Un cas de possession et l’exorcisme moderne. 1. — Un cas de possession. — 2. Les rêveries subconscientes. — 3. Explication du délire et traitement. Par Pierre Janet. 1898.

Janet PierreNous ne présenterons pas Pierre Janet bien connu de tous, au même titre que Jean-Martin Charcot ou Sigmund Freud.
Janet Pierre-Marie-Félix (1859-1947). Névroses et idées fixes. – I. Etudes expérimentales sur les troubles de la volonté, de l’attention, de la mémoire, sur les émotions, les idées et leur traitement. Paris, Félix Alcan, 1898. 1 vol. in-8°, 4 ffnch., 492 p.

Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
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CHAPITRE X

UN CAS DE POSSESSION ET L’EXORCISME MODERNE
1. — Un cas de possession. — 2. Les rêveries subconscientes. — 3. Explication du délire et traitement.

Mesdames, Messieurs,

La Société des Amis des l’Université lyonnaise m’a fait l’honneur de m’inviter à exposer devant vous quelques unes des recherches faites récemment dans le domaine des sciences morales ct psychologiques. Je suis heureux et fier de venir parler de questions qui m’intéressent fort dans une ville qui a contribuée si brillamment au progrès des sciences médicales et philosophiques.
Les études psychologiques, les analyses de l’esprit humain ont pris dans la seconde moitié de ce siècle une importance de plus en plus grande et un caractère assez nouveau. Au lieu de se borner à  examiner et à décrire ses propres sentiments, ce qui est fondamental sans doute mais peu précis et fort incomplet, le psychologue a examiné davantage les hommes qui l’environnaient et d’après leurs attitudes, leurs actes, leurs paroles, leurs écrits, il a cherché à analyser leurs sentiments et leurs idées. Une psychologie en quelque sorte objective s’est ainsi ajoutée à la psychologie purement subjective de nos vieux maîtres, elle a constaté ainsi des faits nouveaux et précis qui ont permis de mieux comprendre les anciennes observations et d’étendre singulièrement le champ des études morales. Cette psychologie objective s’est elle-même [p. 376] subdivisé : Tantôt avec les  psycho-physiciens elle mesure avec précision les sensations et leurs relations avec les excitations extérieures, tantôt sous le nom de psycho-physiologie, elle cherche les rapports entre les organes cérébraux et la pensée, tantôt sous le nom de psychologie emparée, elle rapproche les caractères des différentes races humaines, compare même l’intelligence de l’homme ct celle des animaux. Mais une branche de ces études a pris, dans ces dernières années et dans notre pays surtout, un développement considérable. Je veux parler de la psychologie pathologique, de la psycho-pathologie comme on la désigne souvent à l’étranger en parlant des travaux français 42).
L’esprit, en effet, est sujet à des maladies comme le corps, et les maladies de l’esprit nous permettent de constater des phénomènes psychologiques extrêmement intéressants à bien des points de vue. Ces maladies nous montrent des exagérations singulières des phénomènes normaux et nous permettent d’étudier les faits de l’esprit à un fort grossissement, comme fait le microscope pour les objets physiques. Elles nous présentent aussi des modifications, des altérations des phénomènes moraux, altérations qui se produisent sous nos yeux dans des circonstances bien déterminées. De tels changements des phénomènes dans des conditions données forment ce que l’on appelle dans les sciences des expériences et la maladie nous offre souvent à étudier de véritables expériences psychologiques, expériences qui sont faîtes naturellement et que nous n’aurions pas pu avec nos faibles moyens réaliser d’une façon artificielle.
Cette partie de la psychologie objective a encore un avantage qui me paraît essentiel : elle est pratique. Sans doute une science ne se préoccupe pas uniquement des applications utiles de ses recherches, elle sait bien souvent être désintéressée ; mais il n’en est pas moins vrai que les applications, quand elles sont possibles, forment la consécration et la sanction d’une étude scientifique. La vérité des recherches psychologiques ne sera bien démontrée, la psychologie ne prendra réellement la place qui lui est due, que lorsqu’elle sera devenue, elle aussi, une science pratique et utile aux hommes. La psychologie pathologique contribuera puissamment [p. 377] à cet heureux résultat : déjà  les études que les esprits anormaux, sur les criminels, permettent d’entrevoir une réforme pratique de la pédagogie et de la législation criminelle. Il n’est pas interdit d’espérer que de la psychologie pathologique sortira quelque jour une médecine de l’esprit qui permettra de soulager ou de guérir. Ces résultats des études psychologiques, bien qu’ils soient pratiques, ne doivent pas être dédaignés, ils doivent au contraire être considérés comme l’achèvement, la récompense de tous les travaux des moralistes.
C’est ce rôle important de la psychologie objective au point de vue scientifique et au point de vie pratique que je voudrais faire comprendre en étudiant un exemple précis. Le cas présente un intérêt général car il se rapporte à un délire qui a joué un assez grand rôle dans l’histoire, le délire de possession par le diable. Il d’agit d’in malade atteint de délire, d’un possédé du diable que nous avons pu étudier il y quelques années à la Salpêtrière. L’analyse de son état mental a été faite dans ce petit laboratoire de psychologie que mon excellent et tant regretté maître Charcot m’avait aidé à installer dans son service à la Salpêtrière et dont mon éminent maître, m. le professeur Raymond, a bien voulu conserver la direction. Cette étude d’un esprit malade peut donner une idée générale de certaines recherches de psychologie objective et des ressources qu’elle apporte pour le soulagement des aliénés.

1. — Un cas de possession.

Ces délires de possession par le diable étaient autrefois très fréquents et se présentaient cous plusieurs formes que l’on considère justement aujourd’hui comme des maladies mentales différentes. Le plus souvent ces maladies atteignaient simultanément un grand nombre de personnes d’une même région et formaient de véritables épidémies, On cannait, pour ne signaler que quelques exemples, la possession des religieuses du monastère de Kintrop en 1550 que le diable forçait à gambader, à hurler, à miauler ; on sait l’histoire si horrible et si honteuse des Ursulines de Loudun et du supplice d’Urbain Grandier. Les épidémies plus récentes de Morzine, 1860, de Verzegnies, 1880 ont été bien souvent décrites. Ces maladies d’ailleurs ne sont pas propres à notre [p. 378] ère et nous n’avons sur ce point rien inventé ; nous n’avons fait qu’adapter à nos croyances les idées du monde païen. M. Henry Meige (3) dans une série d’études bien curieuses vient de nous montrer les premières manifestations de ces délires et de ces croyances bien avant le christianisme. Dans les peuplades sauvages de l’Afrique, comme il nous le prouve dans son étude sur les possédées noires, on trouve les mêmes phénomènes et les mêmes interprétations. Dans l’antiquité grecque et latine nous connaissons les Orgies Dionysiaques, les cérémonies de la divination enthousiaste, les bizarres coutumes des curètes, des Corybantes, des prêtres Saliens ; avant les possédées du démon existaient les possédés des dieux. Dans la littérature même vous connaissez l’histoire de l’âne d’Apulée, de Lucius qui, sous l’empire des sorciers, a perdu son libre arbitre et se croit métamorphosé en âne. Enfin, on retrouverait bien souvent des possédés parmi ces malheureux qui sont poussés à se jeter à la mer par une forte passion pour la nymphe Amphytrite, parmi toutes ces victimes de Jupiter ou d’Apollon. Dans l’Extrême-Orient les choses se passaient de même : d’après le travail curieux du Dr Nevius (4), les Chinois possédés par la déesse Wang se comporte tout à fait comme chez nous les possédés de Satan.
La lumière s’est faite peu à peu sur ces phénomènes terrifiants, déjà Dom Calmet dans son livre si curieux sur les esprits publié en 1751 fait quelques observations justes sur ces épidémies de possession qui augmentent par les persécutions. Esquirol dans le premier volume de ses Œuvres explique ce singulier délire autant qu’on le pouvait faire à son époque ; les travaux d’Ellis, d’Archambault, de Legrand du Saulle, de Guislain, de Dagonet, de Macario, de Ritti, de Legals, etc., nous aident à l’interpréter.
Tous les esprits éclairés sont aujourd’hui bien convaincus que ces possessions n’étaient que de simples maladies mentales et que les exorcismes, quand ils ont eu quelque action, ont joué un rôle analogue à celui des suggestions dans les recherches hypnotiques. On a même, par une sorte de diagnostic rétrospectif, précisé les diverses formes de ce délire et on les a comparées à telle ou telle maladie étudiée aujourd’hui. Mais ces interprétations de phénomènes [p .379] anciens n’ont jamais la précision ou la certitude des études récentes que les faits qui ont lieu devant nous. Il nous faut prendre les délires de possession qui existent encore de nos jours (5), quoiqu’ils attirent points l’attention et ne soient que rarement l’objet de superstitions publiques, et les analyser nous-même. Nous retrouvons en eux les mêmes caractères, les mêmes détails, qui ont été notés si exactement par les anciens observateurs. Nous reconnaîtrons, comme disait Charcot « la loi de l’identité d’une manifestation pathologique » et, comme nous pourrons faire les expériences plus minutieuses, nous pourrons interpréter mieux ces délires.
Le malade qui va nous servir à faire cette étude est un homme de 33 ans qui, il y a quatre ans, a été amené à la Salpêtrière dans le service de Charcot. J’ai pu examiner avec soin ce personnage qui m’avait été confié et j’ai été assez heureux pour lui rendre complètement la raison  en quelques mois. Cette guérison s’est admirablement maintenue depuis plus de trois ans (6) et le malade a été suivi assez longtemps pour que l’on puisse maintenant étudier son délire, examiner les procédés qui ont amené la guérison et que l’on peut appelé l’exorcisme moderne et enfin tirer de cette observation les enseignements qu’elle comporte. Je puis d’ailleurs sans inconvénient raconter les mésaventures de ce pauvre homme, je lui donnerai un nom de convention, et je changerai celui de son pays et sa situation sociale ; seuls les faits psychologiques et médicaux seront exacts, ils ont un caractère abstrait et impersonnel qui permet de les discuter.
Achille, nous le désignerons sous ce nom, appartenait à une famille modeste de paysans du Midi de la Franc, son milieu était simple et évidemment peu instruit. Cela confirme la remarque d’Esquirol que le délire de possession ne se rencontre plus guère à notre époque dans la basse classe de la société (7). Ses parents et les habitants du village étaient assez superstitieux et des légendes singulières couraient sur sa famille. On accusait son père de s’être autrefois donné au diable et d’aller tous les samedis auprès d’un vieux tronc d’arbre causer avec Satan qui lui remettait un[p. 380] sac d’argent. Le père d’Achille riait de ces accusations mais il n’en était pas moins assez tourmenté et obsédé de craintes superstitieuses. D’ailleurs son propre père, le grand-père d’Achille, n’avait pas non plus une raison parfaitement saine : à plusieurs reprises il était parti sans motif de chez lui et on n’avait pu s’expliquer ces fugues d’une façon complète, il est difficile aujourd’hui de les interpréter avec précision.
Il en était à peu près de même pour la mère dc notre héros, elle avait une robuste santé physique, mais une intelligence assez faible et elle ne pouvait résister à un vice qui est plutôt une maladie mentale, l’ivrognerie. C’était chez elle une habitude de famille : sa propre mère, la grand’mère d’Achille, était rarement dans son bon sens ; sans pousser les chose aussi loin, elle l’imitait et en résumé pouvons considérer toute cette famille comme fortement entachée d’alcoolisme. D’après ces remarques, on nous dira qu’Achille était héréditairement prédisposé à la folie, que c’était un dégénéré suivant le terme classique. Cela est juste d’une façon générale et banale ; il est incontestable que l’alcoolisme des parents prédispose les enfants à toutes sortes de maladies physiques et mentales. Mais· cela est d’une vérité un peu trop générale et il ne faut pas se figurer avoir tout expliqué en disant d’un malade : « C’est un dégénéré. » Cette remarque, le plus souvent juste en elle-même, ne nous dispense pas d’étudier sa maladie, d’en rechercher les causes secondes qui sont pratiquement plus importantes que la cause première et générale et même de chercher à le guérir.
Achille eut une enfance normale ; élève dans un petit collège, il se montra studieux et appliqué, quoique d’une intelligence moyenne ; il avait surtout une grande mémoire et il lisait énormément, sans grand choix. Il était impressionnable, prenait tout au sérieux « comme si c’était arrivé, disait-il », et restait longtemps bouleversé pour une peur, pour une punition, pour le moindre incident. Il ne partageait pas les superstitions de son village et avait même très peu de croyances religieuses. On aurait pu le déclarer presque normal, s’il n’avait eu fréquemment des migraines et si l’on n’avait observé quelques petits faits qui me paraissent avoir leur importance, Quoiqu’il fût très sensible et très affectionné il ne parvenait pas à se créer des amitiés, il vivait seul et était un peu tourné en ridicule par ses camarades, Sans exagérer l’importance du fait qui peut être quelquefois insignifiant, [p. 381] j’augure mal de ces enfants ; de ces jeunes gens, qui sont les souffre-douleurs de l’école et des collèges. Ils nt quelques malformations morales qui les prépare à ce rôle et cette situation n’est pas faite pour favoriser le développement de leur esprit.
Mais Achille sorti de bonne heure du collège et occupé à un petit commerce ne parut en avoir souffert beaucoup. Une circonstance très heureuse pour lui, c’est qu’il se maria de bonne heure, vers l’âge de 22 ans, avec une femme indulgente et dévouée qui redressa quelques écarts de son imagination et le rendit raisonnable et heureux pendant plusieurs années. Il eut une enfant, une petite fille qui s’éleva d’une façon absolument normale et tout alla pour le mieux chez notre personnage pendant une dizaine d’années. Achille avait 33 ans quand il éprouva une série d’accidents qui l’ont conduit en quelques mois à la Salpêtrière.
Je vais vous raconter ces accidents, d’une première manière, tels qu’ils se présente pour une observation superficielle, c’est à dire tels qu’ils ont été observés par l’entourage du malade, tels qu’ils sont racontés par sa femme, et même tels qu’Achille les raconte lui-même quand on l’interroge et qu’il fait tous ses efforts pour parler avec exactitude et sincérité.
Vers la fin de l’hiver 1890, Achille dut faire un petit voyage nécessaire pour ses affaires et revint chez lui au bout de quelques semaines. Quoiqu’il affirmât se porter bien et fit des efforts pour paraître gai, sa femme le trouve très changé : il était sombre, préoccupé, il embrassait à peine sa femme et son enfant et parlait fort peu. Au bout de quelques jours cette taciturnité augmenta et le pauvre homme murmura difficilement quelques paroles dans la journée. Mais son silence prenait un aspect tout spécial : il cessait d’être volontaire comme un début ; Achille ne se taisait plus parce qu’il ne voulait pas parler, mis parce qu’il ne pouvait plus parler. Il faisait des efforts infructueux pour articuler un son et ne pouvait plus y parvenir, il était devenu muet. Le médecin consulté hocha le tête et trouva le cas fort grave ; il ausculta notre homme, examina les urines et conclut que c’était un affaiblissement général, une modification des humeurs, une dyscrasie, un diabète peut-être, etc., etc. Ces craintes bouleversèrent Achille qui se hâta de recouvrer la parole pour se plaindre de toutes sortes de douleurs. Il n’avait plus de forces, il souffrait partout, il ne pouvait plus manger et il était tourmenté d’une soif intense. Plus de doute, c’était le diabète annoncé par le médecin. Tous les soins, [p. 382] tous les médicaments furent employés. Comme on ne voyait aucune amélioration au out d’un grand mois, Achille alla consulter un autre docteur. Cet éminent praticien se moqua beaucoup du diagnostic de son collègue, il insista sur les battements de cœur, les étouffements du malade : il lui demanda s’il n’avait pas des douleurs très vives dans le bras gauche avec souffrances aiguës dans les derniers doigts de la main. Achille hésita un instant, puis se souvint parfaitement de les avoir éprouvées. Plus d’hésitation, il s’agissait d’une angine de poitrine, d’une hypertrophie cardiaque et les lus grandes précautions étaient nécessaires. Le diagnostic se confirma encore par toute une série de symptômes que le docteur avait annoncés et qu’Achille éprouva les jours suivants.
Le pauvre homme se mit au lit et se senti envahi par la plus noire tristesse. Il ne s’occupait plus et d’ailleurs il ne comprenait plus rien à ce qu’il lisait, souvent même semblait ne plus comprendre  les paroles qu’on lui adressait. A toutes les questions de sa femme au désespoir il répondait qu’il ne savait pas ce qui le désolait ainsi, qu’il avait encore confiance, mais que malgré lui il éprouvait les plus sombres pressentiments. Il dormait de temps en temps, mais malgré son sommeil ses lèvres remuaient et murmuraient des paroles incompréhensibles, ses yeux étaient baignés de larmes. Enfin ses pressentiments parurent se réaliser. Un jour qu’il était plus triste que de coutume, il appela sa femme et son enfant, les embrassa désespérément puis s’étendit dans son lit et ne bougea plus. Il resta ainsi immobile deux jours pendant que ceux qui le veillaient attendaient à chaque moment son dernier soupir.
Tout d’un coup, un matin après deux jours de mort apparente, Achille se redressa, se mit sur son séant, les yeux grands ouverts et éclata d’un rire effrayant. Ce fut un rire convulsif qui le secouait dans tous ses membres, un rire exagéré qui lui tordait le bouche, un rire lugubre qui se prolongea plus de deux heures, vraiment satanique.
A partir de ce moment tout fut changé, Achille sauta hors de son lit et refusa tous les soins. A toutes les questions il répondait : « Ne faites rien, c’est inutile, buvons du champagne c’est la fin du monde ». Ces cris et ces mouvements désordonnés durèrent jusqu’au soir, puis le pauvre homme s’endormit d’un sommeil agité. [p. 383]
Le réveil ne fut pas meilleur. Achille raconta à sa famille assemblée mille choses épouvantables. « Le démon, disait-il, était dans la chambre, entouré d’un tas de petits diables, cornus et grimaçants ; bien plus, le démon était en lui-même et le forçait à prononcer d’horribles blasphèmes. » En réalité la bouche d’Achille, car il affirmait n’y être pour rien, injuriait Dieu et ses saints et répétait à tort et à travers les insultes les plus ordurières contre la religion. Ce qui est plus grave encore et plus cruel, le démon lui contorsionnait les jambes et les bras et lui faisait éprouver de cruelles souffrances qui arrachaient des cris horribles au malheureux. On crut à une fièvre chaude, à un délire passager ; mais l’état se prolongea. Achille avait rarement des instants plus calmes dans lesquels il embrassait sa fille en pleurant et en déplorant son triste destin qui avait fait de lui la proie des démons. Jamais il n’exprimait le moindre doute sur la possession par le diable dont il était absolument convaincu. « Je n’ai pas cru assez à notre sainte religion, ni au diable, disait-il, il s’en est bien vengé, il me tient, il est en moi et n’en sortira jamais. »
Quand on ne le surveillait pas, Achille s’échappait de le maison, courait au travers les champs, se cachait dans les bois où on le retrouvait le lendemain tout épouvanté. Il cherchait surtout à pénétrer dans le cimetière, et à plusieurs reprises on le retrouva couché et endormi sur une tombe. Il semblait chercher la mort, car il avalait des poisons : il but du laudanum, une partie d’un petit flacon de gouttes de Fowler, etc., il s’attacha même les pieds, et ainsi lié, se jeta dans une mare. Il parvint cependant à en sortir, et quand on le retrouva au bord, il dit tristement : « Vous voyez bien que je suis possédé du démon, puisque je ne puis pas mourir. J’ai fais l’épreuve que demande la religion, je me suis jeté à l’eau les pieds liés et j’ai surnagé. Ah ! le diable est bien en moi. » Il fallut l’enfermer dans sa chambre et le surveiller étroitement ; après trois mois de ce délire qui épouvantait sa pauvre famille, il fallut se décider un peu tard, et sur le conseil d’un médecin avisé, à le conduire à la Salpêtrière comme dans le lieu le plus propice aujourd’hui pour exorciser les possédés et pour chasser les démons.
Quand Charcot et mon ami, M. Dutil, qui était son chef de clinique, m’ont confié cet intéressant malade, j’ai constaté tout d’abord en lui tous les signes classiques de la possession telle qu’elle était décrite dans les épidémies du moyen âge. Eginhard [p. 384] s’exprime ainsi au sujet d’une démoniaque : « C’était un spectacle bien extraordinaire pour nous autres qui étions là présents que de voir ce méchant esprit s’exprimer par la bouche de cette pauvre femme et d’entendre tantôt le son d’une voix mâle, tantôt le son d’une voix féminine, mais si distinctes l’une de l’autre que l’on ne pouvait croire que cette femme parlât seule et qu’on s’imaginait entendre deux personnes se disputer vivement et s’accabler réciproquement d’injures. Et en effet il y avait deux personnes, il y avait deux volontés différentes, d’un côté le démon qui voulait briser le corps dont il était en possession et de l’autre la femme qui désirait se voir délivrée de l’ennemi qui l’obsédait (8). »
Ce pauvre homme, petit, les yeux hagards, d’un aspect lamentable, nous offrait le même spectacle ; il murmurait des blasphèmes d’une voix sourde et grave : « Maudit soit Dieu, disait-il, maudite la Trinité, maudite la Vierge… », puis d’une voix plus aiguë : et les yeux en larmes : « Cc n’est pas ma faute si ma bouche dit ces horreurs, ce n’est pas moi … cc n’est pas moi … je serre les lèvres pour que les mots ne partent pas, n’éclatent pas tout haut, cela ne sert à rien, le diable dit alors ces mots au dedans de moi-même, je sens bien qu’il les dit et qu’il fait marcher ma langue malgré moi. » Mme de Belfield, l’héroïne du procès de Loudun, sentait aussi au dedans de son corps un être vivant qui lui parlait et lui affirmait que les mauvais anges avaient pris possession de sa personne (9). « C’est le diable qui me pousse à faire toutes ces choses, disait encore Achille, je ne veux pas mourir et il me pousse malgré moi à me détruire… Tenez, en ce moment, il me parle…, et il reprend de sa voix basse : « Les prêtres sont des misérables… », puis de sa voix haute : « Mais non, je ne veux pas le croire », et le voici qui cause avec le diable et qui discute avec lui. Souvent il lui arrive ainsi de se disputer avec son démon, qui a la mauvaise habitude de le critiquer sans cesse. « Tu mens, lui dit le diable, – non, je ne mens pas, répond le pauvre homme (10). » Lui aussi pourrait dire comme un possédé célèbre, le père Surin : « C’est comme si j’avais deux âmes dont l’une est [p. 385] dépossédée de son corps et de l’usage de ses organes et se tient à quatre en voyant faire celle qui s’y est introduite (11)
Les possédés ne se bornaient pas à sentir l’action du diable en eux-mêmes, ils votaient le démon et l’entendaient. Il en était ainsi pour Achille, qui entendait parler et rire d’autres démons en dehors de son corps et qui voyait un diable devant lui. La tête de ce diable surtout était bien visible, noire, affreuse, avec des cornes et, ce qui est vraiment satanique, cette tête ne cachait pas complètement les objets, la tête du diable était transparente ! (12)
Enfin on sait qu’autrefois on cherchait avec soin des marques de sorcellerie ou des stigmates du diable qui, d’après les personnes les plus compétentes étaient « les preuves les plus asseurées de sorcellerie et de possession, comme immuables et qui ne sont subjectes au soupçon de fausseté (13) ».
On piquait les malheureuses avec des épingles et l’on constatait que sur certaines régions ils n’éprouvaient aucune douleur de cette piqûre. Cette insensibilité caractéristique se manifestait aussi d’une autre manière par les actes mêmes des possédés. « Les moinesses de Kintrop, dans l’épidémie de 1550, dans leur exaltation s’obstinaient à se frapper, se faisaient des ecchymoses, des morsures et cela sans donner aucun signe de douleur (14). »
Ces signes et surtout le dernier existaient également chez le malheureux Achille. Son insensibilité, il est vrai n’était pas continuelle, mais quand il tordait ses bras en mouvements convulsifs, on pouvait les piquer et les pincer sans qu’il s’en aperçut. On a remarqué déjà dans les épidémies de possession et en particulier dans celle de Morzine, que l’anesthésie était surtout marquée dans les parties du corps en convulsions, « si l’agitation se borne aux bras, la piqûre est sentie aux jambes et non aux bras (15). » D’ailleurs bien souvent Achille se frappait lui-même, il se déchirait la figure avec ses ongles et il n’éprouvait aucune douleur. Tous les signes de la possession se trouvent réunis. [p. 386]
Quand j’essayai de consoler le pauvre homme et de le calmer un  peu, je fus fort mal accueilli : toutes mes tentatives furent vaines. J’essayai inutilement de prendre quelque autorité sur Achille, de le forcer à m’obéir : j’essayai, comme dernière ressource, s’il n’était pas possible de l’endormir pour le dominer davantage pendant un état hypnotique ; tout fut inutile ; par aucun procédé je ne pus réussir ni il le suggestionner ni à l’hypnotiser ; il me répondit par des injures et des blasphèmes, et le diable parlant par sa bouche se railla de mon impuissance. Il en était de même autrefois : quand le docteur disait au démon de se taire, le démon répondait brutalement : « Tu me commandes de me taire, et moi je ne veux pas me taire (16). »
Sur ma demande expresse, M. l’aumônier de la Salpêtrière voulut bien voir le malade, essaya lui aussi de le consoler, de lui apprendre à distinguer la véritable religion de ces superstitions diaboliques ; il ne put y parvenir et il me fit dire que le pauvre homme était fou et avait besoin plutôt des secours de la médecine que de ceux de la religion. Il fallut se remettre l’œuvre.
J’observai alors que le malade accomplissait bien des mouvements sans s’en rendre compte et que, préoccupé de ses hallucinations et de son délire, il était énormément distrait. Il était facile de profiter de sa distraction pour déterminer dans ses membres des mouvements qu’il accomplissait à son insu. On connait ces personnes distraites qui cherchent leur parapluie de tous côtés pendant qu’elles le tiennent à la main sans le savoir. Je pus glisser un crayon dans les doigts de sa main droite, et Achille le serra et le garda sans même s’en apercevoir. Je dirigeai doucement la main qui tenait le crayon et je lui fis écrire quelques traits, quelques lettres, et la main, entrainée par un mouvement dont le malade toujours préoccupé de son délire ne se rendait pas compte, continua à répéter ces lettres et même à signer le prénom d’Achille sans qu’il s’en aperçut. Ces mouvements ainsi accomplis à l’insu de la personne qui semble les produire peuvent, comme on sait, être désignés sous le nom de mouvements automatiques, et ils étaient des plus nombreux et des plus variés chez ce malade.
Ayant constaté ce point, je cherchait [sic] à déterminer ces mouvements [p. 387] par simple commandement. Au lieu de m’adresser directement au malade, qui, je le savais trop bien, m’aurait répondu par des injures, je le laissai délirer e        t déclamer tout à son aise ; mais me plaçant derrière lui, je commandai tout les quelques mouvements. Ces mouvements ne s’exécutèrent point ; mais, à ma grande surprise, la main qui tenait le crayon se mit à écrire rapidement sur le papier placé devant elle et je lus cette petite phrase que le malade avait écrite à son insu, comme tout à l’heure il signait son nom sans le vouloir. La main avait écrit : « Je ne sais pas. » Cela semblait une réponse à mon ordre, il fallait continuer. « Et

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pourquoi ne veux-lu pas ? » lui dis-je tout bas sur le même ton ; la main répondit immédiatement en écrivant : « Parce que je suis plus fort que vous. – Qui donc es-tu ? – Je suis le diable. – Ah ! très bien, très bien, nous allons pouvoir causer. » On peut voir, figure 66, une reproduction de cette écriture du diable.
Tout le monde n’a pas eu l’occasion de pouvoir causer avec un diable, il fallait en profiter. Pour forcer le diable à m’obéir, je le pris par le sentiment qui a toujours été le péché mignon des diables, par la vanité. « Je ne crois pas à ton pouvoir, lui dis-je, et je n’y croirai que si tu me donnes une preuve. – Laquelle ? » répondit le diable en empruntant comme toujours pour me répondre la main d’Achille qui ne se doutait de rien. « Lève le bras [p. 388] gauche de ce pauvre homme sans qu’il le sache. » Le bras gauche d’Achille se leva immédiatement.
Je me tournai alors vers Achille, je le secouai pour attirer son attention sur moi et je lui fis remarquer que son bras gauche était levé. Il en fut tout surpris et il éprouva quelque peine à le baisser. « Le démon me jouie encore un tour, dit-il. » C’était juste, mais cette fois le démon avait fait cette mauvaise plaisanterie par mon ordre.
Par le même procédé je fis faire au diable une foule d’actions différentes, il obéissait toujours parfaitement. Il faisait danser Achille, lui faisait tirer la langue, embrasser un papier, etc. Je dis même au diable, toujours pendant une distraction d’Achille, de montrer des roses à sa victime et de lui piquer les doigts, et voici Achille qui s’exclame parce qu’il voit devant lui un beau bouquet de rose on qui pousse des cris parce qu’on vient de lui piquer les doigts.
Eh bien ! tous les faits précédents sont identiques jusque dans leurs détails à ceux qui ont été observés par les anciens exorcistes. On peut le voir par cet ancien récit. « M. Midot, écolâtre de Toul, dit au démon : assieds-toi, le démon répondit : je ne peux pas m’asseoir. M. Midot lui dit de plus : assieds-toi par terre et obéis ; mais comme le démon voulait jeter de force la possédée par terre, il lui dit : fais-le doucement; il le fit ; il ajouta : étends le pied droit ; il l’étendit ; il lui dit : cause-lui du froid aux genoux, la femme répondit qu’elle y sentait un grand froid (17). « Isaachalrum, raconte un autre exorciste, s’écria : Maudite soit Marie et maudit soit le fruit qu’elle a porté. L’exorciste lui commanda à l’instant de faire satisfaction à la Vierge de ces horribles paroles en se vautrant sur la terre comme un serpent et en léchant le pavé de la chapelle en trois endroits… Mais il y eut encore refus d’obéir coup sur coup jusqu’à ce que l’on en vint à continuer le chant des hymnes ; alors le diable commença à se tordre et en se vautrant et se roulant il conduisit son corps jusqu’au bout de la chapelle où il tira une grosse langue bien noire et lécha le pavé avec des trémoussement, des hurlements et des contorsions à faire horreur (18). » [p. 389]
La différence entre ces anciennes expériences sur les diables et les nôtres c’est que les exorcistes s’efforcent de parler dans un latin plus ou moins correct et tout à fait conventionnel ou même dans un grec de fantaisie que les religieuses de ce temps  comprenaient ou devinaient assez bien. J’ai pu aussi faire au diable d’Achille quelques suggestions très simples en latin de cuisine, elles ne réussirent pas trop mal : « da mihi dextram manum, applica digitum tuum super nasum », mais, après quelques tentatives, il fut évident que le diable et moi nous préférions causer en français. Il y a donc sur ce point une modification dans la possession qui tient au changement des milieux et des époques. Les autres caractères, les commandements faits au diable, la résistance du démon, son obéissance finale, les mouvements qu’il fait exécuter au corps du possédé contre la volonté de celui-ci et même à son insu, les sensations mêmes et les hallucinations que le diable, sur l’ordre de l’exorciste, fait éprouver au patient, tous ces faits essentiels sont restés exactement les mêmes.
Grâce aux procédés précédents, j’ai pu aller plus loin encore et faire que les exorcistes ne songeaient pas à exécuter. Je demandai au démon comme dernière preuve de sa puissance, qu’il voulût bien endormir Achille dans un fauteuil et l’endormir complètement sans qu’il pût résister. J’avais déjà essayé, mais en vain, d’hypnotiser ce malade en m’adressant directement à lui, tout avait été inutile ; mais cette fois, en profitant de la distraction et en m’dressant au diable, je réussis très facilement. Achille essaya en vain de lutter contre le sommeil qui l’envahissait ; il tomba lourdement en arrière et s’endormit complètement.
Le diable ne savait pas dans quel traquenard je l’avais attiré : le pauvre Achille qu’il avait endormi pour moi était maintenant en mon pouvoir. Tout doucement je l’amenai à me répondre sans se réveiller, à me raconter ses souffrances et j’appris ainsi toute une série d’événements que tout le onde ignorait, dont Achille lui-même quand il était éveillé ne se rendait aucunement compte et qui jetait un jour tout nouveau sur sa maladie.
Mais avant d’étudier ces faits nouveaux et le rôle qu’ils ont joué dans la guérison du malade, il est nécessaire de rappeler  certains faits aujourd’hui bien connus, certaines théories de psychologie pathologique qui vont nous permettre de mieux comprendre le récit du malheureux possédé. [p. 390]

2. — Les rêveries subconscientes.

Un caractère domine évidemment dans tous les phénomènes étranges qu’a présenté notre malade ainsi que dans ceux qui restent à étudier, c’est l’automatisme mental. Pour les comprendre il est donc nécessaire de rappeler brièvement les études qui ont été faites sur cet automatisme en insistant sur certaines formes compliquées qui dans le cas présent jouent le plus grand rôle.
Il est certainement très difficile de déterminer la nature intime de la volonté humaine, mais on peut en tenant compte précisément des observations fournies par la psychologie pathologique montrer assez nettement quelques-uns des caractères apparents des actes volontaires. L’acte volontaire est d’abord un acte nouveau, il est constitué par une combinaison d’idées et d’images en rapport avec une situation présente, qui ne s’est pas encore présentée exactement de la même manière. La volonté, c’est l’adaptation continuelle de nos idées et de nos actes au milieu physique et moral dans lequel nous sommes plongés et qui change incessamment, et l’acte volontaire est constitué par cette synthèse nouvelle des phénomènes psychologiques nécessaire pour l’adaptation à des circonstances changeantes (19). On peut encore observer dans ces actes un second caractère sur lequel les philosophes ont déjà beaucoup insisté. L’acte volontaire est un acte personnel, dans lequel notre personnalité avec l’ensemble des sensations, des souvenirs, des tendances, en un mot avec le caractère qui la constitue joue un rôle prépondérant. « La dernière raison du choix volontaire est donc dans le caractère, disait justement M. Ribot, c’est-à-dire dans ce qui constitue la marque propre de l’individu au sens psychologique et à la différence dc tous les autres individus de son espèce (20)
Nous avons essayé de préciser ce caractère en montrant l’importance de la conscience personnelle dans les actes volontaires (21). Ces actes non seulement dépendent de notre personnalité, qui [p. 391] par son caractère et ses tendances en a été le motif principal, mais ils sont rattachés actuellement à notre personne qui sait qu’elle les accomplit par la conscience personnelle. Il seront encore reliés à notre personnalité par le souvenir, car nous les considérerons plus tard comme faisant partie de notre personne et ils lui seront encore rapportés par l’imagination, car  nous nous attribuons dans l’avenir toutes les conséquences de ces actes. L’adaptation exacte aux circonstances nouvelles et la conscience personnelle forment deux caractères essentiels des actes volontaires.
On peut caractériser les phénomènes automatiques par les deux caractères exactement opposés. Ce sont des actes anciens déjà exécutés autrefois, qui a un certain moment ont été exactement en rapport avec l’ensemble des circonstances, mais qui aujourd’hui ne sont plus adaptés à la situation présente. Ils sont liés avec un seul événement présent qui en est come le signal, amis ils ne sont pas en accord avec toutes les autres, car ils se produisent sans que nous en ayons combinés ni adaptés. En outre de tels actes ne sont pas complètement rattachés à notre personnalité, souvent même ils se produisent en dehors d’elle. Quoiqu’ils ne soient peut-être pas complètement inconscients, car ils manifestent souvent une certaine sensibilité et une certaine intelligence, ils sont dépourvus de cette conscience personnelle grâce à laquelle nous nous renons compte des phénomènes psychologiques, nous les rattachons à notre personne. En un mot les actes automatiques sont involontaires, non combinés pour la situation présente et plus ou moins subconscients.
On sait que des phénomènes présentent les caractères précédents sont très nombreux chez tous les hommes même les plus sains d’esprit. Les actes proprement volontaires sont rare et beaucoup de nos actions sont en parie sinon complètement automatiques. On a trop souvent décrit les mouvements involontaires, les bâillements, les démangeaisons, les mouvements rythmés par la musique, pour que j’ai maintenant à insister sur ces faits. Beaucoup d’auteurs sont également attiré l’attention sur ces mouvements subconscients, plus ou moins en rapport avec nos pensées et qui permettent de les deviner malgré nous dans les expériences du pendule enregistreur et du « Willing game (22) ». On sait aussi [p. 392] combien l’état de distraction qui est fréquent chez tous les hommes favorise la production de tels phénomènes, nous pouvons marcher dans les rues agitées d’une grande ville en rêvant à quelques problèmes ; nos jambes ont marché, ont évité les obstacles, nos yeux et nos oreilles ont pressenti les dangers et nous ont guidé sans que nous en ayons la moindre conscience. Qui n’a entendu perler de ces personnages qui lorsqu’ils versent de l’eau en versent indéfiniment jusqu’à inonder les convives ou continuent à mettre du sucre dans leur tasse jusqu’à la remplir ? Xavier de Maistre dans son Voyage autour de sa chambre, a décrit d’une façon charmante ces sottises que « la bête » fait en nous pendant que l’âme ne la surveille pas suffisamment, et beaucoup de psychologues ont insisté aujourd’hui sur l’importance de l’étude de la distraction pour comprendre le mécanisme de notre esprit. Aussi n’est-ce pas sur cet automatisme en quelque sorte élémentaire que je désire insister particulièrement. Il me semble que ces pensées qui se développent en nous, sans nous, ces actes à demi ébauchés, ces paroles intérieures qui se forment sans notre volonté ct sans notre conscience peuvent se compliquer d’une façon considérable. Il ne s ‘agit pas d’un seul phénomène automatique isolé qui se produit comme un accident rare dans notre vie, comme un bâillement ou un geste volontaire. Il s’agit d’une longue chaîne de pensées et de paroles intérieures qui se développe en nous presque à notre insu, qui remplissent une partie considérable de notre vie et qui jouent un grand rôle dans toute notre conduite.
Pour faire comprendre ces phénomènes qui me paraissent importants quoique souvent trop méconnus, je rappellerai d’abord un exemple dans lequel ils se montrent d’une façon curieuse. Tous ceux qui ont observé des petits enfants ont remarqué un petit fait amusant. Quand plusieurs petits enfants couchent ensemble dans une même chambre, il arrive souvent qu’avant de s’endormir, ils se racontent des histoires. Ce sont de bien longues et bien jolies histoires avec des aventures, avec des « et puis… et alors… » à n’en plus finir. Le sommeil alourdit les petites têtes, l’orateur dort déjà qu’il raconte encore et il continue en rêve la belle histoire. Le lendemain, à la même heure, les enfants reprendront leur histoire à un chapitre plus avancé, ils ont de la peine à s’entendre au début, car ayant continué le récit dans leurs rêves ils n’en sont plus tous au même point. Et ainsi pendant des jours [p. 393] et pendant des mois se continue la belle histoire qui tous les soirs charme l’esprit des tous petits et leur prépare de beaux rêves.
Je crois que nous sommes tous plus ou moins semblables à ces tous petits et nous aimons à nous raconter sans cesse de belles histoires qui nous font oublier la plate réalité et nous donnent le courage de travailler à la transformer. Mais cette belle histoire nous ne la racontons pas seulement le soir avant de nous endormir, nous nous la racontons bien souvent dans la journée même. En marchant, en mangeant, en accomplissant un travail mécanique qui ne demande pas trop d’attention, des écritures, des dessins, de la couture surtout, nous nous parlons sans cesse et nous continuons le récit interminable.
Souvent même nous sommes ennuyés, quand les nécessités de la vie nous forcent à faire attention à quelque chose de réel, à écouter un interlocuteur, ) lire une lettre, et nous nous hâtons de revenir à cette histoire qui se déroule en nous sans effort, d’une manière si facile et si agréable.
Il y aurait, je crois, toute une étude psychologique des plus curieuses à faire sur cette rêverie ; on y verrait quelquefois de curieux travaux psychologiques qui s’effectuent en nous à notre insu. C’est grâce à ce travail subconscient que nous trouvons tout résolu des problèmes que peu de tems auparavant nous ne comprenions pas. C’est ainsi bien souvent que nous préparons un livre ou une leçon qui un beau jour nous apparaissent tout faits sans que nous comprenions ce miracle. On pourrait aussi suivant la nature de cette rêverie humble ou ambitieuse, triste ou satisfaite découvrir bien des lois du caractère et ben des prédispositions cachées.
Mais il serait surtout intéressant d’étudier la forme ou plutôt les lois générales qui règlent le développement de cette rêverie. Le plus souvent, elle est monotone, elle reste pendant longtemps toujours la même, sans être modifiée par les circonstances extérieures. L’un rêve qu’il gagne des millions, l’autre qu’il dirige une armée et conquiert un pays barbare, celui-ci colonise une île déserte à la façon de Robinson, ou joue le plus beau rôle dans un roman d’amour. Mais chacun garde son histoire, toujours la même et se la récite incessamment. Si l’histoire se modifie c’est le plus [p. 394] souvent avec lenteur étonnante et j’ai noté des observations dans lesquelles de petits incidents nouveaux, qui auraient du être tout de suite ajoutés au roman, ne survenaient en réalité dans la rêverie qu’au bout de quelques mois. Ces modifications d’ailleurs ne dépendent guère de notre caprice et se font lentement, suivant les lois d’une logique singulière qui préside à nos rêveries, comme elle préside aux délires des aliénés. On pourrait noter aussi que ces rêveries sont peu conscientes, nous savons vaguement que nous les avons en nous-mêmes, mais nous ne pouvons pas toujours les décrire exactement, car nous n’en conservons qu’un souvenir très confus. Souvent il nous arrive d’être surpris en écoutant notre histoire, comme si elle s’était développée ou modifiée en nous à notre insu. Ce sont bien là les caractères des phénomènes automatiques : on peut donc considérer ces rêveries comme le développement considérable des petits faits de distraction qui ont été étudiés les premiers et on peut croire qu’elles sont à peu près soumises aux mêmes lois.
Ces phénomènes qui existent souvent même chez l’homme normal prennent une importance extraordinaire chez le malade. Dès que, pour une cause quelconque, accidentelle ou permanente, l’esprit s’affaiblit un peu, on voit ces rêveries automatiques grandir démesurément et prendre des caractères beaucoup plus nets. Elles deviennent tout à fait involontaires et l’homme est obligé de les subir sans pouvoir ni les arrêter ni les modifier ; elles deviennent plus nettement subconscientes et laissent des souvenirs bien plus incomplets ou même ne s’accompagnent d’aucune conscience personnelle ni d’aucun souvenir.
Le cas le plus net de ces phénomènes automatiques, complètement séparés de la conscience du sujet a donné lieu à l’une des superstitions les plus curieuses de notre époque, la croyance au spiritisme. Sans doute, il y a dans les séances spirites bien des supercheries et bien des mystifications, cela est certain, mais, comme j’ai travaillé autrefois à le démontrer (23) certains faits sont incontestables : l’écriture du médium, l’ignorance où il prétend être de ce qu’il écrit, sa surprise  ou sa colère en lisant ce que sa main a écrit à son insu, ce sont là des faits réels très intéressants pour le psychologue car ils ne sont que l’exagération des phénomènes normaux. Le médium est un individu qui rêve tout [p. 395] éveillé, mais qui a simplement perdu la conscience personnelle de sa rêverie.
Quand il en est ainsi, une personne étrangère peut prendre la direction de cette rêverie, de ces phénomènes psychologiques complexes qui existent dans l’esprit du malade sans qu’il le sache. On peut, en se mettant dans des conditions particulières, en prenant des précautions pour que l’attention du sujet soit dirigée ailleurs, exprimer des paroles qui modifieront les rêves subconscients sans être entendues d’une façon consciente par les malade. Ces distractions par distraction (24) vont déterminer les faits les plus étranges et enlever complètement au sujet la libre disposition de ses mouvements et ses pensées, elles vont manifester  d’une façon plus complète la désagrégation de l’esprit. Cette division de la pensée humaine sera plus ou moins grave, elle variera suivant la nature des phénomènes automatiques qui se sont développés ; elle sera plus profonde, suivant la remarque intéressante d’un aliéniste, J. Cotard, quand les images du sens musculaire qui jouent en si grand rôle dans la constitution de notre personnalité seront elles-mêmes grandement modifiées. Mais quels que soient ces degrés et ces variétés le fait qui domine dans tous les troubles de ce genre, c’est la division, le dédoublement de la personnalité.
Plusieurs personnes s’indignent contre cette notion de la désagrégation psychologique, elles y voient une atteinte à l’unité de notre personnalité, une division de notre âme. C’est là une interrogation singulière de nos études. Dans ces recherches, il ne s’agit aucunement de l’âme humaine, du principe métaphysique de notre être. Il s’agit uniquement des faits que présente réellement notre pensée et de la façon dont ils se groupent en apparence. Quelles que soient nos opinions sur la nature de l’esprit, nous ne pouvons nier que l’homme n’ait des rêves et que bien souvent il ne garde aucun souvenir de ces rêves. L’expression de la « désagrégation mentale » est simplement la description, le résumé de ces faits incontestables ; cette expression constate seulement que les pensées humaines, qu’elle qu’en soit l’origine profonde, peuvent se séparer les unes des autres de manière à former des groupes plus ou moins cohérents et plus ou moins distincts.
Ce dédoublement de l’esprit devient dans certains cas pathologiques [p. 396] si réel, si manifeste qu’il est remarqué par le malade de lui-même. Le médium est tout étonné de ces discours qu’il voit écrit de sa main ou même de ces paroles qu’il entend sa bouche prononcer malgré lui. Il ne peut faire autrement que de les attribuer à une personne étrangère qui emprunte sa main ou sa bouche pour s’exprimer. Le rêve lui même, reflet de la pensée du médium et des idées courantes, va confirmer ces suppositions naturelles et l’écriture automatique va être signée d’un nom illustre. Dans les cercles spirites ce sera l’Esprit de Socrate ou de Gutenberg, ou l’âme de l’arrière grand-père qui prendra la paternité de ces messages. Dans l’antiquité sur le trépied sacré de Delphes c’était à Apollon qui inspirait les paroles automatiques de la Pythie. Au moyen âge ce sera le diable qui se déclarera l’auteur de ces rêveries involontaires.
Nous sommes tout naturellement revenus à l’interprétation du délire de possession. L’étude des phénomènes automatiques, du développement que les rêveries  involontaires et subconscientes peuvent prendre  dans l’esprit normal et à plus forte raison dans l’esprit malade, nous permet de comprendre les phénomènes en apparence singuliers que présentait notre malade, Achille. On peut maintenant revenir à ce pauvre homme, qui est resté paisiblement endormi sur son fauteuil. Il sera maintenant plus facile d’interpréter ses récits et de travailler à sa guérison.

3 — Explication du délire et traitement.

Malgré le sommeil dans lequel Achille est plongé en apparence, il entend nos questions et peut y répondre ; c’est un état somnambulique. Ce somnambulisme survenu pendant notre conversation avec le diable et à la suite d’une suggestion donnée à ce dernier n’a rien de bien surprenant. Dans le cours de sa maladie Achille a déjà présenté à plusieurs reprises des états analogues ; la nuit et même le jour il lui arrivait d’entrer dans des états étranges, pendant lesquels il semblait en délire et il se réveillait ensuite sans garder le moindre souvenir de ce qu’il avait fait pendant ces périodes. Le somnambulisme que nous observons est une forme de dédoublement de la personnalité qui s’est déjà présenté chez lui plusieurs fois et qui vient simplement de se reproduire. Quant au mécanisme de cette reproduction, il est aussi bien connu : le [p. 397] dédoublement de la personnalité existait déjà, quand le malade présentait de l’écriture automatique, quand ses pensées subconscientes s’exprimaient, à son nom, sous le nom du diable ; ce groupe de pensées subconscientes déjà existantes et déjà séparées de la personnalité  normale, s’st complète, développé à la suite des suggestions, et le somnambulisme qui n’est que la forme complète de ces pensées subconscientes s’est constitué tout entier.
Cet état présente ici un grand intérêt pratique : on sait en effet quelle qu’en soit la raison, que pendant le somnambulisme le malade retrouve une mémoire singulièrement plus étendue que pendant l’état de veille. Il peut à ce moment, c’est in point sur lequel j’ai souvent insisté, retrouver le souvenir des délires qui ont d »terminé et rempli ses attaques, des phénomènes subconscients qui ont provoqué une foule d’accidents et qu’il ignorait pendant le veille. Pour le faire comprendre je rappelle seulement une petite observation assez curieuse. Un jeune homme de 25 ans que j’ai eu l’occasion de soigner il y a quelques années, était atteint d’un tic de la face. Toutes les deux minutes il soufflait violemment par une narine en faisant force grimaces et ce tic durait depuis six ans sans que le pauvre garçon pût comprendre ce qui déterminait ce mouvement déplorable et sans qu’aucun traitement ait pu avoir la moindre influence. Ce malade ainsi que j’ai été amené à le constater, présentait de l’écriture automatique et du somnambulisme. Dès qu’il fit dans cet état il s’expliqua très clairement : « Mais c’est bien simple, dit-il, j’ai une croûte dans le nez depuis un fort saignement de nez que j’ai eu il y a six ans, elle me gêne et je souffle pour la chasser » (25). Inutile de dire qu’il n’y avait pas de croûte dans le nez et qu’il s’agissait simplement d’une idée fixe de forme subconsciente comme cela arrive si souvent chez les hystériques. Il suffit de modifier cette idée pour faire disparaître le tic comme par enchantement. Sans parler de ce traitement de cette guérison, constatons seulement que le somnambulisme rendait au malade le souvenir d’idées fixes qu’il ignorait pendant la veille.
Il en était exactement de même chez Achille, qui, une fois endormi, put nous indiquer une foule de détails qu’il ignorait  ou ne comprenait pas précédemment. Dans cet état de somnambulisme, [p. 398] il nous raconté sa maladie d’une tout autre manière qu’il n’avait fait jusque là. Ce qu’il nous raconta alors est bien simple et peut se résumer en un mot : depuis six mois il avait dans l’esprit une longue rêverie qui se déroulait plus ou moins à son insu le jour comme la nuit. A la façon des gens distraits dont je viens de parler, il se racontait à lui même une histoire, une longue et lamentable histoire. Mais cette rêverie avait pris chez cet esprit faible des caractères tout spéciaux et avait eu de terribles conséquentes. En un mot toute sa maladie n’avait été qu’un rêve.
Le début de la maladie avait été une faute grave qu’il avait comme au printemps pendant son petit voyage. Pendant un instant il avait un peu top oublié son ménage et sa femme : il ne faut pas trop lui en vouloir, Mesdames, car il fut cruellement puni.
Le souvenir de sa faute l’avait tourmenté à son retour et avait provoqué la tristesse, la distraction que j’ai déjà signalé. Il était surtout préoccupé par la pensée de se cacher à sa femme sa mésaventure et cette pensée le poussait à surveiller ses moindres paroles. Il croyait, au bout de quelques jours, avoir oublié son inquiétude mais elle persistait toujours en lui et c’est elle qui le gênait, quand il voulait parler. Il existe des esprits faibles qui ne peuvent rien faire à demi et qui tombent toujours dans de curieuses exagérations. J’ai connu une jeune femme qui, voulant aussi cacher une faute, se mit à dissimuler sa conduite et ses pensées. Mais au lieu de dissimuler sur un seul point elle se sentit entraînée à tout cacher, à tout altérer, elle se mit à mentir continuellement du matin jusqu’au soir, même à propos des choses les plus insignifiantes. Dans une sorte de crise, elle laissa échapper l(aveu de sa faute, obtint son pardon et cessa complètement de mentir. Chez Achille, c’est la même pensée d’une chose à cacher qui produit non plus le mensonge mais le mutisme complet. On voit déjà les premiers phénomènes de la malade qui s’expliquent par la persistance du remords et par le rêve qu’il occasionne.
Déjà, les préoccupations, le rêve de jour et de nuit se compliquaient. Achille s’accablait de reproches et s’attendait à toutes les souffrances qui n’étaient que de légitimes punitions. Il rêvait à tous les désordres physiques, à toutes les maladies les plus effrayantes. Ce sont ces rêves de maladie, qui, à demi ignorés, provoquaient la fatigue, la soif, l’essoufflement, les souffrances que les médecins et le malade avaient pris successivement pour du diabète et pour une affection cardiaque. Il faut d’ailleurs ajouter [p. 399] que les interrogations des médecins, leurs descriptions des symptômes, leurs diagnostics avaient singulièrement précisé les souffrances d’Achille. Son esprit déjà malade, affaibli par une préoccupation permanente avait perdu son unité et sa puissance de synthèse, il laissait les idées semées en lui se développer isolément et les paroles des médecins avaient agi comme de véritables suggestions.
Le rêve continuait avec cette logique et cette lenteur singulière que nous avons remarquées dans les rêveries de ce genre. Continuellement au milieu de son travail, pendant qu’il mangeait, pendant qu’il semblait écouter ses amis ; Achille rêvait toujours. Son histoire de maladie se répétait sans cesse , mais en avançant peu à peu vers le dénouement fatal. Qui n’a pas eu des rêves semblables et qui n’a pas pleuré sur son triste sort en voyant son propre enterrement. Ces rêves sont fréquents chez les hystériques que l’on entend souvent murmurer tout bas ces belles lamentations, « Voici des fleurs… des fleurs blanches, on va en faire des couronnes, pour mettre sur mon petit cercueil…, etc. » Achille, malade et suggestible, allait plus loin, il réalisait malgré lui ses rêves, il les jouait. Aussi le voyons-nous dire adieu à sa femme et à son enfant et se coucher immobile. Cette léthargie plus ou moins complète qui avait duré deux jours n’était qu’un épisode, qu’un chapitre de ce grand rêve.
Quand on a rêvé qu’on est mort, que peut-on rêver encore ? Quelle sera la fin de l’histoire qu’Achille se raconte à lui-même depuis six mois ? La fin est bien simple, ce sera l’enfer. Pendant qu’il était immobile et comme mort, Achille que rien ne venait plus troubler rêvait mieux que jamais. Il rêva que, sa mort étant complète, le diable surgissait de l’abîme et venait le prendre. Le malade, qui pendant le somnambulisme nous raconte ses rêves, se souvient parfaitement de l’instant précis pendant lequel eut lieu ce lamentable événement. C’était vers onze heures du matin, un chien aboyait dans la cour à ce moment, sans doute il était incommodé par l’odeur de l’enfer ; des flammes remplissaient la chambre, d’innombrables diablotins frappaient le misérable à coups de fouet ou se distrayaient à lui enfoncer des clous dans les yeux et par les déchirures de son corps, Satan prenant possession de sa tête et de son cœur.
C’en était trop pour cette faible cervelle : la personnalité normale avec ses souvenirs son organisation son caractère qui avait [p. 400] jusque là substitué tant bien que mal, à côté du rêve envahissant sombra complètement. Le rêve jusque là subconscient, ne trouvant plus de résistance, grandit et envahit tout l’esprit. Il se développa assez pour former des hallucinations complètes et pour se manifester par des actes et des paroles. Achille a le rire des démons, il prononce des blasphèmes, il voit et entend des diables, il délire complètement.
Il est intéressant de voir comment se constitue ce délire et comment tous les symptômes qu’il présente peuvent s’expliquer comme la conséquence du rêve comme des manifestations de l’automatisme psychologique et de la division de la personnalité. Le délire n’est pas uniquement l’expression du rêve, ce qui constituerait un simple somnambulisme avec actions bien liées et sans désordre ; le délire est formé par le mélange du rêve et de la pensée de la veille, par l’action et la réaction de l’un sur l’autre. La bouche d’Achille profère des blasphèmes, c’est le fait qui tient au rêve lui-même ; mais Achille les entend, s’en indigne, les attribue à un diable logé en lui, c ‘est le fait de la conscience normale et son interprétation. Le diable parle alors à Achille et l’accable de menaces, l’interprétation du malade a augmenté et précisé le rêve. Achille pour lutter contre le démon essaye lui-même les procédés crue l’on employait, d’après ce qu’il croit, pour reconnaître les possédés ; il se jette à l’eau les pieds liés, mais l’instinct vital le sauve et le ramène aux bords, voilà des faits qui dépendent de la veille. Le diable se met alors à ricaner et démontre à ce pauvre Achille qu’il est immortel, et qu’il sera toujours la proie des démons, c’est maintenant la suite du rêve. Et ainsi indéfiniment, l’opposition des deux séries de pensées, leurs influences mutuelles amènent le désordre et le délire.
La psychologie pathologique peut même aujourd’hui expliquer les détails de cc délire. Ainsi les blasphèmes que prononce Achille à son insu ou malgré lui constituent un phénomène assez intéressant et bien connu. Le langage ne se compose pas seulement des images auditives des mots, des images visuelles, des lettres écrites, il comprend encore les images des mouvements d’articulation que nous faisons pour prononcer les mots. Ces images du sens musculaire, ces images kinesthésiques verbales peuvent se séparer de la personnalité et se développer malgré notre volonté. Au lieu d’éprouver des hallucinations auditives verbales comme le persécuté qui entend des voix, le malade sentira en lui-même [p. 401] les images des mouvements de la parole comme s’il parlait réellement. Un degré de plus et ces images vont produire des mouvements réels et amener de véritables paroles que le malade sera tout étonné d’entendre sa bouche prononcer. Ce seront des paroles automatiques tout à fait identiques dans leur mécanisme à l’écriture automatique des médiums ; ainsi que j’ai eu souvent l’occasion de le montrer. Les blasphèmes d’Achille dépendent de cet automatisme des images kinesthésiques verbales.
Faut-il rappeler les troubles de l’attention, et l’incapacité de comprendre ce qu’il lit, de comprendre même ce qu’on lui dit. La synthèse nouvelle nécessaire pour grouper les mots lus ou entendus pour les comprendre est elle possible dans un esprit aussi désagrégé ? Ces lacunes de la perception sont des symptômes d’une grande banalité qui caractérisent ces décompositions de l’esprit. Quant à l’insensibilité du malade, à ces stigmates du diable, ils constituent un des phénomènes psychologiques que j’ai le plus étudié et que j’ai, je crois, aidé à comprendre. Il ne suffit pas de dire qu’il s’agit là d’une anesthésie hystérique :un mot, une dénomination ne suffit pas pour expliquer un phénomène. Il faut remarquer que cette anesthésie est extrêmement variable, qu’elle est très forte quand  le bras, occupé à écrire pour le compte du diable, échappe au malade et qu’elle disparaît quand Achille fait attention à son bras et en reprend la disposition. Il faut remarquer que cette anesthésie est en apparence contradictoire : pendant que la main droite tient le crayon, je la pince violement. D’un côté Achille que j’interroge répond avec tranquillité qu’il n’a absolument rien senti, mais de l’autre la main écrit qu’elle a été pincée et désigne l’endroit. Cette expérience décisive qui démontre la persistance de la sensation au moins d’une manière subconsciente a été exposée et discutée pour la première fois dans mon travail sur l’anesthésie publié en 1887 (27). Des faits contradictoires de ce genre avaient été constatés par Charcot, Regnard et Parinaud à propos des troubles de la vue chez les hystériques, mais j’ai pu généraliser ces remarques et proposer une interprétation générale de ces anesthésies par défaut d’assimilation des phénomènes élémentaires à la conscience personnelle [p. 402] quel que soit le phénomène, fatigue, épuisement cérébral,, émotion qui dissocie l’esprit. On peut dire dans le cas présent que la sensibilité d’Achille est loin d’être perdue ; toutes les sensations existent, affaiblies peut-être, et transformées par le fait de leur isolement, mais, par suite d’un épuisement cérébral déterminé ici par une émotion persistante qui amène un faut de synthèse dans la perception personnelle, une partie des phénomènes est rattachés à la personne d’Achille et d’autres sensations sont rattachées à ce groupe de pensées qui constitue le diable.  L’anesthésie est une des plus curieuses conséquences de ces rêveries émotionnantes et fatigantes et de ces divisions de l’esprit qui portent sur les sensations comme sur les mouvements.
Nous voyons donc toujours de l’ordre et des lois dans ce délire en apparence désordonné et tous les phénomènes qui le constituent sont le point de départ de recherches intéressantes et peuvent déjà être en grande partie expliqués grâce aux études de psychologie pathologique.
Cette connaissance plus complète de la maladie peut-elle nous guider dans le traitement et la psychologie pathologique, nous permet-elle de pratiquer l’exorcisme d’une manière un peu plus rationnelle ?
Nous n’insisterons pas sur les traitements physiques, la plupart des traitements auxquels on a habituellement recours dans les désordres de la pensée avaient déjà été essayés sans grand succès. Nous ne connaissons pas encore l’Ellébore qu’il suffit d’avaler pour changer nos rêves, supprimer nos émotions, reconstituer notre personnalité. Ce sont là des choses délicates qui le plus souvent ont besoin d’un traitement moral. Une consolation, un bon conseil, un ordre ou même une menace, une punition sont plus efficaces dans bien des cas que toutes les drogues du monde. C’est cc que soutenait déjà un aliéniste très psychologue, Leuret, quand il voulait que l’on usât surtout de procédés moraux dans le traitement des aliénés ; mais Leuret réussissait rarement et aujourd’hui encore le traitement moral est bien souvent presque impraticable ou sans effet. C’est que ce traitement reste encore beaucoup trop vague, sans prescription précise appropriée à telle ou telle circonstance et qu’il dépend encore entièrement de l’autorité, du tact, de l’initiative irraisonnée et plus ou moins heureuse du médecin. Le traitement moral n’existera qu’au moment où sera [p. 403] fondée une science morale qui donnera la raison de l’emploi de tel ou tel procédé, qui explorera ses sources et ses insuccès.
La psychologie pathologique encore dans l’enfance ne nous donne que des indications fort vagues. Elle nous apprend par exemple, que la lésion principale est dans ce cas la permanence d’un rêve émotionnant qui existe à part de la conscience personnelle du malade. Nous savons qu’il ne suffit de s’adresser à la personne du malade, de parler à Achille lui-même, car le mal est en dehors de lui. Il est à peu près inutile de discuter avec lui, de l’exhorter, de le menacer. Les blasphèmes, les paroles et les actes du diable se développent malgré lui, en dehors de lui, et même à son insu. Il faut savoir atteindre la lésion dans ces couches plus profondes de la conscience où elle siège. Cela est souvent fort difficile, soit que nous ne rendions pas bien compte des divisions qui se sont faites dans la conscience, soit que ne sachions pas atteindre le groupe de phénomènes psychologiques particulièrement altérés. Dans le cas présent l’écriture automatique et le somnambulisme nous fournissent des procédés faciles pour atteindre l’idée fixe en elle-même. C’est dans l’état de distraction au diable ou pendant l’état de somnambulisme qu’il faudra essayer d’agir.
Une autre remarque importante, c’est qu’il faut atteindre l’idée ou l’image fondamentale, celle qui est le point de départ du délire. Cela n’est pas toujours facile à reconnaître, car bien souvent le médecin ne se trouve en face que des idées fixes secondaires qui dérivent de la première par une série d’associations plus ou moins compliquées  (27). Prenons par exemple cet individu qui avait le tic de souffler par une narine ; c’est en vain qu’on lui aurait suggéré de ne pas souffler, il aurait toujours recommencé. C’est à sa croûte dans le nez qu’il faut s’adresser, ou mieux au souvenir persistant d’un certain saignement de nez qui avait eu lieu dans des conditions particulières et qui l’avait beaucoup affecté. Ce souvenir effacé, le tic disparaissait tout naturellement.
Si nous voulons exorciser notre malheureux Achille, il est tout à fait inutile de lui parler de l’enfer, des démons, de la mort. Quoiqu’il en parle sans cesse, ce sont choses secondaires et psychologiquement accessoires. Quoique le malade semble un possédé, son mal n’est pas la possession, c’est l’émotion du remords. Il [p. 404] en était de même pour bien des possédés, le diable n’était guère pour eux que l’incarnation de leurs regrets, de leurs remords, de leurs terreurs ou de leurs vices. C’est le remords d’Achille, c’est le souvenir même de sa faute qu’il faut lui faire oublier.
Cette opération est loin d’être facile, il est plus difficile que l’on ne croit généralement d’oublier quelque chose. Savoir oublier est souvent une qualité aussi bien que savoir apprendre, car l’oubli est la condition de la marche en avant du progrès, de la vie même ;

Oublions et marchons ; l’homme sur cette terre,
S’il n’oubliait jamais pourrait-il espérer (28) ?

Une des découvertes les plus précieuses de la psychologie pathologique serait celle qui nous donnerait le moyen sûr de provoquer l’oubli d’un phénomène psychologique déterminé.
Dans mon dernier travail sur « l’histoire d’une idée fixe » j’ai montré comment on pouvait parvenir approximativement à ce résultat par le procédé de la « dissociation des idées » et par celui de la « substitution ». Une idée, un souvenir peut être considéré comme un système d’images que l’on peut détruire, en séparant ses éléments, en les altérant isolément, en substituant dans le composé telle ou telle image partielle à celles qui existaient, Je ne puis ici revenir sur l’étude de ces procédés, je rappelle seulement qu’ils furent de nouveau appliqués à l’idée fixe de cet intéressant malade. Le souvenir de sa faute fut transformé de toutes manières grâce à des hallucinations suggérées. Enfin la femme même d’Achille évoquée par halll1cillation au moment convenable, vint accorder un pardon complet à cet époux plus infortuné que coupable.
Ces modifications n’avaient lieu que pendant le somnambulisme, mais elles avaient un contre-coup bien remarquable sur la conscience du personnage après le réveil. Il se sentait soulagé, délivré de cette puissance intérieure qui lui enlevait la libre disposition de ses sensations et de ses idées. Il devenait sensible sur tout son corps, il retrouvait tous ses souvenirs, bien plus il commençait à juger son délire. Au bout de peu de jours il avait fait assez de progrès pour rire de son diable et il expliquait lui-même [p. 405] sa folie en disant qu’il avait lu trop de romans. A ce moment il faut remarquer un fait curieux : le délire existait encore pendant la nuit. Achille endormi gémissait et rêvait à des tortures infernales : les diables le faisaient monter à une échelle qui s’allongeait indéfiniment  et au bout de laquelle se trouvait un verre d’eau ou bien ils s’amusaient encore  à lui enfoncer des clous dans les yeux. Le délire existait aussi dans l’écriture  subconsciente et le diable  se vantait ainsi de reprendre  bientôt sa victime. Ces procédés nous montrant donc encore les dernières traces du délire qui pourrait persister à notre insu. Il est bon d’en tenir compte, car un malade abandonné à ce moment ne tarderait pas à retomber dans les mêmes divagations.
Grâce à des procédés analogues, les derniers rêves furent transformés et bientôt ils disparurent complètement. J’ai rencontré à ce moment un fait sur lequel j’ai déjà souvent attiré l’attention, c’est que les somnambulismes et l’écriture automatique diminuèrent aussi en même temps. Le malade n’eut plus un oubli aussi complet après le somnambulisme, il n’était plus aussi anesthésique pendant les écritures subconscientes. En un mot, après la disparition de l’idée fixe, l’unité de ‘esprit se reconstituait ?
Achille fut bientôt complètement guéri, le diable avait été chassé par un exorcisme moderne, plus délicat et moins infaillible peut-être que l’ancien, mais non sans intérêt et sans utilité. Il est bon d’ajouter que le malade retourné dans son petit village m’a fréquemment envoyé de ses nouvelles et que depuis trois ans il conserve la santé physique et morale la plus parfaite.
Plusieurs auteurs, Moreau de Tours (29) en particulier, et plus récemment Chaslin (30) ont insisté sur le rôle du rêve dans l’évolution des délires. Notre observation, croyons-nous, est plus démonstrative encore. En effet, des procédés particuliers comme l’écriture automatique et le somnambulisme nous fournissent le souvenir exact et minutieux des rêves que nous n’avons pu à chaque moment de la maladie mettre en parallèle avec le symptôme pathologique correspondant. Il s’agit don bien ici d’une maladie par suite d’un rêve, d’une maladie du rêve. Le traitement a pu confirmer le diagnostic et l’interprétation des phénomènes en apparence si bizarres présentés par le malade. [p. 406]
Quelques théories de psychologie pathologique que j’avais essayer d’établir autrefois à propos des somnambules et les médiums ont pu être vérifiées par l’étude de ce délire tout différent, elles se sont montrées pratiques et utiles puisque c’est grâce à elles que j’ai pu transformer en quelques semaines l’esprit de cet aliéné. Ces résultats sont encore modestes mais ils nous permettent d’insister sur l’intérêt de semblables études. La psychologie objective ne tend pas à supprimer l’ancienne psychologie subjective qui reste indispensable au début des recherches sur la pensée humaine, elle n’a aucune ambition métaphysique ou religieuse et n’attaque aucune croyance respectable, mais dans son domaine restreint elle recueille des documents précieux pour l’étude de l’esprit humain et prépare pour l’avenir un art d’élever les esprits bien portants et de soulager les esprits malades.

 NOTES

(1) Conférence faite à l’Université de Lyon, le 23 décembre 1894, publiée dans le Bulletin de l’Université de Lyon, de décembre 1894 – janvier 1895.

(2) Max Dcssoir, Experirnentelle Patho-psychologie. Vierteljahrsschrift f. Wissenschtaftliche. Philosophie, 1892. – N. Fornelli, Gli studi di psicopatia in Francia. Napoli, 1894.

(3) Dr H. Meige, Les possédées dans l’antiquité. – Les possédées noires. 1894.

(4) D. John L. Nevius, Demon-possession and allied Themas being an induction Study of phenomena of our times. New-York, 1894.

(5) A. Souques, Une récente exorcisation en Bavière. Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière, 1893, I.

(6) Le malade est maintenant bien raisonnable depuis plus de huit années.

(7) Esquirol, Maladies mentales, 1838, I. 504.

(8 D’après Maury, Magie et Astrologie, p. 327. – Cf. Mirville, Les esprits, III, 182.

(9 Mémoires de sœur  Jeanne des Anges, publiés par Legué et Gilles de la Tourette, 1886, 69, 92. – Cf. Mirville, Les esprits, I, 120.

(10). On trouve le même détail dans Griesinger, Traité des maladies mentales. Traduct. 1873, 287,

(11) Mémoires de sœur  Jeanne des Anges, 1886.

(12) Dans les observations de démonomanie, ce caractère, c’est-à-dire la présence d’hallucinations de tous les sens a été fréquemment observé. Cf. Dr La· pointe. Une famille entière de six personnes atteintes simultanément de démonomanie. Annales médico-psychologiques, 1886, II, 350,

(13) Cf. Pitres, Leçons sur l’hystérie, I. 56.

(14) Cf. Paul Richer, La grande hystérie, 1885, 807.

(15) Cf. Paul Richer, op., cit., 857.

(16) Possession de Mlle Ransaing [Ranfaing] en 1619 dans la ville de Remiremont, dans le Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires ou les revenants de Hongrie el de Moravie, par Dom Augustin Calmet, abbé de Sénones, 1751, I, 211.

(17) Dom Calmet, op. cit., I, 212.

(18) Régnard) De la sorcellerie, 1887, 51. Cf. Mémoires de sœur Jeanne des Anges, 181.

(19) Pierre Janet, Etude sur un cas d’aboulie et d’idées fixes. Revue philosophique, mars 1891, p. 268. Chapitre I de cet ouvrage.

(20) Th. Ribot, Les maladies de la volonté, 1883, 30-148,  (Paris. F. Alcan).

(21) Les stigmates mentaux des hystériques. 1893, 143.

(22) Ch. Richet. Les mouvements inconscients, dans l’hommage à Chevreul, 1886. – Pierre Janet, les actes inconscients et le dédoublement de la personnalité. Revue philosophique, 1886, II, 577 et l’Automatisme psychologique, 1889, 367.

(23) Automatisme psychologique, 1889. 376.

(24) Pierre Janet. Les actes inconscients et la mémoire pendant le s somnambulisme », Revue philosophique, mars 1888, p. 249.

(25) Les actes inconscients. Revue philosophique, 1880, I, 590. Accidents mentaux des hystériques, 1893, 58 ;

(26) L’anesthésie et la dissociation des phénomènes psychologiques, Revue philosophique, mai 1887, p. 460. Cf. Stigmates mentaux des hystériques, p. 27.

(27) Pierre Janet. Histoire d’une idée fixe. Revue philosophique, février 1891, p. 134 et chapitre IV de cet ouvrage.

(28) Guyau, Vers d’un philosophe, Paris, F. Alcan.

(29) Moreau (de Tours), Le haschisch, p. 31, 123.

(30) Chaslin, Du rôle du rêve dans l »évolution du délire, 1887.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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