Demarquay & Giraud-Teulon. Recherches sur l’hypnotisme ou sommeil nerveux, comprenant un série d’expériences instituées à la maison municipale de santé. Extrait de la « Gazette Médicale de Paris », (Paris), décembre 1859 et janvier 1860.

Demarquay & Giraud-Teulon. Recherches sur l’hypnotisme ou sommeil nerveux, comprenant un série d’expériences instituées à la maison municipale de santé. Extrait de la « Gazette Médicale de Paris », (Paris), décembre 1859 et janvier 1860. Tiré-à-part, in-8°.

 

Jean Nicolas Edouard Demarquay (1814- 1875). Chirurgien en chef de la maison de santé Dubois. Il s’intéresse à l’hypnotisme et publie de nombreux ouvrages sur les procédés opératoires. Quelques publications :
— Thèse de doctorat : Recherches expérimentales sur la température animale (1847).
— Thèse d’agrégation en chirurgie : Des tumeurs de l’orbite (1er juin 1852).
— Conférences sur l’association de la morphine et du chloroforme et sur un nouveau mode d’administration de cet agent, Leçons recueillies par M. Redard, 1872
— De l’Ostéomyélite dans ses rapports avec l’infection purulente, Archives générales de médecine ». Nos de septembre 1872
— Exposition universelle de 1862. Rapport sur les instruments et les appareils de chirurgie, 1872

Marc Antoine Émile Alexis Giraud-Teulon (1839-1916). Professeur d’histoire de la philosophie à l’Université de Genève où il enseigna également l’histoire et l’esthétique . – Licencié en droit (Paris, 1861). Le 23 décembre 1863, il fit changer son nom de famille de Giraud en « Giraud-Teulon ». Quelques publications :
— La Mère chez certains peuples de l’antiquité, Paris, Ernest Thorin, 1867, 66 p.
— La Royauté et la Bourgeoisie, Paris, Librairie suisse, 1871, 67 p.
— Les Origines du mariage et de la famille, Genève, A. Cherbuliez, 1884, 525 p.
— Double péril social : L’Église et le Socialisme, Paris, Guillaumin, 1895, 255 p.
— L’Exogamie chez les peuples primitifs, Lyon, A. Rey, 1908, 12 p.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons corrigé plusieurs fautes de composition. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originale de bas de page en fin d’article. – Sauf le tableau en fin d’article, les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 5]

RECHERCHES
SUR
L’HYPNOTISME
ou
SOMMEIL NERVEUX,
I

Le dernier mois de l’année qui vient de se terminer a vu naître, et ajouterons-nous, presque mourir, un nouvel élément vital, physiologique, thérapeutique, surprenant tout au moins, et qui semblait, dès son apparition, appelé à produire des merveilles. Cet agent avait pour effet de déterminer en quelques minutes le sommeil anesthésique, et la simplicité de la méthode employée permettait de fonder de magnifiques espérances sur ses destinées chirurgicales et les services qu’il devait rendre à la médecine opératoire. Un cas en apparence satisfaisant, observé le 4 décembre, était môme déjà présenté, dès le 5, à l’Académie des sciences par MM. Velpeau et Broca, comme propre à justifier ces conjectures. Qu’est-il résulté de cette communication? Quelles espérances ont été réalisées, quelles ont été déçues ? Un grand silence [p. 6] s’est fait tout d’un coup autour du nouvel agent. Doit-on l’interpréter comme sa condamnation, ou par une injuste et trop commune réaction, l’avortement des premières espérances n’aurait-il pas fait trop tôt jeter un voile funèbre sur la découverte mort-née de l’hypnotisme ?

Au premier bruit qui nous en parvint, c’est-à-dire le 7 décembre, en portant à la connaissance des lecteurs de la Gazette Médicale de Paris, la communication de M. Velpeau, par une réserve fort naturelle, nous ajournions nos appréciations à l’endroit d’une méthode anesthésique qui, disions-nous, ressemble moins à un procédé scientifiquement conçu qu’à quelques traditions empruntées à l’arsenal des Orientiaux, si riche en moyens de procurer l’extase et la catalepsie.

Nous avons donc non-seulement attendu , mais expérimenté et étudié nous-mêmes, et ce sont les résultats de ces expérimentations et de ces études publiées dans la Gazette Médicaleau fur et à mesure de leur exécution, que nous présentons ici au lecteur comme propres à le fixer sur l’état actuel d’une question qui, depuis ces études nouvelles, a complètement changé de face. Il reconnaîtra comment un fait, en apparence isolé et où l’on n’avait vu d’abord qu’un procédé heureusement rencontré pour mettre au service de la chirurgie, comme propre à endormir la douleur, a bientôt été rattaché par l’analyse expérimentale à un ensemble de phénomènes connus déjà, mais épars dans la science, et comment, leur servant de lien et de flambeau, il a ouvert à la physiologie ainsi qu’à la pathogénie organique et psychique, un domaine aussi nouveau que fertile et étendu.

Refroidis par une déception exagérée qui eût pu être aisément évitée, regrettant leur trop prompt enthousiasme, les promoteurs de l’hypnotisme ont mis autant de hâte à enterrer leur idole qu’ils avaient marqué d’empressement à la placer sur l’autel.

Qu’ils nous permettent donc de reprendre à leur place un sillon qu’ils ont abandonné après un premier et unique coup de pioche, et d’établir ici les bases d’une étude générale et d’ensemble d’un phénomène qui touche à tous les points de la science de l’homme. [p. 7]

II.

Historique. Premières expériences.

En 1842, le docteur Braid (de Manchester) publiait un ouvrage destiné à faire connaître au monde savant un nouvel ordre de faits extrêmement curieux et placés sous la dépendance d’une nouvelle espèce de sommeil ou de suspension de partie des facultés nerveuses. « Lorsqu’on place un objet brillant au-devant de la ligne médiane du visage, à une distance de 8 à 15 pouces anglais, disait l’auteur, et qu’on invite le sujet de l’expérience à fixer continuellement les yeux sur cet objet, de manière à produire dans les muscles oculaires et palpébraux une contraction permanente, on voit survenir, au bout de quelques minutes, un état singulier analogue à la catalepsie. Les membres, soulevés par l’expérimentateur, conservent, pendant un temps assez long, toutes les positions qu’on leur donne ; les organes des sens, excepté celui de la vue, acquièrent en même temps une sensibilité exagérée, et enfin une période de torpeur ou de sommeil nerveux dont la durée est variable, succède à cette période d’excitation. »

Quoique l’intérêt fût grand qui devait s’attacher à des faits aussi inattendus et aussi curieux, cette nouvelle manière de déterminer le sommeil, après avoir eu en Angleterre plus ou moins de retentissement, sous le nom d ’hypnotisme, et mis en mouvement toutes les têtes amies du merveilleux, avait fini par se perdre dans l’assoupissement magnétique. Malgré les extraits donnés de l’ouvrage de Braid, par MM. Littré et Ch. Robin, malgré, paraît-il, des expériences de vérification de ce dernier savant, les circonstances singulières qui caractérisent l’hypnotisme et sa production seraient demeurées encore, plus ou moins longtemps, dans l’oubli ou les ténèbres, si MM. Azam et Broca n’avaient cru y reconnaître les éléments d’un nouveau procédé propre à procurer l’anesthésie dans les opérations. Cet état cataleptique, suivi d’une période de torpeur, leur parut contenir, en germe, la découverte d’une nouvelle et importante application chirurgicale. « Une méthode, dit M. Broca, qui n’introduisait aucune substance dans l’économie, me paraissait absolument inoffensive et propre à remplacer efficacement le chloroforme. »

Trois observations contenues dans le mémoire présenté à l’Académie [p. 8]  des sciences sous l’autorité de M. Velpeau lui servirent de passeport.

Nous ne nous arrêterons pas à discuter le bien-fondé de cette espérance d’innocuité reposant sur l’absence de l’introduction, par ce procédé, de tout élément matériel étranger dans l’économie. Surpris, comme chacun, par la singularité du phénomène, et plus disposé, eu égard au nom de ses patrons, à y croire qu’à le repousser, nous n’eûmes au contraire qu’une crainte, dès l’abord : le danger que devait présenter pour un système nerveux faible ou maladif, une méthode qui commençait par le frapper invariablement de catalepsie ! Quoique exempt d’atomes hétérogènes, un procédé susceptible de foudroyer en quelques minutes un système nerveux ne nous rassurait qu’à moitié ; telle était la direction de nos préoccupations lorsque nous eûmes, dans la Gazette médicale de Paris, à en parler pour la première fois à nos lecteurs. Nous craignions le nouveau procédé avant même de penser à douter de son efficacité.

Le plus sage, évidemment, était d’abord d’étudier cette seconde face de la question et de demander comme tout le monde : Qu’y a-t-il bien réellement au fond de cette communication, si peu riche encore en observations, soit positives, soit contraires ?

Nous attendions donc les résultats d’une vérification qui devait sans doute se faire sur une grande échelle, quand un des chirurgiens les plus considérés des hôpitaux, M. le docteur Demarquay, voulut bien nous offrir de prendre part à ses propres essais sur la nouvelle méthode. Les dix-sept observations dont nous donnons ci-dessous les résumés essentiels, ont été recueillies, cette semaine même (8-15 décembre), sous les yeux du personnel scientifique de la Maison municipale de santé, dans le service de M. Monod. Les essais ont été faits, le premier jour, en se servant, pour objet brillant, d’un ophthalmoscope ; mais les jours suivants , afin d’écarter l’influence du regard de l’expérimentateur, obligé, pour maintenir l’instrument, d’avoir les yeux fixés sur ceux du sujet en observation, pour se dégager de l’élément volonté, fascination, suggestionde l’observateur, qui jouent un si grand rôle dans la rédaction du docteur Braid, M. Demarquay a apporté à l’instrumentation la modification suivante :

Sur ses indications, M. Charrière nous a fait préparer une boule brillante en acier de 1 centimètre et demi de diamètre, montée sur une tige qui glisse elle-même, à frottement doux, dans une monture à [p. 9] charnière fixée sur un frontal ou diadème qu’une petite courroie assujetit autour de la tète. Par là, les yeux du malade, amenés dans la convergence indiquée, n’étaient plus dérangés par aucune intervention extérieure pendant toute la durée des expériences : inutile d’ajouter que les résultats sont demeurés les mêmes, sur les mêmes sujets, par l’une et l’autre méthode expérimentale.

RÉSUMÉ DES OBSERVATIONS.

Obs. I. — Femme de 40 ans, pâle, anémique; cancer utérin depuis longtemps ulcéré. Ne se donne ni pour nerveuse ni pour fort impressionnable ; caractère raisonnable; premier sujet soumis aux essais d’hypnotisme. Tombe assez rapidement, après six ou sept minutes, dans un état cataleptique, mais sans perte de connaissance, ni de la sensibilité. Les membres supérieurs et inférieurs, les premiers particulièrement, conservent, tant que dure l’expérience, la situation fixe où on les place, malgré l’action déprimante de leur propre poids.

Une nouvelle tentative faite le lendemain, et pendant dix minutes, n’amène que de légers troubles nerveux de la famille des mouvements hystériques ; la sensibilité ne parait pas amoindrie, l’énergie musculaire n’est atteinte ni par excès, ni par défaut. Elle n’accuse qu’au réveil des douleurs utérines qu’elle n’éprouvait pas avant la séance.

Reprise le quatrième jour, l’expérience reproduit, après trois ou quatre minutes, le même aspect que la première fois. État cataleptique évident, mais se manifestant seulement dans le système musculaire par la situation fixe des membres supérieurs. Nulle altération de la sensibilité, ni de l’intelligence. De la fatigue seulement et de l’étourdissement après l’expérimentation. (Cette femme est morte depuis.)

Obs. II. — Femme de 45 ans, opérée quatre jours auparavant pour une hernie étranglée. Après huit minutes d’essai, quelques phénomènes hystériques très-légers; absence complète de résultats d’autre part. N’a pas été soumise de nouveau aux expériences.

Obs. 111. — Femme de 50 et quelques années ; cancer utérin. Raisonnable et pas excessivement nerveuse ; quelques symptômes de congestion cérébrale; le sang à la face, de la fatigue et réveil des douleurs utérines. Rien autre.

Reprise deux fois depuis, pendant dix minutes chaque fois. Résultats nuls.

Obs. IV. — Jeune femme un peu nerveuse, timide : opérée depuis huit jours pour une fistule à l’anus. Se prête très-bien à l’expérience : manifeste, [p. 10] au bout de six à huit minutes, les symptômes de début d’une attaque d’hystérie, avec un peu de perte de connaissance, mais exagération plutôt que diminution de la sensibilité.

L’expérience, répétée le lendemain, n’amène aucun résultat.

Reprise deux jours plus tard, reproduit le môme tableau que le premier jour : attaque très-nette d’hystérie, suspendue aussitôt en enlevant l’appareil ; hyperesthésie manifeste. Intégrité de l’intelligence et de la motilité.

Obs. V. — Femme de 30 ans environ, entrée pour être traitée d’une métrite suite d’une fausse couche, très-anémique; étant étendue dans son lit, notre ophthalmoscope est placé en avant de la racine du nez, à 12 centimètres environ, et de telle sorte que le double regard soit dans un léger strabisme convergent supérieur. Au bout de trois à quatre minutes, commencement d’hypnotisme : quelques inspirations profondes au début, expression d’un peu d’anxiété dans les traits, agitation du pouls, les yeux et la face se congestionnent un peu ; la malade accuse de la chaleur à la tête, s’agite un peu, a des mouvements de carphologie, et ces légères contorsions des membres antérieurs qu’on observe communément au début d’une attaque d’hystérie. Les pupilles se sont un peu dilatées; contractions spasmodiques des tendons, la connaissance moins nette, non perdue pourtant tout à fait. La sensibilité un peu moindre, mais n’empêchant pas le sujet de crier et de se plaindre avec une conscience parfaite de ce qu’on lui fait, quand on la pince.

La malade au début, et toutes les autres ont fait de même, lorsque les quelques profondes inspirations ont été observées, a témoigné aussi, par quelques gestes, un sentiment de gêne et de sécheresse de la gorge, un poids sur la poitrine; enfin de la sueur dans les parties supérieures du corps et du froid aux extrémités inférieures.

Ce tableau complet, on en retrouve tous les traits dans les autres observations : en plus ou en moins comme degrés, ou quelques-uns seulement manquant. Mais ce qui caractérise celte observation-ci, c’est l’absence complète, absolue, de quoi que ce soit qui tienne de la catalepsie. Tout au contraire, au moment où l’hypnotisme a paru le plus complet, c’est-à-dire au bout de six à huit minutes, la malade est tombée dans une résolution musculaire absolue; il lui était impossible de mouvoir aucun membre ; ceux-ci, soulevés, retombaient comme un paquet de linge ou de coton. Se plaignant de sentir son front mouillé de sueurs (visqueuses), on lui met à la main un mouchoir en lui disant de s’essuyer ; impossible à elle, malgré toute sa connaissance et la manifestation de son désir de le faire, de mouvoir plus que le bout des doigts. Impossible de serrer la main qu’on lui présente, même légèrement.

Invitée à se lever , elle se plaint d’être comme enchaînée dans son lit.

La sensibilité essayée alors, et même un peu plus tard, paraît plus émoussée [p. 11] que pendant l’expérience. Elle n’est nulle que dans quelques parties du corps, peu sensibles d’ailleurs, comme la région dorsale.

Le lendemain, résultats à peu près nuls, mais dans lesquels on pouvait cependant reconnaître un reflet de ceux de la veille.

Reprise trois jours après, l’expérience est plus concluante et se rapproche, par ses effets, de la première; résolution moins complète et diminution de la sensibilité, diminution sensible surtout après le réveil, beaucoup plus que pendant l’hypnotisme lui-même.

Obs. VI. — Jeune fille de 20 ans, retenue dans une gouttière à la suite d’une violente contusion du bassin et qu’on a été dans l’obligation de chloroformer plusieurs fois : paraissant assez nerveuse, très-intelligente. Soumise trois fois à l’expérience, n’accuse rien autre que les phénomènes généraux de chaleur à la tête, de sécheresse de la bouche, etc. Ni catalepsie, ni résolution musculaire ; une fois du soulagement des douleurs du bassin ; une autre fois le réveil de ces mêmes douleurs. Résultats nuis en somme.

Obs. VII. — Femme de 50 ans, cancer utérin. Résultats absolument nuls.

Obs. VIII.— Femme de 40 ans, nerveuse ; traitée par le raclage du col pour des fongosités de la muqueuse utérine, sur la fin d’une époque cataméniale ; au bout de (rois à quatre minutes, tombe dans un hypnotisme absolu, non avec catalepsie, mais bien avec résolution musculaire et insensibilité complète. C’est le seul cas où nous ayons observé cette insensibilité réelle et absolue qui ne tressaillait sous aucune sollicitation delà peau par pincement.

Au point de vue de la résolution, rappelle l’obs. V, mais avec moins de persistance après le réveil. Nous disons réveil, quoique l’intelligence ait été conservée dans une certaine mesure pendant l’expérimentation.

Obs. IX et X. — Une des dames surveillantes, âgée de 40 ans ; la fille d’une de ses collègues, âgée de 9 ans. Résultats absolument nuls.

Obs. XI. — Femme de 45 ans, carcinôme utérin. Rien de produit: intelligence, sensibilité, motilité intactes. Accuse seulement un peu de fatigue, de l’étourdissement, et dit avoir éprouvé pendant l’expérience des sensations voluptueuses.

Obs. XII et XIII. — Une des dames surveillantes et sa fille. Résultats nuls.

Obs. XIV. — Jeune dame polonaise, opérée d’une périnéo-raphie. Quelques symptômes nerveux : tombe au bout de cinq minutes dans un sommeil assez profond ; mais c’est un sommeil ordinaire, sans rêve, sans catalepsie, ni résolution proprement dite ; légèrement piquée avec une épingle, elle se réveille aussitôt et se plaint de la douleur qu’on lui occasionne.

Obs. XV. — Jeune demoiselle que l’on dit nerveuse : s’endort au bout de dix minutes, sans présenter d’autres indices qu’un état nerveux peu prononcé, suivi d’un sommeil profond, pendant lequel règne une parfaite insensibilité [p. 12] Nous la piquons et la pinçons vainement. Une épingle enfoncée dans un repli interdigital cutané est laissée à demeure. Au réveil, elle manifeste un grand étonnement et s’occupe alors des trous de piqûres. L’état était celui de résolution musculaire, mais plutôt celui du sommeil naturel, que comparable à l’état des obs. V et VIII.

Quant aux hommes, trois essais seulement ont été faits sur eux ; tous trois négatifs après dix minutes déconcentration du regard.

 Gavroche – Le Petit Journal. »  Paris,1902

D’après le résumé des observations que nous venons de donner, on voit donc d’abord que sur 18 sujets, dont 15 femmes et 5 hommes, constituant un total de plus de 40 expériences, l’hypnotisme n’a pu être sérieusement reconnu, avec quelqu’un des principaux caractères qui lui ont été attribués par les auteurs dont nous venons de rappeler les travaux ou les publications, que dans 4 cas (obs. I, Y, VIII et XV), tous quatre chez des femmes, les hommes s’y étant montrés absolument réfractaires.

En dehors de ces quatre cas, sur lesquels nous allons revenir, les seuls effets produits ont été ceux appartenant à un commencement de congestion cérébrale, ou plutôt d’afflux du sang vers les vaisseaux céphaliques. La face, les yeux s’injectaient plus ou moins, les malades accusaient de la chaleur à la tête, suivie de sueurs froides après l’expérience, de froid aux extrémités, de la sécheresse de la muqueuse buccale, un peu d’oppression, etc.

Élevés à un plus haut degré, ces mêmes effets dans l’obs. IV ont donné, par deux fois, naissance à une attaque d’hystérie franche qu’a interrompue immédiatement la cessation de l’expérience. Nuis effets regrettables ne l’ont d’ailleurs suivie. L’intelligence, dans ce quatrième cas, avait été quelque peu troublée et une hyperesthésie manifeste a pu être constatée.

Quant aux trois cas qui ont donné témoignage certain de la réalité de l’état hypnotique, ils ont seuls offert des troubles incontestables de la sensibilité, de la contractilité musculaire, de la connaissance. La contractilité a produit dans un seul cas le spectacle de la catalepsie avec conservation de l’intelligence et de la sensibilité, et dans les deux autres cas, au contraire, a pris la forme de la résolution musculaire complète. Quant à la sensibilité, diminuée, émoussée dans un de ces derniers cas, elle n’a été suspendue que dans le dernier, mais elle l’a été absolument. Dans quelques cas où les phénomènes ont semblé marcher vers l’hystérie, quelque peu d’hyperesthésie a été observée. [p. 13]

Sur ce point cependant il est une remarque à faire. Nous n’avons cherché que dans la réaction du système nerveux contre une agression faite à la sensibilité cutanée, la présomption de l’anéantissement de la sensibilité générale. Nous n’avons point cherché sa manifestation dans l’épreuve d’une grande opération chirurgicale. Pour une excellente raison d’abord, c’est qu’un seul sujet nous ayant rassuré par l’absence de toute réaction contre le pincement de la peau des parties sensibles du corps sur l’état de cette faculté, c’est sur ce sujet seul qu’aurait pu porter l’expérience, puisque seul il a donné la preuve d’un sommeil suffisant de son système sensible. Mais sur celui- là précisément il n’y avait point d’opération indiquée. D’autre part, eussions-nous eu une opération à pratiquer, nous ne l’aurions sans doute pas commencée avec sécurité, avant d’avoir amené l’insensibilité aux piqûres et au pincement de la peau, désirant avoir, avant tout, un critérium, une unité comparables. Or la réaction contre la douleur chirurgicale est si variée, elle repose sur des éléments si multipliés, les éléments moraux, par exemple, les malades se présentent à l’opération ou en acceptent l’idée, sous des aspects et dans des états d’esprit si différents, que nous ne nous aventurerions à éprouver la sensibilité par le couteau, qu’après avoir, au préalable, tenté l’épreuve même de la sensibilité cutanée par les piqûres, les pincements d’une môme région, seul terme comparable.

Sur nos 18 cas, un seul (peut-être deux) aurait donc pu être offert à l’action chirurgicale. Nous n’avons, du reste, jamais observé de complète et incontestable insensibilité pendant la chloroformisation chirurgicale, que dans les cas où un parfait sommeil de la peau avait précédé la première action du couteau.

Si nous ne portons pas nos regards au delà de l’application de l’hypnotisme à la chirurgie, comme méthode anesthésique, et c’est sous cet aspect que cet état singulier vient de faire sa rentrée dans le monde scientifique, nous ne pouvons donc, avec la meilleure des bonnes volontés, lui entrevoir rien qui ressemble à de l’avenir.

En fait d’insensibilité, un seul succès constant et un discutable, sur dix-huit cas, ce n’est pas en effet par trop engageant; et il est à croire que ces sujets exceptionnels doivent répondre à certaines conditions physiologiques ou pathologiques qui restent à déterminer et qui semblent tenir de bien près à l’hystérie. Conclusion commune à nous et à tous les observateurs ayant fait jusqu’ici connaître les résultats obtenus [p. 14] par eux. Mais, nous l’avouerons, heureux si l’art chirurgical avait dû bénéficier ici par l’acquisition d’un moyen de procurer l’anesthésie, plus certain dans ses effets que ceux qui sont entre nos mains, nous n’osons pourtant nous trouver désappointés par ces insuccès ; car si, d’une part, les périls sont si grands qui accompagnent l’emploi du chloroforme, qu’on doive souvent, comme l’a dit très-bien M. Broca, poser, à son endroit, la question de vie et de mort, de l’autre pouvait-on regarder comme sans inconvénients notables et sans dangers quasi- équivalents (le nombre et la durée remplaçant ici la soudaineté des accidents), la faculté de jeter à volonté le premier venu ou la première venue en catalepsie, en frappant, pendant quelques minutes, ou fixant l’attention de son regard ? Nous ne le pensons pas. N’ eût-on affaire ici qu’à l’hystérie, peut-on jouer avec l’hystérie? Manierait-on innocemment l’épilepsie et la catalepsie ?

Serait-il donc indifférent de provoquer un premier accès de l’une ou de l’autre de ces maladies, ou de renouveler des accès dont la chaîne est heureusement rompue ? Il n’est pas de médecin qui ne réponde à cela ; sans compter l’hygiéniste qui vous demanderait compte des troubles nombreux que la mode, l’esprit d’imitation, la malice et le crime môme sauraient bientôt produire à l’aide d’un moyen laissant après lui si peu de traces.

Nous pensons donc que l’espérance déçue de la découverte d’une méthode nouvelle d’anesthésie chirurgicale dans l’hypnotisme ne doit être l’objet que de peu de larmes, et suivie que de faibles regrets. Si nos conjectures sont fondées, l’acquisition n’en eût pas été gratuite.

Mais s’il nous faut renoncer à cette brillante illusion, est-ce à dire qu’il n’y ait rien à recueillir dans l’hypnotisme, et que des faits aussi intéressants, quoique plus circonscrits qu’on n’eût pu croire d’abord, doivent rester pour la science une lettre morte ?

Assurément non. Les différents effets produits, pour peu nombreux qu’ils soient, paraissent devoir se rattacher à un ordre assez étroit de dispositions idiosyncrasiques, en particulier aux prédispositions ou aux constitutions hystériques.

Comme manifestation, comme procédés, comme prédispositions individuelles, telles sont aussi les conditions recherchées parle magnétisme animal. Du sommeil magnétique au sommeil somnambulique, à l’hypnotisme, on construit aisément une chaîne forgée avec les [p. 15] mêmes éléments organopathiques, et sur une même constitution qui y sert d’enclume : l’état hystérique ou des états approchants.

La liaison cachée encore, qui doit ou peut unir ces manifestations légèrement variées d’une même condition morbide, ne saurait être indifférente. Il y a là un long et utile sujet d’études ; et c’est un grand pas déjà fait, dans cette voie, que de l’avoir entrevue et même formulée.

N’est-ce pas faute de l’avoir posée nettement, cette question, que la découverte de M. Braid est demeurée accrochée en route ? N’est-ce pas au mélange un peu indigeste de l’élément psychique et de l’élément purement physiologique, dont l’extrait donné par M. Ch. Robin présente le double caractère, que l’auteur doit attribuer la négligence et l’oubli dont a été frappée son œuvre ? Placer des actes physiologiques de cet ordre sous la dépendance apparente de certaines impressions psychiques, transmises sans organes de transmission, c’était demeurer dans le domaine du merveilleux, et vouloir éloigner les esprits sérieux. La science, en semblable matière, procède par voie d’analyse, sépare les afférences de provenances diverses et dichotomise les phénomènes d’ordres différents.

Telle est la raison pour laquelle nous avons tenu à nous mettre à l’abri de tout soupçon d’influence morale ou d’ordre psychique étrangère. Plaçant les sujets en rapport exclusif avec la boule ou le miroir objets de leur regard, évitant d’attirer leur attention, les laissant dans l’ignorance, pour la plupart, du but de nos essais, nous nous sommes affranchis de toute action qui ne fût exclusivement physiologique et auto-biologique.

Par leurs résultats, ces expériences soulèvent déjà un coin du voile qui couvrait les prétendues merveilles du magnétisme, et montrent que des phénomènes du même ordre que les seuls véritablement constatés parmi les faits du magnétisme, peuvent être produits sans l’intervention d’aucune communication d’une personne à une autre. Elles s’accordent encore avec ces dernières, en ce que les circonstances prédisposantes sont les mêmes de part et d’autre, et toutes de nature plus ou moins pathologique, un fonds commun d’hystérie.

Simples ébauches, elles nous permettent cependant d’entrevoir dès aujourd’hui l’entrée du chemin qui conduira à l’explication physiologique de plus d’un fait d’apparence surnaturelle; et nous nous consolerons de la perte des illusions chirurgicales qui ont miroité un instant [p. 16] devant nos yeux, si l’hypnotisme nous apporte, comme nous le croyons, un fil nouveau pour nous diriger dans le labyrinthe des perversions du système cérébro-spinal.

III

Rapports de l’hypnotisme avec le somnambulisme artificiel. État
des sens spéciaux. Heureuse influence exercée sur certaines
névralgies.

C’est donc à ce dernier point de vue que nous continuerons ces atta- chantes recherches, persuadés que nous y rencontrerons bientôtdes faits attendus par la physiologie pour la solution de plus d’un problème vital, et par la pathologie pour la détermination de plus d’un inconnue dans le sillon étiologique ; car si nous devons forcément souffler sur les espérances anesthésiques conçues par la médecine opératoire, nous devons reconnaître que tout n’est pas du domaine de l’imagination et de l’illusion dans les premiers résultats annoncés par les parrains scientifiques de l’hypnotisme. Non : leurs assertions, trop étendues, trop généralisées, fondées sur un nombre bien trop restreint et trop particulier d’observations, avaient cependant une réalité pour base — réalité sans proportion peut-être avec l’empressement qu’elle a fait naître et les déceptions qui en ont été la consécration fatale— mais enfin un fait était au fond de ces espérances précipitées.

Ce fait, il est vrai, n’était pas général, mais spécial seulement ; non pas physiologique, mais plutôt morbide. Il consistait, comme nous l’avons vu, dans quatre cas sur dix-huit observations, en une atteinte portée à la sensibilité générale, en un amoindrissement, un engourdissement de cette sensibilité, allant quelquefois jusqu’à la suspension complète (sensibilité cutanée s’entend), d’autres fois, quoique plus rarement, s’élevant au contraire jusqu’à l’hyperesthésie. Ces phénomènes, en ce qui concerne la sensibilité et la motilité, rappellent, n’est-il pas vrai, l’état hystérique.

Après en avoir été témoin, nul ne pouvait de refuser à croire à la possibilité de la manifestation d’une anesthésie complète dans tel ou tel cas imprévu ; mais personne ne pouvait non plus la prédire, ni même l’espérer, à l’avance, dans un cas nouveau pour lui. Ces conditions, leur rareté, leur spécialité d’origine devenaient autant d’obstacles à l’établissement d’une formule générale constituant une méthode, même imparfaite, d’anesthésie. [p. 17]

Disons pourtant que, par un effet contraire, elle démontrait la réalité de quelques cas anciens bien observés, mais mal accueillis — nous voulons parler du fait d’amputation du sein pratiquée jadis par M. J. Cloquet, pendant le sommeil magnétique, et qui avait rencontré tant d’incrédules.

Ajoutons enfin, pour en finir avec ce côté de la question, le moins curieux assurément de tous ceux qu’elle présente à l’étude, que, quoique en admettant la possibilité de pratiquer quelque opération sérieuse pendant ce sommeil nerveux, il n’est encore venu à notre connaissance aucune observation complète et irréfutable à cet égard (1), et que l’insensibilité cutanée que nous avons bien nettement constatée en deux ou trois circonstances, peut permettre encore un espoir dans ce sens, mais n’y saurait donner garantie. Il est impossible, en effet, de conclure avec certitude du sommeil, même parfait, de la peau à celle du reste du système nerveux. Seulement il est bien évident que le second n’est à présumer ou espérer qu’après la production du premier.

Mais, comme nous l’avons fait pressentir dans le paragraphe précédent, cette question, rapidement jugée, en laissait debout un certain nombre d’autres pleines du plus vif intérêt. Tous ces faits qualifiés « curieux, » et qui émanent si directement du centre même de la vie, sont si riches d’enseignement tant pour le physiologiste que pour le philosophe, que toute nouveauté tombant de cette source doit être scrutée et interrogée dans toutes ses circonstances.

Le mode de production de ce singulier sommeil, le témoignage ap- porté par la sensibilité générale, avaient amené sur les lèvres des moins clairvoyants le mot de : magnétisme. La ressemblance était frappante, en effet, et les traits généraux les mêmes.

Rien donc de plus naturel que d’interroger à leur tour les sensibilités spéciales dont les récits du magnétisme ont raconté plus d’une [p. 18] merveille. Nous avons donc, en chacun des cas rapportés dans nos observations antérieures, et dans celles que nous avons faites depuis, mis les organes des sens spéciaux en demeure de nous répondre. Or, comme dans le magnétisme, nous avons, presque dans tous les cas, six fois (car nos observations se sont enrichies de deux cas très-précis dans leurs manifestations), trouvé l’ouïe exaltée. Les malades, pendant le sommeil nerveux, entendaient parfaitement les questions faites de la voix la plus basse et du pied de leur lit, quand les assistants pouvaient à peine entendre.

Quant à la vue, elle ne fonctionnait point ; et pour l’odorat, le goût, ils ont paru plutôt un peu émoussés que dans leur plénitude ; ils semblaient quelque peu entraînés par la sensibilité générale et dans le même sens qu’elle. Les narines, la muqueuse nasale, les lèvres, la langue touchées, barbouillées avec des solutions ammoniacales étendues, n’ont que peu réagi contre leur application.

Si dans ces réponses données par les sens spéciaux aux interrogations qui leur ont été adressées, il semble qu’une seule soit en rapport avec les faits consignés dans les fastes du magnétisme, la persistance, l’exaltation du sens de l’ouïe, nous ne pensons pas qu’un esprit prudent y voie un trait même de simple dissemblance avec le sommeil magnétique. Il suffit de l’exaltation d’un seul de ces sens, de celui de l’ouïe en particulier, pour comprendre que, mis au service de certain savoir-faire, il ait, avec le plus grand succès, servi de souffleur ou de moniteur pour les autres. En présence de la torpeur de la sensibilité, de l’enchaînement apparent de l’intelligence et des sens spéciaux, le témoin, non prévenu, ne pouvait deviner les ressources secrètes qu’offrait la finesse exagérée de l’ouïe pour établir des relations inaperçues entre les sujets et les prétendus expérimentateurs.

A cela ne se bornent pas les données fournies par le système sensible plus ou moins enchaîné par l’hypnotisme. Les physiologistes qui ont consacré leurs méditations à l’étude de quelqu’une des fonctions spéciales que nous venons de nommer, les médecins qui se sont occupés plus ou moins attentivement des perversions desdites fonctions ou des troubles survenus dans leurs appareils, pourront être conduits à de précieux renseignements par les investigations qu’ils auront l’occasion de faire dans cette voie. L’hypnotisme, dans les circonstances où le médecin aura eu l’avantage de le rencontrer sur sa route, ou dans celles où il aura cru devoir l’amener, peut donner lieu [p. 19] à une analyse aussi utile que curieuse des sens spéciaux, de celui de l’audition, par exemple, qui paraît être le seul profondément influencé. On pourra étudier, au moyen de cette nouvelle dichotomie survenue entre les manifestations générale et spéciale de la sensibilité, ce qui, dans les fonctions, relève de l’une ou de l’autre. Rechercher si l’exaltation de la sensibilité spéciale, par exemple, est un fait propre à ce département du système sensible, surexcité pendant que le système général s’endort; ou bien si, au contraire, cette hypersthénie n’est qu’une circonstance secondaire et subordonnée à l’apparition plus nette d’un certain ordre de sensations, par suite du sommeil des autres. Des investigations sérieuses dans cette ligne peuvent apporter de nouvelles lumières sur les affections de l’organe de l’ouïe et notamment sur les paralysies. C’est un sujet que nous signalons à l’attention des médecins et des physiologistes. Il y a là peut-être une source précieuse de données diagnostiques nouvelles.

Nous n’en avons pas encore fini avec le chapitre de la sensibilité, qui nous a donné, non plus durant, mais après l’hypnotisme, certains résultats que nous ne devons point passer sous silence, et qui sont peut- être les plus utiles, au point de vue thérapeutique, de ceux qu’il nous a été permis d’enregistrer.

Comme on a dû le remarquer, presque toutes les malades, chez les- quelles nous avons pu amener le sommeil nerveux, présentaient des affections graves de l’appareil génital : nous ne disons pas toutes (l’observation XY fait exception) ; or, chez toutes ces malades, le fait a été à peu près constant et s’est reproduit pour ainsi dire chaque fois que nous avons déterminé l’hypnotisme, des douleurs utérines très- vives qui tourmentaient ces malheureuses jour et nuit, et dont elles se plaignaient amèrement avant le sommeil nerveux, se sont vues enrayées, suspendues pendant cet état particulier de leur système nerveux, et pendant de longues heures après; vingt heures de bien- être parfait étaient le terme moyen de ce soulagement; et il était si réel, si incontestable, si patent, que les malades demandaient instamment, à la visite, à être hypnotisées. Une jeune demoiselle (observation VI du second paragraphe) qui souffrait cruellement de douleurs névralgiques du bassin (suite d’une violente contusion avec fracture ?), et que n’avaient pu soulager ni l’opium, ni le chloroforme employés toute une nuit, se vit calmée comme par enchantement et pour une vingtaine d’heures, par l’hypnotisme ; et cela deux jours de suite. [p. 20]

Ces faits se sont reproduits avec assez de constance pour mériter d’être consignés ici et de fixer l’attention. Ils peuvent donner lieu à de nouvelles indications de l’emploi de ce procédé singulier, et ouvrir une nouvelle voie pour le traitement des névralgies. Il est bien entendu d’ailleurs que, pour ce qui nous concerne, cette aptitude demeure limitée aux circonstances spéciales où nous l’avons observée, les névralgies liées à certains états spéciaux de l’organisme de la famille de l’hystérie.

Tel est l’ensemble de faits, à cela se bornent les réflexions que nous avons à présenter comme conséquence de nos recherches sur les rap- ports du sommeil nerveux avec les manifestations des appareils de la sensibilité générale et spéciale de la partie animale des sujets de nos observations.

IV.

État moral et intellectuel pendant le sommeil nerveux.
Qnid ? de la suggestion des pensées ?

Nous allons aborder maintenant un tout autre domaine non moins intéressant, non moins utile à pénétrer : le domaine moral et intellectuel.

Si l’hypnotisme se révélait par tant de points de contact avec certains côtés du magnétisme, qu’il puisse à bon droit être considéré, au point de vue des manifestations animales, comme le magnétisme lui- même dégagé de ses éléments non scientifiques, il importait visiblement de l’étudier également sous le rapport de ses manifestations d’ordre moral. Cette étude s’indiquait d’ailleurs d’elle-même. Le sommeil nerveux, muet quelquefois, se montre habituellement très-dis- posé à converser avec les assistants, pourvu, du moins généralement, qu’il soit mis en demeure de se mettre en rapport avec eux par des interrogations. La jeune fille de l’obs. 6 parlait toutefois sans y être sollicitée. ,

Il était donc très-intéressant de rechercher de quelle nature étaient ces sortes de rêves ou de conversations somnambuliques. Nous y avons apporté toute notre attention.

Anesthésiées ou non, toutes les malades sans exception répondaient unanimement à la question : « Comment vous trouvez-vous ? — Oh ! [p. 21]  très-bien, bien heureuse ; il me semble que je tombe du ciel, ou que je sois au ciel. »

Alors interrogées plus en détail, elles rapportaient leurs sensations morales ou physiques de bonheur, aux personnes qu’elles aimaient, toutes, celles qui étaient mariées bien entendu, il faut le dire à leur honneur et à celui de l’espèce, à leurs maris, à leurs enfants.— Voyez- vousvotre mari en ce moment? Oui. — Où est-il? que fait-il? — il dé- jeune (notion subsistante de l’heure) chez lui, chez ma sœur, etc., comme elles les auraient vus dans leurs rêves ou en s’endormant le soir. Une dame, femme d’un colonel, voyait son mari déjeuner; il avait des officiers avec lui ; un moment après, elle était au ciel avec son enfant mort depuis peu, et s’y trouvait bien heureuse.

Nous avons dû naturellement chercher jusqu’à quel point il nous pouvait être permis de modifier le cours de ces pensées si naturelles, et d’y substituer un ordre d’idées étranger à leur personne et à leurs affections. Or cela nous a été parfaitement et constamment impossible. Aux questions sans intérêt pour leur cœur, les malades répondaient comme elles l’eussent fait éveillées ; d’après la notion présente au moment de l’entrée en hypnotisme, mais brièvement, comme ennuyées et désireuses de retourner au plus vite au sujet chéri qui captivait leur attention. On retrouvait là des apparences communes chez les magnétisées, en exceptant, bien entendu, tout ce qui peut tenir au don de seconde vue, de connaissances supérieures infusées avec l’influx magnétique, de transposition des sens, etc., etc…., et tout le cortège des jongleries connues.

C’était, en un mot, le sommeil du somnambule dans toute sa simplicité, déjà fort surprenante. Braid, dans l’ouvrage que le bruit actuel ressuscite, soit de bonne foi, soit autrement, a prétendu exercer sur la direction des pensées des sujets hypnotisés une influence du genre de la fascination, un empire soumettant une volonté à l’autre ; nous n’avons pas constaté le plus petit phénomène de cet ordre. Les malades demeuraient, comme si elles avaient été bien éveillées, dans la pleine jouissance de leur spontanéité et de leur indépendance. Elles ;répondaient avec bon sens et sans trace de merveilleux, et retournaient, comme nous l’avons dit, et au plus vite, à leur cher objet, très-mécontentes quand on les arrachait à ce sommeil plein d’attraits de tous genres. L’une d’elles, fille très-spirituelle, nous dit, en se réveillant, qu’elle avait goûté, dans ce sommeil, tous les charmes de l’esprit, [p. 22] du cœur et des sens (ce dernier mot sans malicieuse entente, la personne étant sage et bien élevée). Si le cours de leurs pensées secrètes pouvait être quelquefois deviné, leur volonté conservait toujours un plein contrôle et elles ne s’expliquaient qu’avec la plus parfaite réserve et dans les termes les plus décents. Nous n’assurons pourtant pas que toutes se conduisent, à l’avenir, avec pareille convenance ; mais il en a été ainsi avec nos malades.

Parmi les faits les plus curieux qu’ait annoncés Braid au sujet de cette influence prétendue du médecin ou de l’expérimentateur sur l’hypnotisé, il a été fait mention de celle exercée par.la situation donnée aux muscles, pendant l’hypnotisme, sur la direction des sentiments et des pensées. Braid a noté, par exemple, la propriété qu’avait l’attitude de la prière donnée aux membres et aux traits du visage de provoquer le sentiment et l’acte de la prière chez les sujets en- dormis. Le physiologiste anglais a vu là un phénomène qu’il a caractérisé comme une sorte d’action réflexe du système musculaire sur le centre cérébral, de l’action sur l’idée. Braid a-t-il noté là une simple coïncidence de la situation avec le cours dominant des idées chez les sujets de ses expériences, a-t-il cru voir ce qui n’était pas ? Nous sommes forcés de dire que nous n’avons rien pu produire de semblable. Vainement avons-nous mis, tant chez nos deux cataleptiques (car nous en avons eu un second cas, au milieu de tous autres cas de résolution musculaire) que chez les autres sujets, les bras et les mains dans l’attitude de la prière ; nous n’avons changé en rien le cours établi des pensées, qui ont continué à couler dans leur même lit.

Ainsi s’évanouit, devant l’analyse indifférente, tout le prestige déplorablement accumulé autour du sommeil nerveux, du somnambulisme sans promenade, du somno-vigil de M. Louyer-Villermay. Grâce à quelques enjolivements, à une mise en scène habile, à des artifices frauduleux, un phénomène morbide, fréquent malheureusement, a été élevé au rang d’acte physiologique. Mais l’identité complète des seuls phénomènes avérés du magnétisme avec ceux que nous venons de relater réduit à ses vraies proportions le prétendu fluide. Est-il possible, en effet, de conserver à cet égard un doute, en présence de cette uniformité de résultats de nos expériences et leur ressemblance avec ceux fournis par le magnétisme, et bien constatés. Or les nôtres se sont exposés sans soupçon possible d’aucune influence ; pour les produire là où ils pouvaient naître, nous nous sommes bornés à mettre les [p. 23] malades en rapport avec un certain objet plus ou moins brillant, sur lequel ils devaient concentrer la volonté d’un regard attentif et à l’état de tension musculaire ; puis nous nous effacions, nous reculions derrière les malades, nous occupant d’autres choses jusqu’à ce que le temps habituel de l’apparition des phénomènes fût arrivé. Alors nous nous rapprochions pour les constater, eux ou leur négation.

Et quant aux malades eux-mêmes, nous prenions le même soin . Braid encore a prétendu que pour arriver à la production des phénomènes attendus, il importait d’appeler l’attention des sujets sur ces résultats ; voulait-on les préparer à une opération, il fallait fixer, disait-il, leur pensée sur l’objet qu’on se proposait. Nous avons essayé trois fois de préparer ainsi des malades à une opération, et nous avons, dans les trois cas, invariablement échoué; les malades n’étaient pas moins éveillées après un quart d’heure, qu’au premier moment, et il a fallu recourir au chloroforme. Pour le reste de nos recherches, nous nous sommes donc particulièrement attachés à ne point occuper ni préoccuper les malades; nous les avons uniquement mises en rapport avec l’objet brillant, et les résultats n’en ont pas été du tout moins frappants.

De telle sorte que nous sommes plus que jamais autorisés à conclure qu’il ne se passe rien là que de personnel aux malades, une pure et simple action auto-biologique, comme nous avons cru pouvoir la qualifier plus haut. Et si l’on nous demande quelle est cette espèce d’action, nous dirons que sa terminaison, comme ses débuts, indique également une concentration congestive cérébro-oculaire (oculaire d’abord). A part les phénomènes de chaleur et de rougeur que nous avons décrits précédemment, voyons comment se termine, à la volonté de l’expérimentateur, celte série de phénomènes anormaux. On y met fin en soufflant de l’air frais sur les paupières, en y passant les doigts avec douceur, les yeux s’ouvrent, et on les voit congestionnés ainsi que les paupières, quelquefois pleines de larmes, et, en une demi-minute, tout cesse comme par enchantement.

Songeant alors au caractère hystérique de la plupart de ces manifestations singulières, à la disposition hystérique même des sujets, pouvons-nous ne pas voir là un point de départ nouveau de la per- version nerveuse qui a reçu le nom d’hystérie, et dont l ‘aura est d’ordinaire dans l’utérus, mais qui peut être ailleurs? N’est-elle pas ailleurs chez les sujets masculins, en petit nombre il est vrai, chez [p. 24] lesquels on la rencontre ? Eh bien ! elle est, cette aura, dans le système musculaire des yeux chez les hypnotisés. Et cette notion assurément ne doit pas être lettre morte pour l’étude de l’affection elle-même de l’hystérie, dont elle transporte le siège réel dans le centre cérébro- spinal, et le point de départ occasionnel, soit dans l’utérus, dans la plupart des cas, soit dans les muscles des yeux, dans ceux que nous venons de passer en revue, soit enfin dans quelque autre organe chez les hommes hystériques qui n’ont point été soumis à l’hypnotisme.

On voit quelle énorme accumulation d’études diverses peuvent et doivent se rattacher aux nombreux faits que nous venons de relater, et comme tout se tient dans les sciences. N’avions-nous pas raison de dire, au début de nos réflexions sur ces objets nouveaux, que si la médecine opératoire avait malheureusement manqué son but et perdu des espérances imprudemment transformées en données acquises, la science était loin, très-loin, d’avoir perdu à cette introduction inat- tendue sur sa table de dissection. Le magnétisme, en tant que sortilège, divination et fluide passant d’une personne à uDe autre, est d’abord dépouillé de sa robe de magicien et rattaché, après ses longues fugues, au pied du lit des somnambules. Il retombe des hauteurs du surnaturel au rang modeste d’état morbide circonscrit, et livré, comme pièce anatomique, au scalpel de l’observation médico-psychologique ; et y est, dès les premières dissections, tellement analysé, qu’il y perd même son nom. Car, à moins d’illogisme, on ne peut même plus, comme on le faisait hier encore, nous dire : « Mais c’est le magnétisme! » Non. Il faudra dire du magnétisme, au contraire, qu’il n’est lui-même que l’hypnotisme ; en le dépouillant de son fluide et de ses jongleries, comme la transposition des sens, la suggestion de la pensée, le don de seconde vue, son squelette est le somno-vigil, le somnambulisme provoqué, c’est là tout ce qui en reste.

V

Coup d’œil rétrospectif. Discussion des opinions et des faits
publiés jusqu’il ce jour.

L’étude du sommeil nerveux, au point de vue physiologique le plus général, la connaissance de ses rapports avec les autres états morbides du système nerveux paraissant offrir avec lui quelque analogie, tel [p. 25] était donc le mot d’ordre que nous croyions devoir inscrire en tête de nos recherches. Or, pendant que nous les poursuivions, d’autres médecins ou chirurgiens s’occupaient aussi de cette même question et la soumettaient à de nombreuses expériences. Mais, comme il nous a paru que nos confrères ne se sont guère écartés, dans ces vérifications répétées, du point de vue particularisé de l’anesthésie chirurgicale, nous croyons à propos, avant d’aller plus loin dans ces communications, de préciser, dans un coup d’œil rétrospectif, l’historique de ce nouvel élément scientifique.

Deux mots suffiront à la généalogie du sujet :

Première apparition dans le monde savant : ouvrage de M. Braid, publié en 1842 ; — reproduction succincte, sans vérification, des idées et de l’esprit des principaux faits contenus dans cet ouvrage, dans l’article Sommeilde I’Encyclopédie de Todd ; — dans un feuilleton de M. Victor Meunier (journal la Presse, 1852) ; — dans le Dictionnaire de Nysten, édition refondue par MM. Littré et Ch. Robin ; — enfin dans les Éléments de physiologie, publiés par ce dernier savant, en collaboration avec M. le docteur Béraud, en 1857. Période de quinze années, qui se caractérise scientifiquement par la simple répétition abrégée et non discutée ni étudiée, des énonciations très-diverses contenues dans l’ouvrage original de l’auteur anglais.

Nous arrivons ainsi au mois de décembre dernier, époque à laquelle, envisagé sous un seul de ses aspects, l’hypnotisme fait son apparition sur un théâtre où il est enfin discuté, analysé. M. Azam, médecin ad- joint de l’hospice des aliénés de Bordeaux, et que la nature de son service mettait en présence de questions ressortissant indirectement à cette étude, est conduit à la vérification de quelques-unes des assertions surprenantes formulées par Braid. Le médecin de Bordeaux est surtout frappé par deux sortes de phénomènes remarquables signalés par l’auteur anglais et constatés à nouveau par lui, la catalepsie et l’insensibilité.

Cette dernière propriété, mise en regard des inquiétudes où les dangers du chloroforme maintiennent toujours le chirurgien, lui fait penser, comme à Braid, que la catalepsie hypnotique renferme peut-être un élément précieux appelé à remplacer le produit chimique. Il vient à Paris offrir ses procédés à l’expérimentation chirurgicale. Chacun connaît les essais premiers qui ont été tentés, la communication de leurs résultats à l’Académie des sciences, les doutes qu’ils soulevèrent [p. 26] dans les esprits, les recherches répétées de toutes parts. On sait également la faible dose de confiance que ces recherches collectives durent faire conserver, et comme quoi la constatation bien positive de plusieurs des phénomènes curieux de l’hypnotisme, pour propre qu’elle fût à confirmer la réalité de cet état nerveux, ne put cependant faire reconnaître dans l’anesthésie hypnotique un état ni assez constant, ni assez précis, ni assez durable pour y fonder un procédé à mettre au service de la chirurgie.

Les premières recherches démontrèrent tout d’abord que l’état nerveux dont il est ici question n’était nullement physiologique, mais bien morbide; elles spécifièrent même le caractère de cet état pathologique, substratum commun des diverses manifestations dont l’ensemble constituait l’hypnotisme. Par là se trouvait singulièrement réduit le domaine offert à l’application chirurgicale, dans les cas môme, s’il devait s’en présenter, ce qui ne semblait d’ailleurs nullement improbable, où une anesthésie suffisante et régulière pourrait être produite.

Ce premier aperçu est plus que vérifié aujourd’hui ; puisque, parmi tous les essais tentés dans tous les services chirurgicaux de Paris et de nos principales villes, la science n’a encore enregistré qu’une seule observation plus ou moins concluante (cas d’amputation de cuisse pratiquée par M. Guérineau, à Poitiers).

Mais s’il n’était rien moins que clair que la médecine opératoire pùt grandement profiter du nouvel instrument que les circonstances, et non plus une règle précise, pouvaient mettre entre ses mains; le caractère des faits nouvellement annoncés, et dont plusieurs se voyaient reconnus en tout ou en partie, indiquait manifestement les voies à une étude nouvelle et à des recherches physiologico-pathologiques du plus haut intérêt. Les observations publiées plus haut montrent, en effet, tout ce que l’on pouvait, dès les premiers pas dans cette route explorée pour la première fois, entrevoir d’aperçus féconds dans ce nouvel aspect de la physiologie morbide. En limitant les recherches ouvertes aux rapports que pouvait offrir le sommeil nerveux avec la médecine opératoire, on s’était fermé la route la plus fertile en enseignements nouveaux, et, par conséquent, la plus profitable aux progrès réels de la science.

Il paraît que la valeur de cette indication a été enfin appréciée, car nous trouvons dans les Archives de médecine du 1erjanvier un article, [p. 27] postérieur à nos précédentes communications sur ce sujet, et dans lequel M. Azam, condensant, comme en une profession de foi, le résultat de ses propres recherches, abandonne le point de vue restreint où il avait paru se placer d’abord, et présente, pour la première fois, une vue d’ensemble du sujet.

Nous nous féliciterons de ce retour dans les voies de la biologie dont l’avaient distrait les préoccupations chirurgicales, et nous re- prendrons avec ce médecin cette grande question sous ses aspects généraux.

Le travail de M. Azam reflète, sous un certain rapport, la physionomie de l’ouvrage primitif, l’organonde l’hypnotisme de Braid ; cette physionomie, pour rappeler l’expression de Montaigne, est comme l’esprit humain, et plus que n’est la nature elle-même, ondoyante et diverse. Les observations précises s’y trouvent flanquées de faits incertains ou timides qui laissent le lecteur un peu trop en suspens, en lui permettant de faire passer le doute, d’une conception hasardée à un fait confirmé. En un mot, la personnalité mystique de l’auteur anglais, quoique désavouée en principe par son reproducteur français, a un peu déteint sur ce dernier, faute chez lui d’une allure assez nette entre le démontré et l’incertain, entre ces deux états et la pure fantaisie.

Pour mettre un peu d’ordre dans cet historique, nous séparerons donc ces divers faits en ces trois catégories.

Nous rangerons dans la première classe celle des faits démontrés, comme :

1 ° L’état oscillatoire des pupilles pendant la production de l’hypnotisme, quoique nous ne l’ayons pas observé constamment ;

2° L’anesthésie, faible presque toujours, prononcée quelquefois, nulle encore assez souvent 3° Les phénomènes offerts par le système musculaire et caractérisés, soit par un état semblable à la catalepsie, soit, au contraire, par l’état radicalement opposé, la résolution quelquefois absolue. M. Azam a vu la catalepsie dans le plus grand nombre des cas qu’il a observés. Nous avons vu, nous, beaucoup plus fréquemment l’état contraire. Les observations de l’avenir donneront seules le tableau réel de ces proportions relatives ;

4° L’abaissement du pouls que nous avons observé aussi assez généralement, mais bien moins régulièrement que le ralentissement du [p. 38] rythme respiratoire ; nous reviendrons plus loin sur ce dernier symptôme et sur son interprétation ;

5° L’exaltation des sens spéciaux. Nous ne l’avons jamais observée, sauf pour l’ouïe ; encorenous nous demanderons derechef si c’était bien une hyperesthésie de l’ouïe à laquelle nous avons eu affaire dans tous ces cas, ou seulement à une plus grande finesse comparative du dernier sens qui demeure éveillé. La considération de la marche du sommeil dans le somnambulisme artificiel et son analogie avec les phénomènes successifs du sommeil physiologique, nous ferait fortement incliner vers cette dernière appréciation. L’oreille seule, vivante parmi les organes des sens endormis, doit être d’autant plus perspicace et plus pénétrante. Quant à l’odorat et au goût, pas plus que pour la vue, aucune exagération de leurs propriétés n’a jamais été reconnue par nous, malgré nos recherches spéciales. Ce qui ne veut pas dire que nous prétendions qu’on ne l’ait pas observée ailleurs, ou qu’on ne saurait la rencontrer à l’avenir;

6° L’hyperesthésie générale que nous avons constatée, mais une seule fois et chez un sujet chez qui l’hypnotisme ne se révéla que par une attaque d’hystérie légitime et franche (obs. IV du premier numéro). Nous ferons observer ici qu’en notant dans son travail la constatation pendant l’hypnotisme, soit de l’anesthésie, soit de l’hyperesthésie, M. Azam n’expose pas du tout leur rapport de fréquence relative. Mais comme ce sont ces phénomènes qui lui ont suggéré la pensée de l’anesthésie opératoire, nous devons croire que, comme nous, il a rencontré cet état beaucoup plus fréquemment que la condition contraire.

Parmi les faits de la seconde catégorie et sur lesquels nous appellerons l’attention des expérimentateurs, notre conviction n’étant pas faite encore, malgré le témoignage de M. Azam, nous devons placer les phénomènes très-remarquables dont il a été témoin une fois, et qui, confirmés, devraient être attribués, comme il l’a fait excellemment d’ailleurs, à une véritable hyperesthésie du sens ou de la sensibilité musculaire. Nous voulons parler de la perfection de ce sens, de son exaltation même qui permettait à une fille hypnotisée d’enfiler une aiguille très-fine sans la voir, et par la seule perspicacité de ses doigts !

Nous mentionnerons au même chapitre les faits de commotions électriques ressenties par les sujets hypnotisés lorsqu’on place un doigt sur [p. 29] une de leurs mains, un autre sur la face ou la tête, laits que nous n’avons point pu vérifier. Remarque que nous faisons toujours sous toutes réserves, ne donnant comme dorénavant démontrés non pas les phénomènes constatés seulement par nous-mêmes, niais ceux confirmés par tous les observateurs sérieux. A cet égard, il convient d’indiquer encore, comme réclamant confirmation, l’influence signalée par M. Azam, des frictions locales pour faire cesser l’hyperesthésie musculaire des muscles ou des régions en catalepsie, ainsi que l’action opposée de la volonté attentive du sujet ou. du massage, pour amener l’hyperesthésie dans des muscles en résolution. Nous dirons cependant que M. Puel, auteur d’un traité remarquable de la catalepsie, avait noté déjà des faits de cet ordre et obtenu accidentellement la cessation d’un état cataleptique parla friction des parties contractées en situation fixe.

Mais ne devrons-nous point placer dans le cadre des faits problématiques les cas dans lesquels Braid a prétendu observer une action réflexe de la situation relative des muscles sur la formation des idées ? Est-il vrai qu’on puisse déterminer par telle ou telle position des membres ou des plis cutanés du visage, tel ou tel ordre de conceptions mentales? Se peut-il qu’on puisse suggérer des idées chez des sujets mentalement absents, par des postures et des flexions particulière des membres? Voilà des points sur lesquels nous ne pouvons

qu’accuser nos doutes ; dans l’hypnotisme, l’esprit est-il assez parfaitement enchaîné à ses contemplations intérieures, pour que la relation de la situation ou de l’acte avec l’idée suggérée ne puisse être attribuée (quand elle est franchement observée ?) qu’à une action réflexe échappant à la conscience? Nos essais ne nous permettent pas de le croire, et cet ordre de faits est tout entier à mettre à l’étude.

Mais serons-nous aussi indulgent pour la conception extrà-scientifique qui a prétendu rattacher l’hypnotisme, et la faire revivre par cette alliance, à la fantaisie phrénologique? N’avons-nous pas un légitime sujet de douter de plus d’une assertion de l’auteur anglais, reproduite, avec réserve toutefois, pa M. Azam, quand nous le voyons payer un aussi complet tribut aux erreurs de la phrénologie? Braid prétend « exciter les sentiments particuliers, les idées, les goûts, en pressant fortement les protubérances correspondantes du crâne du sujet hypnotisé. » M. Azam, qui n’a obtenu qu’une simple excitation de l’odorat en frottant vivement le nez d’un sujet, a la bonté de ne trouver qu’étrange l’idée de jouer de l’intelligence comme d’un piano ! [p. 30]

Le pittoresque de son expression lui permettait do caractériser plus sérieusement cette prétention anti-scientifique. Mais était-il vraiment pénétré de l’aberration profonde, en ce point, du croyant anglais, le critique qui termine, comme il suit, son aperçu sur la psychologie hypnotique :

« Il est donc permis de croire qu’on finira par trouver un jour un moyen commode et facile d’agir sur tous les hommes, et à volonté, sur l’intelligence comme sur les sens ; il me semble que l’étude de l’hypnotisme y conduira. »

Ce n’est pas dans cette voie fantaisiste que, pour nous, nous suivrons le peu sévère importateur de l’hypnotisme; et cet essai historique terminé, ayant rappelé succinctement les bases physiologico-morbides des recherches nouvelles, convaincu que c’est dans une étude vraiment physiologique que se trouvent les sources les plus abondantes de progrès, nous poursuivrons notre route exploratrice, fortifiés d’ailleurs dans notre constance par les encouragements émanés des esprits les plus sérieux.

Nous présenterons donc ici la suite de nos explorations, de nos procès-verbaux, pourrions-nous dire, en les faisant suivre des considérations physiologiques nées de leur discussion.

VI.

Inutilité de l’objet brillant pour amener l’hypnotisme; la fixité
du regard, en convergence supérieure, suffit. Identité de
l’hypnotisme avec le somnambulisme naturel. Absence de la
conscience ou du libre arbitre.

Un premier point a dû solliciter notre attention, comme il avait fixé, à première vue, celle des plus indifférents : le rapport apparent qui semblait relier l’hypnotisme au somnambulisme et au prétendu fluide magnétique. La similitude des effets pouvait, sans grande témérité, être attribuée au même ordre de causes. Il était donc particulièrement intéressant de rechercher si le sommeil artificiel tenait exclusivement à la contemplation, en état de strabisme convergent , d’un objet brillant, ou si l’on ne pouvait le déterminer plus simplement encore par la seule fixité du regard dans une position un peu tendue.

Reprenant les sujets qui nous avaient déjà donné les résultats que [p. 31] nous avons publiés, nous les avons placés dans la même situation que précédemment, les invitant à porter les yeux en haut vers quelque objet fixe, et à maintenir leur regard dans cette situation constante. Le résultat a pleinement confirmé notre attente, comme on le verra par les observations suivantes.

La comparaison de ce même état physiologique avec le somnambulisme devait porter encore, pour fournir des aperçus concluants, sur les mouvements, sur certaines actions accomplies pendant le sommeil provoqué, sur l’état des facultés mentales. Le procès-verbal suivant va nous fournir des données pour discuter ces divers aspects de la question nouvelle.

Nous commencerons par rappeler les observations I et V de notre premier article. Les expériences reprises, sans le secours de l’objet brillant, et par la seule tension du regard, nous ont fourni absolument les mêmes résultats que dans la première série déjà publiée. Le n° I est entré de nouveau dans cet état d’hyperesthésie du sens d’activité musculaire qui a été généralement désigné, dans cette discussion, sous le terme de catalepsie, qu’il rappelait par son aspect plus que par sa persistance ou sa gravité. Le sujet de cette observation était trop malade pour que l’on pût songer à lui demander quelques mouvements.

Quant au n° V, comme il offrait le tableau d’une résolution musculaire absolue, il n’y avait pas davantage lieu à lui demander des mouvements.

Les exemples suivants, au contraire, ont été tout à fait concluants à ce nouveau point de vue.

Obs. XXI. — Mademoiselle C…, sujet de l’obs. XV, dont il a déjà été ques- tion dans notre précédent article, est endormie (toujours sans le secours de l’objet brillant et par le seul maintien des yeux en situation fixe supérieure convergente, non strabique pourtant) ; après quelques questions et leurs réponses, dont le caractère a déjà été spécifié, nous engageons cette demoiselle à se lever, en lui disant que son amie l’attend sur l’escalier pour retourner chez elle. Mademoiselle G se lève, prend notre bras, se dirige sans

hésitation du côté de la porte, s’avance d’un pas ferme, mais sans voir une chaise que nous plaçons sur sa route, et s’y heurte avec quelque violence. Elle recule d’un pas, puis continue son chemin et fait d’une allure rapide, toujours à notre bras, plus de cent pas dans le corridor. Mais la trouvant très-pâle et couverte d’une sueur froide, et craignant de lui faire mal, nous [p. 32] la faisons bientôt retourner sur ses pas et regagner son fauteuil. Elle s’en aperçoit et demande pourquoi nous la ramenons au point de départ. Éveillée alors par insufflation sur les paupières, elle marque de l’étonnement, se plaint d’être lasse, mais ne se souvient de rien, pas même d’avoir marché.

On notera, dans ce cas singulier, l’antagonisme remarquable qu’ont présenté deux aspects différents de la sensibilité générale. Ce sujet se laissait enfoncer des épingles entre les métacarpiens, sans en ressentir de douleur, mais voulant marcher, retrouvait à son service les propriétés de tact nécessaires à l’accomplissement de cet acte. Ainsi que le sens de l’activité musculaire qui était des plus éveillés, le sens du toucher du plancher, des murailles, de notre bras, des obstacles mis sur son chemin, était en parlait rapport avec l’objet poursuivi par son intention.

Obs. XXII. — Une dame de 20 ans (obs. XIV du premier numéro) est plongée dans le sommeil nerveux, sans le secours de l’objet brillant, sans strabisme provoqué par conséquent, et seulement par le maintien du regard dans la fixité légèrement convergente et le globe tourné en haut. Après quel- que cinq à six minutes, elle s’endort.

Madame B…, quelques minutes avant notre entrée, avait reçu une lettre de son mari qui lui annonçait son arrivée pour le soir même à six heures ; et après sa longue et ennuyeuse solitude dans sa chambre de malade, cette nouvelle avait fait naître en elle une grande préoccupation de bonheur. Aussi, à peine endormie, interrogée sur son état, elle répond d’abord qu’elle est très-bien et très-heureuse, — Que voyez-vous ? Mon mari. — Où est-il ? Il vient, il est en chemin de fer ; il sera ici ce soir à six heures. — Quelle heure est-il maintenant ? Dix heures et demie (notion toujours exacte de l’heure chez tous les sujets). — Avec qui votre mari est-il dans le wagon? Avec six personnes. — Y a-t-il des dames ? Deux, une âgée et une jeune. — Ah ! il cause avec la plus jeune, il lui fait la cour? Non ; il ne pense qu’à moi. — Nous citons cette conversation textuellement, non qu’elle ait rien de merveilleux assurément, en dehors de l’état de sommeil loquace; elle n’offrait rien de plus que la manifestation du rêve et des idées affectives qui, dans l’ordre de ses préoccupations, traversaient l’esprit de madame B… Inutile d’ajouter que tout cela n’était qu’un rêve, et que le mari, interrogé au moment même de son arrivée, n’a confirmé, dans toutes ces visions, que son voyage en chemin de fer que chacun connaissait avec la malade. Il n’arriva même pas à l’heure indiquée, mais deux heures plus tôt.

Nous reproduisons textuellement ces détails dont plus de dix personnes étaient témoins avec nous, uniquement à cause de leur ressemblance avec [p. 33] les scènes de la sorcellerie magnétique. Joignez un peu de compérage à ce tableau et l’on saute à pieds joints dans le merveilleux. Mais poursuivons. — Voulez-vous venir au-devant de votre mari ? Oui. — Eh bien ! levez-vous ; donnez-nous le bras. La malade se lève et fait quelques pas, mais avec peine, et comme luttant contre quelque tendance instinctive contraire. Pressée par . nous, elle répond que son mari lui fait signe de ne pas avancer, qu’il y a danger à l’approche du convoi. Avançant graduellement vers la porte, le courant d’air froid qui en provient frappe son visage. Elle se réveille subitement, et sa physionomie exprime la plus grande surprise.

Ces détails, il faut le reconnaître, peuvent impressionner très-différemment le lecteur ou les assistants. Tous ceux qui précèdent peuvent, suivant les sujets, être tenus pour sincères, ou au contraire considérés comme l’effet d’une supercherie. Mais la sueur froide qui, pendant la dernière moitié de ce quart d’heure d’expérience, a couvert la malade, pouvait-elle être inventée soit comme dessein, soit comme fait ? La malade avait-elle pu apprendre que dans l’hypnotisme, la plupart du temps, le réveil donne lieu à une sueur froide, et le sachant, eût-elle pu produire à sa volonté ce phénomène presque pathognomonique ?

Ajoutons que madame B. n’avait point perdu sa sensibilité pendant cette expérimentation : nous caractériserions cet état sous les termes de demi-sommeil , isolant à moitié le sujet du monde extérieur et ne le laissant en communication complète qu’avec le monde de ses sentiments affectifs.

— Des phénomènes du môme ordre, mais présentant un caractère beaucoup plus redoutable et propre à entraîner à leur suite autant de conviction, que d’effroi, se sont offerts depuis à notre observation. Une dame de la ville, hypnotisée et interrogée, dans des conditions analogues à celles relatées dans la précédente observation, se prit, pendant cet état de sommeil loquace, à répondre à notre curiosité scientifique par des confidences faites pour satisfaire une tout autre sorte de curiosité, et tellement graves , tellement dangereuses pour elle-mêmequ’aussi effrayé pour la malade, que frappé de notre responsabilité ainsi fatalement engagée, nous nous empressâmes de réveiller la malheureuse auteur de ces trop libres communications.

Ce court récit laissera, nous l’espérons, dans l’esprit de nos lecteurs, une impression salutaire, en leur dévoilant un nouvel aspect des dangers [p. 34] attachés au trop insouciant emploi de l’hypnotisme; quelles conséquences ne sont pas à redouter pour le repos des familles de cette suspension du libre arbitre chez des sujets en pleine possession de la parole, et que rien ne saurait distraire de la contemplation de leurs entraînements affectifs !

Ne sommes-nous pas en droit, après cette sévère analyse, d’affirmer l’identité absolue de l’hypnotisme avec le somnambulisme classique, « état dans lequel, suivant la rigoureuse expression de M. Moreau (de Tours), sans être débarrassée complètement des liens du sommeil, la pensée n’est plus étrangère aux choses de l’état de veille ? » Nous sera-t-il interdit de comprendre dans la même catégorie morbide, en la rattachant à une altération momentanée des mêmes parties des mêmes organes, congestion sanguine ou nerveuse, d’extase « où les sens conservent le plus souvent une certaine activité » (même auteur), l’état désigné par J. Frank, sous le nom de somniatio, « espèce d’extase accompagnée de mouvement ou d’action ? »

Ne voyons-nous pas le lien qui réunit et rattache en un seul bouquet pendant à la même branche, tous ces états voisins, séparés seulement par des caractères secondaires et déterminés ou déterminables par une même cause ? Et cette cause, qui sait engendrer en même temps une nouvelle espèce du même genre, l’extase cataleptique ou musculaire hyperesthésique, ne domine-t-elle pas de haut toute cette famille, plus ou moins variée dans les traits de ses membres , mais si bien unie comme filiation? Et, à sa suite, le bon sens général rattachera comme fils naturel soustrait jusqu’ici à la juridiction paternelle, ce prétendu fluide tombé des yeux du magnétiseur sur le front de son sujet docile. Ayant vu huit ou dix fois l’hypnotisme se produire par le seul fait de la fixité du regard, en légère convergence supérieure (non point strabique seulement, mais attaché à un point déterminé du plafond), pouvons-nous, en présence de l’identité des résulats contrôlés, chercher ailleurs que dans le sommeil nerveux et le somnambulisme artificiel, l’essence même du magnétisme limité, dépourvu de son merveilleux ? [p. 35]

VII

Hypnotisme dans les temps historiques : démonomanie ; possession
diabolique ; inspirations prophétiques ; monomanies religieuses.
Point de départ constant de l’extase, la fixité du regard.

En même temps que la science reprend ses droits sur ce terrain, si longtemps dérobé par la prestidigitation à ses recherches, l’humanité aussi vient retremper sa confiance. Elle n’a oublié, en effet, ni les prestiges du fanatisme oriental, ni les épidémies démoniaques du moyen âge et môme des temps modernes : ces désespoirs de la raison doutant d’elle-même dans son impuissance à ressaisir le fil qui conduit des causes aux effets, et humiliée, désolée, laissant proclamer devant elle le pouvoir des sortilèges, des esprits et des démons.

Lisez maintenant les procès-verbaux laissés par l’histoire, lisez ces atroces procès de Gauffredi, d’Urbain Grandier (2), brûlés vifs sur le témoignage d’hystériques hypnotisées, devant la raison humaine muette et les yeux bandés 1 L’accord est parfait, absolu, sans divergence. Certains de ces procès-verbaux pourraient être signés aujourd’hui même par des médecins, sauf, bien entendu, leurs conclusions révoltantes.

Dans leur analyse on reconnaît, comme nous allons le montrer tout à l’heure, le lien physiologique, ou plutôt pathologique, qui rattache à un même groupe de lésions de l’appareil nerveux une assez grande variété de désordres des systèmes musculaire, sensible, psychique, dont l’histoire nous raconte les explosions épidémiques. Histoires palpitantes d’intérêt et d’horreur, parce que, comme tout ce que nous transmet la Clio du moyen âge, ses narrations sont écrites avec du sang, ses enseignements éclatent dans les flammes, ses paroles montent dans les airs avec la fumée des bûchers.

Toutes ces épidémies où se joint aux perversions des fonctions de la locomotion et de la sensibilité, le désordre de l’esprit, présentent en effet ce déplorable caractère, effet des passions prédominantes de ces [p. 36] époques d’ignorance, de toucher toujours, par quelque côté, aux entraînements religieux.

Dans ces tristes temps de superstition, où la folie passait pour une manifestation directe de l’intérêt de la divinité pour le sujet ainsi frappé, toute anomalie, par excès ou par défaut, de l’une quelconque des sensibilités spéciale ou générale, toute perversion nerveuse traduite au dehors par quelque symptôme singulier, et particulièrement du côté des facultés intellectuelles, se transformait immédiatement, et pour tous, en un signe spécial des volontés célestes. Qu’une discussion religieuse importante préoccupât alors les esprits (et cela ne manquait guère), et chaque parti, de la meilleure foi du monde, s’empressait d’invoquer à l’appui de sa cause l’expression bienvenue de l’attention et de l’approbation divines.

Les médecins et les philosophes, les plus indépendants d’entre eux du moins, et encore seulement dans le siècle dernier, à peine dans le précédent, finirent cependant par reconnaître, à la ressemblance frappante de certains traits, la parenté intime de ces désordres fonctionnels avec quelques maladies tout à fait dépourvues de surnaturel,

quoique souvent fort extraordinaires en elles-mêmes. Mais enfin quelques-uns distinguèrent le merveilleux du rare et du curieux, et plusieurs de ces singulières épidémies trouvèrent, dans la science, des historiens critiques qui surent faire la part entre le connu et l’inconnu, devinèrent les traits d’union des symptômes de la première espèce et signalèrent à l’attention de l’avenir ceux de la seconde, sous la simple mention de faits à étudier. Dès cette époque, un petit nombre de médecins sut donc apprécier le rôle et l’influence de l’esprit d’imitation sur des organisations faibles, l’analogie évidente des exaltations ou des défaillances de la mémoire, de la sensibilité, de l’ouïe, de l’odorat, de la vue, constatées dans ces épidémies, avec les mêmes caractères reconnus déjà dans quelques maladies sporadiques : l’hystérie, l’hypochondrie, la mélancolie, la monomanie religieuse, etc., etc.

Il régnait certainement encore une certaine obscurité autour de plus d’un phénomène parmi ceux observés; mais si cette obscurité devenait, pour le grand nombre, un motif de se jeter dans les bras de la sorcellerie, la minorité, bien petite pourtant, préférait attribuer le défaut d’explications plausibles à sa propre insuffisance scientifique.

C’étaient là les bons esprits : nous n’avons donc pas besoin d’ajouter qu’ils étaient clairsemés. [P. 37]

Dans son Histoire du merveilleux dans les temps modernes , M. Louis Figuier a entrepris de retracer, en portant sur ces sanglantes pages le flambeau de la science moderne, le tableau de ces affections inexpliquées jusqu’ici dans la science, mais que la théologie aborda gaillardement en leur temps, forte du droit qu’elle tenait de trancher par le fer et le feu tout embarras de la raison. Exhumant de la poussière des greffes les procès-verbaux de ces luttes, où l’infaillibilité canonique livre gravement combat aux hallucinations de l’hystérie, lutte dont l’enjeu était toujours une vie ou une torture humaines, M. Figuier soumet à la critique, on peut le dire sans exagération, les pages les plus navrantes que puisse présenter l’histoire à des intelligences libres. Toutes les fois qu’on ouvre cet atroce livre de l’histoire du moyen âge et des premiers siècles de l’histoire moderne, la sensibilité et l’humanité sont odieusement choquées. Cependant on est tellement habitué à ce triomphe permanent du mal sur les individualités, que l’on finit par s’y résigner, en songeant que c’est sur ces maux particuliers que la civilisation moderne s’est enfin fondée.

Mais ici c’est moins la passion malfaisante qu’on a sous les yeux, que la pure et simple stupidité : ce sont la raison, l’intelligence, qui souffrent et se voient universellement humiliées. Si elles se taisent, ce ne sont pas les chaînes qui les garrottent, les fers brûlants qui séparent du tronc une langue gênante. Non, l’organe est libre, mais la clarté, la vérité sont absentes. La raison humaine au dix-septième siècle, en face de la démonomanie, est parfaitement complice de la théologie, do la théologie orthodoxe ou hérétique ; car toutes deux suivent les mêmes voies, portent le même bandeau.

Pourtant, petit à petit, un peu de jour se fait; les observations de maladies nerveuses extraordinaires se multiplient; on les rapproche, on les compare ; certains symptômes leur sont communs, et la critique les retrouve dans les descriptions des épidémies religieuses. L’analogie est bientôt évidente, et la science arrive enfin à déclarer nettement l’identité de nature entre ces affections diverses, tout en avouant sur quelques points importants un reste d’ignorance qui persiste. Mais l’étude attentive des phénomènes de la nature ne lui permet pas de placer cette ignorance momentanée, quelle que doive être sa durée, à l’abri

sous une couverture de merveilleux ou de surnaturel, nihil à dæmone, multa ficta,à morbo pauca, concluaient Marcicot, Riolan et Duret dans leur rapport sur la possession de Marthe Brossier. [p. 38]

Tel est, en résumé, le jugement qu’a porté et que devait porter M. Louis Figuier, sur la série d’études historico-scientifiques qu’il vient de publier concernant les principales épidémies nervoso-religieuses observées dans les deux siècles qui précèdent le nôtre. C’est à ce point de vue, indiqué par la logique, que s’est placé notre judicieux confrère pour apprécier l’histoire de la démonomanie au moyen âge, des diables de Loudun, des convulsionnaires jansénistes, des prophètes protestants.

Nous nous arrêterons seulement aux chapitres que nous venons de citer comme étant plus directement de notre compétence. Ces trois sérieuses histoires intéressent au même titre la médecine physique et l’étude de la psychologie morbide ; et une conclusion identique doit être écrite au-dessous de chacune par le médecin, historien obligé et unique des altérations de l’esprit humain.

Et qu’on ne s’étonne pas de trouver à cet égard nos affirmations si tranchantes. Le moment, en effet, est venu de parler sur ces sujets avec autorité. En léguant aux âges futurs le soin de poursuivre la dé- couverte finale de la vérité, entrevue seulement jusque-là, mais laissant prise encore à la discussion intéressée, aveugle ou passionnée, la critique réservée du dix-huitième siècle a préparé notre rôle, et à l’avance, a affranchi de toute réserve l’époque scientifique qui posséderait à cet égard la vérité tout entière, qui distinguerait le multa ficta de Riolan de la deuxième catégorie : à morbo pauca. Or cette époque est arrivée, cette distinction est faite. Le temps n’est plus où ces tristes narrations de maladies ne permettaient au médecin d’autres conclusions que des affirmations générales basées sur les probabilités et les analogies scientifiques. La science vient de s’enrichir de nouveaux faits, tout aussi surprenants, tout aussi merveilleux que ceux dont nous a été transmis l’historique par les greffes des officialités. La seule différence entre eux, c’est que ce merveilleux n’est plus merveilleux, que ce surnaturel est tout naturel; que dans ces phénomènes, non pas analogues, mais bien identiques aux premiers, la cause n’est plus ni dans l’imagination, ni dans des influences occultes : elle est là, présente, entre nos doigts, sous la forme d’un petit objet brillant, au moyen duquel chacun de nous peut, presque à volonté, appeler et faire comparaître le diable inspirateur des hystériques de Loudun et le sombre Ezéchiel des prédicantes inspirées du Dauphiné et des Cévennes. [p. 39]

Car en se reportant aux descriptions qui nous sont parvenues de la maladie de Loudun et de l’inspiration des montagnes de Die, de Crest, du Vivarais, et les comparant à nos procès-verbaux (à nous-mêmes) des phénomènes de l’hypnotisme, il n’y a plus à se dire : ces manifestations semblent de même ordre ; mais bien : ces faits sont les mêmes, sont identiques.

Ouvrons les récits authentiques des exorcismes de Loudun, sans acception quelconque de leur origine, écrits sous la dictée du fanatisme ou confessés par la bonne foi des rares sceptiques qui en furent témoins, qu’y trouvons-nous ? Comme caractères généraux et uniques : d’abord l’assoupissement, puis la résolution plus ou moins complète, quelquefois absolue, du tronc et des membres, résolution quelquefois permanente comme dans la catalepsie, d’autres fois des extensions tétaniques et cataleptiques ; — l’engourdissement souvent considérable de la sensibilité, permettant des piqûres plus ou moins profondes sans que le sujet y donnât signe de réaction quelconque; — la respiration, le pouls, notablement diminués, la première surtout ; enfin les convulsions bizarres, multiples, et bien connues de l’état hystérique confirmé. Les sensibilités spéciales plus ou moins engourdies également, ou quelquefois exaltées, — l’ouïe par exemple, invariablement ; la permanence de relations intellectuelles restreintes avec l’entourage au moment de l’invasion du sommeil, l’esprit demeurant pourtant concentré dans des contemplations extatiques ou affectives.

On ne peut pas hésiter à reconnaître dans ces traits le tableau du somnambulisme artificiel, et avec toute raison assurément ; car ces symptômes se rencontrent également dans les deux groupes de circonstances, et y remplissent la surface quasi-totale du cadre. Il n’y a donc pas seulement entre eux ressemblance, mais identité de nature.

Ce n’est pas tout pourtant, et il reste, de part et d’autre, un petit angle du tableau qui n’est point suffisamment éclairé.

Nous voulons parler du côté psychique, non pas des hallucinations, des réponses en latin faites par les possédées à des questions posées mille fois à elles-mêmes, ou à d’autres devant elles, sur des objets qui les préoccupaient toutes sans décesser, et sur des personnes par trop présentes à leur esprit. Ces phénomènes-là, pour insolites qu’ils fussent, ont dans l’histoire du somnambulisme leurs pendants ; et [p. 40] l’exaltation de la mémoire, la fixité de la préoccupation sur le sujet passionnel en rendent suffisamment compte. Il n’y a en eux absolument rien de surnaturel, et aucun de ces faits ne saurait se dérober à l’analyse la plus élémentaire. Avec la perte du souvenir qui suit presque constamment ces sortes de rêves, ils forment le complément nécessaire de l’assimilation de la possession avec le somnambulisme artificiel.

Mais il est un ordre de faits que nous considérons encore comme mal observés, tant dans ces cas morbides, dans lesquels la maladie a été aidée par la supercherie, « multa ficta, à morbo pauca, » que dans les cas analogues du somnambulisme artificiel, où ces phénomènes ont été un peu aidéségalement : nous voulons parler de la suggestion ou transmission de la pensée.

Ici nous entrons en plein dans le domaine du surnaturel, des faits sans analogues, dans la série de ceux que l’observation des siècles présente à l’humanité, avec une telle constance, qu’ils peuvent être considérés comme l’effet de lois préétablies.

Or, de même que dans l’ensemble des résultats du même genre attribués au fluide magnétique, de même aussi dans les comptes rendus des faits de la possession diabolique, ces faits de suggestion sont complètement contestables. Les autorités positives manquent également aux uns et aux autres, première condition qui suffirait à les tenir en quarantaine; mais ils sont explicables aujourd’hui par des considérations très-naturelles qui doivent logiquement avoir toute prééminence.

Le somnambulisme naturel est très-rare, si rare que des médecins très-répandus n’en ont jamais observé aucun exemple ; le somnambulisme artificiel, ou magnétisme, inspire des doutes trop légitimes, et les sujets en sont d’ailleurs rares également, quoique bien moins que ceux soumis au somnambulisme spontané ; mais l’hypnotisme qui reproduit tous les traits de ces deux affections, et ceux-là exclusivement, est presque commun aujourd’hui. Or son observation nous a révélé la persistance de l’ouïe dans le sommeil nerveux, et même son exaltation absolue ou relative pour ainsi dire constante, ainsi que le maintien du sujet en rapport avec ceux qui l’entourent. Dès lors il y a tout lieu de penser que les faits, mis sur le compte d’une suggestion mentale, dans les deux premières catégories d’observations, doivent être tout simplement attribués à la suggestion auditive : ce qui [p. 41] est tout autre chose. Or parmi les faits de suggestion mentale qui ont pu être discutés comme offrant un témoignage en apparence sérieux, il n’en est aucun qui présente la moindre probabilité et qui indique que l’on se soit mis à l’abri de la communication préparée ou involontaire entre le sujet et l’entourage, par l’intermédiaire de l’organe de l’audition. Toutes les prétendues histoires de suggestion doivent donc, au point de vue scientifique, être mises à l’écart, sous prévention, soit de supercherie, soit de coïncidence fortuite. Ce n’est pas assurément le témoignage, scellé du grand sceau, de cette honte idiote qui a nom dans l’histoire : Gaston d’Orléans, celui d’un maniaque, en proie lui-même aux hallucinations, comme le père Tranquille, sur les- quels on basera la croyance à un ensemble de faits absolument sans analogues, dans l’ordre régulier des lois naturelles.

Nous conclurons donc de l’analyse froide et précise de tous les phénomènes signalés dans les exorcismes de Loudun, par les exorcistes eux-mêmes, de leur identité absolue avec ceux que nous avons constatés dans le sommeil nerveux. Il n’est pas jusqu’au mode premier de production des phénomènes qui, en dehors de l’exaltation religieuse, ne puisse être invoqué pour compléter la similitude. Ne trouvons-nous pas, dans le questionnaire posé, à cette occasion, à l’université de Montpellier, et auquel fut fait un si pauvre contingent de réponses, bien dignes de l’époque scientifique, à bon droit tympanisée par l’auteur du Misantrophe, ne trouvons-nous pas ce dernier trait ? « Question ; Si le regard fixe sur quelque objet, sans mouvoir l’œil d’aucun côté , est une bonne marque de possession ? »

Une bonne marque, non;;mais un parfait moyen de déterminerla possession ; nous savons, après deux cents ans, que oui! car là est tout l’hypnotisme; nous l’avons suffisamment démontré dans la série d’expériences que nous avons rapportées dans le cours de ce travail.

Et ce que chacun connait sur le magnétisme et les procédés mis en œuvre pour procurer cet état nerveux chez les sujets qui y sont prédisposés, accuse aussi la même porte d’entrée de l’influence, ou du moins de la cause, le regard fixe. Le magnétiseur tient le regard de

son sujet fixé sur le sien et, généralement, de bas en haut. Mesmer tenait les yeux de ses patients fixés obstinément sur le baquet magique, M. Philips, cité par M. Ronzier-Joly dans le Bulletin de thérapeutique du 15 janvier, ne s’y prenait pas autrement. On trouve, page XXIII de son introduction à l’électro-dynamisme vital, la [p. 42] description succincte de son procédé : « Dix-huit spectateurs de bonne volonté ont pris place sur des bancs disposés autour de l’estrade, tournant le dos à la salle pour éviter les distractions ; chacun a reçu de M. Philips un disque fait de zinc et d’un autre métal, qu’il devait tenir à la main, et regarder avec une attention exclusive. Un silence absolu de vingt à vingt-cinq minutes devait être observé par les spectateurs et les acteurs, à qui l’on imposait en outre l’immobilité la plus complète. » Suivent des observations de l’ordre des catalepsies, etc.

De même en était-il encore du moyen employé par les omphalo-psychiques de l’Inde, qui se procuraient l’extase en fixant assidûment leur nombril (3). [p. 43]

La fixité du regard ! là est le secret commun à tous ces procédés, différant seulement par la valeur et l’efficacité, développant plus ou [p. 44] moins rapidement les effets attendus, suivant le temps  »employé et les sujets soumis aux expériences. Possession, démonomanie, magnétisme, extase cataleptique, somnambulisme, hypnotisme, unique et même état, offrant, en plus ou en moins, l’exaltation mentale religieuse avec la série de désordres spéciaux qui peuvent suivre ces monomanies.

Voilà le tableau scientifiquement tracé par l’expérimentation moderne sur le canevas légué par l’histoire.

Voilà ce que nous retrouvons dans les narrations de la démonomanie, et encore dans les inspirations des protestants des Cévennes, où il est visible, par l’observation et la filiation des phénomènes, qu’un procédé particulier a été mis en œuvre. Les préparations extatiques de Du Serre, de Dieu-le-Fit, rapportées par l’histoire, révèlent le point de départ de cette filiation.

VIII.

Du sommeil nerveux dans ses rapports avec le sommeil physiologique
et le sommeil chloroformique. Étude de l’état de sommeil
et des facultés de l’âme pendant cet état.

Ainsi sont donc fixés dorénavant le point de départ, l’aura physiologique de tous ces états nerveux bizarres qui ont pris tant de place dans l’histoire des erreurs de l’esprit humain, qui ont causé tant de scandales et de mystifications, qui ont surtout fait couler tant de sang! En faveur du résultat aujourd’hui scientifiquement acquis, nous nous féliciterons doublement d’avoir osé nous lancer sur un terrain d’observation aussi glissant, aussi incertain. Pour découvrir dans l’étude d’un sommeil hystérique la clef, bien cachée jusqu’ici, des procédés physiologiques, producteurs de la démonomanie ou du mesmérisme, il fallait se prémunir contre les dangers de l’erreur et de la supercherie, il fallait côtoyer les bords escarpés des domaines de l’imagination ou du surnaturel dont ces deux états ont si longtemps enrichi les annales. Le voisinage était périlleux et les chemins difficiles.

Aussi ne sommes-nous point étonné que quelques confrères qui ne nous ont point lu ou nous ont mal lu, mais qui assurément n’ont point cherché à vérifier par eux-mêmes les faits qui servent de texte à ces réflexions, aient paru, dans des conversations nombreuses et diverses, [p. 45] mettre en doute les faits que nous avons relatés, au moins quant à leur interprétation. Ils nous ont taxés d’esprits enclins à subir l’influence du merveilleux et de jugements tout disposés à accepter les plus réjouissantes mystifications.

Nous croyons que ces critiques n’ont point mûri leur appréciation, premièrement, parce que si les faits que nous avons sérieusement étudiés, observés sans idée préconçue et avec toute la défiance d’esprits habituellement très-positifs, si ces faits, dis-je, sont singuliers, nouveaux, curieux, aucun n’est le moins du monde surnaturel ni merveilleux; ils dégagent, au contraire, la vérité de ce merveilleux factice dont on avait su l’entourer; et s’il n’y a rien en eux de merveilleux ni de surnaturel, quelle loi de la raison troublée suggère ici la pensée d’une mystification ? Nous ne prétendons point être des observateurs plus habiles que nos critiques eux-mêmes; aussi ne leur reprochons- nous que de n’avoir rien observé, ni cherché à observer dans cette voie, parce que, sans être communs, les sujets féminins propres à l’hypnotisme sont très-loin d’être rares. Dans un seul service nosocomial, nous en avons trouvé sept ou huit sur une vingtaine de femmes sou- mises aux essais. Nos contradicteurs n’auraient guère été bien partagés s’ils n’en avaient pu, sur le même nombre, en rencontrer un seul ; et il n’en faut pas plus d’un pour entraîner conviction. Lequel de tous ces sujets se serait procuré ces sueurs froides identiques partout, et ajoutons, sans avoir été prévenu de leur existence constante ?

Cette petite digression peut être sans objet en présence des nombreux résultats qui, de toutes parts, ont pu être constatés depuis un mois dans tous les services hospitaliers. Cependant, comme élément nouveau propre à ajouter à la conviction, nous placerons ici l’observation suivante dont le sujet est au-dessus de toute espèce de soupçon, dont le nom respecté ne peut être allié à l’idée de supercherie, et qui d’ailleurs n’avait personne à tromper.

Obs. — Une dame du monde, très-impressionnée et très-impressionnable, témoin de quelques expériences d’hypnotisme, en parle dans sa famille à son retour chez elle. Curieuse de vérifier sur elle-même les faits dont elle a été témoin, elle se prête à un essai du même genre. Un objet brillant est placé devant ses yeux par un de ses parents, la chose se passant tout à fait dans l’intimité et sans médecin présent. Au bout de quelques minutes, la permanente fixité de son regard surprend : on interrompt l’expérience et on l’appelle ; pas de réponse ; on prend un de ses bras qui, soulevé, retombe. [p. 46]

On se regarde; l’effroi commence à gagner autour d’elle. Que faire? pas de médecin, pas d’indication visible à remplir. Le mari, le fils commencent à s’effrayer : ce dernier, les larmes aux yeux, se précipite sur sa mère, et couvre son front, ses yeux de baisers. Madame de…, se réveille, et tombe dans une belle attaque de nerfs. Après la crise de larmes et la détente obtenue, elle dit alors qu’elle a eu une dure épreuve à subir; qu’elle avait toute sa connaissance, voyait sa famille en larmes et dans l’effroi, sans pouvoir faire aucun signe qui mit un terme à cette situation pénible. Un grand poids sur le creux épigastrique lui semblait opprimer sa respiration, et quant à son système musculaire, elle était, c’est son expression, « enveloppée comme d’une chemise de plomb. »

Madame de… a été pendant deux journées souffrante à la suite de celte petite expérience fantaisiste. Son caractère ne permet aucun doute quant à la parfaite réalité de toutes les circonstances du récit.

Madame de…, comme tous les autres sujets, s’est plainte de s’être trouvée à son réveil couverte d’une sueur froide générale.

Cette particularité que nous avons signalée plusieurs fois nous rappelle une remarque qui peut trouver ici sa place.

Parmi ces phénomènes si remarquables qui précèdent ou qui accompagnent le sommeil artificiel qui nous occupe ici, il en est un tout à fait notable dont un seul des aspects nous frappa dans les commencements : nous voulons parler de ces inspirations profondes qui annoncent l’invasion commençante ou prochaine de l’état hypnotique. Que devaient signifier physiologiquement ces inspirations profondes survenant après quelques minutes de la fixité du regard ? Selon toutes apparences, leur sens devait être le même que celui des inspirations profondes de certaines agonies, que le besoin du soupir; elles devaient dénoter, comme ces derniers actes, un certain besoin d’absorber plus d’oxygène, par conséquent un ralentissement et une diminution préalables des mouvements respiratoires. Et en effet, comptant les mouvements respiratoires au début et à la fin de l’expérience, nous les avons trouvés généralement diminués quand le sommeil se montrait. Au bout de quelque temps apparaissaient en outre les sueurs, signe complémentaire de cette même diminution des mouvements respiratoires, donné par l’état de la perspiration cutanée, appelée, elle, à suppléer une exhalation pulmonaire en déficit. Premier indice d’une atteinte déjà portée à la sensibilité et à la motilité. Premier signe de sommeil. [p. 47]

Le premier sujet de méditation qui vienne maintenant appeler l’attention du physiologiste, n’est-ce pas d’abord l’étude même du sommeil ? Si l’observation du début de l’état hypnotique allait nous révéler quelque chose sur la nature et la marche du sommeil! De même que les véritables facultés de l’âme n’ont pu être avec quelque clarté distinguées entre elles qu’à la lueur de leurs anomalies ; de même que les diverses qualités, dont l’ensemble constitue l’intelligence, ne se sont vues définies que par l’observation attentive des lésions partielles du tout raisonnable ; de même ici le sommeil, état si profondément obscur quand il est considéré dans son ensemble, va, peut-être grâce à l’analyse pathologique, laisser tomber pour nous quelques-uns de ses voiles.

Les physiologistes définissent le sommeil : « la suspension des fonctions de relation, » par opposition à la persistance des fonctions de la vie organique  la suspension des deux ordres d’activité n’étant autre que la mort.

Cette définition n’a pas été acceptée par les philosophes : Que faites- vous de l’âme pendant le sommeil ? ont-ils dit. La faites-vous dormir, se reposer avec les fonctions de relation qu’elle tient en somme sous sa dépendance? Vous ne le pouvez ; l’âme ne saurait dormir. « Je ne comprends pas ce que signifieraient ces mots, dit M. Albert Lemoine, un esprit qui ne pense pas »

Nous ne nous arrêterons pas à cette objection tout entière d’ordre spéculatif, et qui n’est pas de notre domaine. M. Albert Lemoine, et avec lui tous les spiritualistes, ne séparant pas l’idée « d’esprit » de celle d’une individualité propre et distincte, ne sauraient admettre un moment la cessation d’activité dans un être dont l’unique définition est cette activité même. Mais ces termes n’auraient peut-être plus rien qui impliquât contradiction pour ceux qui, dans l’acte de la pensée, verraient seulement le produit de l’activité actuelle, d’une force inhérente à la matière animée ; force qui, comme toute autre énergie vitale, pourrait alors avoir besoin de repos.

Les idéologues purs se mettant à un point de vue tout à fait indé- pendant des relations qui existent entre le physique et le moral, ne sauraient en effet supposer un moment que l’âme puisse éprouver de la fatigue, et conséquemment réclamer du repos. « L’âme ne se fatigue pas, disent-ils, ce sont les organes qu’elle emploie qui se fatiguent. » Pour elle, le repos, c’est la suspension de l’attention, la distraction, la [p. 48] succession rapide des pensées sans effort et sans contrôle ; l’âme ne se meut pas, elle ne perd rien, ajoutent-ils.

Elle ne perd rien! et les maladies mentales ! et l’attention, dont vous venez de parler, si parfaitement absente dans la manie, et la mémoire, perdue dans tant d’affections psychiques, et le libre arbitre impossible à rappeler dans la monomanie 1 Ce ne sont pas là des maladies de l’âme ! mais n’y a-t-il dans l’âme que l’unique faculté syllogistique, que le jugement ? Si l’âme peut être gravement malade, elle peut à fortiorin’être que fatiguée, et conséquemment réclamer aussi à son tour du répit, des rémittences dans son activité.

D’ailleurs, il est, dans les exemples mêmes choisis par les psychologues, un ordre de faits quelque peu en opposition avec cette doctrine que l’àme ou faculté pensante ne se repose jamais. S’il est impossible d’affirmer que l’àme ne pense point pendant le sommeil profond, il l’est tout autant de prétendre avec assurance qu’elle soit toujours en activité. Les rêves dénoncent son état de veille, à la vérité, mais seulement quand on les constate ; et encore cette veille, cette possession de l’âme par elle-même, est-elle incomplète et tronquée. Or s’il y avait toujours un rêve dans le sommeil, si l’âme ne cessait jamais de dépenser son activité, comment se fait-il que l’on ne constate ces rêves, tant par l’observation de l’individu que par le souvenir, que dans les seuls cas de sommeil léger ou incomplet, que vers la fin du sommeil particulièrement, et si rarement à son début ? N’y a-t-il pas là, non point une preuve, mais un indice de la participation de l’âme au repos général ? La mémoire, au moins, s’y repose.

Quoi qu’il en soit, qu’il y ait ou non des moments où l’âme se repose avec les organes placés sous sa direction, ce n’est pas là tout le problème. Il est clair que l’état de sommeil n’est pas une condition unique et absolue emportant l’idée d’une définition identique dans tous les cas et sans variations possibles. Ainsi le sommeil avec rêves n’est point le même que le sommeil sans rêves ? Ceux qui prétendent le contraire disent, à l’appui de leur opinion, qu’il n’y a entre eux que le souvenir en plus ou en moins. Mais si cela est vrai souvent, qui peut, logiquement, en faire une loi absolue et générale ?

De même, il y a le sommeil léger, le demi-sommeil et le sommeil profond. « Le sommeil général, dit Bichat, se compose de la somme des sommeils partiels : nous ne dormons jamais deux fois de la même manière. » [p. 49]

Cela n’a rien d’ailleurs qui doive surprendre, observons la marche progressive du sommeil, son invasion physiologique : « Le sommeil se déclare successivement dans les divers organes. Ce sont d’abord, disent les auteurs, les actions musculaires volontaires qui s’engourdissent ; les bras tombent sur les côtés du corps, la station cesse d’être possible, l’homme se couche afin que la station soit passive. Les yeux, ajoutent MM. Robin et Béraud à qui nous empruntons à cette citation, ne peuvent se maintenir ouverts, la parole devient par degrés faible, confuse, impossible ; les sens s’affaiblissent peu à peu et se suppriment. D’abord c’est la vue, puis le goût, ensuite l’odorât et l’ouïe, enfin le tact. » — Telle est la dégradation successive qu’observe le sommeil suivant les auteurs classiques. Est-elle d’abord absolument exacte et n’y a-t-il rien à y modifier? Nous n’oserions l’assurer et nous aurions, au contraire, une tendance à placer dans une incapacité première de la vue le premier des phénomènes conduisant au sommeil naturel. L’observation des cas d’hypnotisme dont nous avons été témoin s’accorderait avec ce soupçon ; et certains faits généralement connus sont bien loin d’y être contraires. Ainsi, disent plus loin MM. Béraud et Robin avec les auteurs qui les ont précédés, « il est des circonstances dans lesquelles les hommes peuvent être dans un repos ou sommeil soit profond, soit léger, tant des organes des sens que de l’intelligence, qui pourtant exécutent des mouvements : tels sont ceux qui dorment à cheval ou debout, voire même en marchant. » Chez ces sujets le sommeil des yeux assurément a dû ouvrir le champ du repos. D’autre part, on a déjà observé, avant la considération de l’hypnotisme, des modifications dans la circulation de l’œil et du cerveau lorsque le sommeil se fait sentir ou commence.

Mais c’est dans les faits nouveaux fournis par le sommeil nerveux qu’apparaissent les présomptions les plus positives de cette pré- séance de l’appareil oculaire, non-seulement sur les organes des autres sens, mais sur l’activité musculaire elle-même dans l’ordre de succession des phénomènes du sommeil naturel. Cela est particulièrement évident dans les cas où le système musculaire donne des signes de catalepsie, ou, plus exactement, d’hyperesthésie du sens musculaire.

Quant à l’ouïe, elle est bien manifestement la dernière source de sensations endormies, tant dans l’hypnotisme que dans le sommeil [p. 50] régulier. Chacun sait le rôle de cet organe comme instrument de réveil, soit à la fin du sommeil, soit tout à son début.

D’après ce que nous démontre l’observation de l’hypnotisme, les appareils des sens céderaient au sommeil nerveux dans l’ordre même du sommeil physiologique : vue, goût et odorat, toucher, ouïe.

Les différences constatées ne rouleraient que sur l’état de la sensibilité tactile, exaltée rarement, presque constamment amoindrie, souvent tout à fait stupéfiée.

Le sens d’activité musculaire participerait aux mômes aberrations, et toujours à sa place dans l’ordre physiologique; on le trouverait ou excité (phénomènes d’ordre cataleptique) ou affaibli, engourdi (résolution musculaire).

Reste à considérer maintenant le rôle rempli dans ce tableau morbide, anormal aux moins, par l’intelligence. Dort-elle, se repose-t-elle dans le sens physiologique, ou bien, au contraire, son action est-elle exaltée pendant l’hypnotisme ?

Les observations précitées répondent pour nous. Le sommeil physiologique ne les a pas atteintes, dans leur totalité du moins. L’âme veille encore, mais demeure à peu près indifférente aux sollicitations actuelles, elle ne paye plus tribut qu’aux impressions du souvenir et aux tendances affectives qui se sont emparées de la scène mentale. L’ouïe, encore éveillée, transmet des sensations; l’esprit ne les juge qu’à sa mesure, en les rapportant aux passions de l’âme qui, privées de contrôle, dominent dans le cerveau. Nous disons privées de contrôle ou de libre arbitre : preuve d’un certain degré de sommeil de l’âme. Les facultés mentales ne sont plus au complet, car le « self power » en est absent. Il y a rêve actif ou folie momentanée, suspension incontestable et temporaire du libre arbitre. Un crime commis en ce moment ne serait pas plus répréhensible que dans l’état de manie le plus confirmé. Ne le voyons-nous pas dans l’exemple cité plus haut, de celte dame qui nous livra pendant son sommeil les secrets les plus intimes et les plus compromettants ?

L’intelligence, en définitive, se trouve atteinte la dernière. La dernière, après les facultés motrice et sensible, elle accuse un état différent de l’état de veille, elle commence à perdre quelques-unes doses propriétés fondamentales, le libre arbitre, la conscience d’elle-même.

Physiologie et anatomie semblent ici merveilleusement d’accord. Si, [p. 51] comme chacun le conçoit à l’instant, on doit voir dans la région nerveuse correspondant à l’origine de l’appareil sensible de la vision, le premier point cérébral influencé par la tension ou fixité du regard, c’est de cet endroit que devront rayonner les modifications successives, quelles qu’elles soient, subies par les centres de la vie de relation.

Or on peut suivre très-aisément la filiation des phénomènes physiologiques dans les éloignements relatifs des origines des nerfs des sens spéciaux, en partant de celle des nerfs optiques comme centre.

Les nerfs optiques, on le sait, et les beaux travaux de M. Longet ont fixé là-dessus l’anatomie, émergent des couches optiques et des tubercules quadrijumeaux, quelques anatomistes ayant poursuivi, parait-il, leurs fibres originelles jusque dans les pédoncules cérébraux. D’autre part, c’est de ce dernier point que partent les fibres du nerf moteur oculaire commun, organe sensible préposé à la convergence et à la direction supérieure du regard.

Que l’on place la cause première, l’aura hypnotisante ou fatigante, ou congestive, dans l’appareil rétinien ou dans l’appareil nerveux moteur des organes de la vision, c’est toujours à un très-petit espace de la masse encéphalique compris entre les tubercules quadrijumeaux et les pédondules cérébraux, mesurant 1 centimètre et demi et même moins encore peut-être, qu’on est conduit à localiser la sensation de fatigue et le point de départ du repos ou du sommeil. Or à partir de ce centre, fort restreint comme étendue, la communication successive de l’engourdissement, sa lésion de proche en proche, frappant d’abord la substance grise, puis sans doute l’élément nerveux moteur compris et confondu dans la protubérance, descendant en ce sens sur les organes de la sensibilité et du mouvement ; atteignant enfin en dernier l’organe nerveux de l’audition, placé à l’origine de la moelle allongée, à l’extrémité inférieure du quatrième ventricule.

En même temps, l’engourdissement se propage de bas en haut, se perdant plus ou moins rapidement dans les lobes cérébraux, siège de l’intelligence, et les nerfs de l’olfaction qui se terminent dans les corps striés.

Cet aperçu comparatif se ressent nécessairement de l’incertitude qui accompagne encore certaines délimitations physiologiques de l’organe sensoriel. Mais cette incertitude n’est bien évidemment que relative et portant seulement sur des limites de voisinage immédiat. Car les [p. 52] circonscriptions d’ensemble, établies par les auteurs, cadrent exactement avec ce nouvel aperçu, ou plutôt ce dernier venu leur est-il exactement fidèle.

On remarquera l’absence de tout rôle physiologique primitif ou secondaire, en cette circonstance, du nerf moteur oculaire externe qui naît, loin du centre optique cérébral, des pyramides de la moelle allongée : remarque qui s’accorde aussi avec la nécessité d’une convergence du regard à laquelle le moteur externe ne concourt pas activement.

Tel est donc, selon toutes apparences, le point de départ de l’irradiation cérébrale du sommeil dans l’hypnotisme et très-probablement dans l’état physiologique, lequel peut cependant s’en écarter en quelque mesure.

Ce que nous pourrions dire, c’est que dans ces deux espèces de sommeil, l’ordre de l’engourdissement successif est le même, ou au moins peu différent. Et cette similitude prend un bien autre caractère d’importance, quand on compare au sommeil naturel ou bien à l’hypnotisme lui-même, le sommeil déterminé par l’éther ou le chloroforme. Devons-nous rappeler ici les judicieuses conclusions formulées en 1847 par M. Flourens, sur la succession des effets nerveux dans l’éthérisation ? Ne se souvient-on pas des faits expérimentalement établis par l’illustre physiologiste ? « Dans l’éthérisation, les lobes cérébraux sont les premiers atteints; ils perdent les premiers leur force, c’est-à-dire l’intelligence. Après eux vient le cervelet, qui perd la sienne, ou la faculté d’équilibration des mouvements; puis la moelle épinière, qui perd le sentiment, et quelque temps après le mouvement, dernière avant-garde de la vie, qui s’évanouit dès que la moelle allongée est atteinte. » En un mot, l’éthérisation isole successivement, par les troubles qu’elle leur imprime, l’intelligence — la coordination locomotrice — la sensibilité, la motricité, finalement la vie !

Quelles différences avec les résultats de l’hypnotisme où l’on voit tomber successivement dans le sommeil ou la paralysie, et dans cet ordre tout opposé : la vue, la sensibilité musculaire, la sensibilité générale, les sensibilités spéciales (l’ouïe la dernière), etc., et finalement l’intelligence ! Tableau qui ne diffère que par les degrés et non par l’ordre de succession, des phénomènes du sommeil naturel (4). [p. 53]

Quand on compare ces deux tableaux, on n’en est que plus triste de ne pouvoir compter sur les espérances anesthésiques premièrement formées ; les lois de la physiologie, on le voit, eussent été bien moins blessées dans l’hypnotisme que dans l’éthérisation chloroformique, et dès lors les dangers bien moins graves. Mais les regrets ne changent pas la situation des choses, et il parait qu’il faut ici se borner aux regrets.

En résumé, hypnotisme et somnambulisme sont, dorénavant, des termes synonymes, et ne diffèrent que par le mode de production, l’un artificiellement provoqué, l’autre spontané; tous deux d’ailleurs d’ordre pathologique dans leurs manifestations secondaires, et exigeant, pour leur production complète, la réunion de certaines prédispositions nerveuses spéciales dont l’hystérie est la plus haute et la plus complète expression.

De même que le somnambulisme, avec lequel il se confond, l’hypnotisme nous dévoile, par l’analyse de ses phénomènes, le mode probable de la succession physiologique des phases de l’invasion du sommeil, et permet de placer le siège des premières modifications anatomiques congestives ou nerveuses, causes de cet acte normal ou coïncidant avec lui, dans les couches optiques et les tubercules quadrijumeaux auxquels correspondent physiologiquement l’engourdissement, la stupeur du sens de la vue. On voit se prendre, immédiatement [p. 54] après, les centres de la sensibilité musculaire, de la sensibilité générale, cette dernière quelquefois par hyperesthésie, plus souvent, presque généralement, par engourdissement, — anesthésie.

Viennent ensuite les sens spéciaux dans l’ordre de continuité — l’ouïe en dernier lieu.

La dernière fonction atteinte est l’intelligence, frappée d’abord dans sa faculté consciente ou de libre arbitre, mais conservant la mémoire pour la perdre au réveil, et la faculté syllogistique. Les recherches n’ont pas été poursuivies plus loin : il serait cependant bien intéressant de s’assurer expérimentalement de ce que subissent ou éprouvent les autres facultés de l’àme, si elles se perdent aussi ou s’engourdissent, si l’âme se repose en tout ou seulement eu partie, comme tous les autres organes de l’économie.

IX.

Conclusion. Réserves & apporter dans la production
de l’hypnotisme
.

En résumé, si la découverte de l’hypnotisme est réellement précieuse au point de vue physiologique, ses applications pratiques semblent plus restreintes.

Des expériences tentées, il résulte qu’il pourra parfois, quoique rarement, être appliqué à la médecine opératoire. Si l’anesthésie générale, reconnue dans bien des cas, semble suffisante pour faire supporter une opération, il semble, d’autre part, que la préoccupation des malades destinés au couteau lutte avec trop d’efficacité contre la faculté engourdissante de la tension et de la fixité du regard. Il faudrait, pour rendre à cette dernière propriété sa puissance, que l’esprit des sujets pût être préalablement distrait, soit par des tentatives de cet ordre employées plusieurs jours à l’avance, soit par tout autre moyen. Car la faculté somnifère delà fixité du regard peut être distinguée des effets consécutifs observés dans les appareils des sens ; ceux-ci être d’ordre plus ou moins pathologique, le sommeil étant, lui, plus particulièrement physiologique. Il y a encore là plus d’une obscurité à dissiper. Mais un des effets les plus utiles, peut-être, est cette anesthésie appliquée au soulagement de certaines névralgies. Nous avons signalé ses bienfaisants effets dans les douleurs utérines [p. 55] graves. On nous a cité un succès obtenu dans un accès violent d’asthme, par M. Sée.

En terminant cette rapide esquisse des faits remarquables dont nous avons été les témoins, les inspirateurs libres de toute idée préconçue, et les interprètes fidèles, qu’il nous soit permis de faire un appel à la prudence de nos confrères. Dans cette série d’expérimentations nouvelles où tout était imprévu, nous n’avons pas eu l’ombre d’un accident à déplorer. Est-ce à dire, pour cela, que nous ayons assisté en indifférents ci ces graves et frappants phénomènes; que la nature ait, sans nous émouvoir, sans nous causer, au premier moment, quelque inquiétude, suspendu la volonté chez des sujets pleins de vie et de raison, anéanti ou surexcité en quelques minutes leur sensibilité, foudroyé ou pétrifié leur contractilité musculaire, faisant de ces sujets confiants en nous, des automates livrés à notre souveraine discrétion ?

Non ; — ce spectacle, trop attachant au point de vue physiologique pour être abandonné, nous ne pouvions y renoncer qu’après avoir puisé pour le compte de la science, notre maîtresse, tous les enseignements qu’il pouvait offrir à notre appréciation. Nous l’avons donc poursuivi avec réserve, et, Dieu merci, sans sujet de remords ; car il n’en est résulté que du bien, et particulièrement pour les sujets qui nous ont prêté leur individualité.

Mais les accidents ne sont-ils pas possibles, ne sont-ils pas à prévoir, à redouter ? Doit-on parler d’hystérie, de catalepsie, comme de sujets à la portée d’un chacun, et qu’un chacun peut manœuvrer à sa guise ? Nous, médecins, qui savons un peu mieux que le commun des hommes, pour éclairés qu’ils soient, combien de secrètes tendances au mal renferment parfois les natures les meilleures en apparence, gardons-nous de laisser traiter, sous nos yeux, de tels sujets avec légèreté et insouciance.

Rappelons-nous qu’il n’est point ici question de physiologie, mais bien d’états morbides et d’états toujours graves. Pour nous-mêmes, soyons donc prudents ; pour le vulgaire, intolérants sur ces matières. Interrogés dans le monde, pressés de questions partant d’imaginations avides de nouveautés plus ou moins merveilleuses, ne laissons point traiter comme sujets d’expériences banales et à la portée de tous, les organisations maladives ou délicates qui paraîtraient devoir répondre aux essais tentés sur elles.

Nous savons combien souvent le chloroforme a servi à favoriser de [p. 56] coupables projets ou à couvrir de condamnables faiblesses. Évitons de prêter les mains, par trop de complaisance, à la pratique de procédés plus simples encore à mettre en œuvre, et qui ne laissent après eux aucune trace. L’hypnotisme renferme plus de dangers encore sous le rapport des facilités qu’il offre à l’accomplissement de certains mauvais desseins, des bases qu’elles peuvent fournir à la calomnie ou à des accusations mensongères.

L’observation remarquable que nous avons rapportée, et qui témoignait si irrévocablement de la suspension du libre arbitre, vient révéler de nouveaux dangers dans ces tentatives : cette absence du libre arbitre, la perte de la conscience réunies avec la conservation des souvenirs, des passions affectives et de la parole ! Le profond embarras où nous nous sommes trouvé, en recevant involontairement de graves confidences involontairement livrées, ne sortira jamais de notre souvenir ; que de funestes conséquences ne pouvaient pas s’y rattacher !On ne saurait donc mettre trop de prudence dans la continuation de ces études, trop de réserve dans le choix des sujets.

Dans nos premières communications, effrayé déjà des conséquences considérables que pouvaient avoir ces procédés s’ils devenaient vulgaires, nous prémunissions nos confrères contre toute légèreté de parole ou de conduite de nature à favoriser cette vulgarisation. Vaine précaution : l’hypnotisme est aujourd’hui aussi vulgarisé qu’une découverte peut l’être. Nous changerons donc de langage sans changer d’objet ni d’intention. Et comme il n’y a pas de plus grand remède aux dangers d’une publicité regrettable en ces matières que la publicité même la plus entière, nous croyons de notre devoir et de celui de la profession de donner à ces faits, et surtout aux périls divers qui les accompagnent, toute la vulgarisation qu’ils comportent. Les bons seront ainsi aussitôt prévenus que les méchants et mis en garde contre leurs tentatives.

FIN.

Notes

(1) Depuis que ces lignes ont été écrites, une observation d’amputation de cuisse faite avec succès pendant le sommeil nerveux a été présentée aux corps savants par M. Guérineau (de Poitiers). Celte observation, en apparence satisfaisante, laisse cependant un doute, et l’on n’y voit pas très-clairement si le sujet n’a réellement rien senti, ou si, sentant plus ou moins la douleur, il n’était pas simplement dans l’impossibilité matérielle de réagir aucunement contre elle. (Voir l’observation du §VIII, page 45.)

(2) Voir HISTOIBE DU MERVEILLEUX DANS LES TEMPS MODERNES, par M. Louis Figuier.

(3) Depuis la rédaction de ce travail, nous avons reçu du Caire, du docteur Rossi, médecin du prince Halim Pacha, la lettre suivante, qui renferme des détails très-précis sur les procédés employés par les sorciers égyptiens pour produire des résultats de même ordre.
Monsieur le rédacteur.
Les phénomènes de l’hypnotisme occupent depuis une quinzaine les colonnes de votre estimable journal.
Si la lecture de la première annonce de cette découverte m’a produit une sensation de véritable plaisir par la raison que je vous dirai après, celle de vos réflexions sur ces mêmes phénomènes que vous avez publiés dans votre second numéro, et surtout le rapprochement que vous établissez entre les phénomènes de l’hypnotisme et ceux du magnétisme animal, m’ont vraiment enchanté.
L’ancien dicton du sage nil sub sole novum, trouve journellement une nouvelle application ; et pour venir directement à notre sujet, l’étrange découverte de l’hypnotisme en est une preuve nouvelle.
Dans cette contrée des traditions, dans ce pays où ce qu’on fait aujourd’hui s’y fait déjà depuis quarante siècles, se trouve une classe de personnes qui font leur profession du Mandeb. Les effets qu’ils produisent, méprisés jusqu’à ce jour par le mot banal de charlatanisme, sont les mêmes que M. Braid a annoncés dernièrement. Bien plus, comme vous l’aviez pressenti par inductions scientifiques, dans leurs mains l’hypnotisme n’est que le premier anneau de la chaine phénoménale qui se clôt par les phénomènes du somnambulisme magnétique.
Voici comment ils opèrent :
Ils font usage généralement d’une assiette en faïence et parfaitement blanche. C’est l’objet lumineux de M. Braid. Dans le centre de cette assiette, ils [p. 43] dessinent avec une plume et de l’encre deux triangles croisés l’un dans l’autre, et remplissent le vide de ladite figure géométrique par des mots cabalistiques ; c’est probablement pour concentrer le regard sur un point limité.
Puis, pour augmenter la lucidité de la surface de l’assiette, ils y versent un peu d’huile.
Ils choisissent en général un jeune sujet pour leurs expériences, lui font fixer le regard au centre du double triangle croisé. Quatre ou cinq minutes après, voici les effets qui se produisent. Le sujet commence à voir un point noir au milieu de l’assiette ; ce point noir a grandi quelques instants après, change de forme, se transforme en différentes apparitions qui voltigent devant le sujet. Arrivé à ce point d’hallucination, le sujet acquiert souvent une lucidité somnambulique aussi extraordinaire que celle des magnétisés.
Il  y a pourtant de ces cheks(ceux qui produisent ces phénomènes sont vénérés comme cheks) qui, plus simples dans leurs apparats, sans recourir aux figures géométriques et aux mots cabalistiques, font tout bonnement de l’hypnotisme et somnambulisme, à la manière de M. Braid, en faisant fixer le regard du sujet dans une boule de cristal, et comme ils n’ont pas un Charrière pour leur confectionner quelque joli appareil, ils se contentent d’une de ces boules qui servent dans certaines maisons de lampe en y mettant de l’huile.
En vous donnant ces détails, il n’est pas dans mon intention de rien ôter au mérite de M. Braid ; mais je veux seulement réclamer pour les anciens une priorité à laquelle ils ont un droit incontestable. En outre de cela, je viens prouver, par des faits journellement répétés, ce qu’il y avait de vrai dans vos prévisions, c’est-à-dire que les phénomènes de l’hypnotisme sont le commencement d’une série de phénomènes psycho-physiologiques de la même nature que ceux du magnétisme animal.
Jusqu’à présent, les phénomènes du sommeil, somnambulisme et catalepsie, ont été produits par l’action de l’homme sur l’homme ; ils avaient leur siège et leur point de départ étiologique et phénoménal dans la vie. Aujourd’hui la question change d’un coup de baguette; tout en se jouant dans le système nerveux, ces phénomènes se produisent par la concentration du regard sur un simple objet lumineux. Tout l’échafaudage des anciennes théories magnétiques tombe devant le simple fait de l’hypnotisme, somnambulisme et catalepsie, produit par la simple fixation du regard sur un objet lumineux.
Agréez, etc. E. Rossi,
Médecin particulier de S. A. le prince Halim Tacha.
Le Caire, février 1860.

(4) Les premiers effets de l’hypnotisme ont une telle analogie avec les débuts du sommeil naturel, que nous nous sommes procuré par deux fois la fin d’une fastidieuse insomnie en portant nos yeux en haut et tixant notre regard sur un point constant du plafond à la faible lueur d’une veilleuse de nuit. Au bout de cinq à dix minutes (on comprend que la mesure exacte du temps a dû nous manquer), nos yeux se fatiguant, et le regard devenant brouillé, nous avons volontairement abaissé nos paupières, et le lendemain matin aucun autre souvenir que celui de quelques rêves fugaces ne rattachait ce dernier moment à celui du réveil.
Plusieurs personnes dignes de confiance nous ont rapporté des faits analogues. Il y a peut-être là un vrai remède à l’insomnie.
Il ne faut pourtant pas jouer avec ces essais : dans une troisième tentative du même ordre et ayant le même objet, nous avons plutôt été hypnotisé que simplement endormi, ou du moins le sommeil que nous nous sommes pro- curé a eu tous les caractères du cauchemar accompagné d’un état nerveux extrêmement pénible qui a duré trois ou quatre heures.

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