Une épidémie de possédées en Italie en 1878. [Verzegnis]. Par Léon Colin. 1880.

COLINVERZEGNIS0002Léon Colin. Une épidémie de possédées en Italie en 1878. Extrait de la revue « Annales d’hygiène publique et de médecine légale », (Paris), série 3, n° 4, 1880, pp. 5-10.

Les publications en français sur l’épidémie sont très rares. Nous en avons à ce jour dénombré seulement quatre. L’une a été déjà mis [en ligne sur notre site] : E. Rolland. Une épidémie démoniaque en 1878  La Revue Scientifique de la France et de l’Etranger, (Paris), troisième série, tome V, tome XXXI, 3ème année, 1er semestre, janvier à juillet 1883, pp. 339-340.

Léon Colin (1830-1906). Médecin spécialiste d’épidémiologie. Nous avons retenu parmi les très nombreuses publications :
— De la mélancolie. Paris, Lefebvre, 1865. 1 vol.
— Traité des fièvres intermittentes. Paris, Paris, Librairie J.-B. Baillière, 1870. 1 vol.
— Traité des maladies épidémiques. Origine – Evolution – Prophylaxie. Paris, Librairie J.-B. Baillière, 1879,
— Paris, sa topographie, son hygiène, ses maladies. Paris, G. Masson, 1885.1 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original mais avons rectifié quelques fautes d’impression.
 – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

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UNE ÉPIDÉMIE DE POSSÉDÉES EN ITALIE EN 1878 (1)

Par Léon Colin
Professeur d’épidémiologie à l’École de médecine militaire
du Val-de-Grâce.

Le 11 décembre 1878, le gouverneur du district de Tolmezzo informait le préfet d’Udine que, depuis trois mois, une quarantaine de personnes du sexe féminin, habitant la commune de Verzegnis, avaient été atteintes de manie religieuse ; les docteurs Pranzolini et Chiap sont délégués sur les lieux, et c’est à leur relation que nous empruntons le résumé des faits.

L’épidémie avait débuté, en janvier 1878, par une nommée Marguerite Vidusson, souffrante, depuis huit ans déjà, d’hystérie simple ; à cette affection s’étaient associés, dès ce mois de janvier, des accès convulsifs accompagnés de cris et de lamentations. On la crut possédée du démon, et le premier dimanche de mai, jour du pardon de Canzetto, la malade fut exorcisée ; mais son état s’aggrava, son caractère devint agressif ; les accès furent dès lors plus fréquents et plus intenses, provoqués spécialement par le son des cloches et la vue des prêtres.

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Sept mois après, trois autres hystériques sont atteintes à leur tour de ces accès à forme convulsive et déclamatoire (convulsiva et clamorosa). Ici encore tentatives d’exorcisme ; [p.6] célébration d’une messe votive solennelle en présence des malades ; et comme résultat, expansion de l’épidémie.

Bref, au moment de la visite des médecins délégués, le chiffre de ces malades s’élevait à 18, dont l’âge variait de l6 à 26 ans, sauf pour trois, âgées de 45, 55 et 63 ans.

Il se manifesta même quelques symptômes nerveux analogues chez un jeune soldat en congé, résidant alors dans ce village de Verzegnis

Duran! leurs accès, les malades parlent du démon qui les possède, indiquent la date de ceue prise de possession; les noms des personnes qui en ont été possédées avant elles ; quelques-unes se vantent d’être prophétesses et clairvoyantes, d’avoir le don des langues ; pour faire la preuve de ce don, elles prononcent des paroles incohérentes qu’elles affirment être des phrases latines ou françaises. – ,

Le plus souvent l’accès est déterminé par le son des cloches ; la vue des cérémonies religieuses non seulement aggrave l’affection, mais contribue à la généraliser par l’attteinte de celles qui en étaient encore exemptes.

Suivant les auteurs, la genèse de l’épidémie serait surtout due à une aggravation des cas d’hystérie préexistante, aggravation causée par le zèle fanatique de certains prédicateurs, par la fréquence et la solennité exceptionnelle des cérémonies religieuses, pratiquées comme moyen de guérison, et qui n’aboutissaient qu’à impressionner dangereusement leurs spectateurs et à exciter leurs fantaisies maladives. Sous cette influence, réapparaissaient à leur imagination les anciennes légendes des possédées et des sorcières ; et les manœuvres d’exorcisme confirmaient les malades elles-mêmes, ainsi que toutes les assistantes, dans la conviction de la réalité de la possession démoniaque.

M. Franzolini prend spécialement à partie certains établissements réputés de longue date par l’efficacité des pratiques d’exorcismes dont ils auraient la spécialité ; il cite en particulier le sanctuaire de Clanzetto, vestige odieux, dit-il, de la barbarie du moyen-âge, honte de la civilisation [p. 7] moderne, sentine de stupidité fanatique , et de la plus honteuse ignorance.

Mais il faut reconnaître en outre que le terrain était bien choisi pour le développement de cette épidémie mentale.

La population de Verzegnis est très arriérée comme éducation, elle est très superstitieuse ; les affections nerveuses y sont communes comme dans les populations des climats extrêmes, reléguées en dehors du mouvement soctat et du progrès des nations (2).

Les recherches du Dr Franzolini lui ont prouvé cependant que cette population était indemne d’alcoolisme et de pellagre, indemne aussi de mauvaises habitudes hygiéniques on général ; suivant lui, le langage des habitants présente une particularité, à laquelle il paraît attacher quelque valeur, mais dont nous ne saisissons pas le sens pathogénique ; ils prononcent la lettre R à la française (frequente s’incontra la pronuncia della r alla francese). Parlerons-nous du résultat de la craniométrie pratiquée seulement sur 12 habitants de Verzegnis, et prouvant la prédominance de la forme brachycéphale et une infériorité légère de développement du volume du crâne ?

Il nous semble plus intéressant de noter que la population de ce village est relativement très iaoléê des populations environnantes ; les communications sont très difficiles, souvent interrompues par les pluies et les gonflements des cours d’eau.

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Pierre Boaistuau, et al., Histoires prodigieuses 1598

Or les agglomérations ainsi séquestrées offrent, suivant nous, des conditions spécialement favorables au développement des épidémies nerveuses et surtout mentales. Les impressions réciproques subies par les individus qui les composent ne s’atténuent point comme dans les centres à relations faciles et à population mobile, où se trouve diversifiée, souvent est passé par le va-et-vient des idées et des étrangers. Il y a dès lors tendance à l’identification des [p. 8] individus ;  et, malgré les différences d’âge, de position sociale, d’habitude, tous les membres de l’agglomération finissent par se ressembler, au point de vue psychologique, comme se ressemblent les unités renfermées dans une caserne, un lycée, une prison, etc.

Voilà pourquoi les maladies nerveuses trouvent, en pareilles circonstances, tant de chance de propagation par imitation, pourquoi ceux qui sont atteints sont aussi dangereux pour les autres tant la réceptivité est préparée de fort longue date ; en semblables conditions d’isolement, les mariages consanguins se multiplient et contribuent d’autant à la détérioration des masses et au développement de leurs prédispositions morbides.

L’épidémie de Verzegnis a été fort tenace ; nous apprenons en effet que, depuis la visite et la relation du docteur Franzolini, de nouveaux cas se sont manifestés qui ont déterminé l’adoption des deux mesures suivantes : occupation militaire de la localité, transport d’autorité, à l’hôpital d’Udine, de 17 procédés ; nous ne saurions qu’applaudir à cette dernière mesure, rentrant à nos yeux dans la série des pratiques sanitaires les plus rationnelles,  l’évacuation des foyers épidémiques (3).

L’épidémie de Verzegnis constitue pour l’Europe, et pour notre siècle un fait rare ; elle rappelle, dans ces conditions de lieu et de temps, les faits observés à Amiens, dans les prisons du Bon-Pasteur, à Josselin en Bretagne, et surtout l’épidémie de Morzine (Haute-Savoie) observée par Constans.

Mais, en dehors de ses limites, elle ressemble à bien d’autres épidémies, soit des temps passés, soit observées de nos jours parmi les populations arriérées comme hygiène et civilisation. Aujourd’hui encore, dans les climats extrêmes (polaires et intertropicaux), on rencontre des groupes épidémiques de  convulsionnaires et de possédés dont le besoin de prêcher et l’une des manies dominantes ; dans les régions [p. 9]  polaires, la démonomanie des Samoyèdes, et de quelques peuplades septentrionales de la Norwège, dans la zone tropicale la théomanie des Néo-Calédoniens en sont des preuves suffisantes (4).

Quant aux épidémies nerveuses des temps passés, bornons-nous à mentionner ses névroses épidémiques parmi les martyrs des premiers temps du christianisme lui, puis parmi les sorciers et les possédés au Moyen Âge,, et qui se sont reproduites plus tard sous forme identique, à Loudun sur la tombe d’Urbain Grandier, dans les Cévennes parmi les protestants persécutés par Louis XIV, à Paris autour du tombeau du diacre Pâris, et plus près de nous encore, autour du baquet de Mesmer et de quelques tables tournantes (5).

Les processions de flagellants, notamment celles que provoquaient en 1349 les ravages de la peste noire, les épidémies de danse de Saint-Guy, qui, en 1374, puis en 1418, se manifestèrent à Aix-la-Chapelle, Liège, Utrecht, Metz, Strasbourg, la croisade d’enfants de 1458 au Mont-Saint-Michel, sont les manifestations populaires les plus frappantes de maladies  nerveuses,  manifestations non isolées d’ailleurs, mais se rattachant à nombre de faits antérieurs du même genre et se reproduisant sous forme atténuée jusqu’à la fin du siècle dernier.

On a considéré ces différentes maladies nerveuses comme appartenant à des titres morbides disparus ; c’est une erreur.

Les processions de flagellants, les pèlerinages d’enfants, ne représente-t-il pas, pour ces périodes de schismes et de fanatisme religieux, l’exagération de certaines pratiques de notre époque ? Y a-t-il beaucoup de différences entre les bandes de danseurs du XVe siècle, et les derviches tourneurs de l’Orient ? Certaines sectes protestantes de l’Amérique ne renouvelle-t-elle pas, dans leur camp-meetings, ce tableau d’une manière frappante ? [p. 10]

Les anciennes épidémies de danse de Saint-Guy, dont Sydenham, puis Trousseau au confort des  à tort la nature avec la chorée, qui n’est qu’une maladie de la motricité, ne sont autres choses que l’hystéro-épilepsie de notre temps.

La démonstration clinique en a été donnée par Charcot ; il a prouvé l’identité des attaques hystéro-épileptiques provoquées sous les yeux de son auditoire, et de crise représentée par les peintres dépossédées et des convulsionnaires des XVe et XVIe siècles : la physionomie, les gestes, les attitudes de ces portraits correspondent aux diverses périodes de contorsions, de convulsions toniques et cloniques, etc., considéré jadis comme des attaques démoniaques, et qui constitue les diverses phases de l’hystéro-épilepsie. Alors, comme aujourd’hui, les malades étaient immédiatement soulagés par la compression de l’abdomen.

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An epileptic or sick person having a fit on a stretcher.

Aujourd’hui encore, chez nombre d’hystériques, l’attaque est suivie de prédications religieuses, de prophétisations, etc.

La vive impressionnabilité des hystériques de Verzegnis, dont les accès revenaient plus intenses au son des cloches, ou au spectacle de cérémonies religieuses d’un éclat exceptionnel, ne rappelle-t-elle point  La facilité avec laquelle l’éminent initial de la Salpêtrière reproduit l’accès des hystériques de son service sous la simple influence d’une impression auditive ou visuelle ?

NOTES

(1) Giornale della Societa d’igiene, n°4, 1879, p. 337 ; extrait de la Rivista sperimentale di frenatria e medecine legale.
(2) Léon Colin. Traité des maladies épidémiques, Paris, 1879, p. 228. — Hirsch, Handh. Der Hist. Georg. Pathol.
(3) Léon Colin. Traté des maladies épidémiques, p. 935 et suiv.
(4) Hirsch, Handh. Der Hist. Georg. Pathol.
(4) Andral, art. Epidémies, in Dic. de med. et de chir. Prat. T. VII, 1831. — Calmeil, De la folie, t. I et II, passim.

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