Th. Galicier. La conscience de soi. Extrait de la « Revue philosophique de la France et de l’Étranger », (Paris), 1877, 2éme semestre, pp. 72-80.

Th. Galicier. La conscience de soi. Extrait de la « Revue philosophique de la France et de l’Étranger », (Paris), 1877, 2éme semestre, pp. 72-80.

 

Théophile Galicier (1840-19..?). Docteur en médecine, membre correspondant de la Société de Médecine e Marseille.Quelques publications:
—  Théorie de l’unité vitale. Paris, A. Delahaye, 1869.
— Vie de l’univers, ou Étude de physiologie générale et philosophique appliquée à l’univers et faisant suite à la « Théorie de l’unité vitale ». Paris, A. Delahaye, 1873.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

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LA CONSCIENCE DU MOI

Un de mes malades, homme de 68 ans, fut atteint pendant la période de cicatrisation d’un anthrax d’un état fébrile rémittent, où apparurent des phénomènes psycho-physiologiques d’un grand intérêt. Il éprouvait des hallucinations de la vue, avait de l’insomnie et une grande surexcitation cérébrale ; il criait, chantait, se mettait en une violente colère pour le plus léger prétexte, ayant alors, me disait sa femme, des yeux effrayants, se plaignant en outre de douleurs rachidiennes et intercostales ; et disant parfois qu’il avait des troupiers qui appuyaient sur sa poitrine. —Un matin je le trouve très-étonné, cherchant en vain à se rendre compte comment il avait passé deux nuits de suite : dans sa pensée un jour s’était écoulé sans qu’il en eût eu conscience ; longtemps après il revenait encore sur ce phénomène qui l’avait fort surpris. —Un autre jour il ne se croyait plus chez lui : où sommes­ nous donc, disait-il ? Sous quel gouvernement vivons-nous ? Nous ne sommes donc plus en France ? Il se croyait en Chine. Bien mieux il croyait qu’il n’était plus lui : ce n’est pas moi qui suis ici, disait-il ; ce n’est pas possible, ce n’est pas moi : je vois tout le monde entrer et sortir comme dans une fantasmagorie. Il dit plus tard qu’il se croyait transformé en Chinois ; ou encore qu’il croyait être un autre, qu’il croyait être dans le corps d’un autre. —Avec cela il s’attendrissait facilement, pleurant pour un rien comme pour un rien il se mettait en colère.

Cette observation me paraît intéressante au point de vue psychologique. Elle mérite d’être analysée dans son phénomène caractéristique qui est la croyance à la transformation du moi. Il s’agit de constater : —1° Si ce malade avait conservé la conscience du moi ordinaire ou à localisation cérébrale. —2° si l’autre dans lequel il se croyait transformé s’ajoutait à son moi ou le remplaçait. —3° si l’autre était donné comme un phénomène de conscience identique au moi ordinaire dans [p. 73] sa formation psychologique ou comme simple idée, pure croyance. Si l’observation des faits conduit à cette dernière conclusion, il ne restera plus qu’à expliquer le mode de ce phénomène intellectuel. Cette analyse devant être la reproduction exacte des phénomènes observés, mon unique soin est de me tenir en garde contre toute idée préconçue dans le sens d’une doctrine ou d’une autre. L’observation reposait sur l’interrogation du malade : on n’ignore pas combien il est difficile, sur de pareilles questions, d’obtenir des réponses précises de la part d’individus qui ne sont pas accoutumés aux analyses psychologiques ; je crois être arrivé cependant à un résultat satisfaisant. Ma première question fut celle-ci : pendant que vous aviez l’idée d’être un autre, n’aviez-vous plus la conscience d’être vous-même ? ne saviez-vous plus être vous, le vous d’autrefois ou d’avant, lorsque vous disiez « non, ce n’est pas moi qui suis ici ? Il répondit : Je savais bien qu’au fond c’était toujours moi, mais je croyais être dans le corps d’un autre, j’avais l’idée que j’étais un autre. —Le premier problème est résolu : ce malade avait conservé la conscience du moi, du moi ordinaire ou à localisation cérébrale. Le second problème est du même coup résolu : l’autre ne détruisait pas le moi, ne le remplaçait pas, il s’y ajoutait. Mais alors il devenait très-curieux de savoir comment le malade était arrivé à une telle croyance. Il répondit : je croyais être un autre à cause des idées qui me traversaient l’esprit, des souffrances que j’éprouvais, de toutes mes habitudes changées, parce que tout autour de moi me semblait différent ou nouveau. Ces paroles répondent à la troisième question. On y voit des sensations nouvelles, des idées nouvelles, des sentiments nouveaux qui se présentent à la conscience du malade, modifient sa manière accoutumée de sentir et de penser, lui offrent une série de rapports qui l’étonnent, le déconcertant, l’émotionnent et le mettent en état de délire : il croit être un autre tout en n’ignorant pas qu’il est lui.

Il y a lieu de distinguer en nous une série de sensations, d’idées et de sentiments accoutumés, et une série de sensations, d’idées et de sentiments nouveaux, inaccoutumés, cette seconde série se développant parallèlement à la première, les éléments de l’une s’assimilant aux éléments de l’autre : c’est la condition de l’évolution progressive de notre conscience, et ces deux séries appartiennent au domaine physiologique. La conscience du moi y est attachée dans sa forme sensitive et dans sa forme intellectuelle. Mais tandis qu’en général, à l’état physiologique et même pathologique, toutes les sensations périphériques ou viscérales de notre corps (par l’apport au cerveau on peut comprendre dans le groupe périphérique les phénomènes viscéraux) paraissent intimement liées, avec les idées qui s’y rattachent, à la conscience du moi en localisation cérébrale il arrive dans quelques cas exceptionnels, ordinairement pathologiques, quelquefois cependant physiologiques comme je le prouverai par un exemple, qu’il s’opère comme une solution de continuité entre les sensations périphériques [p. 74] et la sensation centrale du cerveau sur laquelle s’appuie la conscience du moi, ou, en d’autres termes, que les choses se passent comme si les sensations périphériques n’avaient pas sur l’organe cérébral tout leur retentissement accoutumé. On sait que toute sensation offre à la conscience deux points de vue à considérer : celui de sa localisation en un point quelconque du corps, et celui du rapport immédiat qu’elle affecte avec la conscience centrale ou cérébrale par l’intermédiaire des cordons nerveux. Or il est d’observation que nous ne pouvons pas prêter en même temps à la sensation périphérique une attention égale d’une part à sa localisation, d’autre part à son rapport avec la conscience cérébrale du moi ; ce qui revient à dire que toute sensation affecte la conscience dans deux conditions dont l’une à son maximum d’intensité quand l’autre a son minimum et réciproquement, d’où il suit que toutes deux ne peuvent à la fois être en prépondérance dans la conscience. Et il arrive que la sensation en tant que périphérique s’élève à un tel maximum d’intensité que la conscience cérébrale du moi y absorbe pour ainsi dire toute son activité, et parait comme transportée à la périphérie. Dans d’autres cas c’est la conscience du moi dans sa forme cérébrale qui acquiert un maximum d’intensité, par suite duquel la conscience du moi dans sa forme périphérique s’abaisse à un minimum proportionnel.

Pour revenir au malade et à son état psycho-physiologique, nous avons vu qu’il conservait la conscience du moi dans sa forme cérébrale et que seule la conscience du moi dans sa forme périphérique parais­ sait modifiée. Est-ce à dire que les sensations provoquées à la surface de son corps ne l’affectaient pas comme siennes ? Je dois établir ici une distinction conforme aux faits observés, suivant que l’attention du malade était occupée et attirée au dehors par un acte quelconque tel que celui du pansement. et par les paroles que je lui adressais, ou au contraire qu’il demeurait livré à ses propres réflexions. Dans le premier cas ses sensations périphériques l’affectaient parfaitement comme périphériques et comme siennes. Dans le second cas il croyait, tout en gardant au fond la conscience du moi, être un autre ou dans le corps d’un autre ; cette croyance, phénomène présentatif dans ce second cas, se représentait encore à lui dans le premier et il la conservait dans la mémoire, car alors il avouait reconnaître que c’étaient des chimères qu’il se créait. Ici, la conscience générale du moi reprenait son équilibre ordinaire : les sensations douloureuses périphériques l’impressionnaient comme siennes, ses idées lui apparaissaient ainsi que ses sentiments comme des manifestations de son propre moi ou de son moi ordinaire et cérébral, et il se lamentait, il gémissait sur son état : alors la croyance d’être un autre n’était plus que dans sa mémoire. Là, la conscience du moi descendait au minimum d’intensité dans sa localisation cérébrale ; elle n’existait plus dans sa localisation périphérique où la croyance à l’autre la remplaçait, ou, plus exactement peut-être, elle paraissait ne plus exister en tant qu’elle était descendue à son minimum [p. 75] d’intensité et comme tenue à l’état latent par la prédominance d’un phénomène intellectuel. Ce phénomène, écart de sa conscience intellectuelle par rapport à sa conscience sensible, simple croyance en employant ce terme comme opposé à connaissance, était le résultat d’une association d’idées. Ce malade conservait l’unité de sa conscience sensitive et l’unité de sa conscience intellectuelle à localisation cérébrale, variable seulement dans son intensité comme phénomène de conscience du maximum au minimum ; mais dans certaines conditions, par un écart de l’imagination et une erreur d’association ; il concevait qu’il était devenu un autre, non un autre en tant que moi, car le moi proprement dit en tant que donné par la conscience cérébrale n’était pas atteint, mais un autre comme ajouté au moi, conception formée par l’association en groupe unitaire des sensations périphériques éprouvées et des idées bizarres qui lui traversaient l’imagination, croyance subjective ajoutée à la croyance objective et persistante du moi cérébral, véritable sophisme de l’esprit.

Après ces explications, la phrase du malade : « ce n’est pas moi qui suis ici, » ou « je suis un autre, » se traduit naturellement comme il suit : moi dont j’ai conscience, dont la conscience persiste quand même et au fond, c’est-à-dire avec un minimum d’intensité, je ne suis pas moi, je suis un autre. Cette décomposition de la phrase met en évidence l’erreur d’association. Si ce phénomène au lieu d’être passager était constant, on dirait que le malade est un fou, car tous les cas de folie que j’ai observés et analysés ont pour fondement psychologique ou pour principe une erreur d’association. Il y avait donc chez notre malade deux situations psycho-physiologiques différentes, suivant les moments : dans l’une, normale, il rapportait à la conscience sensitive et intellectuelle du moi cérébral toutes les sensations périphériques de son corps et les idées qui se produisent appuyées directement sur elles ; dans l’autre, anormale, tout en conservant la conscience du moi cérébral, il rapportait les sensations inaccoutumées qu’il éprouvait et les idées nouvelles qui en relevaient à un autre moi qui n’était pas le sien mais auquel il était lié. Cet autre moi, dont il faisait un Chinois ou un autre quelconque par erreur d’association, c’était son propre corps, son moi périphérique dont la conscience sensitive directe lui était momentanément comme voilée.

A cette première observation j’en ajouterai une seconde faite sur moi-même. M’étant couché très-fatigué comme cela m’est ordinaire, on vint me réveiller dans le premier sommeil pour aller voir un malade : je m’habillai, je sortis encore tout engourdi par l’influence du sommeil. Éprouvant dans tout le corps des sensations douloureuses de fatigue et de courbature qui me rendaient la marche pénible, je me surpris à répéter machinalement : tais-toi, mon pauvre corps, tais-toi, Quelque chose d’insolite me frappant dans cette circonstance, l’idée me vint d’analyser ce qui se passait en moi tout en cherchant à ne pas dissiper le reste de sommeil qui m’influençait encore. Deux choses m’apparurent [p. 76] distinctement : d’une part la conscience sensitive et intellectuelle du moi dans sa forme cérébrale, d’autre part les sensations douloureuses périphériques réunies en un groupe auquel rattachais l’idée de corps. Jusqu’ici tout est régulier ; voici ou commence la particularité : le moi cérébral se montrait dans ma conscience comme isolé, libre, indépendant en quelque sorte du groupe des sensations périphériques, comme étant lui seul moi, vrai moi, moi-même ; en même temps le corps ne m’apparaissait par ses sensations que comme un autre, un autre lié au moi mais non moi : en un mot, les sensations du corps ne m’affectaient pas comme miennes mais comme voisines. Ce n’étaient pas deux moi, mais deux groupes isolés de phénomènes, moi et un autre, l’un appartenant au corps qui souffrait et marchait avec peine, l’autre au moi cérébral énergique quand même et disant à l’autre avec un peu de tristesse : tais-toi, mon pauvre corps, tais-toi.

Je dirai, comme le malade de la précédente observation, qu’au fond je savais bien que le corps qui souffrait était le mien, que c’était moi qui souffrais à la périphérie comme c’était moi qui réagissait et commandais dans l’organe cérébral. Cependant il convient de faire une distinction importante, et de remarquer, par rapport à cette situation au point de vue analytique : 1° les phénomènes sensitifs et intellectuels qui se produisaient dans la conscience en forme présentative. —2° ceux qui s’y produisaient en forme représentative ; et encore comme je l’ai fait ci-dessus : 1° le maximum d’intensité, —2° le minimum d’intensité de ces phénomènes. Je dois faire ressortir, comme caractère particulier de la situation psycho-physiologique où je me trouvais, ce qui m’affectait alors en tant que phénomène résultant directement de cette situation et ce qui m’affectait en tant que phénomène de retour ou de réminiscence. Les sensations périphériques arrivaient nécessairement à la conscience en forme cérébrale, sans quoi elles n’auraient pas existé en tant que sensations, mais elles s’y présentaient de telle sorte que des deux conditions de toute sensation, celle du rapport était pour ainsi dire à l’état latent, celle de la localisation périphérique acquérant, par suite, une prépondérance exclusive ou qui paraissait l’être ; en d’autres termes, que les sensations périphériques en tant que périphériques ou localisées étaient élevées à un maximum d’intensité, et abaissées à un minimum en tant que liées à la conscience cérébrale au point de passer inaperçues sous cette seconde forme. Le résultat de cette situation était l’apparence d’une solution de continuité entre le groupe périphérique et le groupe cérébral des phénomènes. En même temps que cette condition sensitive était donnée à la conscience cérébrale comme conséquence d’une modification nerveuse quelconque, il se produisait un phénomène intellectuel correspondant, l’idée d’un autre appuyée sur le groupe isolé des sensations périphériques, croyance subjective entre laquelle et le phénomène sensitif l’analyse psychologique découvre une association. Les sensations périphériques relativement isolées d’une part, d’autre part ce [p. 77] phénomène intellectuel composé d’une association et d’une croyance, tels sont les deux éléments caractéristiques de cette situation psycho­physiologique, les phénomènes qui se produisaient dans la conscience en forme présentative. mais à côté et au fond, ou plus scientifiquement avec un minimum d’intensité un autre phénomène intellectuel existait en forme représentative, l’idée que le corps souffrant était le mien, idée qui n’était dans ma conscience cérébrale que comme un souvenir ou une idée acquise qui se représente à l’esprit sans s’appuyer directement sur des sensations actuelles. L’expression « tais-toi… » figure l’action de la mémoire ; c’est comme s’il y avait : toi que je sais être mon corps, tais-toi, Il y a donc, au point de vue de l’analyse psycho-physiologique, une grande analogie entre ce fait et le précédent.

La formule psychologique qui me paraît l’expression exacte de l’analyse de ces deux observations est celle-ci : —1° modification primitive et nerveuse dans le rapport entre les sensations périphériques et la conscience du moi en forme cérébrale ; —2° production consécutive d’un phénomène intellectuel d’association et de croyance en rapport avec cette modification de la condition sensitive ; —3° correction par les idées acquises de la mémoire des données de cette association.

Ces deux observations me paraissent avoir de nombreux points de contact avec celles du Dr Krishaber rapportées par M. Taine dans le numéro de mars 1876 de cette Revue, page 289 à 294. J’y renvoie le lecteur pour éviter de longues citations, me contentant de signaler à titre de résumé les phénomènes principaux communs à ces observations et aux miennes. On y remarquera que les malades croyaient que leurs membres ne leur appartenaient plus, d’où grand étonnement ; que leur corps n’était plus à eux, qu’il était un autre, d’où croyances consécutives diverses et plus ou moins bizarres ; qu’ils se figuraient parfois être ailleurs ou isolés du monde extérieur ; cependant qu’ils n’étaient jamais dupes de ces illusions dont ils souffraient beaucoup. M. Taine divise en deux phases la situation psychologique de ces malades : dans la première ils disent : je ne suis pas, je ne suis plus ; dans la seconde : je suis un autre.

Pour juger analytiquement cette condition psycho-physiologique il est encore nécessaire de décomposer les phrases des malades. « J’étais un autre, je n’existais plus, je n’étais plus moi-même, je me croyais très-loin, je me croyais sur une autre planète… » sont autant d’expressions qui se décomposent comme il suit : moi dont j’ai conscience, moi qui suis moi, je suis un autre, je ne suis plus, je suis très-loin, etc… Qu’est-ce à dire ? Il importe de revenir à la distinction du moi en forme cérébrale et en forme périphérique. Dans les conditions ordinaires ces deux moi distincts comme localisation s’identifient et s’unifient en tant que moi dans la conscience cérébrale ou centrale qui possède la prédominance par suite de notre organisation. Dans certaines conditions névrosiques plus ou moins déterminées, les sensations périphériques affectent la conscience comme étant isolées ou indépendantes du moi [p. 78] cérébral, lequel dans tous les cas, ainsi que l’attestent les phrases des malades et ma propre observation, est permanent et se manifeste identique. Par suite de cette apparence de rupture entre les sensations périphériques et le moi cérébral il se produit un phénomène intellectuel d’association et de croyance, pur phénomène subjectif, où le moi cérébral ne reconnait plus comme sien le corps, comme siennes les sensations périphériques, partant croit être un autre ou n’être plus, non lui en tant que moi cérébral mais en tant que groupe des sensations périphériques. La conscience est modifiée dans sa forme périphérique. La preuve que le moi cérébral est toujours là comme phénomène permanent de la conscience, c’est qu’il rectifie par un acte de réminiscence les illusions ou les erreurs de l’association.

Dans le numéro d’octobre de la même année M. Herzen, continuant la pensée de M. Taine, la développe par des considérations et des remarques générales (374 à 381). Les principales affirmations de cet article sont celles-ci : dans les violentes impressions. physiques ou morales nous perdons momentanément la conscience du moi ; il ‘en est de même dans les grandes réflexions et dans toutes les conditions où l’attention est fortement attirée au dehors ; le moi devient un autre et se transforme avec les sensations dans différentes circonstances de la vie, particulièrement au passage de l’enfance à la puberté, de l’adolescence à l’âge mur, de celui-ci à la vieillesse ; enfin le nouveau-né n’a pas la conscience du moi et il ne localise pas ses sensations ; d’où l’auteur conclut : le moi est la cénesthésie dans les moments où elle n’est pas impersonnelle ; sa continuité et son unité, toutes deux fort relatives, sont dues exclusivement à la mémoire.

Je terminerai cet article par l’exposition de quelques faits, dont les conclusions me paraissent plus en rapport avec celles de mes deux observations qu’avec celles de M. Herzen. —1° Quand notre attention est vivement surexcitée par quelque phénomène extérieur il est certain qu’à ce moment la conscience du moi cérébral n’a pas une grande intensité, mais à quelque minimum qu’elle descende elle ne cesse pas d’être : les jugements divers que l’on forme à cette occasion, les sentiments qu’on éprouve, l’attention elle-même sont autant de manifestations personnelles qui impliquent, au moins dans sa forme sensitive, la conscience du moi à localisation cérébrale. Nous découvrons par l’analyse psychologique que le maximum de l’attention extérieure coïncide avec le minimum de l’attention intérieure et réciproquement, ou encore que la conscience en prédominance objective et la conscience en prédominance subjective sont en antagonisme de développement, sans que l’une détruise l’autre : je n’en veux pour preuve que l’effort que nous sommes obligé de faire pour nous maintenir méthodiquement en une telle situation de prédominance objective, effort dont la sensation nous rappelle incessamment à la conscience cérébrale du moi. Les conditions particulières citées par M. Herzen sont en réalité des conditions où la conscience est naturellement placée en forme analytique ; or c’est [p. 79] précisément et seulement dans cette forme d’évolution qu’il y a lieu de distinguer le maximum et le minimum d’activité de la conscience par rapport au domaine objectif et au domaine subjectif. —2° Tous les hommes très-occupés ont pu faire l’observation suivante que bien des fois j’ai vérifiée sur moi-même. Sous l’influence d’occupations excessives ou incessantes le corps se fatigue, le cerveau s’irrite, le caractère s’aigrit : on s’impatiente facilement, tout vous agace, on ne désire que le repos et la solitude ; en même temps les goûts changent : ce qui vous plaisait n’a plus de charmes ; les sentiments sont modifiés : la vie que vous aimiez devient triste, votre cœur sent bouillonner des passions qui ne sont pas les vôtres ; l’intelligence est comme désorienté : la vérité qu’elle aimait lui est indifférente, son critérium lui échappe en quelque sorte, elle flotte entre l’indifférence et le scepticisme. Dans les conditions opposées la conscience se remet en équilibre : l’intelligence se développe librement dans la sphère des études préférées, les sentiments sont à l’unisson, le caractère est régulier. Il y a lieu de distinguer à cette occasion, avec Bernardin de St-Pierre, le caractère naturel et le caractère social. Mais au point de vue psycho-physiologique ce sont pour la conscience deux conditions différentes auxquelles répondent deux ordres de manifestations différentes. On peut dire en vérité que dans certains cas on ne se reconnaît plus en tant que personne morale, ce que l’on exprime parfois en disant comme pour s’excuser : ce n’est plus moi, ne faites pas attention à ce que je dis, je ne me reconnais plus. C’est comme si on disait : moi dont j’ai conscience, moi qui suis toujours moi je ne me reconnais plus. Est-ce en tant que donné dans la conscience en forme cérébrale ? non, mais en tant que je me produis au dehors, c’est-à-dire dans les manifestations du moi cérébral, dans le caractère, les sentiments, les idées. Ce n’est pas le moi habituel sous cette forme, ou plus exactement ce n’est pas la forme habituelle du moi ; et cependant le moi à localisation cérébrale est toujours là dans sa forme sensitive et dans sa forme intellectuelle: la sensation d’agacement que vous éprouvez alors dans la tête vous l’indique et vous y rappelle malgré tout. —3° J’ai fait sur le nouveau-né et au point de vue psychologique des observations que plus tard j’aurai occasion de publier. Je ne citerai ici que quelques faits pour mention. Le nouveau-né, observé dans la première heure de sa naissance et dès le premier moment de sa vie libre, manifeste par ses gestes et par l’attitude de son corps le sentiment de la crainte, soit lorsqu’on le prend dans les mains pour le sortir du lit de misère soit lorsqu’on le plonge dans l’eau du bain. Peut-on avoir le sentiment de la crainte sans avoir la conscience du moi à localisation cérébrale ? D’autre part, si vous lui mettez entre les lèvres le doigt ou un objet quelconque il cherche à téter, au besoin il tète sans rien. Si vous approchez une lumière de ses yeux il les ferme rapidement et d’autant plus fortement que la lumière est plus vive ; si vous la retirez, il les ouvre. Action réflexe sans doute, mais l’action réflexe n’est qu’un point [p. 80] de vue ; il y a en même temps sensation : outre qu’elle est involontaire cette action ou mieux l’impression initiale de cette action est sentie. Si elle est sentie, peut-elle n’être pas sentie plus ou moins distinctement dans l’organe impressionné ? en d’autres termes, peut-elle n’être pas localisée ? L’analogie dit : « oui ». L’assertion contraire me parait sans fondement. En somme mes observations que je ne puis détailler dans cet article me conduisent à regarder comme aussi certaines que possible les conclusions suivantes : le nouveau-né a la conscience du moi à localisation cérébrale et la conscience du moi à localisation périphérique, dans les limites restreintes où il peut les avoir sans nul doute et avec cette remarque que la localisation sensitive périphérique, inégalement développée suivant les endroits du corps dans la première heure de la naissance, se développe ensuite progressivement. Par exemple je pinçai fortement à trois ou quatre reprises la peau de la face dorsale de la main et celle du cou d’un nouveau-né, il ne fit aucune grimace, aucun cri, aucun mouvement pour se retirer. Huit heures après la naissance je fis le même essai et avec moins de force sur le même enfant, il cria. Cependant sur d’autres nouveau-nés, toujours dans la première demi- heure de la naissance, j’ai remarqué que, si les premiers pincements même forts ne sont l’occasion d’aucune manifestation de sensibilité, il n’en est plus de même lorsqu’on les a répétés un grand nombre de fois, j’allais dire, lorsqu’on y met de l’acharnement : alors le petit être commence quelques légers mouvements et se met à crier pour se taire aussitôt qu’on cesse de le pincer.

Dr TH. GALICIER.

 

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