Sur la mémoire dans le rêve. Par Paul Tannery. 1898.

TANNERYMEMOIREREVE0001Paul Tannery. Sur la mémoire dans le rêve. Article parut dans la « Revue de Philosophie de la France et de l’Etranger », (Paris), tome XLV, janvier à juin 1898, pp. 636-640.

Paul Tannery (1843-1904). Polytechnicien, ingénieur des Tabacs, historien des sciences français, helléniste, il assure la suppléance de Charles Lévèque, à la chaire de philosophie grecque et latine professeur du Collège de France de 1892 à 1897. Parmi ses tès nombreuses publication nous avons retenu :
— Pour l’histoire de la science hellène, Paris, Félix Alcan, 1887.
— Recherches sur l’histoire de l’astronomie ancienne, Paris, Gauthier-Villars, 1893.
—Sur l’activité de l’esprit dans le rêve. Revue philosophique, 1898, 1, pp. 630-633. [en ligne sur notre site]
— Sur la paramnésie dans le rêve. Article parut dans la « Revue de Philosohie de la France et de l’Etranger », (Paris), tome XLVI, juillet à décembre 1898, pp. 420-423. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 636]

SUR LA MÉMOIRE DANS LE RÊVE

Monsieur et cher Directeur,

Dans la lettre sur l’activité de l’esprit dans le rêve, que vous avez insérée au numéro de décembre 1894, j’ai été amené à exposer incidemment le problème qui m’avait amené, il y a déjà vingt ans; à poursuivre sur mes rêves une série d’études dans des conditions particulières (1).

J’avais observé plusieurs fois, je le répète, et j’observe encore assez souvent une illusion de mémoire particulière. Il me semble, dans un rêve, que je me souviens de tel ou tel fait qui, en réalité, ne m’est pas survenu. Ce souvenir provient-il ou non d’un autre rêve, oublié ou non parvenu à la conscience, et ayant eu lieu, soit dans une nuit anté­ rieure, soit dans la même nuit?

Telle est la question que je m’étais posée. Dans le numéro de la Revue de juillet 1895 (p. 57-59), M. Victor Egger a essayé de démontrer que le problème était en réalité insoluble. Cette démonstration ne m’a nullement convaincu, car je croyais, en fait, déjà toucher à la solution, et j’attendais seulement que le hasard des rêves me fournit une confirmation suffisante de l’opinion que je m’étais formée. C’est ce qui explique que je n’ai pas alors opposé de contradiction à M. Victor Egger, et que je vous demande de reprendre ce sujet, aujourd’hui que je crois posséder la confirmation attendue.

A l’époque de mes premières observations, il se trouvait que mes rêves roulaient souvent sur des images funèbres, ce qui tenait d’ailleurs seulement au sens de la première syllabe du nom (Morbach) d’un des agents placés sous mes ordres, nom que me rappelaient inconsciemment les affaires de service dont j’étais préoccupé. C’est le retour fréquent des mêmes images qui m’avait fait vainement espérer alors [p. 637] de saisir le souvenir d’un rève à l’autre, contrairement à la règle de l’oubli à mesure posée par M. Victor Egger, mais comme je suis enfin parvenu à le faire récemment.

C’est à une époque très postérieure, mais qui remonte déjà à près de dix ans, que je fis quelques remarques m’amenant à penser que les faits de mémoire en question se rapportaient en réalité, souvent malgré les apparences mêmes du rêve, à des images vues pendant la même nuit, mais oubliées au réveil. Pour m’expliquer, je prendrai comme exemple un rêve auquel j’ai déjà fait allusion dans ma lettre précédente (note de la page 631).

Un soir, en rentrant d’une tournée de service, je trouve une lettre d’invitation pour le lendemain à l’enterrement d’un fonctionnaire avec lequel je n’étais pas particulièrement lié. Pendant la nuit, je rêve que je suis le convoi ; je me vois à côté d’un de mes bons amis ; mais pourquoi ne pas imprimer un nom que connaissent les lecteurs de la Revue ? Je me vois, dis-je, à. côté de M. Espinas. Il me demande des détails sur la mort de M. X*** ; je lui réponds, ce qui était vrai, que j’avais ignoré sa maladie, mais que M. Gayon, notre ami commun, m’a appris que, etc. Je vois en même temps ce même et cher ami marcher à quelques rangs devant nous, tandis que je me souviens très nettement que c’est lui qui m’a dit ce que je raconte à M. Espinas (et qui d’ailleurs n’est nullement conforme à la réalité). A mon réveil, il m’est impossible au contraire de retrouver dans ma mémoire un tableau du rêve dans lequel j’aurais conversé avec M. Gayon.

Je crois que, pour ce cas particulier, tout lecteur reconnaîtra qu’il n’y a que deux alternatives possibles : ou bien ce tableau de ma conversation avec M. Gayon a réellement figuré dans les rêves de la même nuit (dans le même rêve, si l’on veut), mais il était oublié au réveil, tandis que je m’en souvenais pendant le rêve ; ou bien ce tableau n’a nullement existé, et le souvenir, dans mes rêves, a été une simple illusion (2).

Je crois aussi que la grande majorité des lecteurs regardera la seconde alternative comme beaucoup moins probable que l’autre ; il y a quinze ans, j’en aurais même personnellement, et avec la plus grande conviction, nié la possibilité.

Je suis obligé de dire ici que je possède une mémoire qui m’est enviée par mes intimes ; elle est surtout remarquablement sûre, en ce sens que je distingue avec précision ce dont je suis certain, ce pour quoi j’ai une image spontanée absolument nette, et ce dont je crois seulement me souvenir, ce que je n’affirme qu’avec réserves. J’ai reconnu cependant que la conviction qu’entraîne un souvenir absolument précis, n’en peut pas moins être erronée, et comme le cas peut être intéressant, je vous demanderai la liberté d’une petite digression à ce sujet. [p. 638]

Voici un exemple assez topique. Un jour, je joue au whist ; après un coup, nous discutons et je suis conduit à affirmer à mon partenalre qu’à l’avant-dernière levée il a jeté le sept de carreau, ce qu’il nie, sans se l’appeler d’ailleurs la carte dont il s’est débarrassé. Or mon souvenir est absolument net ; je le vois encore tenant le sept de carreau et le mettant sur le tapis. Je vois aussi que les cartes ont été ramassées dans l’ordre : on étale donc l’avant-dernière levée ; le sept de carreau s’y trouve bien, mais il a été jeté par le joueur de ma gauche, non par mon partenaire (d’en face).

Ferenc Helbing.

Ferenc Helbing.

L’image, spontanément présente à mon souvenir, non évoquée, image, d’autre part, tout à fait fraîche, était donc illusoire par substitution d’une de ses parties à une autre. Que des confusions analogues, ou même beaucoup plus graves, puissent se produire dans un rêve, il n’y a aucun doute à ce sujet ; cependant je ne croirai guère, au moins jusqu’à exemple personnel du contraire, à la possibilité de la formation spontanée de toutes pièces, dans la mémoire, d’une image fausse dans tous ses détails comme dans son ensemble.

J’arrive désormais au rêve récent qui a confirmé mon opinion.

Je me vois passant quelques jours à la campagne chez un de mes amis ; je m’y trouve en nombreuse compagnie, et nous faisons une promenade. Elle aboutit à une station de chemin de fer qui présente une disposition singulière. A ce moment, je me rappelle très nettement que, la veille, nous avons fait la même promenade, très agréable, et que j’ai remarqué cette disposition, Puis nous revenons au château de notre hôte. A ce moment, je me réveille.

Tel est le cadre du rêve, cadre dans lequel se déroule 1une intrigue un peu plus intéressante, mais qui n’a rien à faire avec les observations que je veux présenter.

Je remarque tout d’abord que, à part mon ami et sa famille, tout dans ce rêve est de pure imagination : je n’ai jamais été dans sa propriété, qui est située dans une tout autre contrée que celle où la place mon rêve, contrée où je n’ai jamais été non plus. Les compagnons de ma promenade sont des inconnus anonymes ; enfin la disposition de la station (également anonyme) est simplement impossible. Elle consisterait en ce qu’on aurait accès par la route d’arrivée au rez-de-chaussée, tandis que le premier étage serait de plain-pied avec la voie ferrée et la route de retour, qu’enfin la communication, entre le premier étage et le rez-de-cnaussée, se ferait par un escalier tournant en bois, ne livrant de passage qu’à une seule personne.

En second lieu, quoique la durée du rêve m’ait paru très longue, elle a été assez brève, comme toujours en pareil cas. Quand j’ai essayé, en effet, de retrouver les tableaux qui se sont succédé, je n’ai pu discerner que quatre ou cinq décors : A, le salon du château ; B, un paysage de la route du château à la station ; C, la station ; D, un paysage de la route du retour (?); A, le salon du château. Je m’expliquerai un peu plus loin sur l’incertitude relative à l’existence du décor D. [p. 639]

A mon réveil, j’ai porté, on comprend pourquoi, toute mon attention sur le fait de sou venir mentionné plus haut, quoique ce ne fût pas là, et de beaucoup, le point le plus intéressant de mon rêve, Alors m’est revenue nettement une image que, dans mon rêve, je n’avais pas bien présente à mon souvenir, et qui ne l’était pas davantage au moment de mon réveil. Cette image ‘lue, j’appellerai Co, est celle de la station, mais elle diffère du décor 0, en ce que, dans ce dernier, je me trouve connaître la disposition de la station et y guider mes compagnons; dans le décor 00’ au contraire, je parle avec le chef de gare et c’est lui qui me guide.

J’ai pu ainsi saisir, au moment du réveil, un tableau de rêve qui, sans un effort d’attention, aurait été infailliblement oublié, et qui dans mon rêve, avait donné lieu à un souvenir rapporté à un jour auparavant. En réalité, ce tableau avait précédé de très peu ceux dont je me souvenais au réveil et il est facile de reconstruire ce qui a dû se passer,

Le retour du décor A au décor semblable A, était évidemment de nature à provoquer la répétition des mêmes images (avec les changements compatibles avec le déroulement de l’intrigue). Si le réveil a empêché cette répétition, il n’en est pas moins, je crois, infiniment probable que j’avais eu une série circulaire d’images se répétant dans l’ordre Ao, Bo, Co, Do ; A, B, C, D ; A.

Les tableaux Ao à Do ont subi L’oubli à mesure, sauf Co, rappelé par un effort de mémoire, et qui avait déjà laissé dans C un souvenir incomplet, mais ravivé au réveil.

Je pense que les faits de souvenir illusoire en rêve, tels que je les ai observés chez moi, peuvent tous s’expliquer d’une façon analogue, par un rêve presque immédiatement antérieur, mais oublié au réveil. Je crois inutile d’entrer dans de plus longues explications sur cc sujet ; il doit être suffisamment clair désormais pour le lecteur.

Mais je vous demanderai d’ajouter quelques autres remarques sur une des grandes difficultés que présente l’observation des rêves.

Kemal Kamil, Musetouch.

Kemal Kamil, Musetouch.

En réalité, nous (3) ne nous souvenons pas de nos rêves, mais de la reconstruction que nous en faisons au moment de notre rèveil , reconstruction qui a pour base les images fugitives encore présentes en ce moment à la mémoire, et aussi le travail logique, inconsciemment commencé pendant le rêve, pour relier entre eux les tableaux successifs, travail qui en prolonge la durée apparente et en altère déjà les dessins.

Lorsque l’on essaie de reconstruire ainsi un rêve intéressant, pour s’en souvenir et pour le noter aussitôt que possible, l’attention se porte d’abord sur les premiers tableaux ; il s’ensuit que, lorsqu’on arrive aux derniers, ils sont déjà à moitié effacés dans le souvenir, [p. 640] semblent moins nets et plus confus. Lors de mes premières observations, j’avais même été amené à croire que cette confusion et cette incohérence tenaient au commencement du réveil ; c’est seulement lorsque, pour faire l’experimentum crucis, j’ai essayé de reoonstruire mes rêves dans l’ordre inverse, que j’ai reconnu mon erreur, voyant les souvenirs devenir alors au contraire moins précis pour les premiers tableaux.

Il résulte de là que, pour des rêves un peu complexes, même notés au réveil et avec la meilleure bonne foi, je ne puis avoir une confiance absolue dans certains détails qui auraient souvent une sérieuse importance. Et c’est ce qui fait que je n’ai guère utilisé, que j’ai même fini par détruire la plupart des notes que j’avais recueillies autrefois, et dont pourtant beaucoup présentaient des points assez curieux,

Dans le dernier rêve que j’ai raconté ci-dessus, l’incertitude relative à l’existence du tableau D s’explique par la raison que je viens d’indidiquer.

Dès mon réveil, comme je l’ai dit. j’ai concentré tous mes efforts sur le tableau C et j’ai retrouvé alors le tableau Co ; puis, cherchant à analyser plus clairement mes souvenirs, j’ai retrouvé les tableaux A, B et Ai, encore bien présents à ma mémoire ; le dernier, surtout à cause de sa ressemblance avec A et aussi à cause des circonstances de l’intrigue du rêve. Au contraire, je n’ai retrouvé pour D qu’un souvenir très indécis, sans image bien nette, et il m’a été impossible de reconnaître si ce souvenir correspondait à un tableau effectivement vu, ou seulement à la nécessité logique du lien entre C et A, du retour de la station au château.

Paris, le 18 mars 1898.

Paul TANNERY

NOTES

L Est-il besoin de rappeler ce que j’al dit, à savoir que, si j’ai imaginé alors de m’endormir en tenant ma montre dans la main, ce n’était point précisément, comme l’a ecrit M. Clavière (Rev, phil., mai 1891, p. 510), pour apprécier la durée de mes rêves ! Cette question ne me préoccupait pas particulièrement, car j’avais mon opinion déjà faite à ce sujet. Au reste, je partage absolument l’avis de M. Clavière sur l’imperfection de ce procédé et sur la très grande difficulté de le modifier de façon à le rendre acceptable pour des recherches mèthodiques.

(2) J’insiste sur ce mot, car quand on cherche à évoquer une image, la chance de l’erreur se trouve naturellement plus forte.

(3) Peut-être ai-je lort de parler au pluriel ; dans une matière aussi éminemment personnelle, mieux vaudrait peut-être n’affirmer que pour son propre compte ; cependant je crois bien que ma thèse est vraie, au moins pour beaucoup.

 

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