Un cas de délire d’influence obsédante. Par Philippe Chaslin et Théophile Alajouanine. 1920.

CHASLINALAHOUANINEE0001Philippe Chaslin et Théophile Alajouanine. Un cas de délire d’influence obsédante. Article parut dans le « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), XVIIIe année, n°10, 15 mars – 15 décembre 1920, pp. 945-955.

Philippe Chaslin (1857-1923). Aliéniste, grand spécialiste de la nosographie française et allemande, il fait une description fort pertinente de la confusion mentale et de la folie discordante, synonyme de schizophrénie [La confusion mentale primitive. Stupidité, démence aiguë, stupeur primitive. Paris, Asselin et Houzeau, 1895. 1 vol. in-8°, IX p., 264 p.]. Il fut chef à la Salpêtrière, après avoir exercé à Bicêtre. Il est le premier à s’opposer avec vigueur à la théorie de la dégénérescence alors dominante. On lui doit un ouvrage resté sans égal : Eléments de sémiologie et clinique mentales. Paris, Asselin et Houzeau, 1912. 1 vol. in-8°, XXIV p., 956 p. Mais aussi :

— Du rôle du rêve dans l’évolution du délire. Thèse de médecine de la faculté de médecine de Paris. Paris, A. Davy, 1887. 1 vol. [en ligne sur notre site]
— La psychanalyse. Freud et le freudisme. Article parut dans « La Revue de France », (Paris), 2e année, n°24, 15 décembre 1922, pp. 737-760. [en ligne sur notre site]

CHASLINALAJOUANINE0002Théophile-Antoine-Joseph Alajouanine (1890-1980). Neurologue et écrivain. C’est sous l’influence d’Achille Souques et Charles foix qu’il se dirige vers la neurologie ; mais il bénéficie également d’une formation en psychiatre par Philippe Chaslin. Il succède à la chaire crée par Charcot à La Salpêtrière, occupée par Georges Guillain en 1947. Pour l’anecdote il sera le directeur de la première présentation de malade par Jacques Lacan à la Société neurologique de Paris en 1926. a titre indicatif :
— Le syndrome de désintégration phonétique dans l’aphasie. En collaboration avec André Ombredane et Marguerite Durand.  Paris, Masson et Cie, 1939. 1 vol.
— L’aphasie et le langage pathologique. Paris, Ballière, 1968? 1 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.– Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 945]

UN CAS DE DÉLIRE D’INFLUENCE OBSÉDANT

Ph. Chaslin et T. Alajouanine

Le 8 octobre 1919, Mlle S. L. vient nous consulter, amenée par son père. C’est une grande et belle fille de 27 ans. Elle a le teint pâle, les traits tirés ; la physionomie exprime une préoccupation anxieuse très marquée. Il y a visiblement un peu d’excitation intellectuelle ; elle nous explique avec beaucoup de facilité et de clarté ce qu’elle ressent; d’ailleurs elle semble intelligente.
[p. 946]

« J’entends continuellement depuis deux mois et demi !

« Qu’entendez-vous ?

«… Là encore tout à l’heure, en attendant, j’ai entendu …

« Qu’avez-vous entendu ?

« J’ai entendu ce que j’entends depuis longtemps : «  elle a du culot… »

« C’est une voix extérieure à vous ?

« Oh ! je l’affirme. Et elles sont deux, toujours les deux mêmes:: une voix d’homme et une voix de femme.

«  Ces voix sont-elles réellement en dehors de vous.

« Oui. Je pense, on souffle en même temps, et j’entends la voix d’homme qui dit : « elle a du culot » ; la voix de femme : « elle ne sortira pas. »

« Ne croyez-vous pas que ce puisse être votre pensée ?

« Il n’est pas possible que je puisse loger moi-même trois voix à la fois, la mienne et les deux autres. Ça ne peut pas être ma pensée, puisque j’entends en moi ce que je pense et que j’entends en plus commenter ce que je pense ; ce n’est pas la même chose. C’est en dehors de moi, puisque ça n’est pas ma voix, mais deux voix que je n’ai pas entendues auparavant.

« Est-ce une voix comme la mienne ?

« Comme votre voix, plus assourdie, mais distincte. J’entends les phrases que je vous ai dites, par exemple : « elle a du culot… », mais je n’entends pas la suite de la phrase ; j’entends seulement chuchoter ; enfin j’ai l’impression qu’ils parlent encore, mais je ne les entends plus.

«  Comment pouvez-vous expliquer ces voix, sans personne qui parle devant vous ? C’est dans votre tête que sont les voix !

« Je me rends bien compte que c’est ridicule, mais je ne peux pas ne pas croire quand j’entends.

« Est-ce qu’on vous parle dans la pensée, à l’intérieur de la pensée ?

« Non, mais on me souffle des pensées que l’on m’inspire ; j’imite aussi sans le vouloir, j’imite mes parents, leurs façons. — Depuis que je suis malade j’ai l’idée que je sers d’expérience.

« Est-ce parce que vous entendez des voix que vous vous croyez malade ?

« Oui.

« Alors si c’est une maladie, vous ne croyez pas que les voix existent en dehors de vous ?
« Si, je suis malade, mais je suis persuadée de la réalité des voix que j’entends.

« Vous croyez qu’il y a réellement des personnes qui prononcent les paroles que vous entendez ?

« Oui, je le crois .

«  …Tenez ! je l’entends dire : « elle voulait sortir. »

« Où entendez-vous cela ? [p. 947]

«  Je l’entends de l’autre côté (montre le mur).

« Comment l’expliquez-vous ici ?

« Je comprends bien, mais je ne peux m’enlever de l’idée que j’ai deux personnes qui me suivent continuellement …
… J’ai vu l’autre jour toutes sortes de voitures, un défilé d’autos, j’ai eu l’impression que c’était exprès pour moi.

« Où cela ?

« Rue de X (où elle habite).

« N’est-ce pas normalement ainsi ?

« Non, il y avait plus de monde que d’habitude.

« Comment croyez-vous que l’on puisse faire quelque chose de semblable ?

« Je ne peux rien dire : je le crois et ne le crois pas. Et pourtant je ne suis pas folle, mais je ne peux pas me débarrasser de cela.
… Depuis quatre jours je parle seule ; il y a des absences dans ce que je veux dire. À un moment quelque chose m’arrête, on me fait agir, immédiatement après je change de rôle. Il m’est venu aussi une idée que ces voix, c’est le cinéma parlant.
… Par moments je me dis : non, ce n’est pas vrai, mais après il n’y a plus de doute possible, j’entends ! »

Nous cherchons alors à connaître le début de ce trouble mental ; les renseignements nous sont fournis tant par la malade que par son père à cette première visite et complétés par la suite. Il faut mentionner d’abord que la malade a une belle-mère avec qui elle ne s’entend pas, et un père peu intelligent, très maladroit : il a commis l’imprudence, au moment de l’établissement des premières règles, d’examiner les organes de sa fille pour s’assurer qu’elle était bien conformée. Mlle J… se dispute continuellement avec sa famille.

En juin, une jeune femme, employée à la même banque que Mlle J…, la poursuivait de ses assiduités ; la malade ne se rendait pas compte nettement de leur nature. Un dimanche, cédant aux sollicitations de Mme X…, elle va avec celle-ci se promener à Saint-Cloud. Les familiarités auxquelles elle est en butte finissent par lui ouvrir les yeux à moitié. Toute la soirée elle rumine sur ce qui s’est passé, se demandant si sa compagne avait eu ou non des intentions impures ; elle se reproche d’avoir fait, contre ses habitudes, des confidences à cette femme. Au bureau où elle retourne le lendemain, elle a peur qu’on ne croie qu’il y a eu réellement une intrigue coupable entre elle et Mme X… Cette peur, cette inquiétude continuent pendant quelques jours, lorsqu’elle reçoit des lettres de la dame qui ne pouvaient plus laisser le moindre doute. Indignée, elle communique ces lettres à son père. Celui-ci nous en confirme l’immoralité, et nous dit qu’il les a brûlées. À partir de ce moment, la malade devient tout à fait énervée, anxieuse ; au bureau, où pourtant elle ne rencontre pas cette femme qui appartient à un autre, elle se trompe dans ses calculs, [p. 948] peut à peine travailler, car elle est hantée par la crainte que l’on ne fasse des remarques sur son compte, que ses collègues ne s’occupent d’elle constamment. Elle est si visiblement troublée que son chef lui dit un jour, paraît-il : « Voulez-vous qu’on renvoie la personne qui vous met dans cet état ? ». — Elle en conclut que cette femme doit pouvoir agir à distance sur elle, que cette femme a agi sur elle pendant la promenade pour lui faire faire des confidences. Elle surprend enfin au bureau les réflexions que l’on fait sur elle, qu’elle guette au passage. Elle en entend même dans la rue. De plus en plus inquiète et énervée, elle a constamment l’oreille tendue. Chez elle, elle est agitée, elle ne dort plus et on l’envoie à la campagne se reposer quelques jours. Là, une nuit, une seule fois, il lui semble entendre la voix de la jeune femme (1), qui lui donne des conseils ; dans la journée elle craint toujours que l’on fasse des commentaires et elle continue à être aux écoutes, si bien qu’il lui semble avoir l’ouïe beaucoup plus fine. Elle finit par entendre des réflexions sur son compte comme à son bureau. Elle revient plus malade que jamais à Paris, et là, pour la première fois, elle entend les deux voix dont elle nous a parlé ; elles viennent d’un rez-de-chaussée d’en face, dans la cour, habité par une femme et un homme dont elle ne connaît pas les voix. Elle attribue à ces deux personnes les deux voix inconnues entendues d’elle. Celles-ci ne font que des commentaires réduits à des bouts de phrases qui paraissent d’une grande banalité. Il n’y a ni injures ni menaces, ni allusions à la dame suspecte. Mais les voix qui sont intermittentes dominent la voix des parents de la malade, cessant seulement quand elle parle, ou que des étrangers parlent ; Mlle J… en arrive à parler pour essayer de ne pas les entendre. Depuis quelques jours tout cela la harcèle tellement, qu’elle devient de plus en plus anxieuse, excitée, sombre ; et elle fait une tentative de suicide avec du laudanum. C’est alors que son père ramène à la consultation de la Salpêtrière.

Devant les alternatives si frappantes de conviction et d’incrédulité manifestées par Mlle J…, qui rappellent de très près l’obsession, on essaie de renforcer cette incrédulité en répétant à la malade, avec insistance, que ces voix sont dues à son imagination et on lui dit de revenir tous les jours.

Le lendemain, 9 octobre, elle entre dans le cabinet de consultation en faisant des grimaces, serrant fortement les mâchoires, retroussant ou déviant les commissures labiales, mettant la tête tantôt en extension forcée, tantôt en déviation latérale. Interrogée, elle fait signe qu’elle ne peut parler en montrant sa gorge avec la main, faisant le geste de la serrer. Aspect très angoissé. Au bout de quelques minutes cette crise se termine par des pleurs. [p. 949]

« Pourquoi avez-vous fait ces grimaces,

« Je me suis mise à pleurer tout à coup ; ma tête a été tournée par là et puis ma bouche a été secouée comme ça.

« Mais c’est vous-même qui l’avez fait !

« On me fait agir, on me fait tourner. On ure fait pleurer aussi. Je n’ai pas pu me retenir. »

Elle s’arrête de parler une ou deux minutes, puis :

« Tenez, à l’instant j’étais incapable de vous répondre »

De nouveau elle tourne la tête en faisant une grimace.

« On me tire par là et je suis incapable de ne pas faire ce mouvement. J’ai déjà eu ça, quand j’ai commencé à être malade. »

De nouveau ne répond plus, ouvre et ferme la bouche.

« Voyons, pourquoi faites-vous cela ?

« Est-ce de ma faute ; par moments je peux causer, à d’autres je ne le puis plus…
…C’est passé (elle sourit et même rit).

« Pourquoi riez-vous ?

« Oui. J’ai ri de choses que j’entendais, qu’on me soufflait ???
…J’entends toujours les deux voix qui me commandent. J’ai voulu me retenir, je n’ai pas pu. »

10 octobre. — Mieux. À bien dormi. « Il me semble, dit-elle, que tout est fait exprès, que ces personnes que j’entends font dire à mes parents les paroles qu’ils disent ; de même dehors. Si je me cogne, je pense qu’on me fait cogner. » On insiste sur la nature imaginaire de tout cela, elle répond : « Je ne veux pas croire !… Ce qui me fait craindre de ne pas guérir, c’est qu’il y a eu une suspension de quatre ou cinq jours où je pouvais penser sans entendre, et puis j’ai réentendu de nouveau. » Cette suspension a eu lieu en septembre. « Et puis, ajoute-t-elle ; je me rappelle des choses malgré moi ».

11 octobre. — Pas de grimaces. Elle reparle toujours de ces deux voix ; elle a aussi l’impression que ces voix commandent sa pensée, qu’elle ne pense pas elle-même, qu’elles font aussi agir ses parents. Sa mimique trahit l’anxiété et la préoccupation.

« Je voudrais bien guérir !

« De quoi ?

« Des interprétations que je fais.

« C’est dans votre tête tout cela !

« Je ne peux pas arriver à le croire, j’ai tellement ce timbre dans les oreilles !

On insiste en disant qu’elle croit entendre, que c’est dans sa pensée, son imagination, que ces voix ne sont pas sonores. Elle réplique d’un ton piqué que ces voix paraissent réellement extérieures, et elle ajoute :

« J’ai la volonté continuelle de penser que c’est dans ma tête ; mais je ne peux pas parce que j’entends. » [p. 950]

14 octobre. — Il lui semble quand elle lit que les voix lui font changer un mot pour que la phrase n’ait pas le même sens.

« Mais c’est impossible !

« Je me rends bien compte que c’est en cela que réside ma maladie ; mais dès que j’entends je ne puis pas croire autre chose. »

Elle continue en disant que les personnes dont elle entend les voix font des réflexions sur ce qu’elle fait ou va faire, parce qu’elles lisent dans sa pensée.

« Quand je ne les entends pas, je me dis : c’est idiot ! mais dès que j’entends c’est fini !

«  Entendez-vous comme ma voix ?

« Aussi distinctement, mais moins claire, plus lointaine.

« En dehors de vous ?

« En dehors de moi, cela me rentre par les oreilles, quelquefois par derrière la tête.

« Avez-vous déjà été poursuivie par un air qui chantait dans votre tête ? Est-ce la même chose ?

« Ce n’est pas la même chose, car les airs je les reconnais comme venant de moi.

« N’est-ce pas votre pensée répercutée que vous entendez ?

« Ma pensée n’est pas sonore, ces voix sont sonores.
Quand je parle j’entends les deux voix en même temps, même quand je parle à mes parents ! Exaspérée, j’ai mis de l’ouate dans mes oreilles ; j’ai entendu aussi bien, mais je n’entendais pas mes parents.

« Vous voyez bien qu’il est impossible que ces voix soient extérieures !

« Si, il y a trop de choses qui coïncident

« En temps ordinaire, entendez-vous ce que vous pensez ?

« J’entends l’intonation des personnes que je connais. J’ai l’ouïe plus fine depuis quelque temps.
On me fait lire des choses avec une intonation que je ne voudrais pas donner en moi. »

Elle rêve fréquemment qu’à la Banque on fait des réflexions sur son compte.

Un examen des oreilles n’a rien révélé d’anormal.

16 octobre. — Elle raconte que cela devient insupportable; elle croit que les personnes du rez-de-chaussée ont envoyé Mme X,,, (le dimanche au début) pour savoir sa pensée. Elle a interpellé ces personnes.

« J’avais toujours nié la puissance du magnétisme. Exaspérée hier soir par la voix, je lui ai crié : eh bien, c’est entendu, c’est le magnétisme. »

Elle a vu à la fenêtre des personnes du rez-de-chaussée une machine qui doit dicter ce qu’elle fait ; elle l’a deviné. Elle l’a entendu taper (2). Elle a entendu les gens dire : « La raison du plus fort est toujours la meilleure » [p. 951] « Je leur ai répondu : vous m’embêtez ! faites vos expériences ailleurs ! »

….

« J’ai quelquefois des pensées absolument idiotes, qui ne sont pas de ma pensée à moi. Ils me prennent ma pensée. »

Elle s’interrompt et dit :

« Tenez ! elle vient de dire : elle a du culot.

Elle continue à raconter tous ses ennuis chez elle.

« Dans le métro, une fois, ma ceinture s’est détachée toute seule. C’était eux !

Elle a remarqué qu’elle fabrique des phrases dans les bruits qu’elle entend, mais sans rattacher cela au reste. Elle est de plus en plus agacée ; elle crie chez elle, par moments devient très grossière, Elle achève ses confidences en pleurant.

On décide enfin son père à la faire entrer dans le service où elle arrive l’après-midi.

17 octobre. — Elle a continué à entendre, Hier, son entrée décidée, elle a entendu chez elle les voix dire : « ça l’humiliera un peu à l’Hôpital!! » — elle ajoute : « c’est une coïncidence à laquelle je suis obligée de croire…
Je remarque tout et je rapporte tout à cela, j’en arrive à croire qu’il y a des puissances comme les bruits lointains qu’entendent les sous-marins. »

Les jours suivants elle se calme, mais continue à entendre par intermittences les voix. Celles-ci viennent de la direction des bains, derrière la salle où elle se tient. Peu à peu les voix s’éloignent, s’assourdissent, les bruits extérieurs les couvrent, tandis qu’avant elle les entendait au milieu des grands bruits. « C’était comme une résonnance, c’était en moi et ça venait du dehors. » Elle rapporte la phrase fréquente : elle a le culot de… à ce fait qu’après la promenade à Saint-Cloud elle s’est répétée à elle-même que c »est le culot qui l’a sauvée. Les voix deviennent de plus en plus intermittentes.

Le 25 octobre elle nous dit : « Ce qui m’irrite ce sont les coïncidences. Je rapportais tout ce que je voyais à cela. Maintenant que je n’entends presque plus je ne crois presque plus. »

1er novembre. — Elle est souriante et paraît délivrée. « Je n’entends plus beaucoup maintenant ! » Mais elle conserve la croyance que les personnes du rez-de-chaussée chez elle se sont occupées d’elle (ce qui est d’ailleurs fort possible). Elle donne des détails rétrospectifs : « Ces voix-là venaient du dehors et étaient en moi ensuite ; par je ne sais quoi j’avais l’impression que cela rentrait dans mes oreilles, et que j’entendais dans mon cerveau. On ne peut bien le dire que quand on entend et déjà mes impressions ont diminué,… Des fois j’avais l’impression que cela m’entrait par les oreilles, d’autres fois qu’elles entraient directement par derrière. »

8 novembre. — Elle dit ne plus entendre les voix — mais le soir, quand [p. 952] elle commence à s’endormir, elle entend des phrases comme celles qu’elle entendait dans la journée.

Elle n’entend plus de phrases dans les bruits comme cela lui arrivait dans les derniers temps avant son entrée.

Elle reconnaît définitivement que les voix étaient imaginaires, mais elle continue à croire que les personnes du rez-de-chaussée se sont occupées d’elle. Elle insiste sur ce fait que son ouïe était plus fine : « et puis, ajoute-t-elle, malgré moi j’écoutais toujours ; j’avais toujours l’oreille tendue, j’enregistrais tout. — Je pense que j’ai été malade tout simplement, mais les coïncidences restent. »

Mlle J… se plaint d’avoir beaucoup souffert ; elle se sent enfin délivrée d’un véritable cauchemar.

Elle sort le 9 novembre pour aller à la campagne, remise complètement, engraissée. Elle donne à deux reprises de ses nouvelles et rentre au bout de deux mois à Paris dans la même maison. Elle vient nous voir le 14 janvier et nous explique que les bruits lui paraissent moins sonores que pendant sa maladie, il n’y a plus d’hallucinations hypnagogiques. « J’ai eu, nous dit-elle, comme un dédoublement; il me semblait que j’étais moi et que je n’étais pas moi, qu’il y avait en moi une autre personne qui obéissait à des voix contre lesquelles je me raidissais… Les voix venaient de l’extérieur et résonnaient en moi… Elles étaient effectivement pareilles à la vôtre, mais votre voix n’est pas désagréable, elle vient devant et je la suis sans fatigue, tandis que les deux voix, c’était une fatigue de les entendre. C’était indépendant de moi, comme un mécanisme étranger… Je n’entends plus maintenant des bruits aussi sonores. »
On lui demande si elle nous croyait quand on lui disait que ces voix étaient dans sa tête : elle répond qu’elle voulait nous croire tant qu’elle n’entendait pas. Mais ce qui lui a surtout donné du courage quand elle est entrée, c’est de voir qu’il y avait aussi dans le service des personnes qui entendaient comme elle, malades comme elle.

Nous ajouterons que la malade a depuis quelques jours une rechute sans caractère obsédant qui sera l’objet d’un autre travail.

Le trouble mental dont nous venons de vous rapporter l’histoire réduite à l’essentiel est un délire d’influence (3) que nous avons appelé obsédant, parce qu’il n’est accepté qu’au moment des paroxysmes, tandis que dans les intervalles, surtout quand l’hallucination est absente, la malade trouve cela « idiot ». D’autre part, ce délire est bien plus marqué et développé que dans l’obsession pure, celle-ci n’entraînant qu’une croyance très passagère et il s’est systématisé de paroxysme [p. 953] en paroxysme. Enfin l’hallucination auditive joue un rôle prédominant. — Nous n’avons pas fait de longues recherches pour retrouver des cas analogues. Nous citerons seulement celui de Mignard (4) et celui de Séglas (5). Mais dans ces cas il n’y a pas ou à peine d’hallucination sensorielle auditive. Il nous a donc paru intéressant de vous présenter cette observation d’un cas très spécial, à laquelle nous ajouterons maintenant quelques commentaires seulement. Il serait trop long de faire ici une étude complète de cette forme particulière et des conséquences que l’on peut en tirer pour la psychologie générale. Nous laisserons aussi tout à fait de côté les considérations cliniques du cas, et les rapports que l’on peut trouver entre celui-ci et les obsessions aboutissant au délire comme celles que Pierre Janet mentionne dans « Les Obsessions et la Psychasthénie. »

Le milieu familial où s’écoule l’existence de Mlle J… entretient chez celle-ci une émotivité persistante. Une circonstance occasionne-t-elle, les assiduités malsaines d’une jeune femme, provoque chez Mlle J… une vive crainte d’être compromise. Mais, pour nous, la couleur érotique de cet incident, origine du trouble, n’a pas d’importance comme telle : il ne s’agit pas de freudisme. Cette crainte est justifiée en principe : dans un bureau on s’épie, on fait des cancans, et on en a probablement réellement fait. L’attitude générale de la malade vis-à-vis de l’entourage au bureau est naturelle, l’attitude sensorielle, l’attention auditive, de même. Mais l’émotion est très exagérée, puisque Mlle J… est une émotive. Le bouleversement moral et physique est entretenu chaque jour, et il est grand ; il amène l’insomnie, le travail est impossible, la malade n’est plus maîtresse d’elle-même/ L’émancipation de l’automatisme se prépare sous la double influence de l’émotion et de la fatigue physique. Comme le remarque Mignard très justement (3) : « Les phénomènes que nous étudions sont plutôt développés par des émotions que dirigés par des tendances. »

Déjà Mlle J… s’imagine entendre des réflexions sur son passage, ce qui n’aboutit encore au plus qu’à l’illusion. Un mot [p. 954] malheureux de son chef fournit à Mlle J… l’explication de ce sentiment d’automatisme perçu confusément. Tout est prêt pour l’hallucination vraie qui apparaîtra le jour où langage auditif intérieur, attention sensorielle, attitude générale seront devenus complètement automatiques. Elle surgit enfin, et elle devient le centre des autres automatismes et du délire, grâce à l’attribution, due au voisinage, des voix à des personnes de la même maison. Tout cela, anxiété, hallucination, automatisme et délire, se reproduit par poussées comme dans l’obsession.

L’hallucination est très courte, souvent en trois parties : un bout de phrase entendue, un chuchotement, enfin, si l’on peut dire, une impression de son présent mais non entendue : Mlle J… imagine que l’on parle encore, mais n’entend rien. Cela, pour le dire en passant, doit être plus fréquent qu’on ne le croit et expliquerait en partie ce que tout récemment Quercy a appelé les exagérations des hallucinés (7).

Quoi qu’il en soit, cette impression, qui n’est pas vraiment hallucinatoire, est analogue à « l’impression de présence » des mystiques (8), et de quelques psychasthéniques. Le contenu exprimé ou deviné est chez Mlle J… bien banal et peu méchant. Mais l’hallucination s’accompagne d’une fatigue, d’une impression désagréable, comparable à celle de l’ obsession, même de signification indifférente. L’anxiété qui ramène l’hallucination et le délire est renforcée par eux et elle est intense chez notre malade. Celle-ci sent l’intrusion dans son for intérieur de ces voix obsédantes : cela entre par les oreilles ou par derrière et cela résonne dans sa tête. En même temps il lui semble que les bruits sont plus sonores, qu’elle a l’ouïe plus fine, enfin qu’elle entend des voix dans les bruits. Il y a là d’abord un grossissement du son, analogue au grossissement de l’obsession, et aussi dû à l’agacement bien connu que produisent les bruits chez les gens fatigués. L’impression d’ouïe plus fine, de «  pouvoir séparateur » des sons plus grand tient simplement à l’attention auditive. L’audition de paroles dans les bruits, d’ailleurs non incorporées au délire par la malade, indique qu’à [p. 955] la moindre excitation extérieure il finit par avoir déclenchement de la parole intérieure automatique.

Comme nous l’avons déjà noté, l’hallucination ne produit guère la conviction en des voix réelles que tant qu’elle est présente, et comme elle est le centre du délire, celui-ci peut-être combattu par moments dès qu’elle cesse pendant un temps suffisant.

En dehors de ce qu’on peut appeler l’automatisme sensoriel, qui joue ici un si grand rôle, l’automatisme s’étend au langage intérieur parlé et peut-être même extérieur, peut-être encore aux attitudes : on souffle à la malade des pensées qu’elle ne reconnaît pas comme siennes, on lui prend sa pensée, on lui fait substituer des mots à d’autres dans ce qu’elle lit (ce qui est probablement aussi une interprétation de lapsus commis), donner une intonation qu’elle ne voudrait pas donner à sa lecture. Enfin, on arrête certains mouvements ; on lui fait faire des grimaces, des gestes bizarres, on la fait rire ou pleurer. Le mélange de l’automatisme moteur, aboutissant à l’impulsion, et de l’interprétation délirante est en train de faire perdre à la malade la notion nette de son moi : « J’étais moi et je n’étais pas moi ».

Si le délire est, suivant le mécanisme connu pour le délire d’influence, l’interprétation de l’automatisme, la systématisation de ce délire, qui se complète de paroxysme en paroxysme par une réflexion renouvelée, est un essai d’explication des idées délirantes elles-mêmes. Elle aboutit à la découverte de l’appareil qui sert à magnétiser Mlle J… soumise à l’action du « cinéma parlant ». La préoccupation délirante s’étend même aux choses extérieures qui ne dépendent pas de la malade, puisque par exemple un défilé d’automobiles dans la rue paraît commandé exprès. D’autre part, l’illusion des voix dans les bruits, quoique non encore rattachée au reste, montre l’exaspération de l’automatisme sensoriel, qui préparait sans doute une nouvelle extension du délire, si celui-ci ne s’était rapidement éteint.

NOTES

(1) Sur ce point elle a varié ensuite et il n’est pas sûr qu’elle ait entendu la voix de cette femme.

(2) C’est probablement une machine à écrire.

(3) Alfred Lévy. La Psychose d’influence. Thèse de Paris, 1914 (1913)14).

(4) MIGNARD. De l’obsession émotive au délire d’influence, Société médico- psychologique, Annales médico-psychologiques, mars 1913, p, 333.

(5) J. SÉGLAS et L. BARAT, Un cas de délire d’influence, Annales médico- psychologiques, août-septembre 1913′

(6) MIGNARD. Loc. cit., p. 341.

(7) QUERCY. Les exagérations des hallucinés, Société médico-psychologique, séance du 26 avril 1920.

(8) Voyez J. M. S. J. À propos du sentiment de présence chez les profanes et chez les mystiques, Revue des questions scientifiques, Bruxelles, 3e S., t. XIV, 1908, p. 227 ; — t. XV, 1909, p. 219 et p. 376.

 

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