Synésios de Cyrène. es songes (Περὶ Ἐνυπνίων). Traduction par H. Druon. Vers 403.

Synésios de Cyrène. Des songes (Περὶ Ἐνυπνίων). Traduction par H. Druon. Vers 403.

 

Des songes (Περὶ Ἐνυπνίων) (vers 403) : Synésios considère les songes comme le plus utile et le plus commode de tous les modes de divination ; selon lui, tous les songes sont vrais, à condition d’apprendre à les déchiffrer avec une éducation personnelle (Auguste Bouché-Leclerq, Histoire de la Divination dans l’Antiquité).

Synésios de Cyrène (Συνέσιος), (vers 370 – vers 414). Evêque de Ptomémaïs (Cyrénaïque), épistolier, Philosophe grec néoplatonicien, de l’école néoplatonicienne d’Alexandrie (vers 403).

Les [?.] renvoient aux numéros de l’argument de l’ouvrage. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

 

DES SONGES.

ARGUMENT.

  1. La divination est pour l’homme le plus noble sujet d’étude.
  2. Le monde est un être animé dont toutes les parties sont liées ensemble. Diverses espèces de divination.
  3. Toutes les choses ont de mutuels rapports et agissent les unes sur les autres.
  4. Celle action réciproque des choses ne peut s’exercer que dans le monde. L’obscurité est essentielle à la divination.
  5. De l’intelligence, de l’âme, de la raison et de l’imagination.
  6. Pouvoir de l’imagination, qui est le sens par excellence.
  7. Elle est moins faillible que nos sens physiques, qui nous trompent souvent.
  8. L’imagination a été départie à une multitude d’êtres; c’est par elle que nous formons des pensées.
  9. L’imagination s’associe, dans ce monde, à l’âme; tantôt elle lui commande, tantôt elle lui obéit.
  10. Si l’âme se laisse asservir par les attraits de la matière, elle est malheureuse,
  11. L’âme s’assimile des particules d’air et de feu qu’elle doit reporter quand elle retourne aux sphères supérieures.
  12. Les deux destinées diverses de l’âme et de l’imagination.
  13. Comment on peut purifier l’âme et l’imagination. Excellence de la contemplation.
  14. Pour arriver à posséder la science de la divination par les songes, il faut d’abord être chaste et tempérant.
  15. La divination par les songes est précieuse et facile.
  16. Elle nous apporte toutes les joies de l’espérance,
  17. Les songes sont véridiques; il faut seulement savoir les comprendre.
  18. Obligations dont Synésius est redevable aux songes.
  19. Pourquoi les songes sont-ils rarement lucides, et ont-ils besoin du secours de l’art pour être expliqués?
  20. Toutes les choses passées, présentes et futures, envoient des images qui se réfléchissent dans l’imagination.
  21. Il faut par la philosophie maintenir notre imagination à l’abri des passions.
  22. Comment on peut s’y prendre pour interpréter les songes.
  23. Il n’existe pas, il ne peut exister, à cause de la différence des esprits, de règle générale pour l’explication des songes,
  24. Chacun doit se faire à lui-même sa science divinatoire, en prenant note de ses songes.
  25. Les rêves apportent à l’esprit toute sorte d’images et d’impressions.
  26. Merveilles variées que présentent les songes.
  27. Combien il est utile de prendre nos songes pour texte d’exercices littéraires, plutôt que les sujets ridicules que choisissent tant de rhéteurs.

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PRÉFACE

Un procédé fort ancien, et dont Platon surtout a usé, c’est de cacher, sous les apparences d’un sujet léger, les plus sérieux enseignements de la philosophie ; par là les vérités dont la recherche a coûté le plus de peine ne s’en vont plus de la mémoire des hommes, et elles échappent en même temps aux souillures du profane vulgaire. Tel est le dessein que je me suis proposé dans ce livre. Ai-je réussi ? Mon œuvre répond-elle, dans toutes ses parties, aux exigences de l’art antique ? Je m’en rapporte au jugement des lecteurs éclairés et délicats.

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  1. Si les songes prophétisent l’avenir, si les visions qui se présentent à l’esprit pendant le sommeil donnent à notre curiosité quelque indice pour deviner les choses futures, les songes doivent être tout à la fois vrais et obscurs, et c’est dans leur obscurité même que réside la vérité.
    Les dieux d’un voile épais ont recouvert la vie. (1)
    Obtenir tout sans peine est un bonheur qui n’appartient qu’aux dieux ; mais pour les hommes, non seulement la vertu, mais tous les biens
    Ne peuvent s’acheter qu’au prix de la sueur. (2)
    Rien de plus précieux que la divination: c’est par la science et par la faculté de connaître que Dieu se distingue de l’homme, et l’homme de la bête. Mais Dieu sait tout en vertu de sa propre nature; l’homme, par la divination, peut ajouter beaucoup à ses connaissances, naturellement assez bornées.
    Le vulgaire ne voit que le présent; ce qui n’est pas encore ne peut être l’objet que de ses conjectures. Calchas, seul entre tous les Grecs, embrassait dans son esprit… le présent, l’avenir, le passé. (3)
    Dans Homère, si Jupiter règle les affaires des dieux, c’est que… né le premier, il sait plus que les autres. (4)
    Car la science est le privilège de la vieillesse. Si le poète rappelle ainsi l’âge de Jupiter, c’est que les années apportent avec elles cette sagesse à quoi rien ne peut se comparer. Si l’on se figure, d’après d’autres passages, que la suprématie de Jupiter tient à la vigueur de ses bras, parce qu’Homère a dit :… il l’emportait en force, (5)
    c’est entendre bien mal la poésie, et ne pas saisir le sens philosophique qu’elle renferme, à savoir que les dieux ne sont rien autre chose que de pures intelligences. Après avoir dit que Jupiter est le plus fort, le poète ajoute qu’il est le plus âgé, ce qui signifie que Jupiter est l’intelligence la plus ancienne. Or la vigueur de l’intelligence, qu’est-ce autre chose que la prudence? Quel que soit donc le dieu qui commande aux autres dieux, puisqu’il est intelligence il règne, parce qu’il est supérieur en sagesse ; il l’emporte en force revient à dire qu’il sait plus que les autres. Le sage a donc avec Dieu une sorte d’affinité, puisqu’il tâche de se rapprocher de lui par la faculté de connaître, et s’efforce d’acquérir un peu de cette pénétration intellectuelle que Dieu possède par essence. Ne voit-on pas déjà par là qu’un des plus nobles sujets de recherche pour l’homme c’est la divination ?

  1. Toutes les choses, par leur parenté les unes avec les autres, peuvent donner des présages; car toutes ensemble ne sont que les différentes parties d’un être animé, le monde. Figurez-vous un livre écrit en divers caractères, phéniciens, égyptiens, assyriens : le sage déchiffre ces caractères; mais nul n’est sage s’il n’a recueilli les enseignements de la nature. Il y a plusieurs degrés dans la science : ainsi l’un assemble les syllabes, un autre comprend une phrase, un troisième lit couramment. Les sages prévoient ce qui doit arriver, ceux-ci en regardant les astres errants, ceux-là les étoiles fixes, d’autres les comètes et les feux qui traversent l’espace. On prédit aussi tantôt en inspectant les entrailles des victimes, tantôt en écoutant le chant des oiseaux, en observant leur vol et leurs stations. Il y a encore les présages à l’aide desquels on peut lire dans l’avenir, comme les paroles, les rencontres fortuites: tous peuvent tirer de tout des pronostics. Si l’oiseau avait notre intelligence, l’homme lui servirait, comme l’oiseau sert à l’homme, pour la science de la divination : car nous sommes pour eux ce qu’ils sont pour nous, une race qui, en se renouvelant toujours et aussi ancienne que le monde, est tout à fait propre à donner des signes.

 

  1. Il fallait nécessairement que toutes les parties de ce grand tout, animées d’une vie commune, fussent unies par d’intimes rapports, comme les membres d’un même corps. C’est ainsi peut-être que doivent s’expliquer les enchantements des mages : car de même qu’il y a dans la nature des présages, il existe aussi des attractions. Le sage est celui qui sait comment tout se lie dans ce monde; il fait venir à lui une chose par l’intermédiaire d’une autre chose; à l’aide des objets présents il étend sa puissance sur les objets les plus éloignés; il agit avec des paroles, des figures, des substances matérielles. En nous la souffrance d’un organe se communique à d’autres organes; un mal au doigt du pied amène parfois une tumeur dans l’aine, tandis que toutes les parties intermédiaires ne ressentent rien: c’est que l’aine et le pied appartiennent à un même corps et ont des relations toutes particulières. Parmi les dieux qui sont dans ce monde il en est qui ont avec certaines pierres certaines plantes, des affinités, des sympathies, telles qu’avec ces pierres et ces plantes on peut les attirer. De même le musicien qui fait entendre l’hypate ajoute à cette note, non pas la note la plus voisine, mais l’épitrite et la nète. (6) C’est un reste de l’antique homogénéité des choses ; aujourd’hui, entre les diverses parties, ainsi que dans une famille, il existe des dissemblances : car le monde n’est pas une unité simple, mais une unité composée. Les éléments tantôt s’accordent, tantôt se combattent ; mais de leur lutte même résulte toujours l’harmonie de l’ensemble. Ainsi les sons que rend la lyre sont un assemblage de dissonances et de consonances : c’est des contrastes que naît l’unité, qui fait de la lyre, comme du monde, un tout bien ordonné.

 

  1. Archimède le Sicilien demandait un point situé hors de la terre pour mouvoir la terre. « Tant que je l’habite, disait-il, je ne puis agir sur elle. » Mais il en est tout autrement de celui qui a pénétré dans les mystères du monde, et acquis ainsi quelque partie de la science divinatoire : s’il se plaçait en dehors du monde, il ne pourrait plus exercer sa science; car il l’exerce sur le monde, et par le moyen du monde. Sortez de notre univers, vous aurez beau regarder: l’observation des phénomènes qui se produisent au-dessus de la région où l’âme est répandue ne vous apprendra rien. Tout ce qu’il y a de divin en dehors du monde échappe au pouvoir de la magie…. à distance il n’en est point touché,
    Il n’en est point ému. (7)
    L’intelligence est essentiellement indépendante : or il faut être passif pour subir l’influence des enchantements. La multiplicité des êtres que renferme le monde et les affinités qu’ils ont entre-eux donnent naissance à tous les genres de divination et de mystères ; divers, parce qu’ils sont multiples, à cause de leurs affinités ils forment tous ensemble un grand tout. Les mystères, il convient de n’en pas parler témérairement, par respect pour les lois de l’État ; mais il nous est permis de nous expliquer tout à loisir sur la divination. Nous avons fait l’éloge de cet art en général ; nous voulons maintenant considérer spécialement la plus parfaite de toutes les divinations. Elles présentent toutes ce caractère commun d’être obscures ; la contemplation attentive des choses de ce monde ne sert de rien pour dissiper cette obscurité. L’obscurité, nous le verrons, est essentielle à la divination, comme le mystère aux initiations sacrées. C’est ainsi que l’oracle de Delphes n’est pas compris de tous parce qu’il s’exprime en termes ambigus; et quand le dieu indiquait aux Athéniens comment ils pourraient se sauver, le peuple assemblé n’aurait pas saisi le sens de ses paroles, si Thémistocle n’avait été là pour l’expliquer. Aussi ne faut-il pas rejeter la divination par les songes comme trop peu claire: elle a cela de commun avec toute divination et avec les oracles.

 

  1. Nous devons la rechercher avec un soin tout particulier, car elle s’exerce par nous, en nous; elle nous appartient en propre à tous. L’intelligence renferme en soi les images des choses qui sont réellement, dit l’ancienne philosophie ; ajoutons que l’âme renferme les images des choses qui naissent. Il y a donc, entre l’intelligence et l’âme, le même rapport qu’entre l’absolu et le contingent. Intervertissons l’ordre des termes ; joignons le premier au troisième, le second au quatrième : la proportion reste encore vraie, ainsi que nous le démontre la science. Il sera ainsi établi que l’âme, comme nous l’avancions, renferme en soi les images des choses qui naissent. Elle les renferme toutes, mais elle ne les produit au dehors que dans la mesure convenable ; l’imagination est comme le miroir dans lequel se réfléchissent, pour être perçues par l’animal, les images qui ont leur siège dans l’âme. Nous n’avons pas conscience des actes de l’intelligence, tant que la faculté maîtresse ne nous les révèle pas ; tout ce qu’elle, ignore échappe à la connaissance de l’animal; de même nous ne pouvons nous faire aucune idée des choses qui sont dans la première âme, (8) tant que l’imagination n’en reçoit pas les images. Cette vie imaginative est une vie inférieure, un état particulier de notre nature. Elle est comme pourvue de sens : en effet nous voyons des couleurs, nous entendons des sons, nous touchons, nous saisissons des objets, quoique nos organes corporels restent inactifs ; peut-être même alors nos perceptions sont-elles plus pures. C’est ainsi que souvent nous entrons en conversation avec les dieux : ils nous avertissent, ils nous répondent, et nous donnent d’utiles conseils. Aussi que l’on ait dû quelquefois au sommeil la découverte d’un trésor, je n’en suis pas étonné; que l’on se soit endormi ignorant, et qu’après avoir eu en songe un entretien avec les Muses on se soit réveillé poète habile, comme cela est, arrivé de notre temps à quelques-uns, je ne vois là rien de si surprenant. Je ne parle point de ceux qui ont eu, en dormant, la révélation du danger qui les menaçait, ou la connaissance du remède qui devait les guérir. Quand l’âme, même sans avoir tenté de prendre son élan vers l’intelligence, entre, grâce au sommeil, en possession d’une science qu’elle n’avait point recherchée, n’est-ce pas une chose des plus merveilleuses que de s’élever au-dessus de la nature et de se rapprocher de l’intelligible, après en avoir été si éloigné que l’on ne sait même plus d’où l’on vient ?

 

  1. Si l’on trouve extraordinaire que l’âme puisse ainsi monter vers les régions supérieures, si l’on ne croit pas à l’efficacité de l’imagination pour produire cet heureux rapprochement, il faut écouter les oracles sacrés quand ils parlent des diverses routes qui mènent à la science. Après avoir énuméré les différents moyens qui peuvent aider à l’essor de l’âme en excitant sa vertu native, voici comment ils s’expriment :
    Par des leçons les uns sont éclairés,
    Par le sommeil d’autres sont inspirés.(9)
    Vous voyez la distinction qu’établit l’oracle ; d’un côté l’inspiration, de l’autre l’étude : ceux-ci, dit-il, s’instruisent en veillant, ceux-là en dormant. Dans la veille c’est toujours un homme qui est le précepteur ; mais quand c’est de Dieu que vient la science à ceux qui dorment, ils savent du premier coup tout ce qui leur est enseigné; car en donnant ainsi la science, Dieu n’instruit pas d’une manière ordinaire. Tout ce que je viens d’avancer a pour but de démontrer l’excellence de la vie imaginative à ceux qui ne l’estiment en quoi que ce soit. Je ne m’étonne point qu’ils aient cette opinion: avec leur prétendue sagesse, ils s’attachent obstinément à des pratiques condamnées par les oracles sacrés; car voici ce que disent ces oracles:
    Les sacrifices, les victimes, ne sont que vains amusements ; (10) et ils nous engagent à y renoncer. Les hommes dont je parle, s’estimant bien supérieurs au reste des mortels, prennent toute sorte de voies pour deviner l’avenir ; mais ils dédaignent la divination par les songes, procédé trop facile, mis à la portée de tous, de l’ignorant comme du sage. Mais quoi ! n’est-ce pas être sage que de savoir user mieux que les autres de ce qui appartient à tout le monde ? Presque tous les biens, et surtout les plus précieux, sont du domaine commun de l’humanité. Dans l’univers rien de plus magnifique que le soleil, et rien qui soit plus à l’usage de tous. C’est un grand bonheur d’avoir l’intuition de Dieu ; mais connaître Dieu par le moyen de l’imagination, voilà l’intuition par excellence. L’imagination est le sens des sens, nécessaire à tous les autres ; elle tient à la fois de l’âme et du corps ; (11) elle réside en dedans de nous: établie dans la tête, comme dans une citadelle que la nature a bâtie pour elle, elle domine de là l’animal. L’ouïe, la vue ne sont pas de véritables sens, mais plutôt de simples organes, qui mettent l’animal en relation avec le monde extérieur ; au service de l’imagination, elles transmettent à leur maîtresse les impressions venues du dehors, les sensations que nous apportent les objets qui nous entourent. L’imagination est le sens collectif en qui se résument nos divers sens : en réalité c’est elle qui entend, qui voit ; c’est par elle que se font toutes les perceptions ; elle assigne à chaque organe ses fonctions particulières. C’est d’elle que procèdent toutes les facultés ; elles sont comme les rayons qui partent du centre et qui aboutissent tous au centre : multiples quand ils s’en éloignent, ils se confondent à leur origine. Le sens auquel les organes sont indispensables est un sens purement matériel ; pour mieux dire il n’est un sens que lorsqu’il entre au service de l’imagination : l’imagination, ce sens immédiat, (12) a un caractère divin par lequel elle se rapproche de l’intelligence.

 

  1. Nous tenons nos sens physiques en grande estime parce qu’ils nous mettent en rapport avec le monde ; et ce que nous croyons le mieux connaître, c’est ce qui frappe nos regards. Mais si nous n’avons que du dédain pour l’imagination, parce qu’elle est souvent en désaccord avec les sens, nous oublions que l’œil lui-même nous trompe fréquemment : tantôt il ne perçoit pas les objets, tantôt il les voit autres qu’ils ne sont réellement, à cause du milieu à travers lequel il les voit. Suivant la distance les choses paraissent plus grandes ou plus petites ; dans l’eau elles sont plus grandes; la réfraction fait qu’une rame droite semble brisée. Parfois d’ailleurs l’œil souffre, et tout lui paraît trouble et confus. De même, quand l’imagination est malade, ne comptez point sur des visions claires et distinctes. Quelle est la nature de ses maladies ? D’où lui viennent les vices qu’elle contracte ? Comment peut-elle s’amender et recouvrer la santé ? Une philosophie profonde pourra seule nous le dire, et nous prescrira les remèdes sacrés qui guérissent l’imagination et la rendent divine. Mais pour que Dieu vienne la visiter, il faut qu’elle expulse d’abord tous les éléments étrangers qu’elle a reçus. Quand on vit conformément à la nature, l’imagination reste pure et sans mélange ; elle garde toute son énergie; c’est ainsi qu’elle se rapproche véritablement de l’âme : elle entre alors avec elle en relation ; elle n’est pas pour elle une étrangère, comme notre enveloppe corporelle, sur laquelle n’agit point la bienfaisante influence du principe spirituel. L’imagination est le véhicule de l’âme : suivant que celle-ci incline davantage vers la vertu ou vers le vice, l’imagination est plus subtile et plus éthérée, ou plus épaisse et plus terrestre. Elle tient le milieu entre l’être doué de raison et l’être privé de raison, entre l’esprit et la matière ; elle leur sert de moyen terme, elle unit ainsi les deux extrêmes : voilà pourquoi sa nature ne peut être exactement saisie par le philosophe.

 

  1. Voisine de la matière et de l’esprit, l’imagination leur fait des emprunts à tous les deux, suivant sa convenance ; et, tout en gardant sa nature propre, elle forme ses conceptions des éléments les plus opposés. L’essence imaginative a été départie à une multitude d’êtres ; elle descend jusque chez les animaux dénués d’intelligence : alors elle n’est plus le char sur lequel s’assied l’âme divine ; c’est elle-même qui est assise sur les facultés inférieures. Elle tient à la bête lieu de raison ; elle sent et elle agit suffisamment par elle-même. (13) Chez certains animaux elle s’épure et se perfectionne. Il est une multitude de démons dont l’existence est tout imaginative : ce ne sont que des fantômes dont les apparitions sont liées aux choses contingentes. Dans l’homme l’imagination peut beaucoup par sa vertu propre, et plus encore par son association avec l’intelligence. Nous ne pouvons former de pensées qu’avec le secours de l’imagination, sauf peut-être de courts instants où quelques hommes saisissent directement la vérité. Laisser loin derrière soi l’imagination est chose belle autant que difficile. Heureux l’homme à qui les années apportent l’intelligence et la sagesse, dit Platon en parlant de la raison pure. (14) Mais la vie ordinaire relève de l’imagination, ou de l’intelligence appelant à son service l’imagination.

 

  1. Ce souffle animal, que les sages ont appelé une âme douée de souffle, prend toutes sortes de formes, et devient un dieu, un démon, un fantôme, en qui l’âme reçoit le châtiment de ses fautes. Les oracles s’accordent à dire que l’âme aura dans l’autre monde une existence conforme aux visions que lui apporte maintenant le sommeil, (15) et la philosophie nous assure que toute vie n’est que la préparation de la vie qui doit suivre. Vertueuse, l’âme rend l’imagination plus légère ; vicieuse, elle l’alourdit sous le poids de ses souillures. Tout naturellement l’imagination s’élève là-haut, quand elle est douée de chaleur et de sécheresse : voilà ses ailes, et tel est le sens qu’il faut attacher aux expressions d’Héraclite, quand il dit que l’âme vraiment sage est brillante et sèche; au contraire, lorsqu’elle est épaisse et chargée d’humidité, l’imagination est entraînée par sa pesanteur vers les basses régions, dans les profondeurs souterraines, séjour des esprits mauvais; là elle traîne, dans les châtiments, une existence douloureuse : toutefois, avec le temps et beaucoup d’efforts, elle peut, dans une autre vie, se purifier et remonter vers le ciel. A son entrée dans la vie deux chemins s’ouvrent devant elle; elle va tantôt dans la bonne route, tantôt dans la mauvaise; puis vient l’âme qui, descendant des sphères célestes, s’empare de l’imagination ; elle use d’elle comme d’un char, pour accomplir son voyage dans ce monde physique ; elle s’efforce de la ramener vers les régions élevées, ou du moins de ne pas rester enfoncée avec elle dans la matière. Il est difficile sans doute qu’elles se séparent ; parfois cependant, quand l’imagination ne veut pas obéir, l’âme s’affranchit de sa société : il est pour cela des cérémonies sacrées qui sont connues, et dans lesquelles on peut avoir confiance. C’est une honte pour l’âme de retourner là-haut sans avoir rendu à la terre tout ce qui appartient à la terre, et sans reporter aux globes célestes tout ce qu’elle leur a emprunté. Grâce aux initiations et à la faveur divine, il est des hommes qui parviennent ainsi à dégager leur âme des liens de l’imagination ; mais d’ordinaire, une fois qu’elles ont été unies, elles vont de concert : l’âme est attirée par l’imagination, ou elle l’attire; leur association persiste jusqu’à ce que l’âme retourne aux lieux d’où elle est partie. Quand l’imagination vient à tomber sous le poids de ses misères, elle entraîne dans sa chute l’âme qui n’a pas su la préserver. Voilà le danger que les oracles signalent au principe intelligent qui est en nous.
    Ne va pas t’enfoncer dans ce monde fangeux,
    Dans ces gouffres profonds, tristes et noirs royaumes,
    Enfers sombres, hideux, tout peuplée de fantômes. (16)
    En effet une existence déraisonnable et stupide n’est pas digne de l’intelligence ; mais le fantôme, à cause des éléments qui le constituent, se plaît dans les basses régions; car le semblable ne recherche-t-il pas son semblable ?

 

  1. Si dans cette union l’intelligence vient à se confondre entièrement avec l’imagination, elle se plonge dans l’ivresse des grossières voluptés : or le comble du mal c’est de ne plus même sentir son mal; car alors on ne cherche pas à s’en guérir : c’est ainsi que l’on ne songe pas à faire disparaître les callosités dont on ne souffre plus. Le repentir aide à revenir à une vie meilleure. Quand on est tourmenté de son état, on s’efforce d’en sortir. Vouloir, c’est avoir accompli déjà la moitié de l’expiation ; car alors tous les actes, toutes les paroles tendent à cette fin. Mais quand la volonté est absente, les cérémonies expiatoires n’ont plus de sens ; pour qu’elles gardent leur efficacité, il faut que l’âme soit consentante. Aussi les peines qui de divers côtés viennent nous frapper sont merveilleusement propres à rétablir l’ordre moral ; en prenant la place des fausses joies, les chagrins purifient l’âme ; les malheurs mêmes qui semblent immérités sont utiles en ce qu’ils nous délivrent d’un attachement trop exclusif aux choses d’ici-bas. C’est ainsi que la Providence se révèle aux sages, tandis que les insensés ne veulent pas admettre qu’il soit impossible à l’âme de se dégager de la matière, quand elle n’a pas été éprouvée par la souffrance dans ce monde. Les plaisirs de cette terre ne sont donc qu’un piège que les démons tendent à l’âme. D’autres diront qu’à sa sortie de la vie elle boit un breuvage qui lui fait oublier le passé : selon moi c’est plutôt à son entrée dans la vie qu’elle boit, dans la coupe des trompeuses voluptés, l’oubli de sa destinée. Venue dans le monde (17) pour être servante, son service se change en servitude ; sans doute dans une certaine mesure elle devait, en vertu des lois de la nécessité, obéir à la nature ; mais voici que séduite par les attraits de la matière elle ressemble à ces malheureux qui, nés dans une condition libre, se vendent pour un temps épris de la beauté d’une esclave, pour rester auprès de celle qu’ils aiment ils acceptent le même maître. Voilà comme nous sommes quand nous venons à nous laisser pleinement charmer par de faux biens, par ces plaisirs tout extérieurs qui s’adressent au corps ; nous semblons alors convenir que la matière est belle. La matière s’empare de notre aveu comme d’un engagement secret que nous lui souscrivons ; et plus tard, si nous voulons nous détacher d’elle et reprendre notre liberté, elle nous traite de transfuges, elle essaie de nous ressaisir, et invoque, pour nous faire revenir sous sa domination, la foi due aux engagements. C’est alors surtout que l’âme a besoin d’énergie et de l’assistance divine : ce n’est pas une petite affaire que d’avoir à rompre, quelquefois même violemment, avec les habitudes prises ; car alors (ainsi le veut la destinée) toutes les forces de la matière viennent fondre sur les rebelles pour les accabler et les punir. C’est là sans doute ce que signifient les travaux d’Hercule que nous racontent des légendes sacrées, et ces luttes que soutinrent vaillamment d’autres héros, jusqu’au jour où ils purent s’élever à des hauteurs où la nature n’avait plus sur eux aucune prise. Si l’âme fait de vains efforts pour franchir les murs de sa prison, elle retombe sur elle-même ; nous avons alors de rudes combats à soutenir, car la matière nous traite en ennemis ; elle se venge de nos inutiles tentatives par de rigoureux châtiments. Ce n’est plus alors cette vie mélangée, comme nous l’apprend Homère, du bien et du mal qui sortent des deux tonneaux, et que Jupiter (c’est encore le poète qui le dit), souverain dispensateur des choses d’ici-bas, distribue aux hommes. (18) Jamais il ne nous fait goûter le bien tout pur, mais il arrive parfois que le mal nous est seul versé.

 

  1. Dans ces existences diverses l’âme ne cesse d’errer, quand elle ne revient pas promptement au séjour d’où elle est partie. Voyez comme est vaste la carrière que l’imagination peut parcourir. Quand l’âme descend, nous l’avons dit tout à l’heure, l’imagination s’appesantit, tombe, et va se plonger dans les abîmes obscurs et sombres ; mais si l’âme monte, elle l’accompagne et la suit aussi loin qu’il lui est permis de s’élever, c’est-à-dire jusqu’aux limites supérieures du monde sublunaire. Écoutez ce que disent à ce sujet les oracles sacrés : Ne jetez pas
    La fleur de la matière aux terrestres abîmes ;
    Le fantôme a sa part sur les brillantes cimes. (19)
    Cette cime est à l’opposé de la région ténébreuse. Mais ces vers recèlent encore un autre sens qu’il faut pénétrer : l’âme ne doit pas seulement revenir aux sphères célestes telle qu’elle en est sortie, avec tout ce qui forme sa propre essence; elle doit rapporter aussi ces particules d’air et de feu qui lui composent une seconde essence, celle de fantôme, et qu’elle s’est assimilées, alors qu’elle descendait vers le monde, avant d’avoir revêtu cette enveloppe de terre; elle ramène là-haut cet air et ce feu avec ce qu’elle a de meilleur: car il ne faut pas, par la fleur de la matière, entendre le corps divin. (20) La raison nous dit que les choses qui ont une fois participé à une commune nature et qui se sont unies ne peuvent plus être entièrement séparées, surtout quand elles sont voisines: c’est ainsi que le feu touche à l’élément répandu tout autour du monde, (21) et n’est pas comme la terre qui est au plus bas degré dans l’échelle des êtres. Admettez que le meilleur consente à s’allier avec le moins bon, et produise ainsi un corps immortel mélangé de fange : site plus noble des deux associés met ce corps sous sa dépendance, alors la partie la moins pure ne résiste plus à l’action de l’âme ; docile et soumise, elle la suit fidèlement. C’est ainsi que l’imagination, cette essence intermédiaire, en s’abandonnant à la direction de l’âme, cette essence supérieure, loin de s’altérer, se purifie et remonte avec elle vers le ciel ; s’il est des limites qu’elle ne peut franchir, du moins elle s’élève au-dessus des éléments, et touche aux espaces lumineux : car elle a sa place, disent les oracles, dans la région brillante, c’est-à-dire dans cette voûte circulaire qui nous enveloppe. Mais c’est assez parler des emprunts que l’imagination fait aux éléments : on peut accorder ou refuser sa croyance à ce dogme ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que l’essence corporelle qui vient de là-haut doit nécessairement, quand l’âme retourne à son principe, se relever, prendre aussi son vol et se joindre aux sphères célestes, c’est-à-dire revenir à sa nature propre.

 

  1. Il y a donc deux destinées tout opposées, l’une obscure, l’autre brillante ; ici le comble du bonheur, là l’excès de la misère. Mais entre ces deux limites extrêmes, dans le monde sublunaire, il est, ne le croyez-vous pas ? un grand nombre de stations intermédiaires, que se disputent la lumière et les ténèbres. L’âme avec l’imagination peut parcourir tout cet espace, changeant, suivant les lieux, d’état, d’habitudes et de vie. Quand elle revient à sa noblesse originelle, elle est le réceptacle de la vérité ; pure, brillante, incorruptible, elle est divine, et pour prévoir l’avenir n’a qu’à le vouloir. Mais lorsqu’elle tombe jusqu’aux régions inférieures, elle ne renferme que ténèbres, incertitudes et mensonge ; car l’imagination, en s’obscurcissant, devient incapable de discerner nettement les choses. Quand elle est entre les deux points extrêmes, l’âme a une part de vérité, une part d’erreur. C’est ainsi que l’on peut déterminer à quel degré de l’échelle sont placés les divers démons. Car rester toujours ou presque toujours dans le vrai, c’est le propre de l’être divin ou quasi-divin ; mais se tromper sans cesse quand il s’agit de prédire l’avenir, c’est le sort de ceux qui se vautrent dans la matière, aveuglés par d’orgueilleuses passions. Les démons, que retiennent de célestes liens, deviennent des dieux ou des esprits d’un ordre supérieur ; ils s’élèvent, et vont occuper la région préparée pour les plus nobles essences.

 

  1. Par là on peut deviner quelle place occupe une âme humaine. L’homme dont l’imagination, pure, bien réglée, ne perçoit dans la veille et dans le sommeil que de fidèles images des choses, peut être tranquille sur l’état de son âme : elle est dans les meilleures conditions. Or c’est surtout d’après les visions que l’imagination se forme et auxquelles elle s’attache, lorsqu’elle n’est pas sous l’influence des objets extérieurs, que nous pouvons reconnaître les dispositions où elle se trouve. C’est à la philosophie de nous apprendre quels soins il faut donner à l’imagination, et comment on peut la préserver de toute erreur. La meilleure de toutes les préparations, c’est de pratiquer surtout la vertu spéculative, de telle sorte que la vie soit un progrès intellectuel continu. Il faut, autant que possible, prévenir les mouvements aveugles et désordonnés de l’imagination ; en d’autres termes, tendre vers le bien, s’affranchir du mal, ne se mêler aux choses terrestres qu’autant que la nécessité l’exige. Rien n’est efficace comme la contemplation pour dissiper les ennemis qui assiègent l’esprit. L’esprit se subtilise ainsi plus qu’on ne saurait croire, et se tourne vers Dieu ; alors, convenablement préparé, il attire, par une sorte d’affinité, l’esprit divin ; il le fait entrer en commerce avec l’âme. Mais lorsqu’il s’épaissit, se contracte et se rapetisse au point de ne pouvoir plus entièrement remplir la place que lui destinait la Providence, lorsqu’elle a formé l’homme, (j’entends par là les cases du cerveau), comme la nature a horreur du vide il s’introduit en flous un mauvais esprit. Et que de souffrances nous apporte cet hôte détestable ! Car, puisque ces cases ont été faites pour recevoir un esprit, la nature veut qu’elles soient toujours occupées par un esprit, bon ou méchant. Ce dernier état est la punition des impies qui ont souillé ce qu’il y avait en eux de divin ; l’autre est la fin même, ou presque la fin d’une vie pieuse.

 

  1. Nous avons voulu, en étudiant la divination par les songes, prouver que cette science n’est pas à dédaigner, qu’elle mérite au contraire qu’on s’y applique, pour tous les avantages qu’on peut en retirer, et nous avons dû rechercher quelle est la nature de l’imagination. Mais de quelle utilité peut être cette divination dans la vie ordinaire, voilà ce que nous n’avons pas encore montré. Le meilleur profit que nous puissions obtenir, c’est d’assainir l’esprit, c’est d’élever l’âme : aussi est-ce un religieux exercice que de nous rendre aptes à la divination. Plusieurs, dans leur désir de prévoir ainsi l’avenir, ont renoncé aux excès de la table pour vivre sobres et tempérants ; ils ont gardé leur couche pure et chaste : car l’homme qui veut faire de son lit comme le trépied de Delphes se gardera bien de le rendre témoin de nocturnes débauches ; il se prosterne devant Dieu pour prier. Ainsi peu à peu il fait provision d’admirables vertus ; il atteint un but plus élevé que le but auquel il visait, et sans y avoir d’abord songé il arrive à s’attacher et à s’unir à Dieu.

 

  1. Il ne faut donc pas négliger la divination : elle nous conduit vers les sommets divins, et met en jeu nos facultés les plus précieuses. Le commerce d’une âme avec Dieu ne la rend pas plus inhabile aux choses d’ici-bas ; ses nobles aspirations ne lui font pas oublier l’être animal. D’en haut elle voit plus nettement tout ce qui est au-dessous d’elle que si elle vivait retenue dans cette région inférieure ; sans rien perdre de sa sérénité, elle donne à l’animal des images exactes de tout ce qui se produit dans ce monde contingent. Le proverbe, descendre sans descendre, est vrai surtout de celui qui, tout en abaissant sa pensée vers des objets moins dignes de lui, ne l’y retient pas fixée. Cette science de la divination, je désire la posséder et la laisser à mes enfants. Pour l’acquérir il n’est pas besoin d’entreprendre à grands frais un pénible voyage ou une lointaine navigation, d’aller à Delphes ou dans le désert d’Ammon : il suffit de s’endormir, après avoir fait ses ablutions et sa prière. Voyez la Pénélope d’Homère:
    ………………………… Au sortir d’une eau pure,
    Couvrant son corps d’un voile éclatant de blancheur,
    Elle invoque Minerve. (22)
    Nous ferons comme elle pour goûter le sommeil. Etes-vous dans les dispositions convenables ? Le Dieu, qui se tenait éloigné, vient à vous. Vous n’avez pas à vous donner de peine : il se présente toujours pendant votre sommeil. Dormir, voilà tout le secret. Jamais pauvre n’a pu se plaindre que l’indigence l’empêchât d’être initié à ce mystère aussi bien que le riche. Les hiérophantes de certaines villes ne peuvent être pris, comme les triérarques d’Athènes, que parmi ceux qui possèdent une grande fortune ; car il faut dépenser beaucoup pour se procurer l’herbe crétoise, un oiseau d’Égypte, un ossement d’Ibérie, et autres raretés de cette espèce qui ne se trouvent que dans les profondeurs de la terre et de la mer, aux bords
    Où le soleil commence et finit sa carrière. (23)
    La divination externe exige donc des préparatifs coûteux ; et quel est le particulier assez opulent pour faire toutes ces dépenses ? Mais s’il s’agit de songes, il importe peu de posséder cinq cents, trois cents médimnes de revenu, d’être dans une condition modeste, ou même de travailler à la terre pour gagner de quoi vivre : rameurs, mercenaires, citoyens, étrangers, en cela tous sont égaux. Dieu ne met point de différence entre la race des Étéobutades et le dernier des esclaves. Grâce à sa facilité, la divination par les songes est mise à la portée de tous : simple et sans artifice, elle est rationnelle par excellence ; sainte, car elle n’use pas de moyens violents, elle peut s’exercer partout ; elle se passe de fontaine, de rocher, de gouffre, et c’est ainsi qu’elle est vraiment divine. Pour la pratiquer il n’est pas besoin de négliger une seule, de nos occupations, de dérober à nos affaires un seul instant, et c’est là un avantage que j’aurais dû signaler tout d’abord. Jamais personne ne s’est avisé de quitter son travail et d’aller dormir dans sa maison, tout exprès pour avoir des songes. Mais comme le corps ne peut résister à des veilles prolongées, le temps que la nature nous ordonne de consacrer au repos nous apporte, avec le sommeil, un accessoire bien plus précieux encore que le sommeil même : cette nécessité naturelle devient une source de jouissances, et nous ne dormons plus seulement pour vivre, mais pour apprendre à bien vivre. Au contraire la divination qui s’exerce à l’aide de moyens matériels prend la plus grande partie de notre temps, et c’est un bonheur si elle nous laisse quelques heures de liberté pour nos besoins et nos affaires. Il est bien rare qu’elle nous soit de quelque utilité dans le cours ordinaire de la vie ; car les circonstances, les lieux, ne se prêtent pas à l’accomplissement des cérémonies nécessaires ; et d’ailleurs il n’est pas facile de transporter partout avec soi un attirail d’instruments. En effet, sans parler des autres inconvénients, tout ce bagage, que ne pouvaient contenir naguère les murs trop étroits des prisons, (24) ferait le chargement d’un chariot ou d’un navire. Ajoutez encore que ces cérémonies ont des témoins, qui peuvent les révéler, comme cela s’est passé de nos jours : pour obéir aux prescriptions légales, bien des gens ont divulgué ces mystères, et les ont livrés aux regards et aux oreilles d’une multitude profane. Outre qu’il est humiliant de voir ravaler la science, cette espèce de divination doit être en aversion à Dieu. En effet, ne point attendre que celui dont on souhaite la présence vienne librement, mais le presser, le harceler pour l’attirer à soi, c’est user de violence, c’est commettre une faute du genre de celles que même nos lois humaines ne laissent pas impunies. Tout cela est grave ; mais ce n’est pas tout encore: quand on emploie, pour prévoir l’avenir, des procédés artificiels, on court le risque d’être interrompu dans ses opérations ; et si l’on se met en voyage, on laisse sa science à la maison; car ce n’est pas une petite affaire que de déménager ce matériel et de l’emporter. Mais dans la divination par les songes, chacun de nous est à lui-même son propre instrument ; quoi que nous fassions, nous ne pouvons nous séparer de notre oracle : il habite avec nous; il nous suit partout, dans nos voyages, à la guerre, dans les fonctions publiques, dans les travaux agricoles, dans les entreprises commerciales. Les lois d’une république jalouse n’interdisent point cette divination : le voulussent-elles, qu’elles n’y pourraient rien car comment établir le délit ? Quel mal y a-t-il à dormir ? Jamais tyran ne pourrait porter un édit contre les songes, à moins de proscrire le sommeil dans ses états ; et ce serait à la fois une folie de commander l’impossible, et une impiété de se mettre en opposition avec les volontés de la nature et de Dieu.

 

  1. Livrons-nous donc tous à l’interprétation des songes, hommes et femmes, jeunes et vieux, riches et pauvres, citoyens privés et magistrats, habitants de la ville et de la campagne, artisans ct orateurs. Il n’y a de privilèges ni de sexe, ni d’âge, ni de fortune, ni de profession. Le sommeil s’offre à tous ; c’est un oracle toujours prêt, un conseiller infaillible et silencieux ; dans ces mystères d’un nouveau genre chacun est à la fois le prêtre et l’initié. C’est ainsi que la divination nous annonce les joies à venir, et, par la jouissance anticipée qu’elle nous procure, elle donne à nos plaisirs une plus longue durée ; elle nous avertit des malheurs qui nous menacent, afin que nous puissions nous mettre sur nos gardes. Les charmantes promesses de l’espérance si chère à l’homme, les calculs prévoyants de la crainte, tout nous vient des songes. Rien n’est plus propre en effet à nourrir en nous l’espérance, ce bien si grand et si précieux que sans lui nous ne pourrions, comme disent les plus illustres sophistes, supporter la vie ; car qui voudrait rester toujours dans le même état ? Entouré de tant de maux, l’homme se laisserait aller au découragement, si Prométhée n’avait mis dans son cœur l’espérance qui charme ses peines, et lui donne, avec l’oubli du présent, la certitude d’un meilleur avenir. Telle est la force de l’illusion que le prisonnier, dont les pieds sont retenus captifs dans des entraves, dès qu’il laisse aller sa pensée, se voit libre ; il est soldat, il commande une demi-cohorte : le voilà centurion, général; il est victorieux ; il offre des sacrifices, il se couronne pour célébrer son triomphe ; il donne des festins où brille, à son choix, tout le luxe de la Sicile ou de la Perse ; il ne songe plus à ses fers, tout le temps qu’il lui plaît d’être général. Ces rêveries viennent même dans la veille comme dans le sommeil ; mais c’est toujours de l’imagination qu’elles procèdent. L’imagination, quand c’est notre volonté qui la met en jeu, nous rend cet unique service de charmer notre existence, d’offrir à notre âme les illusions flatteuses de l’espérance, et de nous consoler ainsi de nos peines.

 

  1. Mais lorsqu’elle nous apporte d’elle-même l’espérance, comme il arrive dans le sommeil, alors nous pouvons considérer Dieu comme le garant des promesses que nous font les rêves. En se préparant à recevoir les biens annoncés en songe, on a deux fois du bonheur : d’abord parce que d’avance on jouit de ces biens en idée ; puis, quand on les possède réellement, on sait en user comme il convient, car on a prévu le juste emploi qu’on en pourrait faire. Pindare, en parlant de l’homme heureux, célèbre l’espérance : « Elle est douce, dit-il, elle nourrit le cœur ; elle accompagne, elle anime la jeunesse ; c’est elle surtout qui gouverne l’esprit mobile des mortels. (25) » Sans doute il ne peut être question de cette espérance trompeuse que nous nous forgeons à nous-mêmes tout éveillés. Mais tout ce que dit Pindare n’est qu’une faible partie de l’éloge qu’on peut faire des songes. La divination par les songes est une science qui poursuit l’exacte vérité, et qui inspire assez de confiance pour qu’on n’aille pas la reléguer à un rang inférieur. Si la Pénélope d’Homère nous dit que deux portes différentes donnent passage aux songes, et que l’une ne laisse échapper que des songes trompeurs, (26) c’est qu’elle ne connaissait pas bien la nature des rêves, mieux instruite, elle les aurait fait tous sortir par la porte de corne. Elle est convaincue d’erreur et d’ignorance quand elle refuse de croire à une vision qui devait cependant lui inspirer confiance.
    L’oie est le prétendant, et l’aigle c’est Ulysse,
    C’est moi. (27)
    Ulysse était près d’elle, et c’est à lui qu’elle parlait de la fausseté de son rêve. Homère, je crois, a voulu montrer par là qu’il ne faut pas se défier des rêves, et que, si nous pouvons nous tromper sur nos songes, le songe-même ne trompe pas. Agamemnon aussi a tort de croire qu’un rêve a été menteur ; il n’a pas compris à quelle condition la victoire lui était promise
    Ordonne à tous les Grecs de revêtir leurs armes,
    Et d’Ilion les murs tomberont devant toi. (28)
    Il marche donc, comptant que le premier assaut va lui livrer la ville ; mais il n’a pas pris garde à la prédiction : il faut que les Grecs s’arment tous, jusqu’au dernier. Or Achille et la troupe des Myrmidons, c’est-à-dire l’élite de l’armée, refusent de prendre part au combat.

 

  1. C’est assez faire l’éloge des songes ; arrêtons-nous. Mais quoi ! j’allais être ingrat. Je l’ai déjà montré : parcourons les mers ou restons dans nos foyers, soyons marchands ou soldats, toujours et partout nous portons avec nous la faculté de prévoir l’avenir. Mais je n’ai pas encore dit tout ce que moi-même je dois aux songes. Et pourtant ce sont les esprits tournés vers la philosophie que les songes viennent surtout visiter, pour les éclairer dans leurs difficiles recherches, pour leur apporter pendant le sommeil les solutions qui leur échappent pendant la veille. On semble, en dormant, tantôt apprendre, tantôt trouver par sa propre réflexion. Pour moi, que de fois les songes sont venus à mon secours dans la composition de mes écrits ! Souvent ils m’ont aidé à mettre mes idées en ordre, et mon style en harmonie avec mes idées; ils m’ont fait effacer certaines expressions, pour en choisir d’autres. Quand je me laissais aller à prodiguer les images et les termes pompeux pour imiter ce nouveau genre attique si éloigné de l’ancien, un dieu alors m’avertissait dans mon sommeil, censurait mes écrits, en faisait disparaître les phrases emphatiques, et me ramenant au naturel me corrigeait de l’enflure du style. D’autres fois, dans le temps des chasses, j’ai inventé, à la suite d’un rêve, des pièges pour prendre les animaux les plus légers à la course, ou les plus adroits à se cacher. Si, rebuté d’une trop longue attente, je me préparais à revenir chez moi, les songes me rendaient le courage, en m’annonçant, pour tel ou tel jour, une chance meilleure : je veillais alors patiemment quelques nuits de plus ; la fortune reparaissait en effet au jour marqué, et une foule d’animaux venaient tomber dans mes filets ou sous mes flèches. Ma vie tout entière s’est passée sur les livres ou à la chasse, excepté le temps de mon ambassade ; et plût aux dieux que je n’eusse point vécu ces trois années maudites ! Mais alors encore la divination m’a été singulièrement utile : c’est elle qui m’a préservé des embûches que me tendaient certains magiciens, révélé leurs sortilèges, sauvé de tout danger ; elle m’a soutenu pendant toute la durée de cette mission qu’elle a fait réussir pour le plus grand bien des villes de la Libye ; elle m’a conduit jusque devant l’Empereur, au milieu de la cour, où j’ai parlé avec une indépendance dont jamais Grec n’avait encore donné l’exemple.

 

  1. Chaque genre de divination a ses adeptes particuliers ; mais la divination par les songes s’adresse à tous : elle s’offre à chacun de nous comme une divinité propice ; elle ajoute de nouvelles conceptions à celles que nous avons trouvées dans nos veillées méditatives. Rien de plus sage qu’une âme dégagée du tumulte des sens, qui ne lui apportent du dehors que troubles sans fin. Les idées qu’elle possède, et, quand elle est recueillie en elle-même, celles qu’elle reçoit de l’intelligence, elle les communique à ceux qui sont tournés vers la vie intérieure ; elle fait passer en eux tout ce qui lui vient de Dieu ; car entre cette âme et la divinité qui anime le monde il existe des rapports étroits, parce que toutes deux viennent de la même source. Les songes alors n’ont plus rien de terrestre ; ils sont d’une clarté, d’une évidence parfaite, ou presque parfaite : il n’est plus besoin de les interpréter. Mais ce bonheur n’est réservé qu’à ceux qui vivent dans la pratique de la vertu, acquise par un effort de la raison ou par l’habitude. Il est bien rare que les autres hommes aient des songes aussi lucides ; cela se voit pourtant quelquefois, mais dans des conjonctures fort graves : leurs rêves, en autre temps, sont vulgaires et confus, pleins d’obscurité; il faut le secours de l’art pour les expliquer. Comme l’origine en est, pour ainsi dire, étrange et bizarre, ils doivent, vu cette origine, n’offrir qu’incertitude : c’est en effet ce qui arrive.

 

  1. Tous les êtres qui existent dans la nature, qui ont existé, qui existeront (car l’avenir est encore un mode d’existence), envoient au dehors des images qui s’échappent de leur substance. Les objets sensibles sont un composé de forme et de matière : or, comme nous voyons que la matière est dans un écoulement perpétuel, les images qu’elle produit sont emportées avec elle, nous sommes bien forcés de l’admettre : ainsi images et matière, tout ce qui est soumis à la génération n’approche pas en dignité de l’être permanent. Toutes ces images fugitives se réfléchissent dans l’imagination comme dans un miroir brillant. Errant à l’aventure et détachées des objets où elles ont pris naissance, comme elles n’ont qu’une existence indécise, et que pas un des êtres qui subsistent par eux-mêmes ne veut les accueillir, quand elles rencontrent des esprits animaux, qui eux aussi sont des images, (29) mais des images résidant en nous, elles pénètrent dans ces esprits, elles s’y établissent comme dans leur demeure. Les choses passées, puisqu’elles ont été réellement, donnent de claires images, mais qui finissent à la longue par s’effacer et disparaître ; les choses présentes, comme elles continuent d’exister, des images encore plus nettes et plus vivantes ; mais l’avenir ne donne rien que de vague et d’indistinct : tels les bourgeons, qui ne font que de naître, laissent soupçonner seulement les fleurs et les feuilles encore mal formées qu’ils renferment, et qui vont éclore et sortir tout à l’heure. Aussi l’art est-il indispensable pour connaître l’avenir ; nous ne pouvons avoir qu’une esquisse incertaine de ce qui n’est pas encore; il n’y a de représentation exacte que de ce qui est.

 

  1. Mais n’est-il pas étonnant qu’il puisse se produire des images de ce qui sera seulement plus tard ? C’est ici que je dois dire comment on peut acquérir cet art de la divination. Ce qu’il faut tout d’abord, c’est que l’esprit divin qui est en nous soit assez bien préparé pour être visité par l’intelligence et par Dieu, et n’être pas le réceptacle des vaines images. Or, pour qu’il en soit ainsi, recourons surtout à la philosophie, dont la bienfaisante action apaise les passions qui assiègent l’esprit et l’envahissent pour en faire leur demeure ; portons dans notre vie des habitudes de tempérance et de frugalité, afin de ne pas agiter la partie animale de notre être ; car le trouble des sens s’étend bientôt jusqu’à l’imagination, qu’il faut garder paisible et tranquille. Ce calme, il est bien facile de le souhaiter, mais bien malaisé d’y parvenir. Pour moi, comme je veux que le sommeil ne soit inutile à personne, je vais chercher une règle fixe qui s’applique à l’infinie variété des rêves ; en d’autres termes il s’agit d’établir une science des apparitions nocturnes. Voici comment on peut s’y prendre.

 

  1. Le navigateur qui, après être passé près d’un rocher, aperçoit une ville, sait plus tard, quand il signale le même rocher, que la même ville va se montrer à ses yeux. Nous n’avons pas besoin de voir un général pour savoir qu’il vient ; pour nous avertir de son approche il suffit des cavaliers qui le précèdent : car chaque fois qu’ils ont apparu, c’est que le général arrivait. Ainsi les images qui se présentent à notre esprit sont des indices de l’avenir ; le retour des mêmes signes présage le retour des mêmes événements. C’est un triste pilote celui qui repasse près du même rocher sans le reconnaître, et qui ne peut dire à quel rivage il est près d’aborder ; il navigue à l’aventure. Ainsi l’homme qui a eu plusieurs fois le même rêve, et qui n’a pas observé ce qu’annonçait ce rêve, accident, bonheur, entreprise, celui-là dirige sa vie comme ce pilote dirige son vaisseau, sans réflexion. Nous pronostiquons les tempêtes, même quand tout est tranquille dans l’atmosphère, si nous apercevons des cercles autour de la lune ; car nous avons souvent remarqué qu’après ce phénomène est venu l’orage.
    Un seul cercle, terni, présage un temps serein;
    S’il est brisé, du vent c’est l’annonce certaine;
    S’il est double, crois-moi, la tempête est prochaine;
    Mais s’il est triple, et sombre, et brisé, je m’attendsAlors plus que jamais aux fureurs des autans. (30)
    Ainsi toujours, comme le dit Aristote,(31) et avec lui la raison, de la perception procède la mémoire, de la mémoire l’expérience, et de l’expérience la science. C’est par cette voie que nous arriverons à l’interprétation des songes.

 

  1. Il est des hommes qui entassent une quantité de livres où sont exposées les règles de cet art. Pour moi je ris de tous ces traités et je les regarde comme parfaitement inutiles. En effet si le corps, qui est un composé des divers éléments, peut, en raison de sa nature, être l’objet d’une science une et positive, puisque les affections qu’il éprouve se produisent presque toujours les mêmes, et par les mêmes causes, (car les éléments qui le constituent diffèrent très peu les uns des autres, et les malaises qui troublent l’organisme ne peuvent rester cachés), il n’en est plus de même de l’imagination. Ici c’est tout autre chose : il existe de profondes différences entre les divers esprits, suivant qu’ils se rattachent à des sphères où domine davantage la matière.
    Heureuse est en ce monde, entre toutes les âmes,
    L’âme qui descendit des hauteurs de l’éther.
    L’âme aussi, qui connut la cour de Jupiter,
    Et qu’à vivre ici-bas contraint la destinée,
    Même dans cet exil reste encore fortunée. (32)

C’est encore là ce que voulait dire Timée, quand il assignait un astre à chaque âme (33). Mais les âmes ont dégénéré : éprises d’un séjour terrestre, elles sont tombées plus ou moins bas, et dans leur chute l’imagination a été souillée. Ainsi déchues elles habitent des corps : la vie n’est plus qu’un long désordre ; l’esprit est malade : état indigne de l’esprit, si l’on songe à sa noble origine, mais digne de l’être animal auquel il s’est associé et qu’il est venu vivifier. Peut-être du reste la nature de l’esprit dépend-elle tout entière du rang où il se place lui-même, suivant qu’il pratique le vice ou la vertu. Car rien d’aussi variable que l’esprit : comment des natures dissemblables, obéissant à des lois et à des passions différentes, auraient-elles les mêmes apparitions ? Cela n’est pas, cela ne peut être. L’eau, trouble ou limpide, dormante ou agitée, peut-elle reproduire également les objets ? Faites varier ses teintes, remuez-la en divers sens, les figures changeront d’aspect ; elles n’auront qu’un seul caractère commun, c’est de s’écarter de la vérité. Si on le conteste, si quelque Phémonoé, quelque Mélampe, ou tout autre devin prétend établir, pour l’explication des rêves, une règle générale, nous lui demanderons si des miroirs plans, convexes, ou faits de différentes matières, réfléchissent des images semblables. Mais jamais, je le pense, ces gens-là ne se sont avisés de méditer sur la nature de l’esprit. Comme l’imagination a quelque affinité avec l’esprit, ils la prennent telle quelle, et voilà pour eux la faculté maîtresse qui donne toute science. Je ne prétends pas absolument qu’entre les choses les plus dissemblables il n’y ait aucune relation ; mais ces relations sont obscures, et plus obscures encore si on veut leur donner trop d’étendue. Ajoutez, comme je l’ai dit, qu’il est difficile d’avoir une image claire des choses qui apparaissent avant d’exister. Enfin, comme nous avons tous notre manière d’être particulière, il n’est pas possible que les mêmes visions aient pour tous la même signification.

 

  1. N’espérons donc pas pouvoir établir des règles générales : chacun doit chercher sa science en lui-même. Inscrivons dans notre mémoire tout ce qui nous est arrivé, après quels songes. Il n’est pas difficile de s’habituer à un exercice où se trouve tout profit ; le profit même que nous en retirons est pour nous un stimulant, surtout quand nous avons de quoi nous exercer. Or est-il rien de plus commun que les songes, rien qui s’empare plus fortement de l’esprit ? A ce point que même les plus bornés sont tout occupés de leurs rêves. C’est une honte, à vingt-cinq ans, d’avoir encore besoin d’un interprète pour l’explication des songes, et de ne pas posséder les principes de cet art. Des mémoires où nous aurions soin de consigner les visions que nous apporte le sommeil, aussi bien que les événements qui se produisent pendant nos veilles, auraient certainement leur prix; c’est une nouveauté qui choquerait peut-être les idées reçues : mais cependant pourquoi ne compléterions-nous pas l’histoire de nos journées par celle de nos nuits, pour garder ainsi le souvenir de nos deux vies ? Car il y a une vie de l’imagination, comme nous l’avons montré, tantôt meilleure, tantôt pire que la vie ordinaire, selon que l’esprit est sain ou malade. Si donc nous avons soin de noter nos songes, tout en acquérant ainsi la science de la divination, nous ne laisserons rien échapper de notre mémoire, et nous aurons du plaisir à composer cette biographie, où nous nous retrouverons éveillés et endormis. D’ailleurs, si l’on veut apprendre à manier la parole, on ne saurait trouver de matière plus riche et plus féconde pour le développement des facultés orales. Quand on consigne par écrit ses impressions de la journée, comme on se met dans la nécessité de ne négliger aucun détail, et de s’occuper des petites choses aussi bien que des grandes, on s’habitue, dit le sophiste de Lemnos, (34) à traiter avec bonheur tous les sujets. Mais quel thème admirable fournit à l’orateur l’histoire de nos visions nocturnes !

 

  1. Ce n’est point chose facile d’exposer exactement toutes les circonstances d’un rêve, de séparer ainsi ce qui se trouve réuni dans la réalité, de réunir ce qui est séparé, et de donner aux autres, par nos descriptions, des songes qu’ils n’ont pas eus. Est-ce un mérite si mince que de faire passer dans l’âme d’autrui nos propres impressions ? L’imagination relègue dans le néant des êtres qui existent ; elle fait sortir du néant des êtres qui n’existent pas, qui ne peuvent exister : comment, alors que nous n’avons l’idée de rien de semblable, nous figurons-nous des objets qu’il est même impossible de nommer ? L’imagination rassemble beaucoup d’images à la fois, et les présente dans un même instant, confondues, telles que le rêve les donne ; car c’est au gré du rêve que se produisent nos visions. Pour rendre fidèlement ces impressions variées, il faut toutes les ressources du langage. L’imagination vient agir sur nos affections plus qu’on ne pourrait le croire : les rêves excitent en nous des émotions diverses ; nous éprouvons des sentiments tantôt de sympathie et d’attachement, tantôt d’aversion. Souvent aussi c’est pendant le sommeil que s’exercent sur nous les enchantements de la magie, et que nous sommes surtout accessibles à la volupté ; l’amour et la haine, pénétrant dans notre âme, persistent même après le réveil.

 

  1. Voulons-nous saisir l’esprit de nos auditeurs ? Pour réussir à leur communiquer nos impressions et nos idées, il faut un langage vif et animé. En songe, on est vainqueur, on marche, on vole. L’imagination se prête à tout ; la parole a-t-elle les mêmes facilités ? Parfois on rêve que l’on dort, que l’on a un rêve, qu’on se lève, qu’on secoue le sommeil, et l’on est toujours endormi ; on réfléchit au songe que l’on vient d’avoir : cela même est encore un songe, un double songe ; on ne croit plus aux chimères de tout à l’heure ; on s’imagine être maintenant éveillé, et l’on regarde ses présentes visions comme des réalités. Ainsi se produit dans l’esprit un véritable combat ; on se figure que l’on fait effort sur soi-même, qu’on chasse le rêve, qu’on ne dort plus, qu’on a repris la pleine possession de son être, et qu’on cesse d’être la dupe d’une illusion. Les fils d’Aloüs, pour avoir voulu escalader le ciel, en entassant les uns sur les autres les monts de la Thessalie, furent punis ; mais quelle loi interdit à celui qui dort de s’élever au-dessus de la terre sur des ailes plus sûres que celles d’Icare, de devancer le vol des aigles, de planer par delà les sphères célestes ? On aperçoit de loin la terre, on découvre un monde que la lune même ne voit point. On peut converser avec les astres, se mêler à la troupe invisible des dieux qui régissent l’univers. Ces merveilles, qui ne peuvent se décrire aisément, s’accomplissent pourtant sans le moindre effort. On jouit de la présence des dieux sans être exposé à la jalousie. Sans avoir eu la peine de redescendre, on se retrouve sur la terre ; car un des privilèges de nos rêves, c’est de supprimer le temps et l’espace. Puis on cause avec les brebis : leur bêlement devient un langage clair et distinct. N’est-ce pas là un vaste champ ouvert à une éloquence d’un nouveau genre ? De là sans doute est venu l’apologue qui fait parler le paon, le renard, la mer elle-même. Ces hardiesses de l’imagination sont peu de chose comparées aux témérités des songes ; mais, bien que l’apologue ne soit qu’une reproduction très affaiblie de quelques-uns de nos rêves, il fournit cependant une ample matière au talent des sophistes. Mais après s’être essayé dans ce genre, pourquoi l’écrivain ne se perfectionnerait-il pas en s’exerçant sur les songes ? Par là on ne se forme pas seulement à l’art oratoire, on gagne aussi en sagesse.

 

  1. Employez donc les loisirs d’une vie indépendante à raconter les événements qui vous arrivent dans la veille ou dans le sommeil ; consacrez à ce travail une partie de votre temps : il en résultera pour vous, ainsi que je l’ai montré d’inestimables avantages. Vous acquerrez la science divinatoire que nous avons vantée, et au-dessus de laquelle on ne peut rien placer ; puis l’élégance de la diction, mérite qui n’est pas à dédaigner, vous viendra par surcroît. Dans ces amusements littéraires le philosophe délassera son esprit comme le Scythe détend son arc. Les songes peuvent aussi fournir aux rhéteurs d’admirables textes pour leurs discours d’apparat. Je ne comprends guère quel intérêt ils trouvent à venir célébrer les vertus de Miltiade, de Cimon, ou même d’un personnage anonyme ; à faire parler le riche et le pauvre luttant l’un contre l’autre à propos des affaires publiques. J’ai vu pourtant des vieillards se quereller à ce sujet sur le théâtre, et quels vieillards ! Ils affichaient la gravité philosophique, et laissaient pendre une barbe qui pouvait bien, j’imagine, peser plusieurs livres. Mais leur gravité ne les empêchait point de s’injurier, de s’emporter, de soutenir, à grand renfort de gestes outrés, leurs longs discours. Je me figurais qu’ils plaidaient la cause de quelque parent : mais quelle surprise quand j’appris plus tard que les personnages qu’ils défendaient, loin d’être de leur famille, n’existaient même point, n’avaient jamais existé, et ne pouvaient exister ! Où trouver en effet une république qui, pour récompenser les services d’un citoyen, lui permît de tuer son ennemi (35) ? Lorsqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans on vient encore disserter sur des inventions aussi pitoyables, à quelle époque de la vie ajourne-t-on les travaux et les discours sérieux ? Mais ces gens-là ne savent donc pas le sens des mots ? ils ignorent que déclamation veut dire exercice préparatoire ; ils prennent les moyens pour la fin, la route pour le but qu’il faut atteindre. Ils font de la préparation même l’unique objet de tous leurs efforts. S’assouplir les bras dans les exercices de la palestre, cela suffit-il pour se faire proclamer vainqueur au pancrace dans les jeux olympiques ? Disette de pensées, abondance de mots, voilà ce qui caractérise ces gens toujours prêts à parler, même quand ils n’ont rien à dire. Pourquoi ne pas profiter de l’exemple d’Alcée et d’Archiloque, qui ont employé leur talent à raconter leur propre vie ? Aussi la postérité, conserve-t-elle le souvenir de leurs peines et de leurs plaisirs. Ils ne parlaient pas uniquement pour parler, comme cette nouvelle race de beaux esprits qui s’exercent sur des sujets imaginaires ; ils n’ont pas non plus consacré leur génie à la gloire d’autrui, comme Homère, comme Stésichore, qui ont ajouté par leurs poèmes à l’illustration des héros, et qui excitent nos âmes à la vertu, tout en s’oubliant eux-mêmes. Aussi tout ce que nous savons d’eux, c’est qu’ils étaient d’admirables poètes. Si donc vous voulez vous faire un nom dans la postérité, si vous vous sentez capable d’enfanter une œuvre qui puisse vivre éternellement, n’hésitez pas à entrer dans la voie toute nouvelle que je vous recommande. Comptez sur l’avenir : l’avenir garde fidèlement ce qu’avec l’aide de Dieu nous lui confions.

 

 

(1) Hésiode, les Œuvres et les Jours, 42.

(2) Id., ib., 287.

(3) Iliade, I, 70.

(4) Id., XIII, 355.

(5) Id., XV, 165.

(6) Τὴν ὑπάτην, l’hypate, la note la plus grave. Τὴν ἐπόγδοον, la note voisine, plus élevée d’un huitième, et qui donnerait, avec l’hypate, une dissonance correspondant au rapport de 8 à 9. Τὴν ἐπιτρίτην, l’épitrite, note qui donne, avec l’hypate, une consonance analogue au rapport de 4 à 3, consonance de quinte. Τὴν νήτην, la nète, la note la plus élevée, qui donne avec l’hypate une consonance d’octave, figurée par le rapport de 2 à 1.

(7) Iliade, XV, 106.

(8) Par la faculté maîtresse Il faut entendre la raison. — La première âme est l’âme raisonnable, par opposition à l’âme sensitive, à l’âme végétative.

(9) Oracles sibyllins.

(10) Oracles sibyllins.

(11) Littéralement, elle est le premier corps de l’âme.

(12) C’est-à-dire qui s’exerce sans organe, sans intermédiaire.

(13) L’imagination ici, c’est l’instinct.

(14) Philèbe, p. 59.

(15) Comme les idées qui nous poursuivent dans le sommeil sont celles qui nous ont occupés pendant la veille, elles se continuent encore dans l’autre vie.

(16) Oracles sibyllins.

(17) Littéralement entrant dans sa première vie. Dans le système de la métempsychose l’âme passe par une série de vies successives.

(18) Iliade, XXIV, 526.

(19) Vers sibyllins.

(20) La fleur de la matière, c’est-à-dire les particules d’air et de feu. — Le corps divin, c’est l’imagination, qu’il appelle ailleurs le premier corps de l’âme. On voit qu’au fond Synésius fait de l’imagination quelque chose de très subtil, mais cependant matériel.

(21) L’éther.

(22) Odyssée. XVII, 48.

(23) Id., I, 24.

(24) Les empereurs, devenus chrétiens, interdisaient les pratiques superstitieuses. Il s’agit ici de la saisie d’instruments qui servaient à ces pratiques.

(25) Fragments.

(26) Odyssée, XIX, B82.

(27) Odyssée, XIX, 848.

(28) Iliade, II, li.

(29) Εἰδώλοις. Ce mot a le double sens d’images et de fantômes.

(30) Aratus, Pronostics, 81.

(31) Métaphysique, t. I.

(32) J’ignore d’où sont tirés ces vers.

(33) Platon, Timée, p. 15.

(34) Philostrate.

(35) Un riche et un pauvre sont ennemis : le riche promet de fournir des aliments au peuple si on l’autorise à tuer le pauvre : cette permission lui est accordée. Mais le riche ne nourrit pas les fils du pauvre qui meurent de faim : il est accusé. — Voilà le sujet auquel Synésius fait allusion.

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