Victor Egger. La durée apparente du rêve. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingtième année, tome XL, juillet à décembre 1895, pp. 41-59.

eggerdureedureve0001Victor Egger. La durée apparente du rêve. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingtième année, tome XL, juillet à décembre 1895, pp. 41-59.

Cité par Freud dans sa bibliographie de la Science des rêves. 

Victor Egger (1848-1909). Psychologue et épitémologue , il enseigna la philosophie et la psychologie à Paris. Il fut à l’origine de la première description de ce que l’on nomme l’expéreince demort imminente. Quelques publications :
— La physiologie cérébrale et la psychologie. Revue des Deux mones. 1877.
— Sur les lapsus de la vision. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), troisième année, tome VI, juillet à décembre 1878, pp. 286-289. [en ligne sur notre site]
— Réponse à M. Joyau au sujet de mon article sur les lapsus de la vision. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), troisième année, VI, juillet-décembre 1878, pp. 438-439. [en ligne sur notre site]
— La naissance des habitudes 1880.
— La parole intérieure : essai de psychologie descriptive: thèse présentée à la Faculté des lettres de Paris. 1881.
— Le moi des mourants, Revue Philosophique 1896, XLI : 26-38.
— Le souvenir dans le rêve. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), tome XLVI, juillet à décembre 1898, pp. 154-157. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé plusieurs erreurs de typographie. – Les notes en bas de page ont été renvoyées en fin de texte. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 41]

LA DURÉE APPARENTE DES RÊVES

Dans le rêve célèbre que l’on peut intituler « Maury guillotiné », rêve cité et discuté ici par M. Jacques Le Lorrain, il y a deux choses extraordinaires : 1° la succession prodigieusement rapide des images ; 2° l’effet rétroactif ou rétrospectif de la sensation qui a provoqué cette succession d’images. Sur ces deux points je crois, tout bien examiné, que Maury s’est trompé et a, sans le vouloir, trompé ses lecteurs. Outre que le métier d’observateur n’est pas, en général, des plus faciles, l’observation des rêves a ses difficultés spéciales, et le seul moyen d’éviter toute erreur en pareille matière est de confier au papier sans le moindre retard ce que l’on vient d’éprouver et de remarquer; sinon, l’oubli vient vite, ou total ou partiel, l’oubli total est sans gravité ; mais l’oubli partiel est perfide ; car, si l’on se met ensuite à raconter ce que l’on n’a pas oublié, on est exposé à compléter par l’imagination les fragments incohérents et disjoints fournis par la mémoire ; dans l’entraînement du récit à haute voix, la logique de la vie réelle se substitue pour une part aux consécutions fantaisistes de l’état de rêve ; on devient artiste à son insu, et le récit périodiquement répété s’impose à la créance de son auteur, qui, de bonne foi, le présente comme un fait authentique, dûment établi selon les bonnes méthodes ; de la conversation il passe dans les livres; des livres il passe dans l’enseignement ; il t’ait autorité, jusqu’au jour où un esprit critique, M. J. Le Lorrain dans le cas présent, s’avise de le trouver peu vraisemblable et d’émettre des doutes sur sa rigoureuse exactitude. En réveillant parmi les psychologues un salutaire esprit de défiance, M. Le Lorrain nous a rendu service ; mais peut-être ai-je mieux compris son scepticisme que les raisons, trop purement théoriques et générales, sur lesquelles il l’appuie. Depuis longtemps, de mon côté, j’éprouve une certaine impatience à voir ce rêve partout cité sans discussion, et je vais dire les motifs de ma défiance.

II se trouve dans l’ouvrage bien connu d’Alfred Maury, Le sommeil et les Rêves, au cours du chapitre VI, intitulé « Des analogies [p. 42] entre le rêve et l’aliénation mentale », p. 161 de la quatrième édition (1878), p. 133-134 des deux premières (1861 et 1862) ; ce chapitre VI avait été publié tout d’abord dans les Annales médico-psychologiques en juillet 1853 ; le rêve de la guillotine et son contexte figurent dans cette première rédaction ; le même recueil, en janvier 1848, avait publié la première esquisse du chapitre IV, intitulé « Des hallucinations hypnagogiques » ; avant 1848, de son aveu, Maury n’a rien publié sur le sommeil.

D’autre part, dans la préface de son livre et surtout dans le premier chapitre, intitulé « Ma méthode d’observation », Maury explique ses procédés d’étude de manière à inspirer au lecteur le plus critique une confiance absolue dans les faits qu’il va rapporter ; il a voulu faire de la psychologie expérimentale avec toutes les précautions requises, avec une méthode rigoureuse et suivie, contrôlant l’observation par un jugement sévère, se défiant également de l’imagination et des théories préconçues, se faisant aider par les compagnons de sa vie, collaborateurs dévoués et sûrs, enfin et surtout consignant à mesure ses observations sur un cahier, ce qui lui permettait de faire après coup et en toute sûreté d’utiles comparaisons. J’ai sous les yeux l’article de 1848 ; il me semble bien que tous les faits précis qu’il y rapporte sont récents ; je crois donc pouvoir faire remonter à 1847 les premières observations suivies et écrites de Maury su’r les phénomènes du rêve. Dès lors il a eu, comme il le dit, une méthode, et toutes les observations faites selon cette méthode peuvent être acceptées avec confiance. Mais avant cette méthode il avait certainement appliqué aux rêves au moins une petite part de cette universelle curiosité qui a été de tout temps la marque distinctive de son esprit : sans cette curiosité spéciale, sans quelques premières observations faites sans dessein et sans méthode, il n’eût jamais eu l’idée d’insister davantage et de s’appliquer d’une manière suivie à la psychologie du sommeil. N’a-t-il donc pu, au cours de la rédaction de ses articles et de son livre, faire état d’anciens souvenirs non écrits, antérieurs à sa méthode et non garantis par elle ? Tel doit être le cas des faits relatés p. 133 de la première édition ; car ils se rapportent à la jeunesse de Maury, à sa vie d’étudiant :

« J’avais, dit-il, il y a vingt ans, l’habitude de lire tout haut à ma mère, et il arrivait souvent que le sommeil me gagnait. Je me réveillais si vite que ma mère ne s’apercevait de rien. Durant ces secondes d’un sommeil commencé et chassé aussitôt. Je faisais des rêves fort étendus. Un fait plus concluant pour la rapidité du songe, un fait qui établit à mes yeux qu’il suffit d’un instant pour [p. 43] faire un rêve étendu, est le suivant. J’étais un peu indisposé et me trouvais couché dans ma chambre, ayant ma mère à mon chevet. Je rêve de la Terreur », etc. Suit le récit, bien connu que M. Le Lorrain a copié dans l’ouvrage de M. Paulhan.

Les mots « il y a vingt ans » manquent dans Annales médico-psychologiques ; écrits en 1860, ces mots nous apprennent que le rêve de la guillotine a eu lieu vers 1840 ; Maury, né en 1817, avait vingt-trois ans ; c’était l’époque où il étudiait simultanément le droit, la médecine, et, en général, toutes les sciences (1). Il ne s’est pas occupé spécialement du sommeil avant 1847, et jusqu’en 1852 ou 1853, bien probablement, ce rêve est demeuré non écrit dans sa mémoire ; sans doute il l’a plus d’une fois raconté (2), et il l’a ainsi complété, organisé, systématisé ; il ne s’est jamais dit par la suite, car on ne pense pas à tout, que le même rêve, survenu plus tard, à l’époque de l’experientia, eût présenté sur ses cahiers et dans son esprit un aspect fort différent. Tel qu’il nous est donné, il est trop beau, trop complet ; entre l’idée de la Terreur et la sensation du couperet aucun intermédiaire ne manque, ou presque aucun : ce n’est pas là la logique imparfaite et boiteuse du rêve ordinaire. Pour en admettre l’authenticité, il faudrait tout du moins que de bons observateurs nous apportent, avec toutes les garanties requises, un certain nombre de rêves du même type. C’est ainsi qu’en archéologie certains monuments, considérés comme apocryphes ou suspects tant qu’ils restent isolés, deviennent authentiques à la suite de la découverte de monuments analogues. A-t-on remarqué que la méthode psychologique, quand il s’agit de faits exceptionnels ou bizarres, comme ceux du rêve, est identique à la méthode traditionnelle en médecine, celle des « observations » suivies de « discussion », et qu’elle ne ressemble guère moins à la méthode des sciences qui commencent par des collections, la géologie et l’archéologie ? Les faits qu’étudient toutes ces sciences, si différentes a d’autres égards, n’ont de valeur qu’en séries ; ils s’éclairent les uns les autres ; ils se commentent les uns par les autres ; ils n’ont de sens et parfois même de vérité que lorsqu’on a pu les comparer. En attendant cette confirmation, je doute, pour les raisons que j’ai dites et pour d’autres que je vais dire, de l’exactitude du récit [p. 44] de Maury ; il me rappelle ces statues antiques, trop habilement restaurées par des artistes de la Renaissance, auxquelles va quand même dans nos musées le respect traditionnel du touriste mal informé. Quant à tenter de lui enlever ses invraisemblances et de reconstituer le songe de la guillotine tel qu’il a dû avoir lieu en réalité, l’entreprise est délicate. Pourtant, voici ce qu’il est permis de supposer la flèche du lit n’avait pas fait grand mal au dormeur et ne l’avait pas brusquement, instantanément, arraché au sommeil ; la sensation d’une pression sur la nuque provoqua et un sentiment d’angoisse et l’idée de la décollation par la guillotine, qui se précisa chez ce jeune homme instruit dans l’histoire de France par l’idée du régime de la Terreur ; visions rapides et confuses d’un tribunal révolutionnaire et d’une prison, pendant lesquelles, notons-le, la crainte imaginative du couteau sur la nuque n’avait rien que de fort naturel un court instant après, cette crainte se change en l’idée du couperet imminent ou agissant, avec tableau plus ou moins précis correspondant à cette idée ; puis réveil. En tout, deux tableaux successifs ou trois ; d’abord, la crainte d’une sensation terrible ; ensuite, l’idée de cette sensation imminente ou actuelle ; du premier au second moment, un léger progrès dans l’élément du rêve qui correspond à l’impression tactile réellement sentie par le dormeur. Le rêve de Maury, ainsi simplifié, n’offre plus rien de merveilleux et devient vraisemblable. Je me refuse, jusqu’à preuve décisive, à croire qu’une sensation subite et très intense commence par rester absolument inconsciente et qu’au lieu d’envahir immédiatement la conscience elle provoque d’abord une série logique d’antécédents, se réservant de faire son apparition seulement quand, la série des antécédents entièrement déroulée, elle pourra se montrer avec une parfaite vraisemblance. On aura beau me dire que ces antécédents se succèdent avec une rapidité prodigieuse ; le temps ici ne fait rien à l’affaire ; la sensation qui provoque le rêve doit figurer à un titre quelconque dans le premier tableau et dans les suivants, et non pas seulement dans le dernier.

Des scènes successives peuvent d’ailleurs se présenter simultanément à la conscience du rêveur ; car l’imagination dans le rêve n’exclut ni le souvenir ni la prévision ; je me figure, par exemple, être dans telle ville de province ; en même temps je me dis que j’y suis venu de Paris par chemin de fer ; ou bien, inversement, je me figure que je suis dans une gare de Paris entouré de bagages pour prendre un train qui me mènera ici ou là. M. P. Tannery (3) a cité [p. 45] un rêve construit sur ce type : il assistait à un enterrement, et, en même temps, il se souvenait que la mort du défunt lui avait été apprise et racontée avec détails par tel ami. Maury a donc pu sur l’échafaud se souvenir du tribunal ; il a pu également devant ses juges prévoir l’échafaud et le couperet.

Si l’on note scrupuleusement les détails d’un rêve, on arrive ainsi souvent à le simplifier beaucoup, ce qui d’ailleurs n’en simplifie pas la description, bien au contraire. Un psychologue d’occasion racontera ses rêves comme autant d’anecdotes ; le récit en sera rapide et vivant, mais trompeur ; lorsqu’un psychologue exercé raconte les siens, il ressemble au critique d’art expliquant laborieusement un tableau dont nous saisirions en trois regards et le sens et l’effet ; il a soin de distinguer ce qui est image, ce qui est idée, ce qui est sentiment, c’est-à-dire ce que l’on voit ou entend, ce que l’on se dit, sans paroles, à propos des images, la nuance d’émotion qui accompagne les images et les pensées parmi les images ; il distingue non seulement les visuelles, les auditives et les autres, s’il s’en présente, mais encore celles qui sont ou paraissent vives et celles qui paraissent pâles et vagues, celles qui simulent des sensations et celles qui sont interprétées comme des souvenirs, etc., etc. ; bref, il s’intéresse bien moins à l’histoire racontée par le rêve qu’au moi dissocié, déséquilibré, anormal, qui a été l’auteur et la dupe de cette histoire. A procéder autrement il risquerait de transformer un fait psychologique intéressant en un mauvais conte fantastique (4). Autre est l’œuvre du romancier, autre celle du psychologue ; le romancier imite l’histoire vraie, la vie réelle ; le rêve, que le psychologue doit décrire tel qu’il est, le rêve a ses lois propres, différentes de celles de la vie réelle.

L’esprit lourdement positif qui se contente de nier les miracles ne comprendra jamais les religions. De même, s’il l’on veut comprendre le rêve, il ne faut pas nier simplement les merveilles du rêve. J’admets la succession rapide des images ; j’admets l’effet en apparence rétroactif de certaines influences physiques ; mais j’estime que ces deux faits sont exagérés dans le rêve de Maury, ce rêve ayant été mal observé par un psychologue amateur encore inexpérimenté, non encore en possession de la méthode qui lui a valu plus [p. 46] tard une légitime notoriété. Si l’on veut étudier après lui ces deux mêmes faits, il ne s’agit ni de les affirmer à la légère, ni de les nier brutalement, mais d’en déterminer exactement les circonstances et le degré et de démêler la part d’illusion qui, s’y mêlant à la réalité, peut tromper un observateur sans méfiance.

Mais le problème, dira-t-on, sera très facile à résoudre le jour où l’on se décidera à le traiter par une méthode vraiment expérimentale. M. P. Tannery, indécis entre la somnolence et le réveil, tenait sa montre dans sa main ; procédé fort imparfait, il le sait ; deux observateurs au moins sont nécessaires, celui qui dort, et celui qui, bien éveillé, a une montre sous les yeux et un crayon entre les doigts ; celui-ci notera l’heure précise où le sommeil envahit son camarade, l’heure précise du réveil, provoquant au besoin ce réveil par des procédés ingénieux et variés ; puis il écrira sous la dictée du dormeur réveillé le récit des songes survenus dans un intervalle de temps rigoureusement délimité. Toute autre méthode est incertaine qu’on annexe donc à un laboratoire de psychophysiologie quelque chose d’analogue à la salle d’incubation des temples grecs et égyptiens ; car la chronométrie du rêve sera expérimentale ou ne sera pas. — D’accord, répondrai-je ; mais l’observation expérimentale est exposée aux mêmes illusions que la simple observation du psychologue solitaire ; il importe donc de faire la critique des faits rapportés jusqu’à présent par les observateurs et d’essayer d’y démêler le vraisemblable et l’invraisemblable par la méthode ordinaire des psychologues, méthode faite de tâtonnements, d’hypothèses, d’analogies et de discussions, méthode sans rigueur, qui n’aura jamais son Organon, et qui pourtant a fait ses preuves. Accordons à l’opinion commune que le rêveur vit à l’américaine, comme quelqu’un qui a la fièvre et qui s’agite sans but, ou qui se hâte pour ne pas manquer un train ; accordons que le rythme de la conscience pendant le rêve atteint toujours ou très souvent le maximum de rapidité observable dans l’état de veille, que ce maximum exceptionnel et un peu morbide pendant la veille, est normal pendant le sommeil. L’hypothèse ainsi mesurée concorde avec tout ce que l’on sait du rêve, ou l’imagination domine, exaltée et sans frein, délivrée du contrôle inhibitif de la raison. Mais peut-on aller plus loin ? Doit-on supposer à la conscience du rêveur un rythme extravagant, une vitesse d’imagination telle que nous ne pourrions la suivre, si par impossible elle était présente à notre attention d’homme éveillé ? Voilà ce que je ne saurais admettre (5). [p. 47]

L’unité de temps, dans les récits de rêves, est presque toujours le tableau, autrement dit le décor où pense, parle et s’agite le moi du dormeur. Si le décor change quatre ou cinq fois, le temps paraît long au dormeur lui-même et surtout à l’homme éveillé qui lui succède. Mais rien n’est plus trompeur qu’un pareil étalon. Je puis feuilleter en dix minutes une Histoire de France illustrée, constatant et comprenant toutes les images qui s’y succèdent, depuis la bataille de Tolbiac jusqu’à celle de Waterloo ; je puis en quelques secondes constater et comprendre les huit ou dix gravures juxtaposées sur deux pages d’un grand journal illustré. Et, dans ces deux faits, les mouvements de la main et les mouvements de l’œil prennent un temps appréciable, tandis que dans le rêve comme au théâtre le changement a vue du décor se fait sans l’intervention de mes muscles. Dans l’exemple rapporté par M. P. Tannery (6), les quatre scènes demandent pour être aperçues distinctement moins de temps qu’il n’en faut pour les nommer brièvement : « Gondremarck dans mon bureau ; Brisse déjeune avec moi ; lancement d’un ballon les deux Barrault et une ménagerie » (c’est-à-dire, probablement, les deux Barrault et des Barreaux de cages derrière lesquels des animaux, l’une des deux images homonymes ayant immédiatement provoqué l’autre). M. Tannery considère comme certain que ces quatre tableaux lui ont apparu « pendant le temps très court qui a suffi pour que les centres moteurs actionnassent ses organes vocaux et leur fissent prononcer le mot Baron », sur lequel il s’est réveillé. La conclusion dépasse les prémisses. Puisque, comme il l’avoue, l’entrevue projetée avec le personnage de ce nom « n’était pas sans le préoccuper », je suppose qu’il y pensait tout en dormant et qu’inconsciemment il cherchait le nom du personnage ; sa mémoire lui fournissait d’abord des contigus du mot cherché, « Gondremarck. Brisse », puis des analogues, « ballon, Barrault », une image visuelle accompagnant ou traduisant chacun de ces mots ; enfin elle lui fournit le mot intéressant et souhaité, « Baron », qui, le rappelant à la vie réelle, l’arrache au sommeil. Dans l’état de veille, bien souvent, la mémoire, dirigée par la réflexion, ne procède pas autrement. Pour toutes ces raisons je ne saurais voir dans ce rêve de M. Tannery un exemple probant de consécution d’images ultra-rapide ; j’y vois seulement un fait d’association des plus curieux.

Pour mesurer le temps des rêves, il vaut mieux s’attacher aux [p. 48] paroles qu’aux images visuelles. Celles-ci se prêtent docilement aux agrandissements, aux réductions, aux simplifications de la ligne et de la couleur ; elles se laissent longuement contempler ou passent devant la conscience comme des éclairs tandis que la parole humaine est à la fois inextensible et incompressible au delà de certaines limites. Une phrase dite trop lentement n’offre plus aucun sens, la liaison des syllabes et des mots ayant disparu ; inversement chacun sait qu’un acteur qui « détaille » son rôle trop vite amuse ou émeut encore, mais n’est plus compris, et qu’un parleur quelconque ne pourrait presser le mouvement à l’excès sans risquer de supprimer des mots ou des syllabes. Les sténographes savent par expérience qu’il y a pour l’éloquence parlementaire ou judiciaire un certain maximum de vitesse que les procédés de leur art doivent pouvoir égaler, mais n’ont pas besoin de dépasser (7). Enfin, la parole intérieure peut être plus rapide que l’extérieure, puisqu’on n’a pas la peine d’articuler, et le monologue purement intérieur d’un esprit enthousiaste ou agité est sans doute le phénomène où la parole atteint son maximum de rapidité. Mais je ne saurais concevoir qu’elle ait pendant le sommeil une accélération plus grande encore. Rêver tout haut étant une exception, la parole rêvée, d’ordinaire, est à la fois intérieure et externée : je crois causer, je crois entendre tantôt ma voix, tantôt celle d’un compagnon, et comme je n’articule pas, ce dialogue imaginaire est rapide; ce que je nie a priori, en attendant la preuve expérimentale, c’est que cette rapidité soit déconcertante, c’est qu’elle dépasse notablement la rapidité maximum de l’état de veille. Comme exemple je vais citer un fait inédit d’association par les mots que le rêve « Baron » de M. Tannery m’a fait rechercher et retrouver. Il est ainsi désigné dans mes notes « 22 juin 1880, dernier fait du dernier sommeil » ; il consiste uniquement en paroles, les hallucinations visuelles ayant déjà cessé ; donc ni changement de décor, ni même aucun décor pour illustrer les paroles. Une voix inconnue prononce une phrase oubliée, où se trouvait le mot « mine », puis aussitôt : « Monsieur Egger, voilà ce que vous [p. 49] devriez payer » ; puis, sans intervalle, la même voix ou la mienne (ce point n’était pas net) : « « Peuple d’Athènes, prends garde d’éclater ! » Là-dessus, réveil et observation écrite. II va de soi qu’un rêve auditif quelconque, sans jeu de mots, aurait la même valeur pour notre thèse. Qui croira qu’il m’a fallu moins de temps pour imaginer cette suite de mots à l’état de rêve qu’il n’en faut au lecteur éveillé pour l’imaginer à son tour en laissant les caractères d’imprimerie produire dans sa conscience leurs effets habituels ? Je veux bien distinguer le lecteur lent et le lecteur pressé ; mon défi suppose un lecteur pressé.

Maury n’a pas soupçonné la différence que je signale entre les paroles et les visa ; car, presque immédiatement avant le rêve de la guillotine, il cite le fait suivant, comme ayant à peu près la même portée : « Je me souviens qu’un jour, couchant dans la même chambre qu’un de mes frères, je l’entendis qui prononçait en dormant des mots inarticulés, ou, pour mieux dire, des mots commencés et non finis, le tout avec une extraordinaire vivacité. A son réveil, il avait tout oublié. » L’observation manque un peu de précision, et le texte indique qu’elle doit remonter, comme celles qui la suivent, à une date assez ancienne ; on aimerait à en posséder d’analogues pour la contrôler. Telle qu’elle est, elle ne nous embarrasse pas. Bien plus, j’admets comme possible que les mots commencés par les organes vocaux fussent terminés en imagination, ce qui augmenterait encore la rapidité du discours ; mais la supposition n’est pas nécessaire ; car, lorsque nous rêvons, la correction du langage est notre moindre souci, et, d’autre part, je sais un observateur qui a constaté dans l’état hypnagogique « des moitiés de mots » purement intérieures et imaginaires, ce qui semble indiquer que la parole rêvée, soit extérieure, soit intérieure, se contente parfois de mots incomplets. Toujours est-il que Maury, auditeur éveillé, a pu suivre le rêve parlé de son frère, puisqu’il en a remarqué les imperfections. Quand on parle de la prodigieuse rapidité des rêves visuels, on croit à une succession d’images tellement rapide que la vue et l’intelligence de l’état de veille seraient incapables de les suivre ; on parle de minutes qui, dans l’état de veille, seraient au moins des heures, sinon des jours et des années.

La Revue scientifique a publié, le 30 octobre 1886, une petite note signée X., intitulée : « Ce qu’on peut rêver en cinq secondes ». Je vais la copier presque textuellement, mais en ayant soin de numéroter les tableaux successifs

« 1. J’étais assis dans un bureau de préfecture à côté d’un chef de division, occupé avec lui a un calcul laborieux. Un employé vient [p. 50] s’accouder sur la table. Je lève la tête et lui dis : « Vous avez oublié de faire la soupe ! » Il proteste. Nous sortons ensemble.

« 2. Longs corridors.

« 3. Je me trouve derrière lui dans la cour (du collège où j’ai été élevé).

« 4. Il entre dans l’aile du bâtiment (par où l’on monte dans les classes) ; sous l’escalier, il me montre un fourneau sur lequel est la soupe, représentée par une coquille d’huitre, avec un peu de blanc au fond (la veille, j’avais fait de la gouache). « Vous avez oublié les légumes, lui dis-je ; allez chez le portier, au bout de la cour ; vous les trouverez sur une table. » Longue attente.

« 5. Enfin je le vois, me faisant des signes du fond de la cour il n’a rien trouvé. Je lui crie : « Mais c’est à gauche ! »

« 6 Je le vois traversant la cour et portant un énorme chou.

« 7. Je prends mon couteau de poche et je commence à couper le chou. — A ce moment je fus réveillé par le bruit d’un bol de bouillon qu’une servante posait lourdement sur le marbre de ma table de nuit. »

M. X. suppose que l’idée de soupe lui a été suggérée par l’ouverture de sa porte ; « or, dit-il, il fallait au plus cinq secondes pour arriver jusqu’au lit. » Mais le récit qu’on vient de lire est certainement bien plus long que le rêve ; d’abord, les paroles qui servent à relier les tableaux sont trop raisonnables et trop détaillées pour être authentiques ; j’y vois une traduction analytique, faite après coup, des sentiments et des pensées du rêveur ; ensuite il ne faut tenir aucun compte de la « longue attente » ; sous ces mots je vois simplement un sentiment de déception et d’impatience ; de même les corridors paraissent longs parce que la soupe réclamée n’y est pas et ne peut y être. Que reste-t-il ? Sept images visuelles successives, pendant lesquelles des sentiments, des intentions, sans doute aussi des paroles concises et rapides. Or, qui de nous serait incapable, éveillé, de voir sept images en cinq secondes, surtout s’il n’a pas à feuilleter pour les trouver ? N’oublions pas que les visa du rêve sont toujours très pauvres en détails ; ce sont des croquis sommaires ; si on les suppose fixés sur un papier, un très rapide coup d’œil suffirait pour les saisir.

Je trouve dans mes notes un rêve analogue sans changement de décor ; je vais montrer qu’on le rapporte bien plus aisément que le précédent au temps réellement écoulé.

Un matin (juin 1878), mon sommeil n’étant déjà plus très profond, je reconnais le bruit d’une clef qui touche ma serrure. Je vois ma porte qui s’ouvre ; un camarade, en habit noir et cravate [p.51] blanche, vient près de mon lit ; nous échangeons des paroles rapides : « Pourquoi es-tu si beau ? — Je vais à un mariage. — Mariage de qui ? — D’un de tes amis. — Qui donc ? — Y. — Pourquoi ne m’a-t-il pas invité ? — Pour te faire une surprise. — Pourquoi te sauves-tu ? (l’interlocuteur regagnait la porte). — Parce que je suis pressé. » A ce moment ma porte s’ouvre réellement, un flot de lumière envahit ma chambre ; mon déjeuner fait son entrée. Avant d’en profiter, j’écris l’observation ; mais je ne puis pas certifier tous les mots ci-dessus notés ; généralement, les paroles authentiques du sommeil sont plus absurdes ; je garantis seulement l’allure du dialogue et son sens général, le nombre et le rythme des questions et des réponses. J’insiste sur ce point que le dialogue m’a paru très précipité. Le lendemain, j’ai écouté bien éveillé l’ouverture de ma porte ; la main chargée de cette opération était très gauche et très lourde ; elle y mettait bien quatre secondes ; mon rêve avait pu tenir dans ces étroites limites.

Supposez, au lieu de ce rêve auditif, qui consiste en cinq questions et autant de réponses, un rêve visuel comprenant dix images successives et différentes reliées tant bien que mal par la conviction concomitante du déplacement de mon individu physique, témoin nécessaire de ces images, n’est-il pas évident que j’aurai l’illusion d’avoir vécu bien plus de quatre secondes, puisque le décor de la vie réelle ne peut changer dix fois en si peu de temps ?

Charma, dans son ouvrage sur le sommeil (8) a cru pouvoir expliquer en philosophe l’opinion commune : « Nos idées, dont la succession mesure le temps, s’y pressant, s’y accumulant, y divisent par cela même en un beaucoup plus grand nombre de parcelles distinctes une portion quelconque de la durée, créant ainsi et entassant des heures dans une minute, des années dans une heure. Ce n’est pas le travail du rêve qu’il faut réduire pour le faire entrer dans une division de la durée qui, à notre point de vue ordinaire, serait trop étroite pour le contenir ; c’est le temps, au contraire, le temps, cette substance qui n’a pas de grandeur absolue et dont l’élasticité est infinie, qu’il faut élargir pour y introduire tout ce qu’en effet il contient. »

Certes une telle explication a quelque chose de séduisant ; elle séduira surtout les psychologues dont la tendance est idéaliste. Mais elle est inutile, et les exemples rapportés par Charma lui-même de rêves trop pleins d’événements prêtent matière a toutes nos [p. 52]critiques : — Mac-Nish va d’Angleterre à Calcutta, revient, reprend la mer et visite l’Égypte en grand détail, y compris Méhémet-Ali, Cléopâtre et Alexandre le Grand, avec lesquels il a des entrevues ; — Casimir Bonjour, à la première représentation d’une de ses pièces, s’assoupit dans la coulisse au moment où le rideau se lève, voit passer sous ses yeux les cinq actes, entend jeter son nom au public qui l’acclame, et se réveille tout heureux ; déception les acteurs en étaient encore aux premiers vers de la première scène ; un Allemand voit en un rêve de quelques instants tous les événements de sa vie représentés par autant de tableaux, et dans un autre rêve tout aussi rapide : « l’histoire de toutes les personnes encore vivantes ou déjà mortes avec lesquelles il avait eu quelques rapports ». En présence de pareilles assertions le scepticisme s’impose : 1° Casimir Bonjour était auteur dramatique ; c’est un motif suffisant pour récuser son témoignage ; il n’a pu s’empêcher d’embellir son rêve en le racontant ; d’ailleurs, il n’avait pu, dans les circonstances qu’on rapporte, observer ce rêve avec sang-froid ; 2° quand on nous dit : « tous les événements, toutes les personnes », traduisons « un choix d’événements, plusieurs personnes « ; 3° pour le reste, rappelons en y insistant nos remarques sur les successions d’images visuelles et sur l’illusion qui en résulte. Le rêveur est comme un homme d’imagination intempérante et de jugement faible qui, parcourant un récit illustré, croirait vivre ce qu’il lit et voit. La durée apparente n’est pas pour lui en raison directe du nombre des images qui se succèdent à sa conscience, mais en raison du temps qui s’écoulerait réellement si les images étaient des sensations réelles séparées par les intervalles d’espace et de temps qu’exigent les lois du monde réel. Le rêve de Mac-Nish est typique : son double voyage aux Indes et en Égypte lui a paru durer au moins une année ; la civilisation ayant fait des progrès depuis cet auteur, on fait aujourd’hui le tour du monde en quatre-vingts jours ou en moins encore ; mais ce tour du monde en quatre-vingts jours, il me suffira de quelques minutes pour l’imaginer, soit éveillé, soit endormi ; éveillé, je saurai que je le réduis à sa plus simple expression, que je le condense ; je ne mets entre les images qui le résument que le temps réel qui les sépare dans ma conscience ; en rêve, je suis dupe des mêmes images ; je suppose donc entre elles le temps qui, dans le voyage réel, les aurait séparées ; une illusion entraine l’autre ; je ne puis croire les images réelles sans les croire séparées par les intervalles de temps légaux que leur réalité suppose.

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Merci à Philippe Jamari Bernadette Lambotte.

Il est curieux de trouver le superstitieux Jérôme Cardan moins [p. 53] crédule sur cet article que la plupart de nos contemporains et de rencontrer chez lui une explication qui approche de la vérité : « Pourquoi le songe fait-il apparaître le temps plus long qu’il n’est ? car en une heure il m’a semblé que je suis allé de Milan en quelque ville inconnue qui est loin de Milan l’espace de trois cent mille pas, et que cependant je visitais autres villes, plusieurs montagnes, vallées, champs, en tant grand nombre qu’a peine on pourrait faire tel chemin en six jours, et pour ce il me semblait que j’eusse dormi longtemps ; mais le son des cloches et horloges m’avertissait du temps, et n’avais encore dormi une heure. La cause est que telles opérations sont faites sans le labeur du corps… et l’estimation du temps par le labeur corporel est pris de raison empêchée par le dormir. Pourtant ceux qui imaginent ces choses en veillant n’augmentent le temps, vu qu’ils connaissent n’avoir fait ces choses vraiment, mais seulement les avoir conçues de l’esprit (9). » Sans doute il veut dire que la raison juge du temps en rêve et au réveil selon les habitudes qu’elle a prises pendant la veille, sans se rendre compte de la différence des deux états, spécialement de l’inertie musculaire propre au sommeil. Cela est exact. Mais il raisonne d’après un seul exemple, comme si tous les rêves étaient des voyages, et comme si tous les voyages se faisaient à pied ; or déjà au xvi » siècle un même trajet pouvait se faire à pied, a cheval ou en voiture. Et puis le rêve n’ignore pas seulement le travail musculaire et les retards qui en résultent; il ignore aussi la continuité de la nature; la succession des visa du rêve a lieu contrairement aux lois du déplacement de notre corps, dont l’organe de la vue fait partie, et contrairement aux lois de la nature, objet de la vision; et comme notre corps et ses mouvements font partie du monde réel on peut dire, en dernière analyse, que le rêve se développe dans l’ignorance ou l’oubli des lois qui régissent la succession des phénomènes réels.

Taine (10) s’est abstenu sagement de dogmatiser à la façon de Charma sur l’élasticité du temps. Mais il admet comme un fait « l’accélération » dans certains cas « du jeu des cellules corticales » et, à l’appui, il cite quatre témoignages. Le plus spécieux est un rêve de voyages qui parut durer plusieurs jours et qui, minutieusement raconté, occupe à lui seul trois pages du volume. L’observateur, A. M., étant [p. 54] étudiant se laissa congestionner par un travail prolongé et fut pris d’un court évanouissement pendant lequel il eut ce rêve, tout à fait semblable à ceux du sommeil ; malheureusement il n’a pas su nous dire combien de secondes dura cet évanouissement singulier. Remarquons tout d’abord que ce rêve, presque purement visuel, se décompose en dix tableaux, pas davantage : une forêt, — la même forêt, modifiée, — un petit col dominant une plaine, — cette plaine, — une rivière et une barque, — l’intérieur de cette barque, — une autre plaine, — une hôtellerie, — une ville, où l’on va au théâtre, — une rue à arcades : ces dix tableaux, nettement remémorés, n’ont pu être décrits en moins de trois pages : c’est que leur traduction en concepts généraux et en propositions descriptives ne pouvait être faite plus brièvement mais cette traduction est l’œuvre de la pensée éveillée, non pas du rêve ; si, la nuit, un éclair illumine le paysage, je pourrai passer bien des minutes à me décrire, c’est-à-dire à traduire en phrases, ce que l’éclair m’a fait voir en un instant.

L’illusion qu’éprouve malgré lui le lecteur s’explique donc sans peine. L’illusion du rêveur ne résiste guère davantage à la critique ce rêve en dix tableaux était un voyage qui sembla durer plusieurs jours ; mais c’était un voyage à pied ou sur un cheval qui marchait au pas ; la remarque de Cardan s’y applique donc très exactement ; de plus, si les premiers tableaux se suivent assez bien, les derniers ne sont liés que par des idées interprétatives, souvenirs ou intentions : j’arrive devant une auberge ; ce ne peut être qu’avec l’intention d’y passer la nuit pour repartir le lendemain matin ; — me voici au théâtre, donc dans une ville, où il faut bien que je sois arrivé, puisque j’y suis : c’est par des réflexions de ce genre qu’on obtient les « plusieurs jours » que le voyage semble avoir duré ; les images étant discontinues, la pensée du rêveur a comblé leurs intervalles en supposant entre elles des espaces non imaginées et des durées sans événements distincts, espaces et durées sans lesquels les images n’auraient pas la réalité qui leur est attribuée. Le cauchemar de Lavalette condamné à mort, que Charma avait déjà transcrit avant Taine, contient un élément nouveau : les images sont peu nombreuses, mais elles sont horribles, et le dormeur croit qu’elles dénient toujours les mêmes pendant des heures ; or ce rêve n’avait pu durer que deux ou trois minutes. Je crois saisir ici une sorte de loi du cauchemar ce qui importune paraît interminable ; ce qu’on voudrait chasser semble durer indéfiniment ; l’angoisse fait paraître le temps long. L’attente vaine d’une chose désirée a les mêmes effets, sans doute à un degré moindre ; j’ai déjà signalé M. X. trouvant le temps long parce que son camarade [p. 55] n’apporte pas les légumes de la soupe future. Bref. La raison affaiblie du dormeur serait disposée à trouver le temps long toutes les fois que les choses, allant mal ou n’allant pas à souhait, provoquent en nous soit la terreur, soit l’impatience du désir non satisfait. La nature même de certaines images et leur réaction sur les sentiments du dormeur suffiraient donc pour augmenter la durée apparente, alors même que le nombre total des images dans un temps donné ne serait pas plus grand qu’à l’état de veille. Dans la veille même il y a, selon l’expression consacrée, des minutes qui semblent des siècles : ce sont les minutes d’angoisse ou d’attente anxieuse ; mais comme la faculté critique subsiste, on se rend compte que ce sont des minutes.

Les deux autres faits cités par Taine sont très brièvement rapportés. Il signale d’abord les buveurs d’opium, de Quincey et autres, qui s’imaginent « vivre en quelques minutes une vie de plusieurs années ou même de plusieurs centaines d’années ». Je pense que l’opium donne des rêves visuels et que le changement perpétuel du visium est interprété selon les habitudes de l’état de veille. L’autre fait, emprunté à de Quincey, est celui d’une dame qui se noyait « elle revit en un instant sa vie entière, rangée simultanément devant elle comme dans un miroir. » Je prie de remarquer ce mot étrange simultanément. S’il s’agit de prouver l’accélération des états de conscience, que vient faire ici cette vision panoramique et instantanée du passé individuel ? Et puis pouvons-nous comprendre un passé, c’est-à-dire une succession, revécu sous la forme d’une simultanéité infiniment riche en détails divers ? Une étude comparative des impressions des noyés offrirait un intérêt réel ; mais sans doute elle est encore à faire. En attendant, j’imagine que l’idée de la mort imminente peut provoquer un sentiment très vif du moi qui va cesser d’être, quelque chose comme le qualis artefex pereo ! attribué à Néron ; or le moi individuel, c’est bien en effet un concept instantané qui résume une succession ; mais c’est un concept, ce n’est pas un ensemble d’images visuelles juxtaposées, ce n’est pas un panorama. Evidemment, l’observation a été mal faite, et, telle qu’on nous la donne, elle est sans portée.

Dois-je maintenant discuter à part le second élément fantastique que présente le fameux rêve de Maury, à savoir le renversement des images dans le temps ? Les deux questions se tiennent moins étroitement qu’il ne le semble. Sans doute l’extrême rapidité des successions d’images a l’air de rendre moins miraculeuse leur interversion moins longtemps la sensation reste « invisible et présente », c’est-à-dire agissante, efficace, directrice, et pourtant inconsciente, [p. 56] moins longtemps dure le miracle ; mais, je l’ai déjà dit, peu importe au fond la durée du miracle, du moment qu’on l’admet. C’est peut-être pourquoi le plus ingénieux et le plus zélé des psychologues amateurs qui se soient occupés du sommeil, d’Hervey de Saint-Denis, après avoir expliqué comme nous l’illusion relative à la durée des rêves, a cru pouvoir admettre l’authenticité du phénomène qu’il a appelé « la rétrospection » et s’est même attaché à en développer la théorie (11). Mais les réflexions déjà émises au cours de cet article me dispensent de m’étendre sur ce point spécial aussi serai-je bref.

Les sensations qui provoquent ces sortes de rêves sont de deux sortes, externes ou internes ; les sensations externes sont presque toujours subites, les internes presque toujours sourdes et continues, souvent croissantes. Pour les premières j’ai déjà donné mon interprétation. Un ami m’a raconté avoir rêvé qu’il luttait et que son adversaire finissait par le renverser ; à ce moment, en réalité, il tombait de son lit, d’où réveil. Je traduis pendant la chute a eu lieu un rêve interprétatif que la parole exprimerait ainsi : « je lutte et je tombe, vaincu ; je m’étais pourtant bien défendu » ; tout le rêve consistait en deux faits simultanés, une image et un souvenir imaginaire. D’autres fois la sensation subite qui réveille le dormeur a été précédée d’une autre moins forte qui est entrée dans sa conscience et a donné au rêve une certaine direction. L’X. de la Revue scientifique aurait pu intituler son observation : « Ce qu’on peut rêver instantanément », et nous inviter à croire que le choc du bol de bouillon avait engendré en lui tout un rêve rétrospectif ; il a mieux aimé supposer que le bruit de l’ouverture de sa porte, entendu et compris, avait substitué un rêve de soupe à un rêve de comptabilité je pense qu’il a pris le bon parti. Une troisième explication, celle-là même qui m’a servi pour le rêve « Baron » de M. Tannery, s’appliquerait au curieux rêve « Pygmalion » que M. d’Hervey de Saint-Denis donne comme un exemple de rétrospection ; ce rêve avait été provoqué expérimentalement par une sensation externe faible, un fragment de racine d’iris ayant été glissé entre les lèvres du dormeur par une main amie ; l’imagination du rêveur a procédé comme procède souvent la mémoire de l’homme éveillé ; elle n’a pas donné du premier coup le tableau que la sensation devait évoquer ; elle s’est attardée à des contigus et à des analogues avant de fournir l’image qui, pendant la veille, avait été associée à dessein [p. 57] à la sensation ; il en est résulté un petit drame en deux scènes, dont la première semblait préparer la seconde. Les sensations internes engendrent des phénomènes plus subtils ; avant d’être senties pour ce qu’elles sont, soit dans le cours du rêve, soit après le réveil, qu’elles provoquent souvent en s’aggravant, elles produisent un état de malaise vague qui se traduit dans la conscience du dormeur par des sentiments d’angoisse, de crainte, d’embarras, et des images de guerre, d’accidents, d’explosions, viennent expliquer ces sentiments pénibles. Plus tard, au réveil, on se rend compte que le cauchemar était la traduction en sentiments et en images d’une douleur physique. La prévision de la douleur, fréquente dans ces sortes de rêves, c’est la douleur elle-même à son premier degré, méconnue parce qu’elle est encore faible. Je pourrais citer un certain nombre de rêves de ce genre ; mais à quoi bon ? Dans l’état de veille, nous commettons tous les jours la même erreur ; nous la soupçonnons et nous la rectifions couramment. Nous savons tous qu’une douleur faible est à peu près indiscernable de la tristesse qui l’accompagne et que la tristesse ainsi engendrée, si elle cherche ses causes, les trouve toujours, ou vraies ou fausses. C’est pourquoi tout pessimiste doit consulter son médecin et ne pas s’étonner si celui-ci lui conseille une saison à Vichy ou à Carlsbad. C’est là une vérité banale. Les psychologues ne sont pas seuls avec les médecins à connaître cette loi de notre nature ; on l’a mise au théâtre c’est le Homard de Gondinet. Il est donc inutile d’insister. Formulons seulement notre conclusion : une douleur interne n’a pas d’effet rétroactif sur les rêves ; mais quand elle commence faiblement elle a sur les rêves du moment un effet immédiat, de sorte qu’ensuite, quand elle s’accroit au point de devenir évidente, en même temps qu’on la sent on se souvient qu’elle avait été prévue.

Avant de terminer, je voudrais dire quelques mots d’une question incidemment soulevée par M. Tannery, celle du souvenir des rêves dans le sommeil même (12). Je crois pouvoir prouver que le problème est insoluble.

Soit une période de sommeil A, suivie d’une période de réveil B, suivie elle-même d’un second sommeil C, suivi d’une période de veille D. Pendant A je fais un rêve α, pendant C un rêve β, qui me semble faire suite au rêve α ou le répéter ; d’où l’idée que le second sommeil C s’est souvenu du premier sommeil A. Mais pour [p. 58] tirer cette conclusion, pour connaître le rapport de α avec β, il faut que, pendant B. j’aie pris connaissance du rêve α, puis, pendant D, du rêve nouveau β et du rêve α déjà remémoré. Or, comment saurai-je que β a été suggéré par α qui a eu lieu en A et non pas par l’observation du même α qui a eu lieu en B ? autrement dit que le rêve β a été déterminé par un fait de sommeil, le rêve α, et non par un fait de veille, le souvenir attentif de α ? Si, d’autre part, pendant B je ne porte aucune attention aux rêves de la période A, la comparaison de α et β sera impossible en D, un rêve non remémoré aussitôt le réveil étant immédiatement oublié et ne se prêtant plus à une observation ultérieure ; c’est ce que j’ai appelé l’oubli à mesure.

Que si le rêve paraît contenir un souvenir, de trois choses l’une ou bien ce souvenir est faux, ou bien c’est le souvenir d’un fait de veille, ou bien enfin c’est le souvenir d’un rêve antérieur oublié. D’abord, le rêve contient fréquemment de faux souvenirs, des souvenirs imaginaires, c’est-à-dire des jugements de reconnaissance absolument arbitraires selon notre raison éveillée ; il serait aisé de prouver pour certains cas que ce jugement porte à faux, le prétendu souvenir ne se rapportant pas plus à un sommeil antérieur qu’aux faits de l’état de veille ; ainsi, dans l’exemple déjà cité d’après M. Tannery, la veille dément le souvenir et il n’y a pas eu de sommeil antérieur souvent donc le jugement de reconnaissance est comme plaqué au hasard sur certains éléments de nos rêves. D’autres fois ce jugement est exact, comme le prouvent en particulier les curieux faits d’hypermnésie rapportés par Maury et d’autres auteurs ; la preuve se fait en retrouvant dans l’état de veille passé la matière des souvenirs qui figuraient dans le rêve. Théoriquement, la reconnaissance pourrait aussi porter sur des faits de rêve survenus dans des sommeils antérieurs ; mais la chose est invraisemblable, puisque l’oubli à mesure semble être une loi fondamentale des phénomènes du rêve ; et puis comment en faire la preuve ? comment distinguer ces souvenirs de rêves, s’ils sont possibles, et des souvenirs faux et des souvenirs hypermnésiques relatifs à l’état de veille que la mémoire normale, au cours de ce même état de veille, est impuissante à confirmer ? Voici un exemple dans une de mes observations, je monte en omnibus et je me trouve en face d’un jeune homme mince, blond, pâle, à l’air modeste et réservé ; sans hésiter, je reconnais Gambetta, alors vivant et en pleine célébrité. L’état de veille dément cette reconnaissance ; comment établir que j’ai reconnu un rêve antérieur ? Dira-t-on que c’était la seconde ou la troisième fois que Gambetta m’apparaissait en rêve avec cet aspect ? [p. 59] mais alors comment l’avais-je reconnu la première fois à un pareil signalement ? Supposera-t-on, pour écarter la difficulté, que, dans un rêve antérieur, Gambetta, annoncé, attendu, s’était présenté sous cette figure imprévue, s’était nommé, avait tenu le langage que son nom faisait attendre ? L’hypothèse est absolument gratuite, et aucune induction ne peut lui donner la moindre vraisemblance. Je préfère donc supposer ici tout simplement une reconnaissance arbitraire. Retenons de cette discussion que les deux jugements fondamentaux de notre vie intellectuelle, la perception externe et la reconnaissance, ces jugements qui, dans l’état de veille, nous servent constamment à poser et à distinguer le non-moi et le moi, sont l’un et l’autre troublés et comme désaffectés pendant le sommeil constamment nous aliénons, sans motifs sérieux, des images pâles et incohérentes, et de même, non pas toujours, mais fort souvent, nous reculons gratuitement dans le passé des inventions toutes nouvelles, ce qui revient à les situer dans notre existence individuelle, dans notre moi, c’est-à-dire a nous les attribuer, puisqu’il n’y a pas de passé sans moi. Le parallélisme psychologique de la perception externe et de la reconnaissance se poursuit donc dans les faits du sommeil c’est là une constatation nullement indifférente et qui donnerait un grand intérêt, peut-être une réelle portée, à des recherches nouvelles et précises sur les troubles du souvenir dans l’état de rêve.

VICTOR EGGER.

 

NOTES

(1) Voir Vapereau. Maury est mort en février 1892.

(2) Serait-il ainsi parvenu aux oreilles du romancier Balzac ? On lit dans La cousine Bette, roman daté de 1846 : « Peu d’hommes ont éprouvé réellement dans leur vie la sensation terrible d’aller à la mort ; ceux qui reviennent de l’échafaud se comptent ; mais quelques rêveurs ont vigoureusement senti cette agonie en rêve ; ils ont ressenti jusqu’au couteau qui s’applique sur le cou dans le moment où le réveil arrive avec le jour pour les délivrer.

(3) Revue philosophique, décembre 1894, p. 630 et suiv.

(4) Il est rare, disait ici même M. Marillier, que nous puissions raconter au réveil notre rêve tel que nous l’avons rêvé… ; même le récit d’un rêve écrit au réveil ne mérite, quant aux défaits, qu’une confiance limitée…  pour alléger notre mémoire, nous simplifions, nous arrangeons, nous précisons des phénomènes souvent très complexes et très vagues. (Revue philosophique, avril 1887, p. 415, 416.) Cette défiance est d’une bonne méthode ; je pense indiquer ici les moyens de la désarmer.

(5) En 1889, ayant eu l’occasion d’écrire quelques pages sur le sommeil et les rêves à propos du livre de M. Delbœuf, j’aurais pu formuler ces réserves (voir la Critique philosophique, mai 1888, p. 334) ; je n’y ai pas songé ; les années portent conseil.

(6) Article cité.

(7) Dans la discussion des lois sur l’enseignement supérieur au Sénat. M. de Parieu a donné en un quart d’heure 430 lignes du Journal officiel et une moyenne de 210 à 220 mots par minute ; les deux méthodes Conen de Prépean et Prévost ont parfaitement résisté à cette épreuve. (Guénin, sténographe du Sénat, Recherches sur l’histoire, la pratique et l’enseignement de la sténographie, 1880, p. 70. Extrait de la Revue pédagogique.) — Je trouve ailleurs qu’un sténographe ordinaire note aisément de 90 à 150 mots par minute, ce qui concorde avec la vitesse ordinaire des bons orateurs, et qu’on a vu des orateurs emballés atteindre jusqu’à 240 mots par minute, mais pendant deux ou trois minutes seulement, forcés de s’arrêter ensuite pour reposer et aérer leurs poumons.

(8) Du sommeil, Hachette, in-8. 1851 (tirage à part des Mémoires de l’Académie de Caen, p. 46-48 et 92-95.

(9) De la subtilité, trad. Richard Le Blanc, p. 454. Le texte latin porte Judicium vero temporis testimatione laboris corporei a ratione per somnum impedita sumitur (éd. 1553, 4°, p. 551).

(10) De l’Intelligence, note III, à la fin du premier volume, dans l’édition in-12 ou 3e édition.

(11) Les rêves et les moyens de les diriger (sans nom d’auteur). Amyot, in-8, 1867 ; p. 110-111, 266-267, 386 à 403.

(12) Cf., sur la mémoire pendant le sommeil l’article précité de la Critique philosophique, mai 1888, p. 343-349.

 

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