Un cas de dépersonnalisation. Par Ludovic Dugas. 1898.

DUGASDEPERSONNALISATION0002Ludovic Dugas. Un cas de dépersonnalisation. Observations et documents. In « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingt-troisième année, tome XLV, janvier-février 1898, pp. 500-507.

Ludovic Dugas (1857-1942). Agrégé de philosophie, Docteur es lettre, bien connu pour avoir repris de Leibnitz, dans ses Essais sur l’Entendement humain, tomeII, chapitre XXI, le concept de psittacus, et en avoir inscrit définitivement le concept de psittacisme dans la psychiatre française par son ouvrage : Le psittacisme et la pensée symbolique. Psychologie du nominalisme. Paris, Félix alcan, 1896. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., 202 p. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ».

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais nous avons corrigé les fautes de composition.
 – Les images ainsi que les notes bibliographiques ont été ajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 500]

OBSERVATIONS ET DOCUMENTS

UN CAS DE DÉPERSONNALISATION

par

L. Dugas

Le cas que nous avons eu l’occasion d’observer, et que nous allons décrire, a été signalé souvent ; il est même classique. Taine l’a pris pour point de départ et pour base de sa théorie de la personnalité (1) ; mais il l’a amplifié et grossi ; il ne l’a pas dégagé des circonstances accessoires ou étrangères qui l’accompagnent ; M. Ribot qui, dans sa Psychologie des sentiments (p. 366-7, 2e édit.), le mentionne sous le nom de « folie du doute », l’a caractérisé d’une façon exacte et précise, mais sommaire, et il l’a indûment, selon nous, rapproché des manies du doute, avec lesquelles il n’a qu’une liaison accidentelle et dont il diffère totalement.

On est arrêté tout d’abord par la difficulté de définir le fait dont il s’agit, de le rendre intelligible, et même de lui trouver un nom. Mais nous avons le droit de le supposer suffisamment connu par la description que Taine en a donnée d’après le Dr Krishaber. Là où nous croirons que cette description est à reprendre, nous la reprendrons, en laissant la parole aux sujets, seuls compétents pour rendre avec justesse une impression étrange, et difficilement concevable pour ceux qui ne l’ont point éprouvée.

« J’existe, dit un sujet, mais en dehors de la vie réelle… Mon individualité a complètement disparu ; la manière dont je vois les choses me rend incapable de les réaliser, de sentir qu’elles existent. Même en touchant et en voyant, le monde m’apparaît comme une gigantesque hallucination… J’ai parfaitement conscience de l’absurdité de ces jugements, mais je ne peux les surmonter. » (Cité par Ribot,)

Ce texte parait lumineux à un de nos sujets, M : ceux qui n’ont point passé par la même impression se diront sans doute moins éclairés; mais, à la réflexion, ils trouveront naturel que les mots manquent au sujet pour traduire ce qu’il éprouve, ou que ceux qui s’offrent à lui n’aient pas la précision et la netteté voulues.

Nous ne pouvons concevoir les faits qui nous sont étrangers que par analogie avec ceux qui tombent sous notre expérience. Mais d’autre part les analogies sont trompeuses. Ainsi le sujet croit expliquer. Son cas en disant qu’il rêve, et, de notre côté, nous croyons entendre ce qu’il désigne alors par là. Mais l’illusion dont nous parlons serait d’abord un rêve renversé, le sujet prenant la réalité pour une hallucination, tandis que le rêveur prend ses hallucinations pour une réalité. [p. 501]

De plus, le rêve se compose d’images flottantes et vagues, de jugements confus, de raisonnements contradictoires ; il est contraire à la vérité et à la vraisemblance ; néanmoins il s’impose à l’esprit avec une force invincible. Au contraire les sensations et les souvenirs de notre sujet sont nets, précis et concordent avec la réalité ; ses pensées sont saines et logiquement liées : et cependant l’expérience et les raisonnements du sujet, si bien fondés qu’ils soient, ne peuvent se faire accepter de son esprit. Le rêve n’a donc de commun avec l’impression que nous analysons que l’extravagance, puisque l’un est une affirmation, l’autre, un doute.

Mais le mot doute lui-même est-il bien exact ? En réalité, le sujet ne doute point des choses, il est seulement étranger aux choses, ou les choses, si l’on aime mieux, lui paraissent étranges. Ce n’est pas qu’à ses yeux, les objets aient changé et ne soient point ce qu’ils doivent être; c’est lui seul qui a changé par rapport aux objets, et ne saisit plus son point d’attache avec eux. Il est devant la réalité tout entière comme devant un spectacle ; il assiste à ce qui se passe dans le monde extérieur, ou en lui-même, comme il assisterait à une pièce de théâtre, doutant de ses sensations, comme il douterait de la pièce, et incapable de s’y intéresser autrement que comme à une fiction. « »J’assistais, dit l’un d’eux, en spectateur désintéressé, à mes mouvements, à mes paroles, à tous mes actes. » (‘l’aine, loc. cit.)

Cet état dans lequel le moi se sent étranger à son être et aux choses, et se prend à douter si tout ce qu’il éprouve est réel, M. Ribot l’a appelé « la folie du doute ». Mais l’expression est trop forte. En effet, comme dit Taine, « le malade n’est pas fou ; il rectifie les croyances fausses que lui suggère l’étrangeté de ses impressions ; il résiste à ses croyances ; il les déclare illusoires ; il n’est point dupe ; ainsi le jeu des hémisphères est normal. « Un malade du Dr Krishaber dit expressément : « Jamais je n’ai été réellement dupe de ces illusions. » Il est vrai que les illusions dont il s’agit, pour être rectifiées, ne sont pas détruites, analogues en cela aux erreurs des sens : le sujet oppose à son impression un démenti formel, mais cette impression, il ne peut se défendre de l’éprouver,

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Ce phénomène étrange serait-il, comme l’admet Taine, « une perversion des sensations proprement dites », le jugement, la raison restant intacts, ou, en termes physiologiques, un trouble résidant exclusivement « dans la protubérance et les autres centres sensitifs ? » Mais, en réalité, les sensations ne sont pas plus atteintes que le jugement, ou ne le sont pas d’une autre manière ; elles ne sont ni altérées ni amoindries ; au contraire, elles ont, comme nous le verrons, une intensité et une acuité inaccoutumées, mais non d’ailleurs anormales. Les perversions sensorielles, que le Dr Krishaber a notées chez quelques sujets, sont étrangères au phénomène ; elles n’en sont ni le point de départ ni la cause ; elles l’accompagnent sans le produire. Aucune de ces perversions ne se rencontre chez un de nos sujets, A, et si un autre, M, voit les [p. 502] objets plats, sans relief, comme « une image découpée, » ainsi qu’un malade (d’ailleurs un seul) du Dr Krishaber, ce n’est là qu’une coïncidence curieuse ; et il faut remarquer que M imagine les objets ainsi, à l’état normal, et non pas seulement lorsqu’il traverse la crise dont nous parlons. Cette crise ne peut donc être appelée ni une folie ou maladie de l’entendement, ni une aberration des sens. Le sujet qui la traverse peut vaquer à ses occupations habituelles; et se conduire dans la vie sans que les autres remarquent en lui rien d’étrange. Il peut soutenir une conversation sur tous les sujets, voire les plus difficiles; il suit également bien sa pensée et celle des autres ; il observe les faits ; il en juge et raisonne. Mais il est étranger à ses perceptions, à ses actes et à ses paroles.

La particularité la plus saillante du phénomène est l’impression produite sur le sujet par l’audition de sa propre parole. Le sujet n’a conscience de sa pensée qu’après l’avoir rendue ; il s’étonne de ce qu’il dit, et de le dire, ou plus exactement de l’avoir dit. Sa voix sonne à ses oreilles comme étrangère ;il ne la « reconnaît pas, il ne la croit pas sienne » : ou, plus simplement, et plus justement sans doute, « sa voix lui semble étrange », c’est-à-dire qu’il la perçoit comme il percevrait celle d’un autre ; il connait que c’est sa voix qu’il entend, mais cette voix ne lui fait pas l’effet d’être sienne : il l’entend comme du dehors. Il dira encore que sa voix lui paraît venir de loin, et sortir des profondeurs mystérieuses de son être. Il faut faire ici la part des métaphores inévitables par lesquelles le sujet essaie de rendre une impression sans nom. Cette impression a en outre quelque chose de poignant (il est arrivé à M de frissonner au son de sa voix) et l’émotion qu’elle cause grossit naturellement les mots par lesquels on la désigne,

Or cette impression que le sujet reçoit de sa propre parole, il la reçoit aussi bien, quoique peut-être à un moindre degré, de ses actes, de ses perceptions en général. Il ne peut croire, lorsqu’il parle, lorsqu’il agit et qu’il sent, que c’est lui qui parle, qui agit et qui sent. Il est comme détaché de ce qu’il éprouve et s’étonne de l’éprouver. Il n’a plus conscience de vouloir. Souvent il se demande ce qu’il va faire, et toujours il est confondu de ce qu’il fait.

Cet état dans lequel le moi sent ses actes lui échapper et lui devenir étranger, je l’appellerai une aliénation de la personnalité ou une dépersonnalisation. Je crois qu’il en faut chercher l’explication dans une particularité du phénomène que tous les observateurs ont notée, mais accessoirement, et sans en rien conclure.

Nous voyons ici s’évanouir la distinction que Pascal établissait entre « nos deux pièces : l’esprit et l’automate ». Les opérations réfléchies et volontaires deviennent machinales. « Il me semblait, dit un des sujets du Dr Krishaber, que j’agissais par une impulsion étrangère à moi-même, automatiquement ». « J’agis, dit aussi M, comme un mécanisme qui fonctionne après qu’on a retiré la clef qui sert à le remonter. » [p. 503]

Or, c’est le caractère des actes automatiques en général, et par exemple des actes d’habitude, de n’être pas actuellement sentis. Si nous nous attribuons cependant nos mouvements habituels, c’est en vertu d’un raisonnement ; nous jugeons que nous avons dû les produire plutôt que nous n’avons le sentiment de les avoir produits, Mais quand ce sont des actes, que la volonté ou l’habitude seules peuvent produire, et que l’habitude ne produit point, qui s’exécutent automatiquement, le moi non seulement ne sent pas qu’il est « le père de ses actes », mais encore n’est pas fondé il croire qu’il l’est.

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Un autre caractère des appellations automatiques est de n’être perçues qu’indirectement et après coup ; on ne s’avise de leur présence qu’en constatant leurs effets, Si donc les opérations volontaires et mentales deviennent accidentellement l’effet d’une spontanéité machinale, la perception de ces opérations se trouvera dérangée, au sens propre du terme ; le moi ne saisira plus ces opérations sur le fait ; il en sera donc saisi, quand elles lui apparaitront ; je veux dire qu’il trouvera inexplicable et étrange que ces opérations existent avant d’être senties, au lieu d’être senties pendant qu’elles existent, En d’autres termes, ces opérations paraîtront intempestives, à contre-temps, ou anormales, ou plus exactement, en latin, praepostera, au double sens littéral ou figuré. Le sujet, ne sachant ni quand ni comment ses actes se produisent, ne pourra vraiment plus se les attribuer.

Mais il faut montrer que, dans la dépersonnalisation, les opérations du sujet ne paraissent pas seulement automatiques, mais le sont réellement, et en quel sens elles le sont. J’appelle automatiques des actes à la production desquels le moi assiste indifférent et étranger, qu’il produit sans doute, mais sans y penser et sans le vouloir, comme dans l’extrême distraction ou l’absence, Or, dans le cas que nous étudions, on remarque précisément une dissolution de l’attention, provenant elle-même d’un affaiblissement général des émotions, Chez M, pendant ses accès, l’apathie est telle qu’il lui semble que, s’il était atteint dans ses affections les plus chères, il ne se sentirait malheureux que par réflexion, L’apathie affective et intellectuelle (ou inattention) paraît être le trait essentiel et la cause profonde de la dépersonnalisation.

Cette apathie, je n’essaierai point de l’expliquer; je n’en rechercherai point l’origine, évidemment physiologique. Je la prends pour une donnée première et ne veux que la définir. Elle n’est point l’inaction ni l’incapacité d’agir. L’esprit en effet continue il fonctionner, et fonctionne d’une façon normale. Qui ne connaît par expérience ces moments de dépression et de torpeur morales, pendant lesquels rien en apparence n’est changé dans la vie, et pourtant on ne reçoit plus des êtres et des choses les émotions accoutumées ; pendant lesquels, sans qu’il y ait suspension des fonctions vitales et psychiques, il y a abaissement du ton vital et affectif, et, à la limite, insensibilité totale ? La dépersonnalisation rentre dans cet état ; elle est un trouble intellectuel, produit par l’atonie morale. [p. 504]

L’apathie du sujet est telle qu’il ne lutte point contre ses impressions, si troublantes et pénibles qu’elles soient. « Mon esprit, dit un sujet du Dr Krishaber, était souvent las de corriger incessamment mes impressions nouvelles, et je me laissais aller à vivre de la vie malheureuse de mon nouvel être. »

Je rattache à la même cause, à savoir à l’apathie, et l’incapacité où se trouve le sujet de réagir contre ses illusions, et ses illusions mêmes. Mais il faut montrer par un exemple en quoi consiste cette apathie particulière, qui n’entrave point l’exercice des fonctions, mais en change le mode, qui les rend automatiques et étrangères au moi.

Chez M, pendant les accès de dépersonnalisation, les fonctions représentatives paraissent surexcitées; la vision des objets devient nette, détaillée et précise, ou, plus exactement, elle cesse d’être schématique et abstraite. Ainsi M ne se contente plus de jeter sur une forêt un regard d’ensemble ; il voit et remarque le contour précis de chaque arbre, la forme et la coloration particulières de chaque feuille;; dans une autre occasion, ce sont les rayons d’une bibliothèque qui frappent et retiennent sa vue, et chaque dos de livre lui apparaît avec sa physionomie propre, son relief et sa teinte caractéristiques. La transformation qui s’opère alors dans la vision des choses est marquée par la prédominance du détail sur l’ensemble. Qu’est-ce à dire sinon que l’œil se comporte comme une plaque photographique ? Il n’y a plus choix entre les images et élimination du détail superflu : tout s’enregistre mécaniquement. L’hyperesthésie de la vision provient de ce que les réducteurs intellectuels n’exercent plus leur action sur les éléments sensibles. Tandis que dans la forme la plus connue de l’absence, l’esprit, entièrement livré à ses pensées ou perdu dans ses rêveries, regarde les objets sans les voir, et n’en reçoit plus d’impressions, ici, l’esprit, vide de pensées ou plutôt d’émotions, entièrement indifférent, est apte à recevoir des choses les plus banales, les émotions les plus fortes et les plus précises, et il s’abîme et se plonge dans ses sensations. Ainsi donc l’acuité particulière de la vision, loin de contredire la dissolution de l’attention signalée plus haut, l’établit. M était venu

à une bibliothèque pour consulter un livre ; c’était après le repas (moment ordinaire de ses accès) ; il se sentait la tête lourde, il ne pouvait suivre sa lecture ; c’est alors que ses yeux, se détachant du livre ouvert, errèrent sur les rayons de la bibliothèque, et furent comme hypnotisés par l’aspect de ces rayons. L’apathie du sujet ne suspend donc pas son activité sensorielle, mais elle modifie cette activité, en ce qu’elle suspend ou relâche les opérations proprement réfléchies ou volontaires, et ne laisse substituer que les opérations proprement automatiques de la vision; les couleurs et les formes demeurent, et paraissent même plus accentuées et plus vives, mais l’esprit n’en compose plus un tableau.

La vision n’est naturellement pas la seule fonction sensorielle qui soit affectée ainsi. Quand le sujet entend les mots qu’il prononce, sa [p.505] voix lui parait changée ; elle a, pour son ouïe surexcitée, une intonation et un timbre plus accentués et plus vibrants. L’hyperesthésie du sujet est une conséquence paradoxale, mais réelle, de son apathie.

Le processus de la dépersonnalisation est donc le suivant : apathie, – dissolution de l’attention, – mise en liberté de l’activité automatique (comme on l’a vu dans l’ordre sensoriel, et comme on le constaterait aussi dans l’ordre intellectuel) – perception des opérations de cette activité comme étrangères au sujet.

Les circonstances, dans lesquelles la dépersonnalisation se produit, n’en sont point sans doute la cause, sinon occasionnelle ou adjuvant ; néanmoins elles jettent quelque lumière sur le phénomène lui-même.

C’est dans un voyage à l’étranger que M sentit pour la première fois son moi lui échapper ; c’est quelques jours après la mort subite de sa mère que A eut la même impression. Dans les deux cas, il y eut donc dépaysement moral ; mais le dépaysement fut, dans le cas de A, brusque et soudain, et, dans le cas de M, comme nous verrons, lent et progressif. De plus, il se produisit en sens inverse chez les deux sujets : tandis que A se réfugiait dans le passé et doutait du présent, M s’absorbait dans le présent et se prenait à douter du passé auquel il venait de dire adieu. A s’étonnait de ses perceptions et M de ses souvenirs. Une émotion différente, mais également exclusive et dominante dans les deux cas, attachait A à ses souvenirs et l’aliénait de ses perceptions, et attachait M à ses perceptions et l’aliénait de ses souvenirs. C’est donc l’émotion qui, rayonnant sur les états psychiques du sujet, les lui fait paraitre siens, et l’absence d’émotion ou l’apathie du sujet (relative à certains états, par suite d’une émotion trop forte qu’il ressent pour d’autres) qui lui fait paraître ces états étrangers à lui-même.

Je note en passant que, pour M, même à l’état normal, le présent seul existe ; il s’adapte très vite à toute vie nouvelle, il se trouve à l’aise dans tous les milieux ; sa perception accaparant toute son attention, il n’a point l’obsession des souvenirs ; il ne revit pas le passé ; il ne le revoit pas ; il ne peut évoquer les traits d’une personne absente, voire les traits de ses parents. C’est même à la découverte qu’il fit un jour de son manque absolu de mémoire imaginative et affective qu’il rattache le sentiment aigu de dépersonnalisation qu’il éprouva alors, et les progrès de ce sentiment par la suite. Chez A, je note des dispositions toutes contraires, une mémoire imaginative très vive, et des émotions rétrospectives ardentes. La nature différente des sujets explique que la dépersonnalisation revête chez eux des formes différentes, que l’un devienne étranger aux événements actuels, quand ces événements heurtent trop violemment les souvenirs dans lesquels il se plonge, tandis que l’autre devient étranger aux événements passés, quand ces événements sont chassés et contredits par toutes ses impressions présentes.

Les cas de A et de M différent encore, avons-nous dit, en ce que [p. 506] l’un est aigu, l’autre chronique. Ce dernier est particulièrement intéressant : on peut l’analyser et en suivre l’évolution. La dépersonnalisation chez M a duré plus d’un an et a été progressive. M s’est senti étranger à des faits de sa vie passée, 1° de plus en plus nombreux et divers, 2° de plus en plus récents.

En août 1893, M fit un voyage en Angleterre ; quelques mois après son retour, il ne pouvait croire à ce voyage ; il y croyait bien sans doute comme à une chose arrivée, mais non pas comme à une chose qui lui fût personnellement arrivée. L’année suivante, à la même date, nouveau voyage en Angleterre ; au retour, au bout de moins de temps encore, même mise en doute du voyage accompli. En août 1895, il alla en Allemagne ; là, après quelques semaines de séjour, il se prit à douter pour la première fois de la France et de son existence antérieure en France; mais presque immédiatement après son retour en France, il mit en doute son voyage d’Allemagne. En août 1896, nouveau voyage en Allemagne; immédiatement à l’arrivée, il semble à M que la France n’existe plus et n’a jamais existé pour lui ; au retour en France, même impression, se produisant immédiatement, à l’égard de l’Allemagne. A partir de ce moment, la crise de doute ou de dépersonnalisation se précipite et s’accentue. Le doute devient de plus en plus fréquent et en même temps porte sur des faits de plus en plus récents ; il passe enfin à l’état fixe et permanent, et porte alors sur les faits actuels. Cela dura jusqu’en juin 1897 (2).

Remarquons l’ordre dans lequel les souvenirs se détachent du sujet et lui deviennent étrangers. Les premiers souvenirs qui échappent au sujet, qui passent pour lui à l’état de semi-réminiscences (la réminiscence étant un souvenir qui n’est aucunement reconnu, j’appelle semi-réminiscence un souvenir que le sujet reconnais comme souvenir, non comme sien),sont des souvenirs d’acquisition relativement récente, donc faiblement organisés, et qui tranchent, d’abord sur toutes les perceptions actuelles, et ensuite sur tous les souvenirs anciens et fortement organisés (doute des voyages faits à l’étranger, après le retour en France). Puis les souvenirs anciens et fortement organisés sont aliénés à leur tour, comme ne concordant point avec le système que forment les impressions actuelles seules (doute de la France pendant le séjour à l’étranger). En troisième lieu, les souvenirs de tout ordre sont mis en doute en raison du simple contraste qu’ils offrent avec les sensations : M en vient à ne plus comprendre, la nuit, comment le jour pouvait être, et inversement, à ne pouvoir, en plein jour, se représenter la nuit. Enfin, au terme de l’évolution, le sujet doute des faits actuels, ce qui veut peut-être dire (la dépersonnalisation [p. 507] paraissant chez M affecter la mémoire seule) qu’il doute, non des sensations, mais des souvenirs immédiatement consécutifs aux sensations, et qu’il n’en distingue pas.

On observe encore que la dépersonnalisation des souvenirs en général (abstraction faite de leur objet) est liée à leur éloignement dans l’espace et dans le temps. En raison de cet éloignement, le sujet ne peut repasser ses souvenirs, les raviver par la présence de leurs objets, les rattacher à ses sensations, et achever ainsi de se les assimiler. De plus, la mémoire et l’imagination baissant (M constate pendant la crise un affaiblissement général de ses facultés), le recul nécessaire pour produire l’aliénation des faits remémorés devient de jour en jour moindre.

La loi de régression de Ribot s’applique au cas de M : la reprise de possession des souvenirs a eu lieu dans l’ordre inverse de leur dépossession, mais elle a été beaucoup plus rapide.

Dégageons les conclusions de notre analyse. Le sentiment du moi, qui accompagne tous les états psychiques, peut aussi se détacher de tous. Les états qui sont aliénés du moi le sont en raison, non de leur nature spécifique, mais de cette circonstance accidentelle qu’ils proviennent d’un fonctionnement automatique de l’activité psychique, et l’automatisme psychique est lui-même une forme de l’apathie, de la torpeur et de l’atonie morale de cet état de stupeur qui nous paraît devoir être en lui-même une souffrance, et qui n’est en effet ni douloureux ni triste, étant l’incapacité de souffrir et d’être aucunement ému (3). Dans le cas étudié, la vie continue d’être, mais « perd, dit M, toute valeur, toute signification réelle » ; entendez qu’elle est subjectivement nulle, étant devenue indifférente.

Si la dépersonnalisation est l’effet de l’apathie, elle devra disparaître avec elle. Le moi, aliéné de ses sensations ou de ses souvenirs, se ressaisit en effet dans le présent ou se retrouve dans le passé, quand il sort de son indifférence, quand il ne se contente plus de vivre, mais reprend intérêt à la vie. M fut guéri de ses doutes par le divertissement et le travail. Le souci d’un examen l’arracha à sa torpeur, à son machinisme intellectuel, il redevint capable d’attention et d’effort, et rentra dans la vie normale. A échappa de même à l’obsession de ses souvenirs douloureux par l’application à ses devoirs présents. Ses actes cessèrent de lui être étrangers, quand il mit en eux quelque chose de sa volonté et de son cœur. La dépersonnalisation n’est donc pas purement illusoire, ou du moins elle n’est pas une illusion sans fondement. Elle est une forme de l’apathie ; le moi étant essentiellement l’être qui vibre et s’émeut, et non point qui agit ou qui pense, l’apathie est véritablement en un sens la perte de la personne.

L. DUGAS.

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NOTES

(1). Note sur les éléments et la formation de l’idée du moi, à la fin du 2e tome de l’Intelligence.

(2) Au début de cette crise ascendante, je note, pour être complet, l’apparition de manies psychiques, obsessions, onomatomanie. Mais, selon moi, il n’y aucun rapport à établir entre les deux phénomènes. Ils proviennent sans doute d’un même état nerveux général, mais, au point de vue psychologique, ils ne se rattachent pas directement l’un à l’autre.

(3). La stupeur dont il s’agit est, bien entendu, relative. Ainsi par exempte, si la dépersonnalisation porte sur tes faits actuels, le sujet ne sera stupide qu’à l’égard de ces faits ; il pourra être ému, et il devra même l’être, d’autant plus vivement, par ses souvenirs.

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 

Krishaber Maurice (1836-1883). De la névropathie cérébro-cardiaque. Paris, G. Masson, 1873. 1 vol. in-8°, 4 ffnch., 256 p., 2 tableaux dépliants hors texte.

Taine Hippolyte-Adolphe (1843-1904). De l’intelligence. Paris, Hachette et Cie, 1870. 2 vol. in-8°, (2 ffnch., 492 p.) + (2 ffnch, 508 p.).

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