Histoire des glossolalies – Essai d’une classification des phénomènes de glossolalie. Par Emile Lombard. 1907.

LOMBARDGLOSSOLALIE0006Emile Lombard . Essai d’une classification des phénomènes de glossolalie. Article parut dans les « Archives de psychologie », (Genève), tome VII, juillet 1907, pp. 1-51.

On a vu dans un article précédent, celui de Damourette et Pichon [disponible sur notre site] que Lacan avait été directement nourri de celui-ci, mais l’on sait aussi qu’il s’intéressait de très près aux phénomènes de glossolalie, un autre défi du langage, ou, plutôt, un autre défi de l’inconscient à son décryptage, via le parler en langues.

Emile Lombard est un auteur franco-suisse naquit en 1875 et mourut en 1963. Professeur de théologie biblique à Lausanne, ses travaux sur le Nouveau Testament furent très controversés., Le texte que nous présentons est l’article princeps qui donnera lieu, quelques années plus tard, en 1910, à une thèse en théologie soutenue à l’université de Neuchâtel : De la Glossolalie chez les Premiers Chrétiens et des phénomènes similaires Etude d’exégèse et de psychologie. Thèse présentée à la Faculté de théologie de l’Université de Neuchâtel pour obtenir le grade de docteur. Lausanne, Imprimeries réunies (S.A.), 1910. Publication mise dans le commerce Presque simultanément et definitive : De la Glossolalie chez les Premiers Chrétiens et des phénomènes similaires Etude d’exégèse et de psychologie. Préface de Th. Flournoy. Georges Bridel & Cie éditeurs, 1910. 1 vol. in-8°.

Nous remercions Pascale Beaudon, Université BIU Santé Rangueil Toulouse 3, pour son active et sympathique collaboration et, bien sûr, Nicole Humbrecht, indispensable.    

Nous demandons toute leur indulgence aux hellénistes pour les retranscriptions, souvent approximatives, des mots grecs.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé les fautes de frappe.
 – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

 [1]

Essai d’une classification des phénomènes de glossolalie.
Par M Emile Lombard
à Savagnier (Neuchâtel).

Sommaire

Introduction

I. Phonations articulées et phénomènes connexes.

II. Glossolalie.

§ 1. Pseudo-langage
§ 2. Formations néologiques occasionnelles
§ 3. Formations néologiques systématiques, glossopoièse

III. Néoglossie.

§ 1. Irruptions isolées de mots étrangers
§ 2. Contrefaçons linguistiques
§ 3. Xénoglossie proprement dite « don des langues »

Conclusion.

Introduction

  Périodiquement les faits surgissent qui s’imposent en même temps à l’attention du psychologue et à celle de l’historien religieux. D’après des nouvelles récentes, un « Réveil » d’une extraordinaire puissance se serait produit à Christiania. Le chef du mouvement, un pasteur méthodiste du nom de Barrat, aurait reçu le « don des langues » au cours d’un voyage en Amérique, et ce don, renouvelé de l’époque apostolique, se serait propagé en Norvège après son retour.

Quelles que soient les informations qui puissent encore nous parvenir sur ces phénomènes, nous ne croyons pas trop nous avancer en disant que plus ils seront examinés avec soin, plus il y a de chances pour que l’on voit se ramener à ce que l’on a déjà observé et décrit dans ce domaine, à ce que l’on a pu, du moins dans une large mesure, expliquer scientifiquement. Non seulement tous les réveils religieux se ressemblent, malgré la différence des temps et des circonstances locales ; mais même si on limite la question et si l’on [p. 2] prend à tâche de collationner spécialement les cas anciens ou nouveaux de glossolalie, on s’aperçoit que le nombre et la complexité apparente de ces faits ne les empêchent pas de pouvoir être groupé autour d’un certain nombre de types constants, représentant les divers degrés d’une sorte de hiérarchie psychologique très appréciable.

M. Floumoy (1) a émis le vœu de voir s’établir une « classification raisonnée » de toutes ces catégories. Lui-même formule comme suit les principes dont il y a lieu de s’inspirer dans un pareil travail :

« Le parler extatique, simplement incohérent et entrecoupé d’exclamations émotionnelles, qui se produit parfois dans certains milieux religieux surchauffés, est autre chose que la création de néologismes qu’on rencontre dans le rêve, le somnambulisme, l’aliénation mentale, ou encore chez les enfants. De même, cette fabrication de mots arbitraires soulève d’autres problèmes que l’emploi occasionnel de mots étrangers, ignorés du sujet (au moins en apparence), mais véritablement existants. Dans chacun de ces cas, il faut de plus examiner si, et dans quelle mesure, l’individu attribue un sens déterminé aux sons qu’il émet, s’il comprend (ou du moins a l’impression de comprendre) ses propres paroles, ou bien s’il ne s’agit que d’un déclenchement mécanique et sans signification de l’appareil phonateur, ou encore si ce jargon, inintelligible pour la personnalité ordinaire, exprime les idées de quelque personnalité seconde. Toutes ces formes varient d’ailleurs en nuances et en degrés, sans parler des cas mixtes, peut-être les plus fréquents, ou elles se mêlent et se combinent. C’est ainsi que l’on voit chez le même individu et parfois au cours du même accès, une série de néologismes compris ou incompris, faire place à un simple verbiage incohérent en langue vulgaire, ou vice versa. »

Le programme ainsi tracé n’est que très imparfaitement rempli par la petite enquête documentaire dont nous donnons ici les résultats. Sans faire abstraction des états de conscience qui paraissent accompagner telle ou telle forme glossolalique, c’est essentiellement au point de vue de la détermination de ces formes diverses que nous nous sommes placé. Et tout cela pour deux raisons. D’abord, parce qu’une autre méthode n’est guère possible quand on travaille sur documents en partie très anciens. On peut jusqu’à un certain point, par l’examen comparatif des textes, se rendre compte du genre de glossolalie qui est apparu ici ou là. Mais il est bien plus difficile de savoir à distance si, oui ou-non, les sujets qui ont « parlé en langues » se sont compris, et encore plus de déterminer le sens exact qu’il convient de donner chaque fois à ce mot comprendre, [p. 3] puisqu’à côté de l’absence de compréhension absolue, il y a la compréhension relative et aussi l’illusion de compréhension.

En outre et secondairement, une classification fondée sur ces différences de perception significationnelle se croiserait plutôt qu’elle ne se combinerait avec l’autre, celle qui concerne la nature même des émissions obtenues dans chaque cas. Le plus ou moins de sens qu’une émission peut offrir en elle-même est loin de correspondre nécessairement au plus ou moins sens qu’elle a pour le sujet. Au fond, cette dernière question se ramène pour une bonne part à la question de la conscience et du souvenir, telle qu’elle se pose dans l’automatisme en général et dans le langage automatique en dehors de la glossolalie. On est donc autorisé, non pas sans doute à négliger ce côté du problème, mais à s’inspirer d’un dessein plus spécialement morphologique, en s’attachant avant tout à décrire la glossolalie dans ses différentes variétés, non sans accompagner au fur et à mesure cette description des interprétations psychologiques nécessaires.

Le terme même de « parler en langues » ou glossolalie, adaptation du grec γλωσση ou ou λωσσαις λαλειν est d’une origine contestée et ne doit pas faire préjuger la nature de la chose. Comme toute entreprise de classification suppose une définition provisoire et globale, disons simplement qu’il s’agit d’automatismes phoniques prenant (ou tendant à prendre), la forme d’une langue ou d’un langage autre que celui que parle le sujet à l’état normal. Ces phénomènes se produisent soit collectivement (manifestations plus ou moins épidémiques), soit individuellement (cas isolés). Quoique la glossolalie n’apparaisse pas exclusivement dans les milieux religieux, ni sous l’empire de préoccupations religieuses, elle est destinée, de par sa nature, à acquérir une valeur mystique aux yeux des personnes qui en sont les témoins ou les organes. Ce n’est pas pour rien que les premiers chrétiens ont fait de cette faculté un de leurs « charismes ». (1 Corinthiens XII, 10, 28, 30), et que les spirites modernes sont volontiers disposés à y voir une marque de l’intervention des esprits. « Si je prie en langue », disait saint Paul, « l’Esprit que j’ai reçu prie, mais mon entendement (νους) demeure improductif » (1 Corinthiens, XIV, 14, cf. verset 15 et suivants… On peut appliquer très spécialement à la glossolalie ce que M. Leroy dit dans la conclusion de son beau travail sur les Visions intellectuelles :

« Je croirais assez volontiers que si certains phénomènes mentaux [p. 4] qui ont été de tout temps considérés comme ayant un caractère religieux que si certains états rares ou anormaux ont été de tout temps considérés comme dépendant de causes surnaturelles, c’est bien pour des raisons psychologiques, c’est parce qu’ils présentent ce caractère commun d’apparaître presque nécessairement au sujet ou à son entourage comme dépendant non de sa propre personnalité, mais de personnalités autres ct supérieures à lui au moins par certains côtés… » (2)

Les Sources utilisées pour la présente étude sont les suivantes, plus un bon nombre d’attestations éparpillées que nous indiquerons en temps et lieu. :

  1. Les chapitres XII à XIV de la première épître de saint Paul aux Corinthiens (57 apr. J-C.).
  2. Le chapitre II du Livre des Actes des Apôtres (rédigé vers la fin du 1er siècle).
  3. Divers textes d’Eusèbe, d’Epiphane, de Tertullien, relatifs au Montanisme, mouvement religieux inauguré par des phénomènes extatico-prophétiques, et qui se propagea d’Asie-mineure en Occident dans la seconde moitié du IIe siècle.
  4. Le Théâtre sacré des Cévennes, recueil publié par Maximilien Misson (Londres, 1707) ; les Mémoires d’Antoine Court (1696-1729) édité à Toulouse en 1885) ; l’Histoire du Fanatisme de notre temps, de Brueys (Utrecht, 1737, tome I), ouvrages très divergents de tendances qui renferment, surtout le premier, de nombreux renseignements sur les prophètes protestants des Cévennes et du Languedoc.
  5. Dans Carré de Montgéron, La vérité des miracles opérés par l’intercession de M. de Paris, le volume II : Idée de l’état des convulsionnaires (Utrecht, 1743).
  6. Le livre consacré par Justinus Kerner à la « Voyante de Prevorst », de son vrai nom Mme Frédérique Hauffe, somnambule et médium remarquable née en 1805, morte en 1829. (Die Scherin von Prevorst, 2e édition, 2 volumes, Stuttgart et Tübingue, 1832).
  7. L’histoire des débuts de l’Irvingisme (1830), notamment d’après Miller (The history and doctrines of Irvingism, 2 vol., Londres, 1878), Rossteuscher (Der Aufbau der Kirche Christi, 2e éd., Bâle, 1886), et un chapitre très richement documenté du cours manuscrit de M. le professeur P. Chaponnière, dont nous devons la communication à l’obligeance de l’auteur.
  8. Divers témoignages concernant l’épidémie prophétique des roestar’s (voix), qui a sévi en Suède dans les années 1841-1843, documents pour la plupart recueillis et commentés par le Dr Ideler dans un chapitre de son Ouvrage Versuch einer Theorie des religiösen Wahnsinns (Halle, 1848-1850. — TomeI, p. 222-249). [p. 5]
  9. Un opuscule intitulé Das Schamanenthum und sein Kultus (Leipzig, 1885), extrait de l’ouvrage de Radloff, Aus Sibirien.
  10. Le récit publié sous le pseudonyme d’Albert Le Baron dans les Proceeding of the Society for psychical Research (vol. XII, 1896-1897, p. 277-297) avec un préambule de William James. Il s’agit d’un cas « d’automatisme psychique avec parler en langue » observé sur lui-même par un homme de lettres américain.
  11. Le livre de M. Th. Flournoy : Des Indes à la planète Mars. Etude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie (Paris et Genève, 1900), auquel il faut joindre Le langage martien, par M. Victor Henry (Paris, 1901), et les Nouvelles observations de M. Flournoy (Archives de psychologie, décembre 1901).
  12. L’observation de M. Ch. Richet relative au cas de Mme X., insérée dans les Annales des sciences psychiques (juin 1905, p. 597-602), sous le titre : Ecriture automatique en langues étrangères. Ce cas a été discuté d’abord dans les Annales par M. Marcel Mangin (oct. 1905, p. 597-602), puis dans les Proceedings par plusieurs hellénistes et métapsychistes (déc. 1905, p. 195-266. L’article de M. Richet, est reproduit in extenso aux pages 162-194 de cette publication).
  13. Le volume de M. Henri Bois sur Le Réveil au Pays de Galles (Toulouse, 1906), et, entr’autres études ou notices sur le même sujet, l’article du Re A. ‘T. Fryer dans les Proceedings (Psychical Aspeèts of the Welsh Revival, déc. 1905, p. 80-161). ‘
  14. Enfin, des articles de journaux religieux (Sabbatklänge, 1907, p. 71-73, 84-86, 199-202 ; Pionnier Sud-Africain, février 1907), qui relatent le récent réveil norvégien. Le Libérateur des 3 mars et 13 avril reproduit en partie ces récits.

I

Phonations inarticulées et phénomène connexes.

Dans une série de cahiers obligeamment mis sous nos yeux par M. Flournoy, ou peut voir côte à côte et souvent pêle-mêle de nombreuses variétés de graphismes provenant d’une dame qui possède la faculté d’écrire et de dessiner automatiquement. Ce sont d’abord d’informes ébauches, traits hachés ou enchevêtrés sans aucun ordre appréciable, lignes brisées, entortillées ou fondues en fuyantes et molles nébulosités. Ailleurs, — première différenciation et premier progrès, — on voit se dissocier avec quelques précisions ce qui devient écriture et ce qui se résout en dessin. Des nuages de tout à l’heure émergent soit des formes végétales, les unes très vagues, les autres accusées avec assez de netteté, soit des festons plus ou moins stylisés imitant des motifs d’ornementation, et d’architecture. Les traits se [p. 6] groupent et se régularisent : ce sont maintenant des bâtons et des jambages, comme en peut tracer un enfant qui apprend on qui joue à écrire. Des séries d’ondulations et de dentelures simulent grossièrement l’écriture d’une personne trop pressée pour former ses lettres. Par ci par là apparaissent des figures graphiques que des profanes en science linguistique pourraient prendre pour des caractères orientaux. Enfin, des lettres et des syllabes reconnaissables se montrent, des mots étrangers ou français se forment, isolés parfois au milieu de simples griffonnages. En plus d’un endroit, ces mots et fragments de mots sont assemblés d’une manière incohérente et ne signifient rien. A d’autres places, ils se coordonnent en phrases intelligibles. Si nous avons parlé ici de cette collection, c’est qu’elle renferme l’équivalent graphique et utilement représentatif de la plupart des variétés de glossolalie. Le parallélisme est si exact entre les automatismes de l’écriture et ceux de la parole, que malgré le titre spécial et le dessein limité du présent travail, nous aurons plus d’une incursion à faire de ce domaine-ci dans celui-là. Commençons donc par les formes glossolaliques rudimentaires, correspondant aux graphismes les plus amorphes des automatistes écrivains. Le premier stade de la glossolalie est représenté par des phonations fort éloignées encore de la parole articulée et organisée, émissions vocales confuses, quoique parfois bruyantes, cris, soupirs, murmures, balbutiements.

Le prophète Esaïe (VIIIeme siècle avant J.-C.) parle des devins et des nécromants de son époque comme de gens qui poussent des sifflements et des soupirs (VIII, 19). Telle est la traduction de Segond. Reuss traduit : qui marmottent et qui chuchotent, Radloff (3) signale des cris inarticulés parmi les symptômes qui annoncent, chez les fils des Chamanes, l’apparition du délire prophétique héréditaire (p. 17). Dans une scène d’évocation chamanique, il note aussi un marmottaqe incompréhensible (p. 34). — Chez les roestar’s de Suède, le rop (discours ou chant extatique) était ordinairement précédé et annoncé par des émissions de sons inarticulés, accompagnés de phénomènes convulsifs. Beaucoup d’inspirés en restaient à ce premier stade (4). — Dans les réunions du Réveil gallois auxquelles M. Bois a assisté, les prières étaient souvent coupées d’interjections et d’exclamations de diverses sortes. Ce trait de mœurs, dit-il, « est répandu chez les Anglais, chez les Américains. Mais nulle part, je n’avais entendu les éjaculations de ce genre aussi nombreuses, aussi ardentes qu’au Pays de Galles. » Et dans une note prise à Cardiff : « Ce sont parfois des gémissements, je pourrais presque dire des grognements, tantôt plaintifs, douloureux, [p. 7] tantôt joyeux, suivant les cas (5). » Les témoins du réveil en Norvège disent qu’on y crie beaucoup. — L’apôtre Paul fait sans doute allusion à des phénomènes analogues quand il parle des inexprimables soupirs de l’Esprit intercédant pours les fidèles (Rom. VIII, 26).

Il va sans dire que la démarcation doit être difficile à établir, surtout quand l’émission des sons a lieu à voix basse, entre ce qui n’est qu’un simple bruit vocal et ce qui présente un certain caractère de différenciation phonique, d’articulation. Cependant, la distinction statuée ici n’est pas purement arbitraire. On s’en rendra compte en observant les gens dont la voix se fait entendre dans le sommeil. Les uns parlent, qu’il s’agisse de phrases plus ou moins correctes (ou de syllabes bredouillées, où l’on ne parvient pas toujours à discerner des mots. Les autres (ou les mêmes à d’autres moments), se bornent à crier, à gémir, à soupirer ou à vagir. D’analogues éjaculations sont, psychologiquement le commencement de la glossolalie, — quoique la vérification chronologique de cette loi ne soit pas toujours possible, — comme elles sont aussi le début et l’ébauche de la parole., «

Le langage, dit Ballet, est, à son origine, expressif ; le geste, le cri, plus tard l’interjection et l’onomatopée, expriment, sans que l’animal ou l’individu les ait appris et par une réaction automatique du système nerveux, les sentiments que l’animal éprouve et les idées encore fort élémentaires qu’il possède. Le langage articulé, propre à l’homme, dérive, par une série de transformations successives, de ces premiers procédés d’expression, Il n’est conventionnel qu’en apparence, et s’il nous semble artificiel, c’est que nous n’apercevons pas les phases par l’intermédiaire desquelles le langage expressif, commun à l’homme et aux animaux, est devenu le langage articulé spécial à l’homme (6). »

Sans doute le mystique, chez qui la parole se réduit momentanément à de telles phonations, ne doit pas être assimilé d’une manière absolue à l’homme ancestral qui n’a pas dépassé l’étape initiale de l’évolution du langage, Sa condition psychologique, se rapproche plutôt de celle de l’enfant, qui tout en étant censé refaire cette évolution pour son compte, ne laisse pas en réalité d’avoir la tâche singulièrement facilité par les suggestions de l’exemple et les acquisitions de l’hérédité (7). La glossolalie est toujours dans [p. 8] une certaine dépendance à l’égard du langage ambiant, auquel elle emprunte de quoi suppléer aux lacunes de son processus évolutif. Cependant elle offre bien un développement propre, quoique fragmentaire, qu’on peut reconstituer par voie de généralisation schématique, et dont on trouve la réalisation approximative dans certains cas particulièrement complexes et complets. Ce développement reproduit en gros, on doit l’admettre, celui du parler humain en général, et commence de même par la phase infantile et quasi animale du langage affectif. La glossolalie évolue donc sur un terrain psychique préparé par un phénomène de régression. L’apprenti ou, le candidat glossolalie, si l’on peut ainsi dire,  — et les sujets plus avancés quand ils retombent dans l’enfance balbutiante de leur art, — nous apparaissent comme des personnalités désagrégées dont l’activité mentale, ramenée aux élans, impulsions et réactions de la vie émotionnelle, se manifeste par des extériorisations vocales appropriées à cet état.

Sans nous prononcer sur la question de savoir s’il y a une émotion religieuse spécifique, nous pouvons tenir pour admis que bien souvent la religion intervient dans la vie des individus et dans celle des collectivités humaines, comme un déchaînement affectif, comme une revanche des sentiments simples, des instincts francs, des spontanéités juvéniles et vitales de l’être, sur tout ce qui les opprime, les déflore, les travesti ou les contraint. La conversion, cette rupture d’équilibre psychologique, amène au premier plan des éléments autrefois refoulés et réduits à la portion congrue  émotions profondes et vagues, tendresses puériles, élans joyeux. Dans les éjaculation, qui représentent une glossolalie ébauchée et commençante, nous avons la reproduction psycho-automatique, et par conséquent exagérée et grossie, de ce fait assez commun. A la faveur d’un état de somnambulisme total ou partiel, qui les libère de tout sentiment de gêne et de convenance extérieure, les « nouveau-nés de l’Esprit » se comportent effectivement en enfants, παιδία, comme dit saint Paul dans un passage d’une remarquable pénétration (1 Cor. XIV, 20). Il discerne d’ailleurs cette empreinte d’infantilisme, non pas seulement dans certaines formes frustes de glossolalie, mais — le contexte le suppose — dans le parler en langues comme tel, ou du moins dans les dispositions de ceux qui, à Corinthe, s’y adonnaient avec une trop exclusive ardeur. En effet, tous les cas de glossolalie gardent en quelque manière la marque de la mentalité infantile, dont ils dérivent par un processus plus ou moins compliqué. Et on peut étendre [p. 9] cette observation à tous les automatismes mystiques qui offrent avec la glossolalie quelques connexité.

Fréquemment les sons inarticulés de la phase glossolalique inférieure reprennent par leur discordance et leur intensité un caractère nettement hystérique. Il n’y a pas à s’en étonner. Si l’hystérie est aussi une régression, un retour au règne désordonné des impulsions maladives, marquées de l’empreinte pénible de la souffrance et de la peur, on comprend que l’état essentiellement affectif d’où procède la glossolalie puisse se compliquer de manifestations hystériformes. Le même déclanchement psychologique qui donne-lieu chez les uns à des démonstrations jubilantes, aux soupirs de soulagement d’une sous-personnalité enfantine qu’aucune inhibition superficielle ne gène plus dans ses expansions, provoque chez les autres, — souvent aussi chez les mêmes, — l’explosion violente d’une foule d’éléments morbides ordinairement enfouis et comprimés : terreurs anima1es, confuses douleurs, sursauts de détresse et crispations  de colère. De là les cris, les convulsions, les sanglots, les hoquets, les spasmes, notés presque partout à côté de la glossolalie et du prophétisme extatique, et qui occupent parfois dans le tableau une place tout à fait prépondérante.

Les exemples sont si nombreux qu’il faut se limiter sous peine de tomber dans la plus fastidieuse monotonie. Dans combien de réunions religieuses, en Europe et en Amérique, n’a-t-on pas vu se produire l’exact équivalent de ce que M. Paul Berthoud, missionnaire, écrit en ces termes pour l’avoir observé chez les chrétiens indigènes de Lourenzo-Marquès : « Celui qui parle ou qui prie (il faudrait dire celle le plus souvent) s’anime en insistant sur son sujet ; l’émotion la gagne, sa voix tremble ; les pleurs s’y mêlent, son émotion se communique aux autres, les sanglots éclatent, de partout on les entend ; parfois même des cris déchirants ; bientôt c’est une telle clameur que l’orateur est obligé de se taire… Parfois, au milieu de l’émotion générale, une personne tombe à la renverse et ses membres sont pris de tremblements convulsifs (8). » Un des inspirés irvingiens, M, Taplin, commençait ses utterances par une sorte de craquement émis d’une voix de stentor : cras, cran, cra, crash. Court décrit ainsi le début d’une crise d’automatisme prophétique chez un jeune homme du nom de Monteil : «….. Monteil tomba en extase, et après un sifflement de la bouche et des narines qui me fit peur, il prédit, etc. (9). » Ces, sons, à la fois grotesques et terrifiants, nous font saisir sur le vif la jonction psychologique du domaine de l’inspiration et de celui de la possession. Ils nous permettent aussi de constater le caractère volontiers animal de ces émissions [p. 10] vocales produites dans un état éminemment propice aux détours offensifs de la bestialité, A comparer le dialogue du chamane avec l’oie imaginaire dont il imite la voix : Un gak gak, un gai gak kaiqai gak qak Kaigai gak (Radloff, p. 22-23), et les paroxysmes clowniques et lycantropiques observés chez les roestar’s. Un médecin, le Dr Sköldberg (cité par Ideler, p. 242, note), raconte avoir vu, dans une maison, huit à dix personnes qui aboyaient comme des chiens et hurlaient comme des loups. Des aboiements sont aussi mentionnés dans les présentes nouvelles du Réveil en Norvège (Sabbathklänge, 1907, p. 71). Il y aurait lieu peut-être de se demander si les croyances totémistes ne sont pas dans un rapport quelconque avec ces sortes de phénomènes, qui nous montrent l’occupation du champ de la conscience par des images animales, parfois étonnamment systématisées. Par besoin d’insister sur la facilité avec laquelle ces images peuvent s’associer aux impulsions dites diaboliques : obsessions charnelles et sacrilèges, hantise du passé, impressions et souvenirs néfastes qui, chez les mystiques chrétiens, surgissent avec d’autant plus de violence que la volonté consciente s’applique davantage à les refouler. On se rappellera certains traits connus de l’Autobiographie de Bunyan, les envies qui le prennent de blasphémer contre le Saint-Esprit, les tentations qu’il a d’adorer Satan, ou d’adresser ses prières aux représentations idolâtriques qui s’offrent à sa pensée : un buisson, un taureau, un balai (10). Ceci est la forme religieuse du symptôme observé chez certains malades de la volonté, qui sentent une impérieuse envie de prononcer, qui prononcent même sans le vouloir, des mots grossiers, injurieux ou obscènes dont l’usage est absolument étranger et odieux à leur moi normal (10). De tels faits aident à comprendre l’allusion de Saint Paul, à certaines explosions blasphématoires qui retentissaient en pleins conventicules chrétiens : Maudit Jésus ! (1 Cor. XII, 3). On peut aussi attribuer ces mots à des assistants incrédules ; il en est qui subissent à rebours la contagion des manifestations mystiques dont ils sont témoins. En Suède, un valet, buveur notoire et ennemi acharné des roestar’s, fut saisi à son tour des convulsions caractéristiques ; mais, au lieu de prononcer des paroles de piété, il éclata en imprécations effroyables (Ideler, p. 228, note).

Entre ces irruptions blasphématoires et le chant extatique de certains sujets, la transition parait forcée. Pourtant la nature essentiellement affective de l’état dans lequel la glossolalie se manifeste, nous explique, à la fois, la fréquence des immixtions hystériques évoluant dans le sens de la démonopathie, et l’apparition fréquente des automatismes musicaux qui, mêlés aux phonations du stade glossolalique initial, se développent souvent avec assez d’ampleur pour dominer la scène et en absorber l’intérêt. De même que parmi les graphismes automatiques dont nous avons parlé plus haut, on voit le dessin apparaitre à côté de l’écriture, de même il arrive [p. 11] qu’on ne puisse observer la différenciation par laquelle les sons inarticulés, plus ou moins compliqués de spasmes respiratoires et autres symptômes hystériformes, deviennent ou bien les mots d’une phrase oratoire, ou bien les notes d’une mélodie (11). Ces sons musicaux peuvent être bruts ou accompagnés de paroles, suivant la nature desquelles on a soit de la glossolalie chantée, soit des hymnes prophétiques chantés.

Est-ce que le chant qui, dans l’évolution humaine, a précédé la parole, ou la parole qui a précédé le chant ? Le plus vraisemblable est que chez l’homme ancestral, comme aujourd’hui encore chez l’enfant, les premiers essais verbaux sont allés de pair avec les premières velléités musicales : vagues mélopées, gazouillis de syllabes pareilles, indéfiniment répétées, avec retour monotone de certaines intonations. Mais la musique actuelle, plus fidèle en cela à ses origines affectives, se prête mieux que le langage parlé actuel à l’expression directe des émotions. Il n’est donc pas étonnent que la glossolalie, qui est, surtout dans ses formes frustres, un retour au parler émotionnel, s’accompagne de musique très fréquemment : il n’est pas étonnant non plus que des émissions mélodiques et rythmiques, chez les inspirés, non glossolales et chez les glossolales en dehors de la glossolalie, apparaissent comme une sorte de succédané psychologique de cette dernière. Le langage emprunté alors au rythme et à la mélodie le cachet émotif qu’il n’a pas en lui-même, faute d’une régression suffisante vers ses débuts enfantins. Parfois tout se borne, en fait d’immixtions musicales, à la substitution du langage poétique à la prose. Dans certains cas, qui sont les plus intéressants au point de vue régressif, on constate l’union intime de la poésie et de la musique, — d’une poésie très rudimentaire et d’une musique très primitive, — le chant se bornant à souligner la cadence des paroles, les paroles prenant par leur cadence l’allure d’un chant (12).

Tout cela a été abondamment mis en lumière par M. H. Bois à propos du hwyl des réunions galloises, sorte de cantilène mystique avec association de gestes cadencés. Ce phénomène d’ailleurs n’est pas une spécialité exclusive du Pays de Galles. Un correspondant de M. Bois (op. cit., p. 286) l’a constaté chez un prêtre catholique d’Amsterdam. Nous avons eu personnellement l’occasion de constater l’invasion du rythme et de l’intonation musicale chez une personne à [p. 12] l’état de veille, sous l’empire d’une intense émotion. Cette personne, au chevet de sa mère gravement malade, se mit à parler d’un ton extraordinairement exalté, en termes pathétiques qui contrastaient de la .manière la plus frappante avec le prosaïsme de sa conversation ordinaire. En même temps ses phrasés prirent une cadence rythmique très sensible, régulièrement terminées qu’elles étaient par des mots de tendresse comme : « Bonne maman! Chère maman! » Cela devint une plaintive cantilène, qu’accompagnait le balancement du torse ployé en mesure au-dessus du lit de la malade. Transposez la scène dans une réunion religieuse, où la surexcitation passionnelle soit engendrée non plus par la crainte de perdre un être cher, mais par les images puissamment affectives de péché, de grâce, de salut, et vous aurez le hwyl ou quelque chose d’analogue. Les procédés de cette prosodie instinctive et primitive ont laissé des traces bien appréciables notamment dans la poésie des Hébreux, et dans certains fragments hymnologiques du Nouveau Testament, qui très probablement reproduisent ou imitent des « cantiques spirituels » improvisés dans l’assemblée chrétienne (voir par exemple 1 Tim. III, 16 ; Apoc. V,  9-10,  XXII, 17, etc.). De bonne heure ces hymnes, ces doxologies, se sont stéréotypés en formules et en refrains liturgiques. Reprenant une opinion émise par M. Saillens (Eglise libre, 24 février 1905, p. 59), M. Bois montre comment le hwyl « permet de saisir sur le vif la façon dont le plain-chant et les psalmodies ecclésiastiques ont pris naissance. » « Cantilènes, plain-chant, psalmodies ne sont autre chose qu’une forme éteinte de la création affective. » (Le Réveil au Pays de Galles, p. 279). Nombreux sont les sujets, religieux ou autres, qui se mettent à versifier et à chanter dans leurs somnambulismes. Court, dans ses Mémoires, rapporte les traits suivants d’une prophétesse du nom de Thibaude, qui fit entendre au sein d’une petite assemblée à laquelle il avait été invité : « … Bientôt l’esprit de la révélation s’empare de la prophétesse. Elle tombe en extase [suit un instant de silence, puis un éloge de Court par la sibylle intrancée]. Après cela elle chanta, elle parla un langage qu’on n’entendait pas, elle versifia, et il n’y eut aucune des dix personnes dont la petite assemblée était composée qui n’est son couplet en vers. Je me souviens encore des deux premiers qu’elle prononça en faveur de son mari, et de deux autres qu’elle dit en s’adressant à un nommé Raud… Je les rapporterai non dans le dessein de servir de modèle aux aspirants. Son mari était âgé et avait les cheveux gris. Elle lui parla en ces termes : « Et toi, mon pauvre grison, Je m’adresse à toi tout de bon.
 » Et se tournant vers Raud, le prenant par les cheveux, lui dit : « Pour toi, avec tes cheveux tortus Tu auras toujours l’esprit bossu. » Court ajoute qu’elle accompagnait ces couplets « d’un air plus mélodieux qu’ils n’étaient mesurés » (p. 79-81). Cela rappelle, comme texte, les bouts-rimés de Mlle Couédon (Almanach Hachette, 1898, p. 365) et les distiques de Mlle Smith (Des Indes, p. 54). Rapprochant ces mirlitonnades des formations [p. 13] allitérées et assonancées du langage martien, M. Henry écrit ces lignes : « Toutes les langues primitives et tous les jargons enfantins usent largement de l’allitération et de l’assonance : survivance des temps lointains où la parole et le chant ne faisaient qu’un, satisfaction vague d’un instinct esthétique qui est la marque d’outil imprimée par l’homme à toutes ses productions, moyen mnémonique aussi efficace qu’aisé, tout concourt à faire de la répétition des sons initiaux et finaux la base de la mélopée accompagnatrice du langage humain. A plus forte raison s’il s’agit d’un subconscient qui volontiers rimaille, ne fût-ce qu’en vers de mirliton, et à qui il arrive même de parler en prose rythmée, sans s’en percevoir qu’après coup (14)

Comme nous l’avons dit, toutes les variétés de parler en langues peuvent être émises sous forme de chant. Cette glossolalie chantée était ce que saint Paul appelait ψάλλειν τρί πνεύματι. Donnons-en ici quelques exemples, pour n’avoir pas à revenir dans la suite sur cette distinction entre manifestations verbales et verbo-musicales :

Carré de Montgéron cite deux personnes, Mlles Lordelot et Dancogné, qui chantaient de mélodieux cantiques en langue inconnue, quoi qu’elles n’eussent de voix ni l’une ni l’autre (15). — De même, les récits du réveil norvégien signalent à plusieurs reprises le chant en langues. « Dans une assemblée, raconte entr’autres le Sabbathklätnge (p. 200), une jeune femme se mit à chanter dans une langue étrangère ; les sons étaient d’une telle intensité que jamais l’assemblée n’en avait encore entendu de pareils ; pourtant le chant était si beau qu’il produisit une impression sérieuse autant qu’inaccoutumée. Le plus remarquable est que cette femme, à l’ordinaire, ne possède pour ainsi dire point de voix. » — Le cas suivant, emprunté à Rossteuscher (16) (d’après Morning walck, II, 869) nous fournit l’équivalent glossolalique du hwyl ou récitatif en langage courant : « Pendant le cours de sa prière, il [l’Ecossais James Mac Donald] commença à parler en langues ; ce langage prit bientôt l’allure d’une sorte de chant. » — N’oublions pas les chants hindous de Milo Smith, « mélopées traînantes et plaintives, qui se déroulent avec des notes flûtées se prolongeant eu un long decresendo et ne s’éteignant parfois qu’au bout de 14 secondes d’une seule tenue » (Des Indes, p. 271-272). Les paroles sanscritoïdes qui accompagnent cette musique vocale sont très peu articulées (au point que la transcription en fut des plus difficiles), et très riches en voyelles chantantes ; le mot gâya, chanter, y revient à satiété ; c’est un minimum verbal, approprié au genre fruste de la mélodie elle-même (ibid., p, 301-302).

Ceci nous ramène assez près des émissions vocales inarticulées, dont nous avions à mentionner quelques dérivations particulières, avant de montrer comment la langue propre de l’inspiration, [p. 14] la glossolalie, se dégage graduellement de ces premiers linéaments verbaux. Un mot d’enfant nous fournira la plus juste conclusion psychologique de ce chapitre. Une fillette déclarait avec assurance qu’on ne parle pas au ciel, Elle voulait dire qu’on y est trop content pour parler. Effectivement, quoique ayant déjà la langue assez bien pendue, elle avait coutume d’exprimer un vif plaisir ou une vive tendresse non point par des mots, mais par un gazouillis qui lui semblait mieux approprié à l’intensité de sa jubilation. Enfant qu’elle était, elle sentait le besoin de revenir pour la circonstance aux procédés expressifs du nourrisson. Qu’un état hypnoïde donne aux éléments affectifs la prédominance dans l’association idéo-sensorielle constituant notre moi ; et l’on aura, par le fonctionnement automatique de notre appareil phonateur, la reproduction fidèle des émissions pro-glossolaliques qui occupent l’ordre inférieur de la présente classification.

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II

Glossolalie.

Sur la base de l’infantilisme subliminal, aux irruptions primordiales duquel nous avons assisté, se développe la glossolalie proprement dite. A partir de ce moment, et même dans les cas où l’ou est le moins fondé à invoquer la simulation consciente, un dessein subconscient préside sensiblement à tout l’enchaînement des manifestations glossolaliques ; attester que ce n’est pas l’homme qui parle, mais l’Esprit, — principe divin où personnalité supra-terrestre, qui le fait parler.

La prophétie extatique (17) avec ses automatismes verbaux en langue ordinaire, procède aussi d’un dédoublement psychologique. « L’Esprit de Jahveh te saisira, et tu seras changé en un autre homme, » dit un texte caractéristique de l’Ancien Testament. (1 Sam. X, 6.) [p. 15] Le Paraclet inspirateur, parlant à la première personne, s’exprime comme suit dans un oracle célèbre de Montanus :

Voici, l’homme est une lyre
Et moi l’archet qui vole dessus.
L’homme dort, et moi je veille.
Voici, c’est le Seigneur
Qui ravit le cœur des hommes,
Et qui donne aux hommes un cœur (18).

De même encore un prophète cévenol, Elie Marion, fait cette déclaration significative : « Je n’entreprendrai pas d’exprimer quelle fut mon admiration et ma joie, lorsque je sentis et que j’entendis couler par ma bouche un ruisseau de paroles saintes, dont mon esprit n’était point l’auteur (19). » Par le style, le vocabulaire, l’allure, le parler prophétique tend à s’éloigner le plus possible des habitudes de parole de l’inspiré en dehors de l’extase. Le timbre vocal se modifie souvent aussi d’une manière frappante, de même que l’écriture automatique offre de notables différences avec celle du sujet à l’état normal. Mais ces variations, qui d’ailleurs se manifestent également dans la glossolalie, n’équivalent pas, comme symptôme du renouvellement de la personne, à la transformation et à la refonte du langage lui-même. « Si je suis, en parlant, l’organe d’une puissance supérieure, » semble se dire le glossolale subconsciemment, « la langue que je parle doit n’avoir rien de commun avec celle que j’emploie d’habitude, et qu’on emploie d’habitude autour de moi. »

Faute d’admettre la possibilité d’une activité psychique subconsciente, compatible avec l’abolition de la conscience normale et ayant même cette abolition comme condition d’épanouissement, des auteurs très compétents en matière d’exégèse historique n’ont pas compris que la glossolalie puisse se produire dans un état de « ravissement, » d’« extase ; » — ce sont les termes dont on se sert sans toujours les préciser suffisamment, — et cependant comporter une adaptation réelle à un but discernable. Nous savons qu’une direction d’intention n’implique pas nécessairement le consensus de tous les éléments de la personne, et que l’extase religieuse, comme le somnambulisme expérimental, « ne fait que supprimer du champ de la conscience tout ce qui n’a pas trait à la préoccupation maîtresse [p. 16]
 du moment présent » (20). Dans le mot décomposé de l’extatique contemplatif, le sentiment de la présence divine s’installe en domination et devient le centre de groupement d’une activité motrice et sensorielle réduite à ses opérations les plus élémentaires. De même, la suggestion primordiale d’une rénovation de l’être, — et partant de la parole, — par la puissante action de l’Esprit, régit tout le développement des phénomènes glossolaliques. Les rudiments verbaux du stade inférieur, qui attestent le succès avec lequel cette suggestion a fait appel aux impressions et aux images qui constituent le tréfonds infantile de la personnalité, vont maintenant se grouper, — tel l’amas protoplasmique autour du noyau cellulaire, — autour de la volonté latente d’obtenir un langage qui diffère autant que possible de celui que parle ordinairement le sujet.

En conséquence, la glossolalie sera inintelligible par définition. C’est le caractère général qui unifie toutes les formes qu’elle peut revêtir. Saint Paul dit du glossolale : Nul ne le comprend (1 Cor. XIV, 2). Ailleurs il montre l’impossibilité où se trouve le simple auditeur de s’associer, en répondant « Amen », à une prière glossolalique que, comme telle, il n’entend point (Id. verset 16). Ainsi, en présence de celui qui possède ce mystérieux don, le chrétien qui ne l’a point reçu peut passer pour un profane, ίδιώτης (21). C’est précisément pour cette raison que la glossolalie était si prisée à Corinthe. On considérait les glossolales comme les inspirés par excellence, parce que l’Esprit ne paraissait pas pouvoir se manifester d’une manière plus décisive qu’en dotant le pneumatophore d’un langage à part (22). C’est aussi le point de vue d’Irving. « Le propre du parler en langues, » écrivait-il, « est d’être incompréhensible. Autrement, rien ne prouverait que c’est bien l’Esprit saint qui parle, et non pas un homme (23). Non seulement le glossolale n’est pas compris, mais souvent il ne se comprend pas, son moi reste étranger aux paroles que sa bouche prononce, « de manière que tout ce qui nous appartient, » dit Jamblique mentionnant ce signe de possession divine, « soit complètement au service et à la merci de la puissance du Dieu qui s’en [p. 17] empare (24). » Il y a des sujets, cependant, qui peuvent donner l’interprétation — réelle ou fictive — de ce qu’ils ont dit. Saint Paul recommande à quiconque parle en langue de prier, pour qu’il lui soit donné de s’interpréter (1 Cor. XIV, 13). Cette prière, lorsqu’on y recourt avec succès, nous apparaît comme un procédé suggestif capable d’atteindre et d’amener à fleur de conscience la couche mentale où le langage inconnu s’est élaboré. Comparez entre autres la requête de Le Baron, demandant à son « psycho-automatisme, » et obtenant de ce dernier, la traduction des sons inintelligibles que lui Le Baron venait de s’entendre proférer avec étonnement (25). Le sujet est alors comme en présence des paroles d’un autre, dont le sens lui serait objectivement révélé. De toutes façons, la glossolalie nous montre à l’œuvre, dans le sous-sol de la conscience humaine, l’instinct vieux comme le monde dont M. Weinel donne en ces termes la formule lapidaire: Göttliche Art ist geheimnissvolle Art (26) .

On s’explique que, dans ces conditions, les auditeurs et le sujet lui-même soient le plus souvent incapables de décider en connaissance de cause s’il s’agit d’une langue réellement existante ou d’un langage sui generis. Encore moins, dans ce dernier cas, faut-il s’attendre à ce qu’une simple audition permette de dire si ce langage est, composé de sons assemblés arbitrairement, ou représente un essai plus on moins réussi d’invention linguistique ou glossopoièse. A côté des témoignages influencés par le récit de la Pentecôte chrétienne, on trouve dans les auteurs, tant religieux que profanes une foule de mentions qui se bornent à constater l’incompréhensibilité
 du parler automatique, quoique généralement en termes peu, favorables à l’hypothèse d’un idiome réel.

« Cette femme, » dit Tallemant des Réaux dans une de ses Historiettes (il s’agit de la sœur d’une jeune veuve, née Louvigny, dont il était l’amant), « eut un mal de mère [hystérie] si furieux, qu’elle parla en langage articulé que personne n’entendait. » (§ CCCLVI. – 2me éd., Paris 1840, T. X, p. 109). — De même, le prédicateur Court dit en passant de la prophétesse Thibaude : « Elle parla un langage qu’on n’entendait pas » (Mém., p. 79). — L’auteur d’une déposition enregistrée dans le Théâtre sacré (p. 33) note sans se prononcer, mais plutôt avec un air de doute, l’opinion du public cévenol au sujet de manifestations analogues : « J’ai vu plusieurs personnes de l’un et de l’autre sexe, qui, dans l’extase, prononçaient certaines paroles que les assistants croyaient être [p. 18] une langue étrangère. » Carré de Montgéron emploie l’expression langue étrangère ou inconnue, qui laisse la question ouverte (p. 72). — On en peut dire autant du passage de l’appendice de Mare (XIV, 18) : ils parlèrent des langues nouvelles, puisqu’une langue dite «nouvelle » peut être elle-même, absolument parlant, ou bien seulement par rapport à celle que le sujet employait auparavant. Racontant les débuts du mouvement montaniste, l’Anonyme cité par Eusèbe (H. E. V, 16) nous dit que Montanus, possédé d’un esprit, se mit à parler en extase et à émettre des paroles étrangères, ou étranges : le verbe ξενοφωεϊν peut s’entendre des deux façons ; cependant le contexte fait pencher pour la seconde. — A rapprocher des termes dans lesquels Guibert de Nogent (27) parle de certains hérétiques apparus en Champagne vers 1100 : « Suum… appelant Verbum Dei, quod fit quo nescio rotatu longo sermomem ».

Ce qu’on est en mesure d’affirmer, c’est que l’auteur de la première épitre aux Corinthiens n’a pas en vue des phénomènes de xénoglossie, — selon le néologisme commode de M. Ch. Richet, — mais bien de glossolalie, terme que nous réserverons aux formations verbales (ou pseudo-verbales) non assimilables à quelque idiome existant. En effet, il oppose le « parler en langues » à toute parole claire, raisonnable, capable d’édifier (XIV, 6, 10 et pass.), mais jamais à l’idiome maternel de celui qui parle. Jamais non plus, à côté de l’interprétation qu’il met en rapport avec un don mystique (XII, 10, 30, XI, 26), il n’envisage l’hypothèse d’une traduction fournie par quelque assistant versé dans la langue dont il s’agirait. Et surtout, quand il fait remarquer que la glossolalie est pour les auditeurs non initiés aussi incompréhensible qu’une langue étrangère (XIV, 10, 11, 21), il suppose évidemment qu’il n’y a pas identité entre les deux choses qu’il compare.

Il est intéressant de voir que, malgré la tension des imaginations chrétiennes dans le sens déterminé par la tradition relative au polyglottisme surnaturel des premiers disciples (28), la glossolalie incompréhensible sans interprétation spéciale, telle que Paul la connaît, demeure en somme dans ses variétés diverses la plus, abondamment représentée au sein de la chrétienté. Est-il plus facile à une personnalité subliminale de se livrer à des combinaisons verbales de sa façon, que de parler avec tant soit peu de correction et de suite une [p. 19] langue ignorée de la personnalité normale ? On doit l’admettre en thèse générale, quoique tout dépende encore du degré de perfection atteint dans la réalisation respective de ces deux programmes différents. Si l’on se place uniquement au point de vue du besoin d’inédit qu’il s’agit de satisfaire, il est bien évident que ce n’est pas l’emploi même miraculeux en apparence, d’une langue toute faite, qui répond le mieux à ce besoin. La xénoglossie a extérieurement tout le prestige de l’inexplicable ; en outre elle possède aux yeux des mystiques chrétiens une valeur symbolique et prophétique : par la suppression de l’obstacle que la diversité linguistique oppose à la propagation de l’Evangile, elle est censée préparer et annoncer le retour de Christ. Mais la glossolalie a quelque chose de plus intrinsèquement mystérieux. Langage propre de l’extase, elle doit le genre, de ses matériaux, sa nature même — et non pas la seule possibilité de son apparition, — à un travail accompli dans de profondes zones psychiques insoupçonnées de l’homme normal.

§ 1. — Pseudo-langage.

Le premier résultat de cet effort d’élaboration verbale, — les sons inarticulés de la phrase fruste en représentent plutôt le premier symptôme, — nous le trouvons dans le pseudo-langage qui apparait chez beaucoup de glossolales, quand il ne constitue pas toute la glossolalie : nous voulons parler d’un assemblage de sons articulés, simulant un discours, mais où manque la correspondance régulière de son ou groupes de sons à telles idées déterminées ; ce qui ne veut pas dire nécessairement que ces prétendues paroles, au moment où elles sont proférées, ne s’associent pas à certaines représentations mentales qui leur confèrent un semblant de signification.

Celse (cité par Origène, VIII, 9, 11) fait le récit suivant : « Beaucoup d’individus anonymes soit au dedans, soit au dehors des sanctuaires, d’autres aussi qui parcourent en mendiant les villes et les camps, sont très facilement et pour la cause la plus fortuite animés du mouvement qui les font passer pour des diseurs d’oracles… Ils ajoutent des paroles inconnues, frénétiques et absolument confuses auxquelles nul homme raisonnable ne saurait trouver un sens, car elles ne signifient rien et ne sont rien : mais ils donnent occasion au premier imbécile ou au premier charlatan venu de s’en prévaloir comme bon lui semble, à n’importe quel propos… Ces prétendus prophètes, que j’ai entendus moi-même, m’ont avoué, une fois poussés à bout, que c’est à dessein et pour tromper les gens qu’ils prononçaient ces mots sans suite. » S’il est vrai que ces prophètes, entendus par Celse en Phénicie et en Palestine, étaient des imposteurs, comme il l’affirme afin de convaincre d’imposture les prophéties dont se réclament les chrétiens, — il n’en reste pas moins que le pseudo-langage en [p. 20] question devait avoir à cette époque des représentants authentiques, chez qui il apparaissait spontanément. Autrement il ne se serait pas trouvé des exploiteurs de la superstition publique pour proférer ces incohérentes paroles exprès.
Dans des écrits gnostiques en langue copte, qui ont fait l’objet de savantes publications, on trouve un grand nombre de formules comme celle-ci, qui doit servir à invoquer telle puissance ou émanation divine : σαξαξα — ωω ωξα ηξη — ξωξωμαξα — θρωξωεξ — αχωξήω  ξωη — ξαή — ωωω — ωωω — ωωω — ηηη — ηηη — ηηη — ηηη — εεε — ξαηξωαξ —  ξηωξωε   ξηξη — ξηωξη — ξωξη — χωξωξω — ξηεξωσ (29)
On a dit que ces étranges litanies doivent être mises sur le compte d’un procédé artificiel, imité des papyrus magiques et des « textes des morts » de l’ancienne Egypte. Ce n’est là, psychologiquement, que reculer la question. Personne sans doute n’aurait songé à consigner de telles élucubrations par écrit, si elles ne s’étaient pas produites une fois dans des circonstances de nature à leur donner une signification mystique. Rien ne ressemble plus en tout cas à de la glossolalie « figée » que ces séries de sons baroques, qui rentreraient les uns dans la catégorie des phonations inarticulées (voir les espèces de bêlements notés sous forme de juxtapositions de voyelles), les autres dans celle du pseudo-langage.

Mais ces citations n’acquièrent leur portée rétrospective que si on les rapproche de cas plus modernes et scientifiquement observés. William James raconte, à propos de l’auto-observation de Le Baron,  qu’il eut autrefois à examiner une jeune femme qui croyait posséder le « don des langues. » Elle parlait avec volubilité, d’une manière expressive et animée ; mais son prétendu discours, qu’elle pouvait arrêter ou reprendre à son gré, se composait en réalité de sons inintelligibles, manifestement empruntés aux éléments phonétiques de l’anglais (30). C’est aussi un pseudo-langage que parlait automatiquement Le Baron. Il en obtint la traduction, mais celle-ci est toute fictive, comme on peut le voir par les spécimens suivants :

a) Etce ce tera. Lute te turo scente. Inke runo tere. Scate inte telee turo. Oru imbe impe iste. Simpe, simpe, simpc.

Traduction : « L’amour a été envoyé maintenant ! La lumière de la terre ! La joie du jour ! La lumière du monde entier ! »

b) Ede pelute kondo nedode
Igla tepete kompto pele
Impe odode inguru lalele
Omdo resene okro pododo

Igme odkondo nefulu kelala [p. 21]
Nene pokonto sefa lodeltu
Impe telala feme odele

Igde pekondo raog japate
Reele pooddo ogsene lu mano.

Traduction :

J’ai regardé, regardé si le jour venait.
Des âges ont passé, et les ans sont devenus sombres ;
Sur les sommets des collines le soleil maintenant luit,
Du haut du ciel vient le chant de l’alouette.
C’est l’aube de la beauté, et les ténèbres s’en vont.
Au loin, dans les vallées, volent les chants de la lumière,
Dans les villes, la joie se répandra,
Dans les endroits écartés la joie sera répandue ;
La gloire est venue au fils perdu de l’homme.

La simple juxtaposition des deux textes fait voir qu’il n’y a pas de correspondance constante entre les sons du langage inconnu transcrits en orthographe phonétique, et les mots anglais traduits en français qui sont censés les rendre. Les sons peuvent revenir sans que le sens soit le même ; et le même sens revient avec des sons différents. Ces remarques se confirment si l’on étend l’examen aux autres spécimens reproduits dans Proceeding.

Les aliénas se terminent volontiers par des sortes de refrains qui contribuent à donner à l’ensemble un cachet de solennité hiératique: Imba, Imlba, ImbaSimpe, simpe, simpe. Ombo, ombo, ombo. Amen Ra, Amen Ra, Amen Ra. Indo, indo, indo. Ilu, Ilu, Ilu. Sitituti, sitituti, sitituti. Certaines formes sont simplement de l’anglais défiguré (su = « son of ; » lu mano = « of man. ») D’autres sont du grec ou du latin, soit estropié, soit authentique. : Eros, uste, terra, etce ce tera sinupe. Une forte proportion de vocables retrouvés, nous dit Le Baron, dans les idiomes non aryens de l’Inde britannique, ce que nous sommes bien obligé de croire sur parole. Ces réminiscence de langues existantes se produisent d’une manière toute mécanique, et sans amener aucune corrélation de sens appréciable. Elles ne changent rien au caractère inintelligible de l’ensemble, qui demeure un pur verbiage (Cf. Proceeding, p. 288 et suiv.)
Verbiage aussi que ces échantillons de glossolalie irvingienne (31) ;

Hippo-gerosto hippos tanto sennote
Foorime oorin hoopo tanto noostin
Noorastin niparos hipanos bantos boorin
O Pinitos eleiastino halimungitos dantibu
Hampootine farii aristos ekrampos
Epoongos vangami beresossino tereston
In tinootino alinoosis O fustos sungor O juston sunger
Eletanteti eretine menati. [p. 22]

M. Flournoy admet également que les premières explosions de martien, chez Mlle Smith, « n’étaient qu’un pseudo-martien, une suite de sons quelconques proférés au hasard et sans signification, analogue au baragouinage par lequel les enfants se donnent parfois dans leurs jeux l’illusion de parler chinois, indien ou sauvage. » (Des Indes, p. 151-152).

C’est surtout en présence de ces simili-discours que la question de savoir si le glossolale attribue un sens, et quel sens, aux sons qu’il articule, devient une question délicate et compliquée. Dans bien des cas, les pseudo-paroles semblent correspondre à des modalités affectives ne comportant qu’un minimum de représentation intellectuelle. Quand le sujet ne se souvient pas d’avoir compris, mais insiste sur « la paix, la joie, la force dont il se sentait rempli dans l’exercice de son don, (32) » il est fort possible que derrière cette élocution dont il avait la perception auditive et kinesthésique, il n’y eût effectivement rien d’autre pour lui que des images émotionnelles dont le vague n’exclut pas l’intensité. L’observation de ce qui se passe dans le simple sommeil peut ici nous venir en aide. Il arrive à bien des personnes de rêver qu’elles prononcent un discours soit dans une langue étrangère dont elles ne possèdent qu’une très imparfaite connaissance à l’état de veille, soit dans leur langue maternelle, mais alors avec une élégance et une facilité tout à fait inaccoutumées. Si le réveil se produit à ce moment, et ne se produit pas trop brusquement, de manière qu’on ait le temps de saisir au vol les phrases entendues mentalement ou mentalement articulées (images auditives verbales, images motrices d’articulation), on s’aperçoit que ces prétendues phrases n’étaient en réalité qu’un mélange incohérent de mots existants et de mots imaginaires (33), uni à l’impression de tension et de fatigue que donne un effort de parole extraordinaire et prolongé, — ou au contraire au sentiment de plénitude et d’euphorie mentale que peut procurer une improvisation oratoire facile, correcte et adéquate à la pensée de l’orateur. Qu’il s’agisse d’une personne douée de la faculté médiocrement enviable de « rêver à haute voix » ou de « parler en dormant, » et vous aurez dans ce galimatias la reproduction de certaines glossolalies, hallucinations parlées du sujet soi-disant éveillé, psychologiquement très proches parentes [p.23] des perceptions verbo-auditives que les mystiques visionnaires se rappellent plus ou moins vaguement, mais sans pouvoir les rapporter (34).

Saint-Paul déclare que, ravi au paradis (il ne sait pas si ce fut en son ou hors de son corps) il entendis des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à un homme de répéter (2 Cor. XII, 2-4). Hermas raconte ainsi une communication divine : « J’entendis des choses grandes et merveilleuses, dont je ne pus garder la mémoire ; car toutes ces paroles étaient terribles, et un homme ne saurait les supporter (Vis., 1, 3, 3). — Tertullien rapporte en ces termes un oracle de Prisca, prophétesse montaniste : « Ceux que leur pureté unit, à Dieu ont des visions, et, inclinant leurs visages, entendent aussi distinctement des paroles tant salutaires que cachée (De exhort. Cast., 10.) . — M. Weinel (Die Wirkungen, p. 162-164) consacre à ces trois textes une très fine analyse comparative qu’il conclut ainsi : « Ces auteurs mentionnent tous trois, comme faisant partie intégrante de leurs plus hautes expériences spirituelles, des paroles dont ils ne peuvent donner connaissance. N’y a-t-il pas lieu d’admettre, en manière d’explication de ces assertions singulières et contradictoires que l’inspiré n’a perçu dans cet état, à côté d’un intense envahissement affectif, qu’une manifestation fort indistincte ct dépourvue de sens, qu’il interprète — en parie pendant l’extase, en partie ensuite — d’après le genre d’émotion dont il se sent affecté ?  Ce sont de tels essais explicatifs que nous représentent les déclarations de Paul, d’Hermas et de Prisca : il n’est, pas permis à un homme de prononcer de célestes paroles, c’est pourquoi je suis dans l’impossibilité de m’en souvenir ; — elles étaient trop terribles, c’est pourquoi je n’ai pas pu les conserver ; — ce sont des paroles occultes, non destinées aux oreilles du premier venu… »

Tout porte à croire que la glossolalie n’est souvent autre chose qu’une extériorisation verbo-motrice de ces mystérieuses auditions. La phrase de saint Paul : « le glossolale, par l’inspiration de l’Esprit, profère des mystères » (1 Cor. XIV, 2), ne prend tout son sens que lorsqu’on la l’approche d’exemples comme ceux que nous venons de citer. Et l’écrivain apostolique, glossolale lui-même au plus haut degré (Id. verset 18), peut ici parler d’expérience.

Mais il arrive aussi qu’un jargon automatique, absolument dépourvu de sens par lui-même, s’accompagne de représentations mentales assez différenciées et assez nettes pour pouvoir être rendu ensuite en langage intelligible, sous la forme symétrique et juxtalinéaire d’une pseudo-traduction. Ainsi, dans le cas de Le Baron, s’il n’y a aucun rapport régulier et objectif entre les mots anglais obtenus après coup et les curieuses combinaisons de syllabes qu’ils sont censés traduire, rein ne s’oppose d’autre part à ce qu’on [p. 24] envisage ces mots compréhensibles, comme rendant bien ce que la sous-personnalité intéressée pensait et croyait exprimer en émettant les sons incompréhensibles.

Il est à remarquer que lors de la première manifestation glossolalique chez Le Baron, une phrase de la traduction obtenue se trouva être à peu près aussi inintelligible que le texte à traduire : Son of Peru of Gerro of Terro of Tichaperu Terra Terra Terra of Pesuro of Teruto — zeereeku — Instanpan—of Zeecorila Sceuru. Greeting : :I have come through these of mine. I have come ! I have come ! Eros ! Eros ! Eros ! On peut voir dans cette contamination de la traduction par l’original une sorte de contre-épreuve en faveur de l’adhérence des deux textes, de leur corrélation subjective et synchronique, sinon logique. Ce qui n’était pas accompagné d’une idée claire, n’est pas rendu eu langage clair.

L’association d’une illusion de compréhension à l’articulation automatique est admissible également quand la personne qui s’est servie du pseudo-langage croit avoir parlé dans sa langue maternelle (35) ou demeure perplexe à cet égard (36). A moins toutefois que l’erreur ou l’incertitude en question ne soit purement rétrospective et imputable à la mémoire seule. Certains sujets peuvent indiquer, mais seulement en gros, ce qu’ils ont cru exprimer. D’autres, qui sont incapables même de fournir cette interprétation générale et approximative, gardent néanmoins le souvenir d’avoir compris (37). Ce souvenir peut n’être qu’une impression paramnésique ; il ne prouve pas absolument la réalité de la compréhension illusoire, si l’on peut ainsi parler, c’est-à-dire l’apparition simultanée, l’association réelle, quoique toute subjective, de la compréhension illusoire et du langage inconnu. Le contraire n’est pas non plus prouvé par l’absence de ce souvenir. Parmi ceux qui disent avoir parlé sans se comprendre, il 
en est qui par leurs gestes et leur ton donnent aux assistants l’impression nette qu’ils se comprennent. On a souvent, conclu de là, bien à tort, qu’on avait affaire à une vraie langue. Ces intonations variées, cette mimique expressive, s’expliquent suffisamment par les images mentales dont le déroulement s’associe à l’émission des sons [p. 25] inintelligibles et que perçoit un moi subconscient à défaut du moi normal. Exemples :

« Un homme à cheveux gris, assis à peu de distance de nous » raconte quelqu’un qui fut témoin d’une, réunion de réveil en Norvège, — « parla d’une manière passionnée, appuyant avec force sur tout ce qu’il disait, accentuant son langage en étendant les bras. Priait-il ? Louait-il Dieu ou faisait-il autre chose ? — Personne ne pouvait s’en rendre compte… Cela paraissait être un langage nouveau ». Interrogé ensuite, ce vieillard déclare n’avoir pas compris ce qu’il disait. (Pionnier Sud-Africain). —  Nous inclinons fortement à croire que les discours « en langue étrangère ou inconnue » dont parle Carré Montgéron étaient en réalité du pseudo-langage. En tout cas, on peut appliquer au pseudo-langage ses très intéressantes remarques relatives à la persistance ou à l’abolition du souvenir, à l’idéation accompagnatrice du parler inconnu, etc.  «… C’est dans le fort de leurs extases que plusieurs convulsionnaires font ces discours en langue étrangère ou inconnue ; je dois ajouter que la plupart conçoivent eux-mêmes tout ce qu’ils signifient que dans l’instant et à mesure qu’ils les prononcent et qu’ils ne s’en ressouviennent plus, du moins que d’une manière générale, dès qu’ils ont cessé de parler. Il y a cependant quelques uns qui, après que leurs discours sont finis, répètent en français ce qu’ils ont dit en langue étrangère. » — A l’égard des autres, la seule preuve que’ nous ayons qu’ils les entendent lorsqu’il les prononcent, c’est que souvent ils expriment de la manière la plus vive les différents sentiments contenus dans ces discours, non seulement par leurs gestes, mais même par l’attitude que prend leur corps, et par l’air de leur visage, sur lequel ces différents sentiments se peignent tour à tour par les traits et les caractères les plus frappants, en sorte qu’on est en état de pénétrer jusqu’à un certain point, quels sont les sentiments qui les animent ; et qu’il a été facile à ceux qui ont examiné avec attention divers mouvements, et leurs différents gestes, d’y reconnaître la plupart de ces discours sont des prédictions détaillées de la venue du prophète Elie [et autres événements eschatologique] ; il n’a fallu pour découvrir que ces discours en langue inconnue étaient la plupart, des prophéties de ces grands événements, que confronter les différentes impressions qu’on a vu sur le visage des convulsionnaires en faisant leurs discours, et les gestes dont ils les ont accompagnés, avec des impressions semblables et des mouvements pareils qu’on avait remarqués en eux lorsqu’ils prononçaient des discours français, où il avaient annoncé les mêmes événements ; ce qui a été confirmé par la déclaration de plusieurs convulsionnaires qui après 1eurs discours se sont ressouvenus en général, qu’ils avaient parlé de la venue du saint prophète et de ce qui en sera la suite, et encore plus particulièrement, par ceux qui se rappellent tout ce qu’ils ont dit et qui le répètent en langue française » (op. cit., p. 72-73).

Comme analogie au pseudo-langage des glossolales, — analogie d’ailleurs bien extérieure et de pure description, — on peut citer les cas de paraphasie dans lesquels le malade pense des phrases correctes qu’il remplace sans le vouloir, parfois sans le savoir, par un [p. 26] baragouin bizarre qui garde néanmoins l’intonation normale de la pensée à exprimer (38). Mais mieux que ces anomalies, consécutives à quelque lésion qui trouble les fonctions de coordination cérébrale (ne pas oublier toutefois qu’il y a des aphasies et paraphasies hystériques, où le désordre est purement fonctionnel), l’exemple classique des enfants qui « parlent sauvage » nous aide à nous rendre compte de phénomènes comme ceux qui nous occupent. II nous souvient que lorsque, entre enfants, nous jouions à contrefaire une conversation en papou ou en malgache, le meilleur moyen de réussir dans ce petit exercice était de bien préciser en pensée ce que les prétendues paroles devaient exprimer.

Prendre au sérieux de pareilles élucubrations, croire qu’il suffise, pour parler réellement, d’assembler tant bien que mal des syllabes de toute provenance, c’est une illusion d’enfant. Même ceux qui « parlent sauvage » savent bien que c’est un simulacre, un jeu, qu’ils ne produisent pas un véritable langage. Par contre, on sait que les bébés qui commencent à exercer leur faculté d’articulation prononcent parfois de grand discours auxquels personne ne comprend rien, pour la bonne raison que l’orateur en herbe n’a encore à sa disposition aucun mot authentique et reconnaissable, à part peut-être papa, maman et quelques autres d’un usage ultra-courant. Cette glossolalie du jeune âge « reproduit en une certaine mesure le processus général de l’origine du langage (38). Mais il s’y mêle un élément étranger à ces débuts ancestraux, l’imitation directe de la langue des grandes personnes. Chez les enfants, cette imitation n’a rien de systématique, elle s’effectue mécaniquement. Chez les glossolaIes par régression psychologique, il en est parfois de même, et l’on a ainsi les formes les plus grossières du pseudo-langage. Mais la très puérile et très régressive illusion sur laquelle repose l’apparition même de ce langage simulé peut s’allier à un effort très sensible, et, dirait-on, très méthodique, pour rendre cette illusion acceptable en donnant à ce qui n’est toujours qu’un verbiage l’apparence d’un véritable discours.

Du moment qu’il s’agit d’imiter pour l’oreille l’emploi logique d’un idiome, fût-il destiné à paraitre aussi différent que possible de tout ce qu’on appelle communément de ce nom, il faut que l’on obéisse, [p. 27] d’une manière contrefaite et détournée, mais que l’on obéisse néanmoins, aux lois du langage. Par le choix et le groupement des sons, par la combinaison des voyelles et des consonnes, il arrive qu’une glossolalie absolument dépourvue de sens fasse l’impression d’un organisme linguistique ayant ses procédés propres et son type bien à lui. Tous nos documents relatifs à l’irvingisme notent que chaque prophète-glossolale avait sa coupe particulière de mots, ses flexions et ses terminaisons préférées, bref son genre de parler déterminé et reconnaissable. Bien plus, il arrivait à la même personne d’avoir à son service deux ou plusieurs pseudo-langues distinctes.

« Au bout d’un certain temps » lisons-nous dans le rapport d’un témoin qui n’était pas un profane en philologie, « il nous fut facile de distinguer si l’ainé des Mac-Donald parlait dans une langue ou dans l’autre. Une fois il se fit entendre pendant bien vingt minutes, et avec une. énergie d’expression qui me permit de faire maintes observations sur les mots qu’il prononçait. La langue dans laquelle il parlait était sonore et harmonieuse ; elle renfermait beaucoup de mots qui rappelaient certaines racines latines et grecques, avec des flexions dans le genre de celles du grec. Plusieurs fois j’ai remarqué qu’il employait le même radical avec des terminaisons variables, mais jamais je ne pus rapporter deux mots de suite à une langue connue de moi. Une seule fois il me resta des doutes quant à la question de savoir si les sons inconnus que je percevais étaient une langue on une juxtaposition inorganique d’émissions vocales ; ce fut le premier soir, quand la servante des Mac Donald se mit à parler. Mais à vrai dire l’anglais qui suivit sa glossolalie fut débité avec une rapidité telle qu’on le comprenait aussi à peine. La même personne parla d’ailleurs en d’autres circonstances d’une manière toute différente, conforme, selon toute apparence aux lois du langage organisé. — J’ai la conviction qu’un pur baragouin, un  assemblage de sons dépourvus de sens, ne peut faire l’impression d’un langage, — à moins que ce verbiage ne soit compilé à dessein, d’après une règle analogue à ces lois (39). »

Cette réserve est grosse de conséquences. Qu’on se reporte aux spécimens transcrits plus haut. Il est hors de doute que celui qui commence par Ede pelute kondo nedode a sa tonalité particulière, impossible à confondre avec celle d’une série de sons comme ceux-ci : Noorastin niparos hipanos bantos boorin… Il est non moins évident que des formations comme lute-peute,  kondo-odkondo-pekondo, nedode-odode, simulent le procédé des langues à préfixes, que eleias-tino-beresossino-tinootino et pele-lalele-odele, ont des désinences communes dont l’identité paraît en rapport avec quelque règle ou quelque [p. 28] loi que fustos-fuston, amaminor-amamini (40) peuvent passer pour des exemples de déclinaison ou de conjugaison. Pourtant tout cela ne répond à rien, n’existe pas comme langue. Pareillement, dans les automatismes graphiques, on trouve toutes les variétés et tous tes degrés d’écriture simulée, depuis les simples petits zigzags d’enfants qui s’amusent jusqu’aux griffonnages plus ou moins compliqués qui figurent assez bien de véritables lettres (41), — sans oublier les idéogrammes ultramartiens de Mlle Smith, qui sont de faux idéogrammes, puisqu’on ne retrouve rien dans ces arabesques qui l’appelle ce qu’elles doivent représenter ou symboliser (42).

§ 2. – Formations néologiques occasionnelles.

Mais à côté des écritures qui n’en sont pas, il y a celles, également automatiques, qui se composent de signes ayant chacun sa valeur. On a pu dresser, d’après les graphismes de la même Hélène Smith, un alphabet martien et, partiellement, un, alphabet uranien. De même, les manifestations pseudo-verbales dont nous venons de parler n’épuisent pas l’effort linguistique de certaines sous-personnalités de choix. Le martien est bien une langue, quoique on ait quelques raisons de penser qu’il n’est usité comme tel nulle part. « Le l’apport des mots aux idées est constant ; autrement dit la signification des termes martiens est permanente et se maintient (à part de très légères inconsistances) d’un bout à l’autre des textes recueillis. » (Des Indes, p. 224.)

Les exemples de genèse linguistique multiple et systématisée paraissent être relativement rares. Ceux qui témoignent d’une élaboration néologique réelle, mais restreinte et fragmentaire, délivrent par une transition naturelle des cas où ce processus n’est que figuré et contrefait.

A propos du pseudo-langage, on parle de sons assemblés arbitrairement. Mais l’arbitraire d’un tel assemblage n’est jamais que relatif. Du moment que des représentations mentales coexistent, fussent-elles des plus élémentaires, elles ne peuvent pas ne pas être avec les sons dans un l’apport quelconque, trop ténu seulement et trop fugitif pour pouvoir être logiquement déterminé. Dans ce complexe domaine des associations psychologiques, la simultanéité ne [p. 29] va pas sans un minimum de corrélation causale. Jeux paradoxaux de la mémoire, connexité des réactions psychiques et physiologiques, interdépendance des images visuelles, auditives, motrices, jonction soudaine de deux de ces ramifications sous-mentales dont l’entrelacement constitue l’inimaginable et déroutante logique du rêve, tous ces facteurs subreptices peuvent concourir à faire d’un agrégat absolument occasionnel de voyelles et de consonnes — ogsene, par exemple, ou noorastin, ou halimungitos, — le coefficient phonique d’une modalité affectivo-intellectuelle donnée et, à ce titre le vrai mot de la situation. Mais alors, il y a des chances pour que la situation se renouvelle et en se renouvelant ramène le mot, même si ce renouvellement n’est qu’approximatif ; ou inversement, pour que le retour machinal et accidentel du même son (ou d’une consonance analogue) fasse surgir à nouveau le même contexte psychologique. Ainsi, le pas est vite franchi entre l’apparition d’un pseudo-vocable et l’acquisition d’un néologisme, d’un nom, qui garde sa valeur représentative et qui peut devenir le noyau de cristallisation de tout un vocabulaire subliminal.

On conçoit qu’en vertu de leur origine, ces néoplasmes verbaux possèdent à un très haut degré, pour le sujet qui les emploie, ce pouvoir de répercussion affective que confèrent aux mots ordinaires, quoique à un moindre degré, l’usage qu’on en fait, les circonstances dans lesquelles on s’en sert, et qui se traduit par l’inflexion sentimentale, involontaire et indéfinissable, que prend la voix en les prononçant. Mlle Camille Bos, qui écrit à ce sujet des choses très pénétrantes, cite comme exemple ce passage caractéristique d’un roman danois : « … Elle n’avait personne à qui elle pût parler, car ils ne saisissaient jamais ses paroles avec la nuance qui donne la vie Personne d’entre eux ne pouvaient dire « Copenhague » de manière à faire de ce mot une ville qui s’étendait des deux côtés de l’Ostergarde… (43) »

Ce quelque chose que dit le mot de plus que le mot lui-même, et qu’on ne peut désigner que par des images sensorielles ; « rayonnement, » « halo, » « résonnance, « frange, » nos termes actuels ne l’ont pas en général gardé de leurs origines trop lointaines, mais acquis au cours de leurs pérégrinations. Dans le vocabulaire de l’extase, cette qualité évocatrice des mots leur est plus inhérente, leur appartient, si l’on peut ainsi dire, congénitalement, parce qu’ils [p. 30] émanent directement de l’inconscient où s’est enfantée la langue ;  inconscient tout saturé d’éléments affectifs. C’est ce qu’il y a de vrai dans les dires de certains auteurs, qui, plus ou moins influencés par l’ancienne théorie du langage inné, ont fait de la glossolalie une langue « élémentaire, » réunissant les matériaux originels et immédiatement compréhensibles qu’on trouverait épars dans toutes les langues des peuples (44).

La Voyante de Prevorst disait : « Dans les mots de la langue intérieure, s’expriment non seulement la chose, mais la valeur et la propriété de la chose ;  dans les noms de personne, la valeur et la propriété de la personne s’expriment aussi. » Ainsi Emelachan signifiait pour elle : « Ton esprit est calme, ton âme est tendre, ta chair et ton sang sont forts, tous deux bouillonnent comme les vagues sur la mer ; alors ce qu’il y a en toi de tendre dit : Viens et calme-toi. » (l, p. 222). Quoique ceci rappelle un peu le turc du Bourgeois gentilhomme, qui en deux mots disait tant de choses (Acte IV, Scène VI), rien n’est plus fondé en psychologie que cette valeur d’évocation donnée à une dénomination d’origine subconsciente par la vibration émotive qui s’y attache. Ici il va sans dire qu’on peut à peine parler de signification, puisque ce terme implique un rapport d’une certaine objectivité entre le signe et la chose signifiée. Chez, la célèbre voyante elle-même, un sensible mot-à-mot s’était établi entre les expressions de la langue intérieure et les termes allemands ; ceux-ci avaient seulement pour elle, à un degré particulièrement marqué, l’à-peu-près qui vicie toute traduction, et qu’on essaie en vain d’éviter lorsqu’il s’agit de rendre en français un texte allemand qui a son Gefühlston, sa tonalité affective bien à lui.

II est probable qu’une investigation poussée assez loin ferait reconnaître que de pareilles formations néologiques se mêlent dans une proportion variable à toutes les glossolalies, y compris 1es plus incohérentes. Ou en observe d’analogues chez les enfants, les aliénés, et dans le rêve ou la rêverie (45). Chez certains sujets, le phénomène se produit isolément, sous la forme d’un nom, d’un mot inattendu qui surgit et s’impose à la vile de telle personne, à l’occasion de telle circonstance. On peut parfois, pas toujours, reconstituer la genèse de ces vocables. Quelquefois on les sent appropriés et congruents à la chose, sans pouvoir préciser la raison étymologique de cette impression, — ce qui est bien d’accord avec le rôle prédominant assigné en tout ceci aux associations émotionnelles. [p. 31]

Un enfant qui jouait avec un bibelot attaché à une ficelle, l’avait appelé baga. Onomatopée de balancement, ou apocope pour bagatelle ? Peu importe. Le plus intéressant c’est que le même objet fut ensuite appelé paon. Les parents comprirent d’abord pan, chose avec laquelle on peut taper, faire pan ! Mais ce n’était pas ça. L’enfant avait vu, en gravure ou au naturel, un paon faisant la roue, et il en était résulté dans son esprit un rapprochement entre l’épanouissement circulaire de ce grand éventail de plumes et la circonférence décrite par la rotation rapide du jouet au bout de la ficelle. — Dans une note moins gaie, un passage du Horla, conte écrit par Maupassant alors que déjà il devait se sentir frôlé par l’aile d’ombre de la démence, est remarquable comme exemple d’irruption dénominative. Celle-ci émerge, sinistre, d’une subconscience envahie par la hantise de la possession : « … Il est venu le… le… comment se nomme-il… le…. il me semble qu’il me crie son nom, et je ne l’entends pas… le… oui… je le crie… comment … J’écoute … je ne peux pas… répète .., le… Horla… J’ai entendu… le HorIa… c’est lui.. le Horla… il est venu !… » Ce nom semble représenter une quintessence morbide des images évoquées par horreur hurler holà ! Les prophètes et les prophétesses du Vivarais avaient un mot :  Tartara ! auquel ils attribuaient la vertu de mettre en fuite les troupes royales, et qu’ils vociféraient à leur rencontre tout en soufflant d’un air furieux (46). Cet exorcisme-anathème, dû primitivement, c’est probable, à l’automatisme de quelque inspiré,  puis imité et préconisé par les autres, est-il en rapport avec le Tartare, lieu infernal, ou avec les Tartares, peuple dévastateur ? Quoi qu’il en soit, c’est fort expressif comme malédiction. — Il y aurait à rechercher si les jeux étymologiques souvent abracadabrants, où se complaît l’imagination subliminale, ne sont pas pour quelque chose dans les vocables barbares dont se composent ou en partie certaines formules magiques, incantations, évocation conjurations, et notamment dans ces noms de dieux de l’ancienne Egypte que l’on croyait d’autant plus efficaces pour « lier » la divinité qu’ils étaient d’une formation plus énigmatique et plus bizarre. Les écrits gnostiques déjà cités (voir ci-dessus, p. 20) renferment des noms analogues : zaxajaraV, Baincwwwc, etc. (47)

§ 3. — Formations néologiques systématisées, glossopoièse.

Venons-en aux cas où l’effort de fabrication verbale se systématise, se généralise, au lieu de se restreindre à l’apparition de néologismes plus ou moins isolés. Cette systématisation va parfois jusqu’à doter la conscience d’un véritable dictionnaire, où chaque terme glossolalique répond à un terme du langage courant (48). [p. 32]

La « langue intérieure » de la voyante de Prevorst est loin d’avoir été décrite et étudiée avec la même rigueur scientifique que le martien de Mlle Hélène Smith. Voici l’essentiel de ce que Kerner nous en apprend.

Dans son état hémi-somnambulique, Mme Hauffe parlait une langue qui lui était, disait-elle, naturelle et innée. A l’état de veille, elle n’en avait aucune idée. Cette langue, qu’elle prétendait être semblable, à celle qu’on parlait du temps de Jacob, était sonore, d’un cachet oriental, et demeurait dans ses expressions tout à fait constante, de telle sorte que des gens qui l’entendaient souvent apprenaient peu à peu à la comprendre. Mme H. disait que cette langue lui permettait d’exprimer ses sentiments les plus intimes, et que si elle voulait alors dire quelque chose en allemand, il lui fallait, le traduire. C’était une langue de la vie intérieure, qui n’avait point son siège dans la tête, mais dans la poitrine, Herzgrube [localisation symbolique correspondant sans doute à la nature essentiellement affective de cet idiome]. Lorsqu’on lui demandait de nommer, une chose dans cette langue, sans qu’elle y fût intérieurement poussée, elle devait d’abord considérer la chose, puis le nom lui venait. Des philologues, consultés, ont trouvé ça et là des mots rappelant le copte, l’arabe, l’hébreu. Nous reviendrons sur quelques-uns de ces emprunts xénoglossiques. Parmi les expressions et les phrases reproduites par Kerner (t. I, p. 220 suiv.), relevons les suivantes, avec la traduction allemande en regard :

Handacadi = Artz. — O mia criss = Ich bin. — Optim poga = du musst schlafen Alentana = Frauenzimmer. —O mia da = Ich habe. Un = zwei ( !) —O nimio pachadastin = ich bin eingeschlafen.
Chlann = Glas. — Io = hundert.
Schmado = Mond. — Quin = dreissig.   — Posi anin cotta = Der Ring ist voll.
Nohin = Nein. — Bona finto girro = man soll fortgehen
Nochiane = Nachtigall. — O pasqua non ti bjat handacadi = willat du mirnicht die Hand geben, Artz ?
Biana fina = vielfarbige Blume. — Girro damin chado = man soll dableiben.
Moï = wie. — Mo li arato = ich rube.
Toi = was.

Mmm Hauffe avait aussi une « écriture intérieure. » Cette écriture a ceci de remarquable — et d’effroyablement compliqué ! — quelle se combine avec des chiffres, qui en représentent l’élément essentiel et le plus profond.

« Le mot auquel je n’ajoute pas un chiffre, » disait la voyante, « a pour moi peu de signification ….. Dieu sans chiffre signifie purement et simplement Dieu, mais avec son chiffre ce mot exprime pour moi toute l’essence de Dieu, il est comme éclairé par les nombres, on est, introduit dans sa profondeur. » Elle ne pouvait fournir un alphabet complet de l’écriture intérieure. Une seule lettre, assurait-elle, représentait souvent tout un mot. Chaque lettre était ainsi comme un nombre, nombre moins significatif, qui devait être rehaussé par un autre placé [p. 33] au-dessus. Kerner donne des spécimens de cette écriture (tableau n° 5. cf. p. 224). C’est un insigne grimoire : graphismes sinueux, entortillés, auxquels s’ajoutent les points et les signes divers représentant les chiffres. Les quelques lettres données isolément sont de simples traits, courbes ou droits, verticaux, horizontaux ou obliques. Dans les mots trop rares dont la prononciation est notée à côté de la reproduction écrite, on ne parvient pas à retrouver les correspondances phonético-graphiques indiquées par ce fragment d’alphabet. L’impression d’ensemble est que le rapport entre les signes et les sons et en tous cas moins appréciable qu’entre les sons et le sens, encore que Kerner ait peut-être exagéré la constance de ce dernier rapport. On dirait une sorte de sténographie affective, une notation subjective et cryptographique des images émotionnelles évoquées par les mots. Ceci d’ailleurs est absolument d’accord avec les propres déclarations de Mmm H. citées plus haut.

Le livre de Kerner renferme incidemment la mention d’une autre somnambule créatrice de langue, au sujet de laquelle il renvoie à un recueil difficile à trouver (49). Dans la « langue particulière » de cette personne (eigenthümliche Sprachej, ni était l’article masculin, na l’article féminin ; ni monarto signifiait le chien, na clemos le chat (die Katze), ni blamiochor le fiancé, na blamiria la fiancée, et Clemlor tona in clin aswinor, parce que je t’aime, je me querelle avec toi … (50).

Quand l’élaboration néologique porte sur des vocables assez nombreux, et d’une signification assez constante, on peut arriver, moyennant une connaissance suffisante « tant des lois de la linguistique que des incohérences du rêve (51), à déterminer par quelles associations extraordinairement complexes ou au contraire déconcertantes à force de naïveté, s’est constitué tout cet organisme verbal. On se rappellera les étymologies martiennes, si ingénieusement démêlées par M. Henry.

Les analyses minutieuses dont le martien à été l’objet, les nombreux échantillons qui ont été publiés de cet idiome planétaire, nous dispensent — surtout ici — d’en parler plus au long. Qu’il nous suffise de nous référer aux conclusions de cette vaste enquête, conclusions, qui, selon toute apparence, pourrait aussi s’appliquer en bonne partie aux autres cas de glossopoièse automatique. Le martien n’est n’est pas un simple jargon — puisque dans le jargon les déformations se poursuivent sans aucune irrégularité, — mais bien un argot, œuvre d’une intelligence enfantine « persuadée que l’on crée une langue en subsistant à chacun des mots de son parler familier un mot aussi [p. 34] différent que possible, qu’on croit inventer et qu’on ne fait qu’adapter en altérant (52). Quoique procédant d’un phénomène de régression la langue martienne ne peut pas être assimilée à un langage ancestral ; les matériaux dont elle est forgée sont empruntés à un moi subconscient trop riche en souvenirs linguistiques scolaires ou livresques (53). Mais si, en ce sens et à cet égard, elle peut être dite artificielle, elle n’en dépend pas moins des lois générales qui président à la formation du langage humain : « les voies et activités dont, se sert la subconscience de Mlle Smith dans les états hypnoïde où elle fabrique son idiome imaginaire sont foncièrement les mêmes que celles qui régissent les transformations spontanées des idiomes réels dans la vie des peuples » Il (Nouvelles observations., p. 146). Par tout l’inconscient qui est entré en jeu dans sa formation, par toutes les influences esthétiques et émotionnelles qui y ont collaboré, « le martien a bien le cachet d’une langue naturelle… Il porte en ses tonalités caractéristiques l’empreinte d’une disposition affective particulière…, d’un état d’âme spécial qu’on peut appeler l’état martien d’Hélène ». (Des Indes, p. 224-225).

Ces dernières lignes de Flournoy ne nous font-elles pas constater une fois de plus l’unité foncière des phénomènes de glossolalie, qui, des plus inférieures aux plus élevées, dérivent tous d’une conversion, d’une altération du moi dont les manifestations phoniques trahissent le caractère émotionnel.

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III

Xénoglossie. 

La xénoglossie, dont il nous reste à parler, ou emploi d’une langue étrangère non apprise, a été pendant longtemps la forme consacrée 
sous laquelle on se représentait le « don des langues » dans l’Eglise.

L’hagiographe des Actes des apôtres paraît bien avoir compris ainsi la scène qu’il décrit au chap. Il de cet ouvrage. Certaines de
 ses expressions peuvent faire penser à une traduction instantanée de l’araméen des disciples dans l’esprit des auditeurs étrangers : chacun les entendait parler dans sa propre langue (vers. 6, cf. 8, 11). Mais les [p. 35] termes mêmes dans lesquels le fait est introduit dans le récit sont en faveur d’une explosion de polyglottisme collectif (v. 4). D’autre part, il y a contradiction entre cette idée et certains traits de la narration qui pourraient bien en constituer le fonds historique et primitif, et qui sont remarquablement conformes à ce que l’apôtre Paul dit de la glossolalie à Corinthe. Ainsi, les moqueries de certains assistants et l’accusation d’ivresse jetée à la face des inspirés (Actes II, 13) nous rappellent le passage de l’épître où s’exprime la crainte que le langage étrange et incompréhensible des glossolales ne les fasse passer pour fous (1Cor. XIV, 23).

Quoi qu’il en soit, les écrivains ecclésiastiques depuis Origène (Ad Rom. I, 13), enseignent clairement que les disciples, le jour de la Pentecôte, ont reçu le don de parler toutes les langues des peuples. Et cette conception fut aussi introduite, on peut dire de force, dans les textes de Paul, où il est pourtant manifestement question de tout autre chose (54). Un pareil malentendu ne pouvait que compromettre aux yeux d’une exégèse mieux informée, la cause de la xénoglossie en général. Mais ce n’eût été encore rien, sans le résultat absolument négatif, au point de vue philologique, des investigations auxquelles certaines glossolalies modernes furent soumises par des linguistes compétents. — Par exemple, lors des manifestations glossolaliques qui inaugurèrent ce que les Irvingiens appellent le « renouvellement des dons de l’esprit, » les personnes chez qui ces manifestations se produisirent, à commencer par la jeune et pieuse Mary Campbell, crurent de bonne foi parler des idiomes en usage chez des peuples étrangers. Elles avaient prié pour obtenir ce « don des langues, » avant-coureur de la parousie attendue. Vérification faite, on dut reconnaître que leurs « uttérances », — y compris celles que Miss Campbell prétendait être en dialecte des îles Palaos, et qu’elle écrivait en caractères d’aspect exotique, — ne se rattachaient à aucune langue existante et ne signifiaient en réalité rien (55).

On a conclu de ces déconvenues que le fait d’employer des expressions et des phrases étrangères sans les avoir normalement apprises ne saurait être que du domaine de la légende, — ce qui n’est pourtant pas le cas.

[p. 36] § 1. – Irruption isolées de mots étrangers

Il arrive fréquemment que des mots. étrangers passent tels quels, ou avec des déformations trop légères pour les rendre méconnaissables, dans le pseudo-langage ou les combinaisons néologiques dont nous avons parlé précédemment. Rien n’est plus naturel ; car d’une part le plus intense effort de création verbale ne peut dégager l’homme des souvenirs latents où il est bien obligé de puiser la matière de ce qu’il croit inventer ; d’autre part les suggestions relatives au parler en langues étrangères constituent un appel direct à toutes les réminiscences linguistiques emmagasinées dans le subliminal.

Lors de la réunion d’adeptes spirites où ses automatismes débutèrent (sous la forme d’une simple exclamation anglaise suivie de murmures), Le Baron, en proie à une crise nerveuse, entendit un des clairvoyants du groupe déclarer que des fantômes d’anciens Egyptiens apparaissaient au-dessus de lui. Plus tard, étant allé consulter en conséquence un occultiste qui se disait en relations avec un prêtre de la maison de Rhamsès, il fut salué comme Rhamsès en personne dans un discours en langue étrangère que le secrétaire de ce mystagogue traduisit aussitôt. Il avait bien là de quoi mettre en mouvement toutes les bribes égyptiennes et en général orientales qu’un homme de lettres comme Le Baron avait pu absorber au cours de ses études et de ses lectures. L’ensemble, il faut le croire, ne représentait pas un bagage bien considérable, puisque sa subconscience a dû recourir à de puérils bouche-trous comme Egypto, Ra et Indo, — à des emprunts linguistiques qui n’ont rien d’oriental et encore moins d’égyptien (mots grecs et latins), — et en somme au procédé classique du pseudo-langage, qui consiste à réunir dans un pittoresque pêle-mêle tout ce qui ne ressemble pas à la langue maternelle du sujet. Si l’on se place au point de vue de la suggestion qui l’a engendré, — suggestion dont la direction est nettement marquée par les idéogrammes égyptiens que Le Baron aperçut en rêve avant l’apparition des sons inconnus, — ce pseudo-langage peut être envisagé comme une xénoglossie avortée.
Par son caractère général, la langue intérieure de la Voyante de Prevorst trahit l’intention de parler oriental, conformément à la croyance qui faisait de l’Orient le berceau de la race humaine et du langage humain. Cette croyance était commune à Kerner et à Mme H. (I, p. 221, 250). On se souviendra d’ailleurs qu’un orientalisme conventionnel et naïf, — amples vêtements flottants, gestes hiératiques, langage sentencieux et imagé, — est la monnaie courante du médianimisme ; plus d’un désincarné dûment photographié en séance spirite, se présente sous l’aspect d’un personnage à grande barbe, coiffé d’un turban. En outre, parmi ses néologismes, Mme H. employait çà et là des termes qui ont pu être philologiquement identifiés, — ou à peu près. (En ce qui concerne le copte, nous déclinons toute capacité de vérification). Kerner cite entre autres Bjat, combinaison copte-hébraïque de bi ou pi (article) et de jad (main) — [p. 37] pi jogi (les brebis), — El Schaddaï (en hébreu: le Tout-Puissant), — Bianachli (widriges Gefühl), d’une raçine hébraïque qui signifie soupirer).

Dans l’échantillon irvingien cité page 21, le lecteur aura relevé les vocables grecs hippos,  aristos. En voici un autre qui, à côté de pseudo-vocables d’aspect anglais, renferme des termes latins reconnaissables quoique assemblés sans aucun sens (d’après Miller op. cit. p. 72, et par M. Chaponniere) :

Y this dil emma sumo
Hozeghin alta stare
Holimoth holif awthaw
Casa sera hast[h] a caro
Yeo cogo homo.

Naturellement, les mots étrangers peuvent surgir automatiquement dans une phrase en langue ordinaire. On trouve dans Des lndes (p. 300, 310, etc.) de remarquables exemples vocaux et graphiques de termes hindous incorporés à un contexte français, parfois à faux, d’ailleurs, au point de vue du sens. Le sujet, la conscience envahie par son somnambulisme oriental, substitue involontairement aux noms français les vocables exotiques, qui sont mieux dans la couleur et dans la note de son rêve. Ici il faut mettre en cause, comme là propos des néologismes spontanés, le plus ou moins de rendu émotif d’une appellation donnée. Les personnes revenant de l’étranger mêlent volontiers de l’allemand ou de l’anglais à leurs récits, manie assez déplaisante où n’entre cependant pas que de l’affectation, mais aussi un fait psychologique : les termes qu’elles emploient de la sorte sont étroitement liés pour elles à un ensemble de représentations et de sensations dont le français ne donnerait pas l’équivalent exact. A plus forte raison ces irruptions se comprennent-elles quand une locution étrangère, fût-elle unique de son espèce dans la mémoire du sujet, représente le point de jonction vibratoire de deux couches mentales qui se superposent dans le moi désagrégé.

Nous croyons qu’on a eu raison de statuer un rapport historique et psychologique entre les phénomènes de glossolalie du christianisme primitif et le maintien des formes syriaques Abba ! (Père!) et Maranatha (Notre Seigneur vient, ou, à l’impératif : Notre Seigneur, viens !), dans la liturgie naissante des Eglises hélléniques (Rom. VIll, 15 ; Gal. IV, 6 ; 1 Cor. XVI, 22 ; Didaché X, 16). Il ne faut pas oublier que cette liturgie s’est formée, en partie tout au moins, par la ritualisation graduelle de ce qui s’était produit à l’origine sous la forme explosive d’une « manifestation de l’Esprit ». A supposer même que nul automatisme verbal n’ait contribué à l’introduction de ces termes araméens dans le vocabulaire pieux du pagano-christianisme, nous aurions là une analogie propre a nous faire comprendre ce qui se passe automatiquement dans certains cas. [p. 38] L’état mental des mystiques a toujours impliqué une prédilection instinctive pour ces sortes de mots de ralliement de la piété, qui impressionnent d’autant plus qu’on les emprunte aune langue plus inusitée. Comme le dit excellemment Weizsaecker : « Si Paul emploie le terme araméen, chaque fois accompagné de sa traduction grecque, c’est qu’il en a vue une formule usuelle connue partout
 où l’Evangile avait pénétré et qui par le maintien de l’expression originale, entourait ce nom de Père d’une solennité particulière pour lui conserver sa pleine signification. » (56) —Les gnostiques, valentiniens, lisons-nous dans Eusèbe, se servaient de noms hébreux ou barbares pour mieux frapper l’imagination de leurs initié (H. E. IV, 11, 5. — 7, 7.) Comparer également la prescription de Zoroastre : ouomata Barbara mhpot allaxhV, avec le commentaire de PselIus : « Il y a dans tous les peuples des noms qui sont de tradition divine et qui ont dans les mystères, une ineffable vertu. Ne les traduis donc pas en langue grecque. Tel est le cas, par exemple, de Seraphim, de Cheroubin, de Michaël, de Gabriel ; dits ainsi, en langue hébraïque, ils ont dans les mystères une vertu ineffable, qui s’affaiblit quand on les remplace par les noms grecs. » (57) 

§ 2. – Contrefaçons linguistiques.

Au leu de surgir isolément, ou d’apparaître au, milieu d’un verbiage sans caractère linguistique définissable, les expressions étrangères peuvent être délayées dans une série de sons qui ne signifient rien, mais qui par leur contexture et leur tonalité rappellent étonnamment la langue à laquelle ces expressions étrangères appartiennent. On a ainsi un idiome imité, une pseudo-langue, avec un substratum authentique et consistant qui a servi de modèle à tout le reste.

Ce second degré, dans la xénoglossie, est représenté de la manière la plus typique par les textes hindous de Mlle Smith. C’est un « mélange d’articulations improvisées, et de véritables mots sanscrits adaptés à la situation ». (Des Indes, p. 294).

A la question de savoir si l’ensemble représente du sanscrit, « il faut répondre évidemment non », déclare M. de Saussure, consulté à ce sujet par M. Flournoy. « On peut seulement dire : — 1°) Que c’est, un méli-mélo de syllabes, au milieu desquelles il y a incontestablement des suites de huit à dix syllabes donnant un fragment de phrase ayant un sens (phrases surtout exclamatives, par exemple : mama prya, mon bien-aimé ! mama soukha, mes délices!) — 2°) Que les autres syllabes d’aspect inintelligible, n’ont jamais un caractère anti-sanscrit, c’est-à-dire ne représentent pas des groupes en opposition avec la figure générale des mots sanscrits. — 3°) Enfin, que la valeur de cette dernière [p. 39]  observation est d’autre part, assez considérablement diminuée par le fait que Mlle Smith ne se lance guère dans les formes de syllabes compliquées et affectionne la voyelle a ; or le sanscrit est une langue où la proportion des a par l’apport aux autres voyelles est à peu près de 4 à 1 ; de sorte qu’on ne risque guère, en prononçant trois ou quatre syllabes en a, de ne pas rencontrer vaguement un mot sanscrit. » (Des Indes, p. 303). Considérant que jamais ce prétendu sanscrit n’a été traduit littéralement comme le martien, mais que Léopold (sous-personnification de Mlle Smith), « s’est borné à en esquisser quelques interprétations libres et vagues », M. Flournoy conclut que « ce n’est pas aux textes martiens proprement dits qu’il faut comparer l’hindou d’Hélène, mais à ce jargon pseudo-martien débité avec volubilité dans certaines séances, et qu’on n’a jamais pu ni recueillir sûrement, ni faire traduire par Esenale [autre création subliminale, drogman imaginaire pour les communications de Mars à la terre]. » (p. 307). M. Henry est du même avis, tout en reconnaissant que pour être arrivé à obtenir un pastiche aussi remarquable des sons et des intonations du sanscrit, « il a fallu que le sujet se fût assimilé avec une justesse surprenante les caractères extérieurs de cette langue. » (Le langage martien, p. 21).

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On voit par là combien ont besoin d’être contrôlées les assertions de ceux qui prétendent avoir soudain parlé une langue étrangère non apprise, ou avoir entendu une autre personne la parler. Cela peut n’être que de la pseudo-xénoglossie. L’erreur est naturellement d’autant plus facile, que l’auditeur a de cette langue une connaissance plus imparfaite. Kussmaul, dans une observation souvent citée, raconte qu’un paraphasique venu pour le consulter lui tint poliment et avec facilité un long discours composé de mots allemands ajoutés l’un à l’antre sans aucun sens. « Un étranger ignorant notre langue, dit-il, aurait cru voir un homme intelligent tenant un discours sensé (58) ». Les chances d’illusion, pour un étranger, auraient été égales, si ce malade avait assemblé des sons imitant des mots, avec intercalation de temps en temps d’un mot authentique. C’est ce que font précisément, dans une langue autre que la leur, bon nombre d’inspirés à qui le « « don des langues » ne peut être attribué que par incompétence philologique ou insuffisance de contrôle.

Un prophète-glossolale irvingien du nom de Baxter raconte ce qui suit : « Un jour, un fort pouvoir vint sur moi, mais pendant longtemps je n’éprouvai aucune impulsion à m’exprimer ; puis une phrase en français fut placée avec vivacité devant mon esprit et je l’exprimai. Puis vinrent des sentences en latin, et à de courts intervalles, des sentences en plusieurs autres langues, autant que j’en pouvais juger par la dissimilitude des sons et par la manière dont les divers organes de la prononciation étaient mis en mouvement. Ma femme, qui [p.40] était présente, déclara que quelques-unes de ces phrases étaient en italien et en espagnol ; elle sait lire la première de ces langues, mais elle connaît fort peu l’autre. Dans ce cas-là, du reste, elle ne put ni interpréter ni retenir les mots prononcés. » Comme le remarque M. Chaponnière, à qui nous empruntons cette citation, il y a de fortes présomptions pour que ces mots n’aient été en réalité ni de l’italien ni de l’espagnol, mais des sons rappelant ces deux langues. On peut aussi se demander jusqu’à quel point sont correctes et authentiques les « langues étrangères » que se mettent à parler les adeptes du récent réveil en Norvège, à commencer par le revivaliste Barral. « Je sentis, déclare-t-il, une force particulière [entrer en moi], et je commençai à parler dans une langue étrangère. Quelle langue était-ce ? Je ne le sais pas encore. Je prie Dieu de me le faire savoir. » Et après avoir assuré que ce soir là, il se servit d’au moins huit langues, il ajoute fort significativement : « Comment pouvais-je savoir que c’étaient des langues différentes ? J’avais la sensation que les organes de ma bouche se plaçaient différemment. La force s’emparait de ma mâchoire inférieure et de ma langue, et provoquait l’émission de l’idiome étranger… Une fois, cela me fit mal dans les canaux respiratoires ; je crois que c’était du gallois. Je connais cette langue [?]. Une autre fois, ce furent des tonalités nasales, je pense du français [sic]. Je crois positivement avoir parlé italien. » (Sabbathklänge, p. 73). Tout cela est, comme on le voit, terriblement sujet à caution. Il est aussi question d’une certaine langue, prise pour du siamois, qui pourrait bien être de la même famille que le dialecte des Iles Palaos jadis parlé par Miss Campbell. On invoque ailleurs le témoignage d’un professeur de langues ; qui, dans une réunion à Arvika, en Suède, « dut s’incliner devant le miracle », ayant entendu deux jeunes gens du pays s’exprimer tout à coup dans une langue que lui connaissait, mais qu’il savait pertinemment leur être inconnue (ibid., p. 201). Il est dommage que le dit professeur n’ait pas recueilli les phrases qui ont eu le don de le convaincre. Débité rapidement, le pseudo-latin composé à dessein par M. de Saussure pour donner une idée claire de ces procédés de contrefaçon subliminale (meate domina mea sorôre forinda inde deo inde sini godio deo primo nomine), pourrait bien être pris à première audition pour du latin véritable, même par une personne ayant quelque notion de la langue de Virgile. .

§ 3. — Xénoglossie proprement dite, « don des langues ».

Enfin nous arrivons à la xénoglossie proprement dite, ou « don des langues » de la tradition orthodoxe. Ce phénomène, d’ailleurs, n’est pas spécial à la religion chrétienne. Nous trouvons en tout cas, en dehors du christianisme, la croyance à la faculté de parler supra-normalement une langue jamais apprise. Et c’est bien en ce domaine qu’on peut dire qu’il n’y a guère de fumée sans feu. [p.41]

« Les Thébains », dit Hérodote, « rapportent un fait très surprenant. L’Européen Mys, passant d’oracle en oracle, parvint à l’enclos sacré d’Apollon Ptoos… Il entra donc, accompagné des trois citoyens élus par le peuple pour transcrire les réponses du dieu, quand, à l’improviste, le prêtre se servit d’une langue barbare. Ceux des Thébains qui accompagnaient Mys furent saisis d’entendre un tel langage au lieu de la langue grecque, et ne surent quel parti prendre. Mais l’Européen Mys leur prit la tablette qu’ils portaient, transcrivit les paroles du prophète et déclara qu’il avait parlé carien. » (VIII, 135. Trad. Gignet, Paris, 1875. — Le même épisode est mentionné dans Pausanias, IX, c. 23, § 3).

Jérôme, dans la Vie d’Hilarion (c. 22), fait la relation suivante, remarquable de précision, que nous reproduisons en abrégé: « Un dignitaire de l’empereur Constantin, dont la chevelure rousse et le teint blanc révélaient la province d’origine, à savoir la Germanie, maintenant le royaume des Franks, était dès son enfance possédé d’un démon, qui l’obligeait la nuit à hurler, à gémir et à grincer des dents. Muni d’une lettre de recommandation de l’empereur, il arriva à Gaza avec une suite imposante. S’étant informé du lieu où habitait Hilarion, il fut conduit au Monastère. Aux yeux et à la physionomie du visiteur, le saint reconnu à qui il avait affaire. Comme il le questionnait, le démoniaque fut soulevé de telle sorte qu’il touchait à peine le sol de ses pieds. Avec un rugissement formidable, il répondit en syriaque aux questions qui lui étaient posées dans cette langue. Vous auriez pu l’entendre, lui qui n’avait appris que le germain et le latin, parler avec son organe étranger le plus pur syriaque ; il n’y manquait ni les sons sifflants, ni les aspirations, ni aucune particularité du dialecte palestinien… Pour que ses interprètes, qui ne savaient que le grec et le latin, pussent aussi comprendre, Hilarion l’interrogea en grec, et il répondit également dans cette langue.»

Il y a des cas dans lesquels le « don » consiste à comprendre la langue auparavant ignorée. Le phénomène est alors non pas du côté de celui qui parle mais du côté de celui ou de ceux qui écoutent. Il n’est pas toujours facile de savoir si c’est dans un sens on dans l’autre qu’on doit interpréter les récits des auteurs.

D’après certains commentateurs il s’agirait dans le Livre des Actes, comme nous l’avons déjà dit, d’un Hörwunder plutôt que d’un Sprachwunder. — On peut aussi hésiter à propos de ce passage de la Vie d’Appolonius de Tyane (Livre 1, chap. 19) : « Je sais toutes les langues des hommes sans en avoir appris aucune », aurait dit le sage à son compagnon Damis. Et comme celui-ci manifestait de l’étonnement, Apollonius ajouta : « Ne vous étonnez pas si je comprends toutes 
les langues des hommes ; je comprends même leur silence. » D’après la suite du récit, d’ailleurs, Apollonius se servit d’un interprète, Et la narration de Philostrate est dans son ensemble trop sujette à caution pour qu’on puisse citer cette anecdote autrement que comme intéressant parallèle aux traits semblables — pour la plupart insuffisamment attestés — qui abondent dans l’histoire des mystiques chrétiens. — Ste Thérèse dit que sans savoir le latin elle comprenait [p. 42] le sens des psaumes latins (Autobiographie, chap. XVl). — La Demoiselle Dancogné, dont Carré de Montgéron mentionne les « chants en langue inconnue » avait aussi, assure-t-i1, le don de traduction intuitive. « Il lui arrive souvent, dans certains temps de ses extases, d’entendre le sens de tout ce qu’on lui dit en quelque langue qu’on lui parle et de répondre à tout d’une manière très juste. » (p. 73). — Le « don des langues » (élocution et non pas seulement compréhension), est attribué notamment à Elisabeth von Schœnau. Du Prel (59), donne de nombreux exemples empruntés aux auteurs les plus divers. Selon les temps et les circonstances, ce qui passe ici pour une preuve d’inspiration divine est regardé là comme un signe de possession démoniaque. Le Manuale exorcistarum met au nombre des marques du diable « la faculté de parler ou de comprendre une langue inconnue (ignota lingua loqui plurimis verbus, vel loquentem intelligere). Les Ursulines de Loudun répondaient en latin aux questions de l’exorciste.

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Parmi les faits modernes qui sont le plus dignes de remarque, citons les trois suivants, sans vouloir d’ailleurs les mettre sur la même ligne quant à la manière dont ils répondent au principe dit de Laplace, formulé ainsi par M. Flournoy : Le poids des preuves doit être proportionné à l’étrangeté des faits.

1. — En 1859, la Tribune de New-York publia une lettre du juge Edmonds, relative à un cas de « parler en langue inconnue au médium » observé par lui chez sa fille Laure. Le caractère de ce magistrat, universellement estimé, donne du poids à sa narration. En outre, d’autres personnalités digues de foi ont été témoins de ce qu’il raconte. Laure Edmonds, ayant commencé à fréquenter par curiosité les séances spirites, devint un « médium parlant ». « Elle connaît », écrit son père, « aucune autre langue que l’anglais et le français, ce dernier autant qu’elle a pu le parler à l’école ; et cependant elle a parlé neuf ou dix langues, quelquefois pendant une heure, avec une facilité et une aisance parfaites. » Chose à noter, elle n’obtenait pas ses communications à l’état de « transe », mais conservait la conscience d’elle-même et se rendait compte de cc qu’elle disait comme de ce qui se passait autour d’elle. Un jour, son père reçut la visite d’un certain Evangélidès, de nationalité grecque. Sans avoir jamais auparavant, affirme l’honorable juge, entendu une seule parole de grec moderne, elle se mit à causer avec ce visiteur dans sa langue à lui, cela eu présence de plusieurs personnes, et lui apprit la mort d’un fils qu’il avait laissé fort bien portant en Grèce, triste nouvelle que confirma une lettre arrivée dix jours après (60).

2. — Par lettre insérée dans le Christian World du 12 août 1878 un clergyman déclarait avoir été témoin de ce qui suit : Pendant une réunion d’études bibliques, une jeune dame était tombée en extase, et, les yeux fermés, elle s’était mise, sans savoir un seul mot d’hébreu, à citer les prophéties dans [p. 43] l’original, tandis qu’une de ses voisines, qui ne savait pas plus d’hébreu qu’elle mais qui était tombée dans le même état, interprétait les textes cités. Le même dimanche, deux autres dames, toujours dans cet état d’inconscience, s’était mise à prononcer en anglais de solennelles exhortations, tandis que d’autres dames, également ravies en esprit, interprétaient ces discours en français et en italien, langues qu’aucune d’elles ne pouvait, parler ni comprendre en dehors de cet état spécial.

3. — Dans le cas de Mme X, si consciencieusement analysé par M. Richet (61),
 il s’agit « de phrases, même de pages grecques, écrites par une personne qui ne sait pas le grec », « dans un état de somnambulisme ou de demi-conscience. ». Il y eut deux phases ou séries de communications. Durant la première (nov.-déc. 1899, été 1900), Mme X écrivait en transe, les yeux fermés, avec un tremblement convulsif et un visible effort, et sans paraître en conserver le souvenir au réveil. Puis, à partir d’octobre 1904, après une interruption de quatre ans, des textes furent obtenus que Mme X semblait copier sur un modèle hallucinatoire placé devant elle. Ces nouveaux textes sont pourvus d’accents, ce qui n’était pas le cas des premiers. De même que des caractères sanscrits et martiens se mêlent aux écritures normales de Mlle Smith (Des Indes, p, 53, 310, 313), il arrive aussi à Mme X, au moment où l’automatisme la gagne, de remplacer une lettre française par une lettre grecque : je ne vais… (Annales, p. 327). De ces communications, les unes reproduisent des passages de Platon. D’autres, les plus nombreuses et les plus étendues, ont une origine plus singulière. Elles sont textuellement, empruntées — cela soit dit sans rien préjuger en ce qui concerne les voies et moyens de cette provenance, — au Dictionnaire grec-français et français-grec (moderne) de Byzantios et Coromélas, ouvrage dont il existe un exemplaire à la Bibliothèque nationale, mais qui doit être excessivement rare à Paris (c’est à Paris qu’habite Mme X). Enfin, toute une série de phrases ne sont autres que des passages de l’Evangile selon St-Jean. « Mme X dit avoir un souvenir vague d’une édition grecque du N.-T., assez ancienne qui était dans sa famille. » Certains détails de la transcription parlent bien en faveur d’un modèle graphique ancien : piVeuwn au lieu de pisteuwn, et le signe 8 pour la syllabe av. D’autre part, l’édition-modèle doit avoir la division en versets ; ceux-ci en effet, dans le texte automatique, sont séparés par des points à la ligne, même quand ils se font suite (Jean, XIV, 12, 13, 14). Le mot de la fin est Hoschianna, en caractères hébraïques. C’est la formule implorative tirée du Psaume CXVIII, 25 (délivre! viens au secours !), qui, prononcée à l’araméenne (Hosanna !) est devenue dans la langue chrétienne une exclamation de louange. Mme X aurait-elle aperçu ce vocable sur les murs d’une synagogue ou sur la pierre d’un tombeau juif ? L’absence de points-voyelles dénote une origine épigraphique plutôt que livresque. Une erreur d’orthographe : caph au lieu de nun (les deux lettres se ressemblent), est en rapport évident avec l’origine visuelle du cliché mental. De même, pour ce qui est du grec, — qu’il provienne de Platon, du dictionnaire [p. 44] ou de l’Evangile, — Mme  X fait des fautes que seule peut commettre une personne transcrivant des mots de cette langue sans les comprendre: ainsi   δμίλους pour όμιλους, παρόδφ pour παρόδφ, μιχρόν pour μιχρόν. Ce qui complique la question, c’est que malgré ces lapsus, révélateurs d’une copie machinale, et à côté d’un grand nombre de passages, — dont plusieurs fort longs, — qui apparaissent sans rime ni raison sous la plume du sujet, il y a adaptation manifeste, de certaines phrases à des préoccupations personnelles ou à des circonstances extérieures déterminées. Voici par exemple la communication n° 2 :  χωρετε εγω χατισιος ονοματο Ανιωινος   Renouard χαρυσιωι ιω θεώ . Si l’on cherche dans le dictionnaire de Byzantios à onoma on trouve la phrase suivante : χαποιος όνόρατι ‘Ανιώνιος  un nommé Antoine. En faisant les corrections voulues, on obtient le sens : Salut. Je suis le nommé Antoine Renouard. Rendez grâce à Dieu. Le nom français de « Renouard », intercalé dans le grec, désigne Antoine-Augustin Renouard, éditeur et bibliophile (1770-1853), arrière grand-père de M. Richet. Mme X pouvait en avoir entendu parler. Rien de plus curieux que cette combinaison d’une phrase toute faite, d’un banal exemple de dictionnaire, avec des mots destinés à lui donner un sens spécial et personnel. On dirait, un correspondant novice empruntant des tournures au Parfait secrétaire, quitte à y ajouter quelques traits de sa façon. Une autre phrase, celle-ci reproduite sans modification ni adjonction, et qui signifie : Quand le soleil est à son déclin ou à son lever, les ombres s’allongent, se trouve dans le dictionnaire au mot, Εχτείνω. Au moment où elle fut écrite par Mme X, le soleil se couchait.  Deux mots isolés doivent faire allusion à l’état psycho-physique de Mm » X, éprouvée par un long effort de transcription : χόπος όυγγώρηόις (όυγχώρηόις, fatigue ; χόπος, pardon). Etc., etc.

L’interprétation psychologique des faits de xénoglossie est une question fort complexe. Pour autant que peut être éliminée l’hypothèse de la fraude consciente, — M. Richet l’écarte absolument en ce qui concerne Mme X, — deux facteurs paraissent intervenir, soit isolément, soit concurremment, dans ces sortes de phénomènes : la cryptomnésie et la transmission mentale.

Il est hors de doute que, souvent, ce sont des souvenir inconscients qui, mis en activité par une suggestion appropriée, fournissent les éléments constitutifs du parler en langues. Dans chaque cas, il s’agit de déterminer par quel canal ces mots et ces phrases sont venus en la possession du sujet. Il faut pour cela, naturellement, pouvoir se livrer sur place à une enquête approfondie, car la capacité d’absorption de la mémoire latente est phénoménale, et il faut tenir compte des plus lointaines possibilités de souvenir, des plus fugitives occasions de contact auditif ou visuel.

La difficulté varie beaucoup suivant les cas. Les recherches si minutieuses de M. Flournoy concernant
 l’origine des éléments authentiques du sanscritoïde de Mlle Smith ont abouti à des [p. 45] hypothèses très plausibles, non à un résultat positif. Il est pour le moins vraisemblable que le texte arabe, unique en son genre, qu’elle écrivit un jour, provient de ce qu’elle a eu sous les yeux une brochure portant le texte en dédicace (Des Indes, p. 289 et suiv.). A supposer que la xénoglossie véritable fût bien en cause chez les révivalistes de Norvège, il importerait de se demander, non pas seulement si ces gens ont appris et sont ordinairement capables de parler les langues dont il s’agit, mais s’ils n’ont jamais été en situation d’entendre ou de dire des paroles qu’ils prononcent dans ces langues. C’est ainsi qu’on peut s’expliquer le fait que les inspirés cévenols « parlaient toujours français dans le temps de l’extase » (Théâtre sacré, p. 22 et passim), même ceux qui d’ordinaire ne savaient que le patois. Le français, comme on l’a dit, était leur langue sacrée ; ils avaient la mémoire garnie de textes de la Bible et d’exhortations
 en style biblique, qu’on prononçait toujours devant eux en français. Il n’en fallait pas davantage pour alimenter une prédication qui consistait essentiellement en lieux communs, en répétitions incessantes des expressions grâce, miséricorde, repentance, en citations des livres prophétiques de l’Ancien et du Nouveau-Testament (62).

Même des cerveaux d’enfants ou de faibles d’esprits ont capables d’extérioriser à un moment donné, sous l’empire d’une surexcitation extraordinaire, d’une sorte de « transport de l’entendement », comme dit le pasteur A. Dubois (op. cit. p. 69), des perceptions verbales mécaniquement emmagasinées. Le fait suivant, cité par le même auteur, peut servir d’illustration et de type à tout ce qu’on a observé dans ce genre chez les Cévenols de l’époque héroïque : « Un pauvre idiot d’Alais (Gard) est atteint d’épilepsie. Dernièrement dans une de ses crises, il fut comme ravi en extase. Sa langue se délia tout à coup, et cet homme, catholique du reste, et dont le langage ordinaire, toujours énoncé dans le patois languedocien, porte au plus haut degré l’empreinte d’une grossièreté rebutante…, se mit en prières et y resta longtemps à exprimer, au grand ébahissement de ses amis qui l’entouraient, les pensées les plus pieuses et les plus relevées dans le français le plus irréprochable et le plus soutenu. Puis tout à coup, sans transition aucune…, il s’écrie avec le ton grossier qui lui est ordinaire, et cette fois dans le dialecte du pays : direz-vous maintenant que je suis un imbécile ? » (ibid., p. 72). — A propos des dons d’éloquence déployés au Pays de Galles par des illettrés, qu’on s’étonnait d’entendre s’exprimer dans le plus pur et le plus classique gallois (aussi la langue sacrée, véhicule du sentiment religieux dans ce pays), le révérend A. Fryer remarque que presque toujours ces improvisations consistaient en paroles de la Bible ou en hymnes appris par les cœur dès l’enfance (63). [p. 46]

Mais il faut bien convenir que la suractivité de la mémoire latente n’explique pas tout. On aurait tort sans doute de limiter son rôle aux cas où le phénomène ne consiste qu’en une répétition servile et machinale, Le sujet peut avoir été en situation d’absorber à son insu, non seulement des expressions, des phrases étrangères, mais la signification de ces phrases et de ces expressions, C’est le cas lorsque les connaissances linguistiques que recèle sa subconscience proviennent d’une grammaire, par exemple, ou d’un dictionnaire feuilleté dans un état d’hypnose ou simplement de rêverie ou de distraction, ou encore lorsqu’il s’agit de formules religieuses dont le sens est plus ou moins donné par les conditions dans lesquelles on les entend prononcer. Alors les automatismes soit graphiques, soit vocaux qui extériorisent ces acquisitions subconscientes sont susceptibles d’une certaine adaptation aux circonstances. Mais quand la possibilité d’une absorption auditive ou visuelle se réduit à trop peu de chose pour qu’on en puisse sérieusement faire état, quand d’autre part l’emploi de la langue normalement ignorée atteint à un degré de souplesse et d’à propos qui lui permet de se plier aux exigences et à l’imprévu d’une conversation, on est amené à croire qu’un autre facteur entre en jeu.

Ce n’est pas à distance, et sur la foi de documents dont la vérification directe est impossible, qu’on peut catégoriquement exclure une hypothèse au profit d’une autre, puisque parfois des observations de première main, poussées aussi loin que l’exige la méthode scientifique la plus sévère, n’aboutissent qu’à un gros point d’interrogation. Mais il est bien permis d’emprunter aux auteurs, —toutes réserves faites sur l’authenticité des exemples qu’ils citent, — de quoi préciser une distinction théorique qui a en elle-même son utilité. Nous disons donc que si Laure Edmonds a réellement conversé en grec avec Evangélidès, si le Germain démoniaque de la relation de Jérôme a réellement eu un dialogue en syriaque avec St Hilarion, — dans les conditions où l’on assure que cette conversation et ce dialogue ont eu lieu, — la cyptomnésie est impuissante à rendre compte de phénomènes pareils. Quant aux écritures grecques de MmeX, elles ont beau se composer de clichés tout faits ; leur nombre, leur diversité, leur étonnante conformité à l’original, leur appropriation partielle à ce que le sujet peut sentir, penser et. avoir à dire dans des situations variables, — trait qui contraste si singulièrement avec l’ignorance complète du grec que ces transcriptions dénotent par ailleurs, — tout cela est de nature à justifier [p. 47] la conclusion de M. Richet, qui préfère déclarer provisoirement en .présence de l’inexpliqué que de maintenir, au prix d’une invraisemblance par trop grande, l’hypothèse cryptomnésique.

Jusqu’à quel point éclaire-t-on la question en faisant intervenir, dans certains cas, la transmission mentale ? En parler n’est pas, si l’on veut, une explication. La manière dont la pensée se transmet aurait grand besoin, à son tour, d’être expliquée. Mais il s’agit, encore une fois, de grouper les faits.

La compréhension spontanée d’une langue étrangère, — pour autant qu’on peut écarter l’idée d’un simple réveil de notions linguistiques endormies, — suppose bien l’action directe du cerveau de celui qui parle sur le cerveau de celui qui entend. Ce ne seraient pas les mots alors, qui serviraient, de véhicule à la pensée, mais les représentations mentales exprimées et détaillées par les mots qui se communiqueraient au fur et à mesure en suscitant des images correspondantes. Il faut pour cela que le sujet parlant ne soit pas de ceux dont la pensée, en dehors même de l’élocution, s’incorpore aux images verbales qui la représentent, est « parlée en dedans » ; il faut tout au moins que chez lui, cette idéation par images verbales n’exclue pas la formation d’images surnuméraires, non verbales, dont la projection puisse s’effectuer indépendamment des mots. C’est dire que la question de la transmission mentale en général se complique ici d’une autre question, celle des transpositions idéo-verbales, des rapports entre la pensée et le langage intérieur ou endophasie (64).

La meilleure preuve comme quoi, dans de pareils cas, ce ne sont, pas les mots qui sont compris, mais les idées qu’expriment les mots, serait que la personne qui parle se servit de mots dépourvus de sens pour elle-même, et qu’alors 
la tentative échouât. Du Prel remarque que de telles expériences ont été faites, et cite entre autres celle du magnétiseur Lafontaine avec sa somnambule Clarisse. Celle-ci répondait, — mais toujours en français, sa langue maternelle, — 
à des questions en anglais, en espagnol, en portugais, en allemand et en italien. Puis « une question fut posée en hébreu ; la personne qui la posa dut la répéter à la demande de Clarisse qui dit alors : Je ne puis répondre ; Monsieur se moque de moi, il ne comprend pas lui-même la question qu’il m’adresse. » L’interrogateur avoua alors qu’il s’était fait donner par un ami une phrase en hébreu, dont il ignorait entièrement la signification ! Un autre assistant, sachant l’hébreu, ayant relu la même phrase, la somnambule en répéta aussitôt le sens exact en français (65). [p. 48]

Chez l’auditeur, un état de réceptivité psychologique pareil à celui des somnambules et des hypnotisés, — chez l’orateur, une idéation claire et nettement décomposée en images successives coïncidant avec l’émission des mots : ces deux conditions peuvent passer pour réalisées dans les cas précédemment cités, de compréhension d’une langue étrangère non apprise (voir ci-dessus, p, 41-43), ainsi que dans l’interprétation de la glossolalie par une personne autre que glossolale, — lorsque la signification des sons incompréhensibles, n’est pas simplement déduite des gestes qui les accompagnent. Exemple : Georges Mac Donald obtenant la faculté de traduire, en anglais les émissions courtes et espacées, de son frère James (Cf. Rossteuscher, p. 201). — A propos de phénomènes semblables chez les possédés, le P. Esprit du Bosroger écrivait :
 « L’intelligence d’une langue inconnue ne suppose pas moins un principe et un hôte étranger plus savant, que la prolation et l’énonciation. » A quoi Du Prel, malgré son occultisme, répond qu’il n’y a pas besoin de chercher très loin le principe étranger : c’est l’exorciste (Entdeckung, p, 241).

C’est également à la suggestion mentale que recourt Du Prel pour les faits de xénoglossie parlée. Sans doute si certains sujets, à l’état d’hypnose ou de somnambulisme, exécutent les actes, même assez compliqués, qu’on leur suggère mentalement, il peut y en avoir aussi qui prononcent, sans avoir besoin de les comprendre, les paroles qu’on leur dicté en pensée. Mais les choses sont loin de se présenter à l’ordinaire d’une manière aussi simple que dans le cas de cette jeune fille de Malabar qui, ayant été magnétisée par un fakir, articula avec netteté le premier vers de l’Odyssée que le voyageur Jacolliot avait scandé intérieurement (66). Peut-être faut-il voir quelque chose d’assez analogue dans les récits relatifs aux oracles rendus dans le propre idiome des étrangers venus pour consulter le dieu (67). On peut admettre que les consultants formulaient en esprit la réponse qu’ils souhaitaient obtenir, et que la personnalité vaticinante, dans un état voisin de la transe somnambulique, faisait écho à ce langage intérieur.

M. Pierre Bovet explique d’une façon semblable la réponse obtenue par Chéréphon au sujet de la sagesse de Socrate. II pense à un « chuchotement involontaire », perçu grâce à l’hypéracousie de la Sibylle intrancée, hypothèse qu’il convient de retenir à titre auxiliaire (68). — Il paraît établi que les Ursulines de Loudun n’auraient pas été capables, à l’état normal, de s’exprimer en latin comme elles l’ont pu pendant les opérations d’exorcisme auxquelles on les soumettait ; et il vient naturellement à l’esprit d’attribuer cela à la domination psychologique que leurs exorcistes exerçaient sur elles. D’autre part, jamais [p. 49] on ne réussit à leur faire parler autre chose, en fait de langues étrangères, que en latin de cuisine, et encore était-il émaillé de fautes qui ennuyaient fort les dits exorcistes, parce qu’on y pouvait voir une preuve contre la réalité de la possession. Et il est non moins naturel de penser que la mémoire subconsciente de ces religieuses, assidues aux offices et en fréquentes relations avec des gens d’Eglise, devait être fort riche en bribes latines. D’ailleurs ce fut surtout la supérieure, Jeanne de Belfiel, la plus instruite d’entre elles, qui fit les frais des interrogatoires. (Cf. Figuier, Histoire du merveilleux dans les temps moderne, 2e éd., Paris, 1860, T. l, p. 256-257).

Dans un cas comme celui de Laure Edmonds, il faudrait supposer que non seulement certaines phrases ont été transmises au sujet, mais qu’une communication télépathique lui a procuré en un instant la connaissance approfondie et complète d’une langue qu’il ignorait auparavant, supposition tellement inconcevable en elle-même qu’elle aurait besoin de s’étayer sur une certitude absolue de l’authenticité du fait. Nous ne croyons pas non plus’ qu’on rende le cas de Mme X beaucoup plus clair en admettant, avec M. Mangin (69) et M. Verral (70), qu’il résulte de la collaboration de deux sources ou personnalités, dont l’une choisirait les textes grecs en connaissance de cause, tandis que l’autre se bornerait à en copier l’image visuelle. Car enfin, si ces deux personnalités, X1 et X 2, sont deux modifications allotropiques de Mme X elle-même, il reste à expliquer comment ces clichés graphiques ont pu s’introduire dans son subconscient ; et s’il faut voir quelqu’un d’autre dans X1, celle des deux qui sait le grec, où est, et qui est ce quelqu’un ? Sans compter qu’alors cet inconnu doit être considéré comme n’ayant qu’une puissance limitée, qui l’astreint à faire copier, lettre par lettre, des textes donnés (71), hypothèse contredite derechef par certaines particularités telles que la substitution de Γαλλία à Ελλάϛ dans un texte où ce qui était dit de la Grèce est appliqué à la France (72).

On ne peut terminer autrement cette revue superficielle qu’en reconnaissant qu’elle nous amène de degré en degré, à des faits extrêmes et rares dont l’explication — en les admettant tels qu’ils sont rapportés — dépasse nos connaissances actuelles ou nos moyens actuels d’information.  

[p. 50] Conclusion.

II est temps de conclure un exposé que d’aucuns trouveront peut-être beaucoup moins instructif qu’il n’est long.

Ce qui ressort, avant tout, des observations recueillies, et groupées par nous tant bien que mal, c’est la possibilité d’établir dans ce domaine une classification strictement psychologique, indépendante de toute considération de date et de lieu. La constance avec laquelle les lois de la psychologie s’appliquent à la définition et à l’interprétation de ces sortes de phénomènes doit être tenue pour un fait acquis. Notre connaissance imparfaite de ces lois, et l’insuffisance scientifique de certaines enquêtes, nous laissent dans l’incertitude au sujet de plus d’un cas. Mais nous voyons dores et déjà qu’un facteur extra-psychologique, la race, par exemple, — à supposer que ce mot ait un sens, — n’a pas à intervenir comme élément de différenciation. La même variété caractéristique de glossolalie ou de xénoglossie, difficile ou non à expliquer, peut se rencontrer dans les milieux ethniques, historiques et sociaux les plus divers,

Ajoutons que les cas individuels rentrent dans les mêmes cadres, de description et d’explication que les cas collectifs. Le fait de la reproduction par contagion ne confère à ces derniers, aucune particularité assez accentuée et assez constante pour devenir distinctive. Les formes inférieures, plus fréquentes en proportion là où le phénomène affecte l’allure d’une épidémie, ne sont cependant pas les seules à se manifester collectivement. Le prétendu parler en langues des Irvingiens, si notoirement épidémique, est l’exact pendant du cas individuel de Le Baron, qui n’est pas un cas frustre, quoiqu’on en connaisse d’encore plus évolués. Il faut se dire aussi que l’investigation méthodique à laquelle un sujet isolé peut être soumis, détermine une certaine sélection parmi les manifestations qu’il est virtuellement capable d’obtenir. Et même les glossolales de haute marque se rapprochent, par bien des traits, du type verbo-automatique le plus régressif.

Naturellement, la connaissance du milieu, des antécédents personnels, des circonstances historiques et locales, est toujours utile. Sans compter qu’on a besoin de ces renseignements pour déterminer la provenance des ressources mentales dont chaque sujet compose la matière de ses automatismes verbaux, il les faut pour expliquer comment à tel moment, chez tel individu ou groupe d’individus, se [p. 51] sont présentées telles conditions psychologiques que l’apparition de la glossolalie suppose. Mais ce sont toujours ces conditions psychologiques, réalisées aussi bien à Corinthe au premier siècle de notre ère que de nos jours en pays scandinaves ou anglo-saxons, qui représentent l’élément essentiel du problème, c’est toujours à la psychologie comme telle qu’on doit recourir pour l’utilisation synthétique et rationnelle de tous les éléments d’information dont on se trouve disposer.

Il s’ensuit que les données de la science psychologique peuvent être appliquées directement et sans hésitation aucune à l’étude des manifestations religieuses du passé. Les vieux textes sur lesquels travaille l’histoire des religions sont pleins d’assertions et d’allusions dont le sens ne saurait être pénétré et la portée comprise que par une exégèse qui, sans cesser d’être philologique et historico-critique, appelle résolument la psychologie à son aide. On trouvera un spécimen de cette méthode dans un essai que nous nous proposons de publier prochainement sur la glossolalie, et autres faits du même ordre d’après les écrits du christianisme primitif. Plus on entre dans la discussion détaillée des textes, — ce que nous n’avons pu faire ici sous peine de surcharger outre mesure une nomenclature déjà trop encombrée de digressions, — plus l’on acquiert la preuve des affinités profondes qui unissent tous ces automatismes de la parole, interprétés dans toutes les religions et dans toutes les races comme phénomènes d’inspiration.

Notes

(1)  Flournoy. Des Indes à la Planète Mars, Genève, 1900, pp. 190-191.

(2)  Leroy E.-B. Interprétation psychologiques des visions intellectuelles chez mystiques chrétiens. Revue de l’histoire des religions, janvier-février, 1907, p. 47.

(3)  Radloff.  Das Schamanenthum und sein Kultus. Leipzig,  1885.

(4)  Ideler, Versuch einer Theorie des religiosen Walmsinns, Halle 1848-1850, T. I. p, 227.

(5)  Bois. Le réveil au  pays de Galles. Toulouse, 1906, p. 303.

(6)  G. Ballet. Le langage intérieur et les diverses formes de l’aphasie. Paris, 1888, p. 3.  — On sait que dans les cas d’aphasie progressive, c’est le langage émotif (interjections et exclamations) qui est le dernier à disparaître.

(7)  G. Ballet. op. cit. p. 9.

(8)  Berthoud. La mission romande à la baie de Delagoa. Lausanne, 1888, p. 21-22.

(9)  Court. Mémoires. Toulouse, 1885, tome I, p. 52.

(10) Bunyan. Grace abonding to the chief of Sinners, §§ 97, 102, 108 et passim

(11) Cf. Ribot. Les maladies de la volonté, p. 76, et passim.

(12) Ainsi chez les roestar’s, cf. Ideler, loc cit. p. 228.

(13) La définition que F. Godet (Commentaire sur la 1ère épitre aux Corinthiens, tome II, p. 321), donne à tort de la glossolalie comme telle : « Un milieu entre le chant et la parole, analogue à ce que nous appelons un récitatif » peut donc s’appliquer à certaines manifestations voisines du parler en langues.

(14) V. Henry. Le langage martien, Paris 1901, p. 33-34.

(15) Carré de Montgéron. Idée de l’état ‘es convulsionnaires, Utrecht, 1743, p. 73.

(16) Rossteuscher. Der. Aufban der Kirche Christi. 2me édit., Bâle 1886, p, 220.

(17) Ce n’est pas celle des prophètes hébreux de la grande époque (Amos. Esaïe, Jérémie) ; celle-ci n’est au fond qu’une prédication puissante et passionnée. L’extatisme prophétique dont nous parlons a fleuri dans tout le paganisme ancien, comme chez les Voyants de l’antique Israël (époque des Juges et des premiers rois). On le retrouve dans chrétienté primitive malgré l’opposition de que saint Paul statue contre le pouvoir de contrôle du prophète et l’automatisme du glossolale. (1 Cor. XIV. 32). Les .prophètes mentionnés dans la Didachè (Ile siècle) parlent έν πνόματ, « en extase. » in potestate Spiritutus (XI, 7 — Cf. Hermas. Mand. XI. 5 et ss.). C’est le Montanisme qui. en exagérant la prophétie extatique, l’a discréditée ; dès lors elle se localise dans les hérésies. et dans les sectes, dans les milieux nourris de croyances apocalyptiques et millénaire. En dehors du christianisme, elle est représentée par les phénomènes de magie et de divination qui s’observent notamment chez les Chamanes Yakoutes.

(18) L’Epiphane, Liv. 48, 4

(19) Misson. Le Théâtre sacré des Cévennes. Londres, 1707, p. 68.

(20) Flournoy. Chorégraphie somnambulique; Archives de Psychologie (juillet 1904) T. III p, 3.67.

(21) Dans la langue religieuse des Grecs, ce terme signifie non initié. Cf. Pausanias Il, e, 13, 6, el Meyer-Henricii, Der erste Brief an die Korinther, Kritisch exegetischer Kommentar. 8e éd . Göttingue, 1896, p. 382.

(22) Il ressort  d’une série de textes qu’on disait couramment λαλεἲν τώ πνεύματε pour λαλεΙν γλώτόαεϛ   πνευματιαόϛ ;  pour λαλών γλλώταΙϛ  Cf. 1 Cor. XIV, 2, 12, 14, 15, l8 ; XII, 1, XIV, 37,.

(23) Cité par Rossteuscher, loc. cit. p. 256.

(24) Jambliqe. De Myst. Egypt. III, c. 8.

(25) Le Baron. A case of psychic automatism. Proceed. S. P. R. vol. XII. P. 288 suiv.

(26) Weinel. Die Wirktungen des Geiztes und der Geisyer im nachapostolischen Zeitalter, Freiburg, i, B,1899, p. 77.

(27) Cité par Alphandéry, Revue de l’Histoire des Religions. Sept-Oct. 1905, p. 186.

(28) Cette tension est assez forte pour provoquer des hallucinations correspondantes : on nous a cité le cas d’un homme de très bonne foi qui affirma avoir « parler en langue » dans une réunion où il avait effectivement pris la parole, mais sans que les personnes présentes remarquassent rien d’anormal dans son langage.

(29) Cf. Schmidt. Gnostischte Schriften in koptischer Sprachte. Leipzig, 1892 (in Texte und Untersuchungen, VIII, I. 2). p. 221.

(30) Proceedings S. P. R. vol. XII, 277.

(31) Cité par Schwarz. Theologische Studien und Kritiken. 1877 ? p. 369, à propos du livre de Kühler, Het Irvingism.

(32) Déclarations presque textuellement concordantes d’un inspiré irvingien M . Taplin, et d’un jeune homme Norvégien du récent réveil.

(33) Sur les déformations du langage dans le rêve, voir Kraeplin, über Sprachstörungen im Traume. Psychologische Arbeitten, t. V., n°1, 10 avril 1906, p. 1-104.

(34) Cf. le récit de Mlle Smith concernant sa vision du Salève : « Parlant avec volubilité et avec feu, je me suis exprimée, pendant 10 ou 15 minutes. Dans une langue étrangère, croyant parler français,,, » D’après la nature des hallucinations qui ont constitué ladite vision, cette langue étrangère devait être, du pseudo-sanscrit.                          (Nouvel/es observations. p, 198).

(35) Comme cela arriva notamment à des prophètes irvingiens, qui ne savaient pas, après la crise, s’ils avaient parlé en anglais ou en langage inconnue.

(36) Cf. Des Indes, p, l52, à propos du pseudo-martien dont noud avons déjà parlé.

(37) Tel celui qui pour demande un bain sulfureux disait quiffie cholida. Cf. G. Saint-Paul. Le langage intérieur et les paraphasies. Paris 1904, p. 229 et 227-232 ; E. B. Leroy, Le langage, Paris, 1905, p, 138.

(38) Kreyner, Die mystischen Erscheibungen des Seelenlebens und die biblischen Wunder, Sluttgart, 1880, vol II., p. 204.

(39) Cité par Rossteuscher, loc. cit., p. 222.

(40) Ce dernier exemple emprunté aux glossolalies de l’inspiré Taplin (d’après M. Chaponnière),

(41) Cf. Delanne, Recherches Sur la médiumnité, Paris 1902, p. 409-411.

(42) Flournoy, Nouvelles observations, p. 177-178.

(43) C. Bos, Les élément affectifs du langage, Revue philosophique, oct. 1905, T. LX, p.364.

(44) Cf. Billroth, , Commentar Zu den Briefen des Paulus an die Korinlher,Leipiig, 1833, p. 178. — Godet, op. cit…p. 321-322. — KernerR, Die Seherin von Prevorst. I. p. 250, 253.

(45) Parmi les exemples cités par Kraepelin (op. cit.), il en est où l’on reconnaît simplement des mots usuels estropiés. Dans d’autres, il s’agit de Wortneubildungen, en partie susceptibles d’être comprises et étymologiquement expliquées.

(46) Brueys. Histoire du fanatisme de notre temps. Utrecht 1737, t. I. p. 175.

(47) Cf. Theologues (clemes), Das urchristliche Zumzenreden, in preussischen Jahrbüchern, 1897, p. 234 ; Chantepie de la Saussaye. Manuel d’histoire des religions. Paris, 1904, p. 111 ; Schmidt, Gnostische Schriften, p. 221, 381, etc.

(48) Ici encore on peut citer des analogies enfantines. Voir Stumff, Eigenartige sprachliche Entwickelung eines Kindes, Zeitschrift für pädagogische Psychologie und Pathologie, T. III, n°6, déc. 1901., p. 618-447.

(49) Archiv für den thierischen Magnetismus, T. VIII. P. 1.

(50) D’après Kerner, loc. cit., t. I, p. 250.

(51) Flournoy. Nouvelles observations, p. 148.

(52) V. Henry. La langage martien, p. 16.

(53) Ibd., p. 139.

(54) Voir par ex. l’exégèse de 1 Cor. XII-XIV dans Chrysostorne, dans Calvin.

(55) Miller. The history and doctrines of Irvingism, Londres, 1878, T, 1, p, 52 suiv.

(56) Weizsaecker. Das apostolische Zeitalter, 3eme édit., 1902, p. 557.

(57) Voir Meyer-Heinrici, op. cit., p. 380.

(58)  G. Saint-Paul, op. cit., p. 227.

(59) Du Prel. Entdeckung der Seele, Leipzig 1894, p. 235-258.

(60) Du Prel. loc. cit., p. 256-257 ; et Annales des Sciences psychiques, juin 1905, p. 319-321.

(61) Ch. Richet, Xénoglossie ; écriture automatique en langues étrangères. Annales des Sciences Psychiques, t. XV, p. 3t7-353 (juiil.l905.).

(62) A. Dubois, pasteur à Anduze : Les prophètes cévenols. Stassbourg 1861,  p. 62, 72-73.

(63) Fryer. Psychological aspects of the welsh Revival. Proc. S. P. R. vol. XXI, p. 91, (Déc. 1905).

(64) Sur ce point spécial cf. G. Saint-Paul, op. cit., p.58 et suiv.

(65) Lafontaine, Mémoires d’un magnétiseur, Genève, 1866, Tome I, p. 446-447.

(66) Baumstark, Der Orient, cité par Du Prel. p, 243

(67) Voir ci-dessus p, 41, et Lucien, Alex, 51.

(68) P. Bovet, La vocation de Socrate. Arch, de Psychol. T. VI, p, 261 (janvier 1907).

(69) M. Mangin, A propos du cas de xénoglossie de Mme X. Annales des sciences Psychiques, Ot. 1905, t. XV, p. 597.

(70) A. W. Verrall, Discussion of Prof. Richet, case etc. Proc. S. P. R. vol. XXI, p. 205.

(71) O. Lodge, Discussion, etc. Proc. S. P. R. vol. XXI, p. 195.

(72) F. Feilding et A. Johnson. Discussion, etc. Proc. S. P. R. vol. XXI, p. 245.

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2 commentaires pour “Histoire des glossolalies – Essai d’une classification des phénomènes de glossolalie. Par Emile Lombard. 1907.”

  1. brandenburgLe jeudi 10 novembre 2016 à 19 h 15 min

    Votre « psychologie » n’est pas une science:vous le dites vous-même-insuffisante,lacunaire- puis le contraire avec un ton dogmatique en parlant de « lois »!
    Par ailleurs, vous confondez volontairement tout de votre propre aveu,un saint Paul et des jobards.
    Enfin vous parlez de ce dont vous ignorez tout:figurez-vous qu’il est obligatoire que dans chaque diocèse catholique,uniquement, il y ait un exorciste chargé ,entre autres,de distinguer mystiques et possédés et ils en savent depuis des siècles mille fois plus que vous,un petit universitaire qui a lu Foucaud,l’homosexuel qui ne croyait pas au sida-invention des homophobes-et qui en est mort comme son jeune compagnon de partouzes Hervé Guibert.
    Conseils de lecture:L’ouvrage de Delacroix,agnostique,dont s’est inspiré Bergson pour « Les deux sources de la morale et de la religion » et qui a fini catholique et TOUS les numéros spéciaux des « Etudes carmélitaines » tous consacrés au problème de relation entre mysticisme et psychiatrie,revue hélas disparue.
    Ajoutez-y aussi « Les châteaux de l’âme » de sainte Thérèse d’Avila et tout saint Jean de la Croix et pendant que vous y êtes les mystiques rhénans comme le Bienheureux Ruysbrozek l’admirable,le bienheureux Henri Suso,sainte Hildegarde von Bingen,Docteur de l’Egliqe au IXe siècle,théologienne,philosophe,médecin,musicienne et mystique, mais pas maître Eckhard ni Tauler ou ,pire,le cordonnier Jacob Boehme,l’inspirateur des philosophes idéalistes allemands de leur propre aveu et qui ont conduit,à travers Hegel , au marxisme à gauche et au national-socialisme à droite et à la crétinerie partout-même Heidegger qui adhère au NSADP en 1933.
    Ceci fait-et vous en avez pour un bon moment-reprenez la parole mais en attendant taisez-vous,vous n’êtes qu’un dogmatique prétentieux et ignare,en clair un gauchard archaïque et qui attend pour une psychologie scientifique et matérialiste « les lendemains qui chantent » et « l’avenir radieux » qui n’ont créé que des camps de concentration pour les « dissidents » traités en malades mentaux:qu’il était bon « le temps des cerises »!mais votre temps est passé!

  2. Michel ColléeLe vendredi 11 novembre 2016 à 18 h 58 min

    Vous n’avez pas remarqué que cet article date de 1907, et que son auteur est certainement beaucoup plus érudit, et montre un ego moins hypertrophié que le votre. Que proposez-vous ? Qu’apporte votre critique ? Rien. Nous sommes dans l’inutile. Bon vent.