Une Epidémie de Ramanenjana à Madagascar (1863-1864). Par Émile Appolis. 1964.

APPOLISMADAGASCAR0003Émile Appolis. Une Epidémie de Ramanenjana à Madagascar (1863-1864). Article parut dans les « Annales de l’Université de Madagascar – Lettres », (Antanarivo), volume 3, 1964, pp. 59 – 63.

Émile Appolis (1903-1980), professeur agrégé, esprit éclectique et érudit, spécialiste de l’ardéchois. Il compte à son actif plus d’une centaine d’articles.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de typographie. 
– Par commodité nous avons renvoyé la note de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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UNE EPIDEMIE DE RAMANENJANA A MADAGASCAR (1863-1864)

par

ÉMILE APPOLIS

Le mot malgache RAMANENJJANA est constitué :

1° Du préfixe RA, qu’on trouve dans presque tous les mots de cette langue et qui représente l’être, au point de vue matériel comme au point de vue mystique ;

2° Du verbe MANENJANA , qui signifie : raidir, tendre, provoquer une forte tension de tout l’être organique et psychique ».

En fait, on désigne sous ce mot une psycho-névrose maniaque aiguë, à manifestations épidémiques et sporadiques. C’est une forme collective des « possessions provoquées », dont parle Jacques Faublée. Cette affection rappelle le Latah des îles malaises (région d’où les Hovas sont issus), le yoguisme et le fakirisme, les divers aspects de sorcellerie et de possession d’Afrique et d’Amérique du Sud, les convulsionnaires français des XVIIe et XVIIe siècles (Ursulines de Loudun, calvinistes des Cévennes, jansénistes de Saint-Médard).

Cette épidémie de chorée hystérique est connue depuis longtemps à Madagascar. Elle se présente sous des formes quelque peu différentes dans les diverses régions de la grande île, et également sous des noms variés (1). Elle se manifeste avec [p. 60] violence à la faveur de circonstances exceptionnelles, par exemple en 1896 à la fin de la monarchie hova, en 1910 au cours d’une sédition dans le Betsileo, peut-être aussi en 1947 lors du soulèvement.

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En 1863, les conditions sont, de même, favorables à son développement. Pendant un règne de trente-trois ans, Ranavalona Ier s’est montrée l’ennemie farouche du christianisme et de la civilisation européenne. Au contraire, son fils Radama II, un doux anarchiste, qui vient de lui succéder en 1861, accueille volontiers les missionnaires catholiques et protestants ; ceux-ci font une rentrée massive à Tananarive. Jean Laborde, qui s’était exilé à la Réunion, revient lui aussi dans la capitale et va exercer une grande influence sur le nouveau souverain. Jamais changement ne fut plus total. La liberté absolue des cultes est proclamée ; les chrétiens enchaînés sont libérés et leurs biens leur sont rendus. Des traités d’amitié sont signés avec la France et avec l’Angleterre.

Ces innovations suscitent un vif mécontentement dans le peuple. Plusieurs nobles, appuyés sur le commandant en chef Rainilaiarivony, exploitent cet état d’esprit, en faisant craindre la colère des ancêtres.

Vers la fin de février 1863, l’affection se déclare d’abord dans le pays Bara, au sud de l’île, et atteint rapidement le Betsileo, partie méridionale du plateau de l’Imerina. Par leurs gestes saccadés, leurs yeux hagards, leurs gestes incohérents et involontaires, leurs paroles mystérieuses et entrecoupées, les malades semblent être en communication avec des êtres invisibles. De fait, ils se déclarent poussés par les mânes (ambiroa) ou l’esprit des souverains défunts Andrianampoinimerina, Radama 1er et surtout Ranavalona 1er. A les entendre, cette dernière, serait offensée par la conduite impie de son fils. Elle se serait enfuie du séjour des ombres, la montagne forestière d’Ambondrombé. Suivie de nombreuses autres ombres chargées d’objets divers et de paquets, elle gagnerait Tananarive, afin de rappeler son fils à la raison. Mais, dès que cet étrange cortège arrive en pays habité, les ombres passent leurs fardeaux aux vivants, qui doivent les porter jusqu’au village voisin, où d’autres corvéables les prennent. Ceux qui sont ainsi réquisitionnés ressentent d’abord un violent mal de tète, puis, tombant en délire, se livrent à des danses effrénées et font entendre des vociférations, des cris, des menaces, des malédictions. Les tams­tams, les claquements des mains, le bruit des tembours et de toutes sortes d’instruments de musique ajoutent au tumulte.

Les malades sont l’objet d’hallucinations, qui peuvent être à la fois visuelles, auditives et olfactives. Par exemple, ils affirment qu’ils voient l’ancienne reine et lui font cortège. Au bout de trois à cinq jours, ils reviennent à leur état normal, et le village retrouve la paix. [p. 61]

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C’est le 12 mars qu’à Tananarive on apprend la nouvelle de l’épidémie. C’est le 26 mars que eette dernière envahit la capitale. Dès ce jour, les malades — en majorité de jeunes femmes — parcourent les rues, se disant chargés d’un objet ou d’un paquet, naturellement invisible pour tout le monde, qu’ils doivent porter à la suite de la reine Ranavalona. Parfois leur négligence ou leur lenteur leur attire de rudes corrections. On les voit alors se tordre et pousser des cris, verser des larmes comme s’ils recevaient de grands coups. Leurs yeux rouges les font appeler ramenabe (qui sont tout rouges). Dès lors, on en rencontre partout dans Tananarive, escortés de curieux et de synpathisants qui chantent et battent des mains, allant, venant et s’arrêtant selon le caprice de ces malades. La contagion gagne même les troupes et, dans une revue, on voit un grand nombre de soldats jeter leurs armes et se livrer à d’étranges contorsions, frappant même certains officiers, dont un général.

Un bon observateur, le P. Finaz, supérieur de la résidence centrale des Jésuites à Tananarive, nous donne de ces phéno­ mènes la description suivante :

« La crise s’annonce par une violente douleur de tête ; le sang afflue aux membres supérieurs, le pouls est vif et irrégulier, le malade passe d’une extrême agitation à une prostration extrême. Il est saisi de frayeurs subites, ses paroles et ses gestes sont entrecoupés ; à sa démarche on le croirait à moitié ivre, ses yeux sont hagards, ne s’arrêtant sur rien de tout ce qui l’entoure ; il semble n’avoir plus conscience du monde visible et ne s’occuper que d’un monde invisible avec lequel il dit être en communication ; souvent, il s’entretient avec des interlocuteurs que personne n’entend, ni ne voit ; il se soumet à leurs ordres ou se débat pour y échapper. Les gens qui ne savent pas nager deviennent, pendant leurs crises, d’habiles nageurs et ils perdent ce talent lorsqu’ils ont recouvré la santé. On voit des Ramanenjana danser avec autant d’aisance sur l’arête aiguë d’un toit le plus élevé que sur un parquet. D’autres, portant un vase plein d’eau sur la tête, dansent, se trémoussent, s’inclinent en tout sens sans que le vase laisse répandre une goutte d’eau. Ils marchent nu-pieds sur les nopals et les euphorbes épineux sans que leurs pieds, aient la moindre égratignure. Ils ne connaissent plus la peur, ni la fatigue : les fillettes, faibles et craintives, vont en pleine nuit au tombeau de leur famille et (sacrilège horrible aux yeux des Malgaches) y dansent jusqu’au matin, montées sur la pierre qui le recouvre. »

Les malades se rassemblent souvent autour de la pierre sacrée du Champ-de-Mars de Mahamasina (le Valomasina), où a été couronné Radama II. Ils la surchargent d’offrandes, de fruits, de cannes à sucre, de branchages. Ils chantent et dansent autour en l’honneur de Ranavalona. [p. 62]

Radama II est enchanté d’assister à un événement aussi extraordinaire, et ce que font et disent les malades l’amuse. Aussi ceux-ci, laissés libres de leurs faits et gestes, exigent-ils bientôt que tout le monde les salue. Car la vue d’un chapeau les exaspère. Dès qu’ils en remarquent un sur la tête d’un passant, ils crient d’une voix plaintive : « Otez-le ! ôtez-le ! », en faisant des contorsions qui expriment la souffrance.

Dès lors, le jésuite Finaz ne sort plus que nu-tête. Mais les autres Européens, ainsi que quelques Malgaches, refusent de se découvrir devant les malades. Il s’en suit des rixes.

Avec philosophie, le roi prend alors parti pour les hallucinés, par un édit du 24 avril 1863. Il y déclare : « Si, à la vue d’un chapeau, ils souffrent tant, il n’est pas difficile de calmer leur mal en l’ôtant. »

Le 1er mai suivant, on voit le souverain courir lui-même tête nue dans Tananarive, à la suite de son fils naturel Jones, qui est atteint par l’épidémie (2).

Mais il est à croire que la plupart des gens atteints du Ramanenjana ne sont que de faux malades. De fait, dès que Radama II a été assassiné par quelques nobles, dans la nuit tragique du 11 au 12 mai 1863, l’épidémie cesse.

En mars 1864, il est vrai, elle reparaît. Mais la nouvelle reine, Rasoherina — la propre veuve du roi défunt —, d’accora avec Rainilairivony, devenu Premier Ministre, interdit à ceux qui seront atteints de la maladie de se rendre au Champ-de-Mars et défend au peuple de les suivre, sous peine d’être les uns et les autres condamnés aux fers leur vie durant. Cette mesure se révèle très efficace : ceux qui sont réellement victimes de l’épidémie sont dès lors gardés et cachés avec soin par leurs parents ou par leurs maîtres.

Emile APPOLIS.

 NOTES

(1) Dans l’Ouest : bilo, mososo.
Dans le Nord-Ouest : tromba.
Dans l’Est : aretin’ambo, sanatry.
Dans le Sud-Est : salamanga.
Dans le Centre : ramanenjana, ménabê, ambo, androbé, kanahitra, ramahavaly.

(2) Jean Laborde dit à Alfred Grandidier’ que ce n’est pas après Jones, mars après sa mère, Marie, que Radama II court ainsi, suivi de ses courtisans.

 

BIBLIOGRAPHIE

Docteur DAVIDSON. — Choreomania Edimburg’s Medical Journal, t. XIII, août 1867, p. 124-136, et Antananarivo Annual, 1889, p. 19-27.

P. DE LA VAISSIÈRE, S. J. — Histoire de Madagascar, ses habitants et ses missionnaires, t. 1, Paris, Librairie Victor Lecoffre, 1884, p. 392-393.

ANDRIAMIFIDY. — Etude sur Radama II, publiée dans le journal Mpanolo-Tsaina, octobre 1906, p. 227-246 (en langue malgache).

GRANDIDIER (Alfred et Gui.llaume). — Histoire physique, naturelle et politique de Madagascar, vol. III. Ethnographie, p. 370-375 et 586-588 ; vol. IV. Médecine, p. 461-462 ; vol. V. Histoire politique et coloniale, t. II, p. 19-21, 48, 304-305.

P. MALZAC, S. J. — Histoire du Royaume hova depuis ses origines jusqu’à sa fin, Tananarive, Imprimerie Catholique, 1930, p. 343-346.

P. BOUDOU, S. J. — Le meurtre de Radama II, dans Mémoires de l’Académie malgache, t, XXVI, 1938 (avec bibliographie).

BOITEAU (Pierre). — Contribution à l’histoire de la nation malgache, Paris, Editions Sociales, 1958, p. 138.

Docteur TSIMAHAFOTSY RANDRIAMARO (docteur de l’Université de Montpellier), — Le Ramaneniana à Madagascar, dans Revue médicale de Madagascar, n° 1, mars 1959, p. 2-10.

DESCHAMPS (Hubert). — Histoire de Madagascar, Paris, Editions Berger-Levrault, 1960, p. 173-175.

 

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