plus obscure encore que la première, et sur laquelle la science ne peut faire que des hypothèses, qu’il nous faut maintenant répondre. – Mais, entendons d’abord, pour essayer de les juger, les réponses qu’y ont faites les théoriciens de la magie.

Trois systèmes surtout sont en présence. On peut y ramener, sans trop de violence, tous les autres. Trois mots conventionnels, pour lesquels on demande l’indulgence du lecteur, serviront à les désigner.

Le Magisme de M. Frazer fait pendant à l’animisme de M. Tylor, auquel il prétend s’opposer. [col. 68] Avant l’âge où, d’après l’école de Tylor, l’humanité naissante ne connaissait que des esprits, non encore promus au rang des dieux, les partisans du magisme rigide (ils sont en réalité peu nombreux) croient découvrir, à travers les ténèbres de la préhistoire, un âge plus primitif encore, celui de la magie pure ou non animiste. L’animisme et a fortiori la religion, le culte de dépendance à l’égard des dieux, ne serait qu’un produit d’évolution assez tardif. La foi aux dieux serait sortie de la crise d’âme, par laquelle, après de longs siècles d’exercice, passèrent les sorciers s’apercevant enfin de l’inanité de leur art.
Le Prémagisme est professé par la plupart des préanimistes de l’école évolutionniste, c’est-à-dire de ceux qui, dépassant l’animisme de Tylor sans tomber dans le radicalisme magique de Frazer, postulent, avant la religion et avant la magie pure, « un état social très imparfait, où magie et religion sont encore confondues dans quelque chose qui n’est, à proprement parler, ni la magie ni la religion, et qui tient la place de l’une et de l’autre » (A Loisy, A propos d’histoire des religions, p. 183). C’est, avec des nuances que nous avons essayé ailleurs de préciser, le système de MM. Hubert et Mauss, Marett, Loisy, etc. – (Voir les Recherches de science religieuse, Mars-avril 1912, p. 67-200. Sur les différentes· formes de préanimisme, même revue, t. III, janvier-février 1911, p. 73-84.).

Ceux: qui refusent d’adhérer aux théories évolutionnistes rigoureuses qu’on vient de caractériser, se rattachent presque tous, mais avec des différences appréciables, à l’idée d’un théisme primitif, antérieur à la magie, ou du moins acclimaté dans le monde presque aussitôt qu’elle, et, dès lors, suffisamment distinct d’elle.
Dans quelle direction a-t-il davantage chance, au simple point de vue scientifique, de rencontrer la vérité ?

1. Critique du magisme primitif. – Pour montrer que le magisme rigide n’a aucun point d’appui dans la réalité, il suffit de passer au crible le principal argument de Frazer. Il l’emprunte à l’ethnologie. Belle occasion pour voir se mesurer au même problème le célèbre folkloriste écossais et l’ethnologue autrichien qui, avec Andrew Lang, a le plus fait pour ruiner les apriorismes des historiens évolutionnistes des religions. On veut parler du P. Schmidt, le fondateur de la revue internationale Anthropos et l’initiateur de la Semaine d’ethnologie religieuse. C’est l’opposition radicale de deux méthodes : d’un côté une méthode purement impressionniste, de l’autre la Kulturhistorische Methode, mise en honneur par Graebner et d’autres, parmi lesquels se distingue le P. Schmidt.
Frazer, en une phrase tranchante, se porte garant de trois faits : 1° l’absence presque totale en terre australienne d’une religion quelque peu développée ; 2° le règne universel et incontesté, en ces mêmes régions, de la magie (non animiste) ; 3°’ la « primitivité » ethnique des tribus océaniennes restées les plus fidèles à la magie. D’où il conclut à la priorité de la religion sur la magie dans le monde. (Cf. J. G. Frazer, Le rameau d’or, 2e édition [Trad. Stiébel et Toutain], p. 76, n° 1.) C’était donc déjà son opinion depuis 1900. Elle n’a pas varié. Cf. Totemism, du même auteur, t. l, p. 144, rééditant un article de 1905. Enfin en 1911, la 3e éd. du Golden Bough, Magie, t. I, p. 234, reproduit encore, malgré la vive critique d’A, Lang (Magic and Religion), le même argument.
Or, de ces trois affirmations, il n’en est aucune qui résiste à la critique : [col. 69]

1e Les travaux antérieurs de Lang, du P. Schmidt et de Mgr Le Roy montrent qu’une religion, et une religion assez haute, existait avant l’arrivée des missionnaires, existe encore en Australie, comme d’ailleurs dans toutes ou presque toutes les couches de civilisation, même les plus anciennes, même les plus rudimentaires. On peut faire facilement la preuve (Cf. Recherches, t. II, p. 88-104). C’est peu contre ces faits, que l’affirmation en sens contraire, si solennelle soit-elle, donnée à M. Frazer, dans des lettres particulières, par le voyageur B. Spencer. Ce dernier est trop intéressé à ne pas contredire ses premières et trop hâtives déclarations. Libre à l’auteur du Golden Bough de s’en contenter.
Pour prouver l’universalité de la magie religieuse en Australie, trois témoignages suffisent à M. Frazer, ceux de Howitt, de Matthew et de Curr. Que ne les a-t-il lus dans le contexte qui les éclaire ? Si l’on a cette curiosité légitime – nous l’avons eue – on est étonné de la légèreté d’un critique qui aurait pu· trouver contre sa thèse, dans le reste du livre de Howitt et dans celui de M. J. Matthew, des témoignages beaucoup moins vagues et beaucoup plus nombreux encore que ceux qu’il retient. L’imprécision des passages découpés dans le vif par M. Frazer s’éclaire soudain. Et ce n’est pas dans le sens de la thèse du Golden Bough. Quant à Curr, le seul de ces trois voyageurs qui incline vers la conclusion de M. Frazer, il en dit assez dans le reste de son livre, pour ne pas nous laisser ignorer qu’il a observé superficiellement. Son tort a été de ne pas se fier à l’avis, contraire au sien, qu’exprimaient devant lui des missionnaires, soit protestants soit catholiques, plus habitués au pays et à la langue.
Ce n’est que grâce à un cercle vicieux trop évident, ce n’est qu’en vertu d’un pur postulat évolutionniste (ignorance et grossièreté sont signe d’ancienneté ethnique pour un peuple !), que M. Frazer a pu songer à soutenir, comme un fait avéré, la priorité de la race Arunta sur les autres tribus australiennes.
Le P. Schmidt, lui, trouve plus difficile la détermination de l’âge d’un peuple. Appliquant avec patience au cas fameux des Aruntas ou Arandas la méthode historique « des cycles culturels », il examine, dans un laborieux et savant mémoire, dont il nous est permis de contrôler les conclusions (Zeitschrift für Ethnologie, 1908, p. 866-901 ; –1909, p. 328.337), non pas un élément isolé, mais tous les éléments à la fois de cette civilisation composite. Au terme, on arrive à cette conclusion, diamétralement opposée à celle de Frazer : les Aruntas, loin d’être des primitifs, trahissent, par l’ensemble de leurs usages et de leurs croyances, leur affinité avec la civilisation complexe, contournée, vieillotte de la Nouvelle-Guinée. Ils ne peuvent donc être pris, à aucun titre, pour les représentants fidèles de la mentalité primitive. L’argument majeur de M. Frazer croule par la base.

II. Critique historique et ethnologique du Prémagisme. – La thèse du prémagisme primitif est plus nuancée que celle du magisme ; et partant la critique en est plus délicate à faire. Cependant, la difficulté sera moindre : 1° si l’on remarque que les tenants eux-mêmes du prémagisme avouent ne pas voir aux origines l’état nuageux qu’ils postulent et que caractériserait la fusion primordiale de la religion et de la magie ; mais ils sont si sûrs qu’ils l’entrevoient ! (A. Loisy, A propos d’h, des r. p. 205). – 2° si, à la différence de la plupart des théoriciens de la magie, on n’a pas de telles préférences pour une méthode, ou pour un aspect de la question, qu’on [col. 70] en arrive à négliger un peu trop les autres. Une hypothèse en pareille matière ne vaut que si elle est suggérée à la fois par toutes les sciences auxiliaires de la préhistoire.
Ce que les prémagistes assurent entrevoir au delà du seuil de l’histoire, au-dessous du seuil de la conscience claire, est-il donc insinué ou par l’histoire, ou par la psychologie individuelle et sociale ?
Certainement, l’histoire n’a pas d’indices dans ce sens, surtout pas celle qu’on devrait d’abord interroger, parce qu’elle ressort des documents religieux les plus anciens et par suite les plus rapprochés des temps préhistoriques. En vain M. Loisy s’efforce-t-il de chercher en Israël même l’exemple d’une religion qui commencerait par des croyances et des pratiques magico-mystiques, plus voisines de la magie que d’un culte théiste et vraiment religieux.
L’exemple qu’il choisit se retourne vite contre lui. Même en admettant, à cause d’une insinuation de la Bible (Josué, XXIV, 2, 14), interprétée dans ce sens par certains Pères de l’Eglise, que les ancêtres d’Abraham, Abraham lui-même, avant son élection, aient passé par le paganisme (8. Cyrille d’Alexandrie, Glaphyrorum in Genesim, IV, III [P. G., LXIX, 187] ; Cf. D. Calmet, Sur l’origine de l’idolâtrie [Commentaire sur la Sagesse, Paris, 1713, p. 304·305] ; Touzard [Où en est l’histoire des r., Paris, 1911, Il, 8]), on n’aurait aucun droit de dire, comme pourtant le hasarde M. Loisy, que ce paganisme préhistorique ait été un « culte de sauvage », plus magique que religieux. Et si M. Loisy refuse – on ne voit pas sur quel fondement – d’attribuer à ce paganisme des préisraélites l’élévation du théisme sémite ambiant des Assyro-Babyloniens, s’il tient à chercher un terme de comparaison chez les Arabes nomades, ce sera encore l’humble adoration des maîtres divins de l’homme que révélera l’étude scientifique du panthéon arabe. Force est donc à M. Loisy, pour maintenir sa thèse prémagiste, d’entrevoir au delà de l’histoire tout autre chose que ce qu’il peut lire dans les monuments religieux les plus anciens des races sémitiques;
Il serait encore assez facile de montrer que ni les religions, de l’Inde, ni celle de l’Egypte – l’histoire n’en étudie pas pour l’heure de plus anciennes – ne connaissent à leurs débuts la nébuleuse magico· religieuse indifférenciée, qui, d’après les évolutionnistes de la nouvelle école, aurait ensuite, sous l’action de certains réactifs, glissé, suivant les cas, vers les sommets de la religion ou les bas-fonds de la magie. Qu’il suffise de renvoyer à des indianistes comme Oldenberg et La Vallée-Poussin, à des égyptologues comme Erman ou Wiedmann. Partout on trouve, au moins en quelques pratiques plus caractérisées, « la magie nettement distinguée, sinon toujours séparée de la religion » (De Le Vallée-Poussin, dans Christus, 1912, p. 245-248). On peut mélanger un instant, à force de les agiter dans le même verre, de l’huile et de l’eau. Laissés à eux-mêmes, les deux liquides formeront de nouveau deux couches superposées, imperméables l’une à l’autre.
On nous renvoie à l’ethnologie. Que dit-elle de plus certain ? D’après MM. Hubert et Mauss, et plusieurs autres prémagistes, elle nous révélerait que rien n’est plus primitif que la notion sauvage de mana, et que le mana mélanésien est précisément l’idée de cette potentialité magico-religieuse, à partir de laquelle auraient bifurqué les deux lignes d’évolution, magique et religieuse. Le malheur est qu’on ne connait bien qu’une espèce de mana, celui des Mélanésiens, et que précisément en Mélanésie [col. 71] le P. Schmidt le montre assez bien – la notion de mana est solidaire de certaines croyances animistes et mythologiques. De plus, la comparaison des thèmes mélanésiens avec les autres formations mythiques austronésiennes apprend à considérer « la période du mana » comme secondaire et dérivée, vis-à-vis de celle où florissait le culte, maintenant effacé, de l’Etre suprême.
Quelle que soit la valeur de cet argument ethnologique – ce n’est à notre sens qu’une valeur ad hominem – une étude plus étendue sur les différentes civilisations australiennes, austronésiennes, pygmées, bantoues, etc., incline à poser cette loi, qui est le renversement de l’hypothèse prémagiste : plus est développé dans une société inférieure le culte de l’Etre suprême, moins il y a de magie, the more All-Fatherism, the less Magism, aurait dit Lang. Ce qu’il faut compléter par cette autre loi ethnologique, également en voie de devenir hautement probable : plus un peuple se manifeste primitif par l’ensemble de sa civilisation, et plus reste au premier plan chez lui le culte du Père de tous, moins est impure et superstitieuse sa religion et sa morale.
L’hypothèse du prémagisme n’est donc pas ethnologiquement fondée. Bien que purement négatif, ce résultat a son importance.
D’ailleurs, il faut en convenir, ni l’ethnologie, ni l’histoire ne nous donnent de réponse positive, suffisamment certaine, à cette question ultérieure : la religion a-t-elle vraiment précédé, et de beaucoup, la magie dans le monde ?
Peut-être la psychologie nous permettra-t-elle d’aller plus loin encore. Certains théoriciens de la magie le croient. Interrogeons donc la psychologie, ou plutôt, comme on tend à dire en certains cercles philosophiques, la socio-psychologie et la psychosociologie, car aucun psychologue moderne ne consent à perdre de vue le facteur social, et nul sociologue ne voudrait convenir qu’il oublie le coefficient individuel.

Crâne décoré aux fins de rites magiques;

Crâne décoré aux fins de rites magiques;

III. Critique psychologique du Prémagisme. – La genèse de la magie et celle de la religion. – De l’état mental que suppose la magie et de celui que suppose la religion, quel est psychologiquement le plus primitif ?
Alors même qu’on viendrait à résoudre cette question, on n’a aucun droit de transporter dans l’histoire du monde les phases successives que l’introspection aurait pu découvrir dans l’histoire mentale de chaque homme ou de chaque société prise à part. Tout au plus trouverait-on par ce moyen une vague indication de ce qui a pu se passer, en bonne moyenne, dans la préhistoire de l’humanité, si toutefois, ce qui n’est presque jamais le cas, rien n’a dérangé, nulle part, à cette époque, le déploiement normal des qualités de l’homme !
Sous le bénéfice de cette remarque, on peut accepter de chercher quelle est l’origine psychologique de la magie et celle du sentiment religieux, pour savoir lequel précède normalement l’autre.

Avant de s’occuper de l’origine psychologique de la magie, il peut être bon de faire remarquer qu’on n’entend pas pour cela n’attribuer à la magie qu’une origine psychologique et humaine. La vraie science ne connait aucun exclusivisme, fût-il surnaturaliste ! Mais, à l’exemple de S. Augustin et de S. Thomas, on croit loisible et utile de chercher le processus mental auquel, d’après ces mêmes docteurs, les esprits mauvais « s’insèrent » et se mêlent plus d’une fois (S. Augustin, De Doctrina Christiana, II, XXIII, 35 ; S. Thomas, IIe Hsc, q. 95, a. 5),
Et vraiment, l’on peut presque s’en tenir sur ce [col. 72] point – en profitant, si l’on veut, des fines remarques qu’y ajoutent deux psychologues modernes Wundt et Marett – à l’analyse moins nuancée, moins riche peut-être, mais plus vigoureuse, plus exacte et plus poussée, de S. Augustin (loc. cit.). Il a fort bien vu que la tendance à la magie n’était que la déviation du désir, bon en soi, mais trop souvent immodéré, qu’ont les hommes de tout connaître et de tout expérimenter. C’est cette curiosité maladive, c’est cette convoitise insatiable qui provoque dans l’âme (aussi bien dans l’âme des individus que dans l’âme des foules, notons-le, en passant, contre les sociologues avant tout, comme Hubert et Mauss, et contre les psychologues avant tout, comme Marett) l’attente hallucinante du merveilleux. Tout événement fortuit, qui se produit alors, est facilement considéré comme une réponse ultranaturelle, sans âtre divine, à cette attente. De là l’idée de la causalité magique, qui est par essence une causalité anormale. De là encore, suggère Wundt, pour combler la lacune causée par la rupture des associations mentales ordinaires, le jaillissement soudain, dans les profondeurs de l’âme, de tout un essaim d’associations libres et fantastiques, qu’utilisera la magie. De là, en un mot, la naissance des superstitions magiques. Magiques, elles le seront, reprend S. Augustin, du jour où, à cause de ces rencontres fortuites et de ces accidents psychologiques, certains procédés, qu’on tenait jusque-là pour dénués de valeur, auront apparu comme les « signes » efficaces et infaillibles d’un effet qu’on souhaitait ardemment sans oser l’espérer. Il n’est pas difficile de prévoir qu’une fois implantés dans l’esprit de plusieurs, ces jugements erronés, qui fondent la magie, ne peuvent que se multiplier, se diversifier, selon la variété des désirs, des expériences réussies et des mentalités. C’est alors, semble-t-il, mais alors seulement, qu’intervient la société. Il s’établit, comme un consentement tacite sur la valeur conventionnelle de tel rite. C’est donc dans la société, et par elle (c’est ce qu’il y a de juste dans la thèse des sociologues), non pas que commence, mais que s’achève la détermination des rites efficaces el des signes opératifs, répondant à la moyenne des convoitises d’un groupe humain. Cf. S. Augustin, Conf. X, XXXV, 25, etc. ; – Wundt, Volkerpsychologie, II, 2, p. 181, sq.
Si cette analyse du procédé mental, générateur de la magie, a, comme nous le croyons, quelque vérité, il paraît assez bien prouvé que l’éveil des superstitions magiques est en rapport étroit avec l’éveil dans l’âme de l’idée d’une causalité anormale et « en quelque manière surnaturelle ». Quelques évolutionnistes, comme Wundt, ont voulu profiter de cette constatation pour affirmer que l’idée de la magie précède nécessairement, dans l’expérience du primitif, l’idée de la religion.
Contre cette supposition d’un psychologue, on peut en appeler à la psychologie, plus scientifiquement interrogée. Pour connaitre Dieu, pour savoir au moins de lui quelque chose qui suffise à le distinguer de tout ce qui n’est pas lui, pour se sentir pressé de lui rendre un culte d’entière soumission qui n’est dû qu’à lui, pas n’est besoin d’attendre une de ces crises mentales, où éclosent les associations et les illusions magiques ; pas n’est besoin de l’excitation hallucinante produite en l’âme par l’apparition de l’anormal et de l’inédit troublant. Sans secousse et tout spontanément, à la vue quotidienne des spectacles familiers, ou plus simplement en entendant et en interprétant comme d’instinct la dictée secrète de sa conscience, l’homme le plus primitif, s’il a le cœur suffisamment droit et l’esprit suffisamment ferme, [col. 72] peut, à l’aide des notions très simples et premières de cause, de fin et de personne, prendre possession de l’idée de Dieu. S’il a l’esprit solide et le cœur pur, disons-nous. Et c’est ce qui empêchera toujours de dire a priori que, fatalement, dans le monde ou dans telle société dont les annales ont été perdues ou n’ont jamais été écrites, la religion a précédé la magie ou la magie a précédé la religion.

Figure sculptée en os.

Figure sculptée en os.

Nous pouvons conclure. Les évolutionnistes n’ont aucun droit de dire qu’ils entrevoient une préhistoire magique ou magico-religieuse de l’humanité. Cc qui s’entrevoit de moins confus, à la lumière convergente des sciences qu’ils invoquent, c’est seulement ceci. Avant comme après l’histoire, à partir d’un moment que dans l’état actuel de nos connaissances il est trop difficile de fixer les deux institutions ont dû coexister, croître côte à côte dans les mêmes sociétés, comme l’ivraie croit côte à côte avec le pur froment, enchevêtrant leurs racines et laissant tomber dans le même sillon leurs fruits de vie et leurs fruits de mort. Aussi anciennes que les deux cités, la cité du mal et la cité du bien, la cité terrestre el la cité céleste, elles ont passé et passeront par les fortunes changeantes de l’une et de l’autre. Elles subsisteront vraisemblablement jusqu’à la fin. Mais ce qui protégera les sociétés et les âmes des humiliants retours et des éruptions funestes de la magie, ce ne sera – l’histoire du passé en fait foi – ni l’avènement de l’âge scientif que (c’est le rêve de M. Frazer, Magic, I, , 222, 374, etc.), ni l’apostolat des « éducateurs laïques » soudain transfigurés en « pères spirituels de la jeunesse » (c’est l’espoir chimérique – le dernier ! – de M. Loisy, A propos d’hist. des religions, pp. 201-202) ; ce sera, ce ne peut être, qu’un réveil de la vie religieuse et chrétienne.
Seule, la religion peut empêcher les âmes d’incliner vers la magie, car seule elle peut leur donner l’aliment que mendie leur inquiète indigence. Ces âmes, Dieu les a faites pour lui. Et c’est vainement qu’en dehors de lui elles vont, chancelantes, cherchant le bonheur, cherchant la paix ! (S. Augustin, De Civ. Dei, I. XIX, passim, et Conf., I, I, 1.)

BIBLIOGRAPHIE. – Monographies classiques sur les « magies » particulières :

Victor Henry, La Magie dans l’Inde antique. Paris, Nourry, 1909, peut être signalé comme un modèle du genre. On regrettera seulement que le livre se termine par une théorie magico·religieuse assez peu cohérente. Cf. Recherches de science religieuse, t. I [1910] p. 87. – P. W. Schmidt, S. V. D., Grundlinien einer Vergleichung der Religionen und Mythologien der Austronesischen Volker. Wien, 1910. – Die Stellung der Pygmäenvölker. Stuttgart, 1910. – R. H. Codrington, The Melanesians, Oxford, 1891. – Mgr Le Roy, La Religion des primitifs, Paris, 1909, etc.

Ouvrages théoriques sur la « magie » :
P. W. Schmidt, L’Origine de l’idée de Dieu, dans Anthropos, t. III et sq. (1908-191 1). – J. G. Frazer, The Golden Bough, 3e édition(The Magic Art, 2 vol.),

London, 1911 ; recueil abondant de faits peu critiqués et mal classés, servant à étayer la thèse de la magie primitive. – A. Lang, Magic and Religion, London, 1901, critique très fine de la théorie de Frazer. – A. R. Marett, From spell to prayer, d’un point de vue préanimiste et psychologique, étude parue pour la première fois en 1904, et reproduite dans The Threshold of Religion, London,

1909. – H. Hubert et M. Mauss. Esquisse d’une théorie générale de la magie, Année sociologique, VII (1902.1903), Paris, 1904; important, [col. 73] mais d’un point de vue exclusivement sociologique. – W. Wundt, Völkerpsychologie, Il B., 2 Tb., Leipzig, 1906, du point de vue de la psychologie des peuples ; etc. – F. Bouvier, Recherches de Science religieuse, t. III, 1912, p. 169-200, bulletin sur la plupart de ces livres théoriques ; ibid., t. II, 19II, p. 63-104 ; Religion et magie, ibid., t. III, 1912, p. 393·427 ; t. IV, 1913, p. 109-147.

 Fréd. Bouvier, S. J.

Issue de l'écriture cunéiforme sumérienne.

Issue de l’écriture cunéiforme sumérienne.

 

 

 

 

 

 

 

 

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