Stigmatisation mystique. Par Xavier Abely. 1963.

ABELYSTIGMATISATION0001Xavier Abely. Stigmatisation mystique. Article paru dans ateaia revue « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome I, 12e  année, 1963, pp.100-107.

Xavier Abély (1890-1965). Docteur en médecine (Toulouse, 1916). Médecin chef de l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne à Paris. Neveux de Joseph Capgras.
Quelques publications :
— Assistance et protection des malades mentaux. Paris, G. Doin, 1950. 1 vol in-8°.
— Les Stéréotypies. Toulouse, C. Dirion, 1916.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. –  Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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Stigmatisation mystique

par M. Xavier ABÉLY

La mort récente de la célèbre stigmatisée bavaroise Thérèse Neumann, qui jusqu’au bout a attiré l’attention d’un nombreux public, a donné l’occasion à la grande presse française et étrangère de rappeler la curieuse histoire de cette femme. De ces articles, les uns penchent pour l’origine surnaturelle de ces phénomènes, les autres affirment que la science est parvenue à les expliquer, laissant ainsi se propager dans le public des opinions fort contestables. Cependant aucune revue de médecine générale ou de psychiatrie n’a, à ma connaissance, ranimé un problème qui a suscité dans les milieux médicaux, il y a quelques années, tant d’études passionnées, comme si la question avait été épuisée. Il m’a semblé qu’il pouvait y avoir quelque intérêt de tenter une mise au point à la lumière des conceptions psychophysiologiques qui ont fait de sensibles progrès.

Lorsqu’on veut aborder l’étude de la stigmatisation mystique, le premier écueil est de risquer de blesser les convictions religieuses les plus respectables devant un événement aussi sacré que la mort du Christ. Mais on est bientôt rassuré en constatant l’esprit critique des théologiens modernes qui se sont même inspirés des notions scientifiques les plus récentes. On sera même surpris, en parcourant par exemple les Etudes carmélitaines auxquelles collaborent des prêtres et des médecins catholiques, de noter le caractère impartial de ces écrits. Il en résulte, d’abord qu’il faut réserver son opinion sur les cas anciens qui, en partie, relèvent plus de la légende dorée que d’une documentation rigoureuse. Depuis le XIIIe siècle, 321 stigmatisés, dont 62 furent canonisés, ont fait l’objet de complaisantes descriptions. Or, d’éminents historiens catholiques, tel le Père Debongnie, ont montré que la plupart de ces cas ne sauraient échapper à la controverse. Certes, l’Eglise admet des stigmates miraculeux, mais refuse une origine surnaturelle au plus grand nombre de cas. Je ne crois pas trahir l’opinion théologique en disant que c’est la sainteté qui permet de conclure au caractère miraculeux des stigmates, et non les stigmates qui permettent de légitimer la sainteté. Nous devons donc ne faire porter notre examen que sur les cas contemporains mieux observés, mieux décrits par des témoins qui nous sont connus, [p. 101] Des ecclésiastiques et des médecins qui jouent auprès d’eux le rôle d’experts ont l’occasion de rencontrer encore bien des stigmatisés anonymes. Mais certains de ces émules du Christ ont laissé un nom et acquis une grande renommée, soulevant de vives controverses dans les milieux religieux et médicaux. Je citerai quelques noms : Maria Moerl, Louise Lateau qui a fait l’objet d’une discussion à l’Académie de Médecine de Belgique, Marie-Thérèse Noblet à laquelle notre collègue, trop tôt disparu, P. Giscard, a consacré un ouvrage ; Thérèse Neumann enfin, qui a fait couler beaucoup d’encre, qui a entraîné, non seulement des disputes entre médecins, mais aussi des différents très vifs entre de hautes autorités ecclésiastiques bavaroises. Le regretté Pr Jean Lhermitte, dont les convictions religieuses étaient profondes et qui par ses travaux fait autorité en matière de stigmatisation, n’hésitait pas à ranger tous les cas que je viens de citer parmi les manifestations frauduleuses. Il résulte de ceci que, dans le cadre contemporain, la discussion est largement et librement ouverte.

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Je rappelle brièvement que les stigmates figurent les blessures infligées à Jésus au cours de la Passion ; les plus fréquemment observées représentent les marques de la couronne d’épines, les plaies des mains et des pieds, et celle du thorax pratiquée par la lance d’un soldat romain. En fait, ces blessures sont généralement peu étendues en surface et peu profondes; il n’y a pas de transfixion réelle des mains ou des pieds mais seulement la figuration des orifices d’entrée et de sortie, Elles ne sont pas constantes, elles ne se rouvrent et ne saignent qu’en des jours de prédilection, le vendredi et surtout le Vendredi-Saint. Les hémorragies, souvent surestimées, sont normales chez des sujets ne présentant aucune maladie hématique. Dans l’intervalle, les plaies se recouvrent d’une croûte superficielle et parfois d’une induration un peu plus profonde où l’on a voulu voir la ressemblance avec un clou. On a prétendu leur donner quelques traits particuliers fort contingents : Elles ne guériraient jamais, ce qui n’est pas exact lorsque le sujet ne s’oppose pas aux soins, elles ne suppureraient pas, ce qui comporte des exceptions. Ce qui les caractérise surtout, en somme, c’est leur caractère imagé, imitatif, tant dans leur forme que dans leur localisation. Il est important d’ajouter, qu’au dire des intéressés, ces plaies représentent la copie immédiate des scènes de la Passion, qu’ils prétendent avoir le don de contempler au moment des périodes stigmatiques actives.

Les stigmates d’origine surnaturelle étant mis de côté, il s’agit de savoir si des plaies figuratives de ce genre peuvent se produire par un mécanisme naturel, sans qu’il y ait supercherie. Bien des médecins le croient encore. Il faut donc examiner les théories émises et leur évolution : Pour l’Ecole de la Salpêtrière, il n’y avait là aucun mystère ; ce n’était que le résultat, communément observé sous d’autres formes, d’un mécanisme physiologique déclenché par une suggestion omnipotente. A lire des articles relativement récents, bien qu’ils datent un peu, certains laisseraient croire qu’on est revenu à la belle époque de Charcot. Les auteurs en question croient avoir résolu l’énigme en déclarant que les stigmatisés modernes sont tout simplement des hystériques.

Il est exact que les stigmatisés, qui sont en grande majorité des femmes, offrent souvent les traits qu’il est convenu d’appeler mentalité hystérique, suggestibilité, désir d’attirer l’attention, aptitude mimétique et surtout mythomanie, c’est-à-dire soupçon toujours possible de fraude. Plusieurs ont même été atteints d’accidents dits hystériformes avant l’apparition des stigmates. Thérèse Neumann avait présenté notamment des convulsions, des paralysies, de la cécité, du mutisme, [p. 102] une pseudo-appendicite, qui ont disparu brusquement. Mais il y a un abîme entre ces contrefaçons, plus ou moins bien réussies, de la neurologie ou de la pathologie interne et les lésions externes visibles, tangibles, de stigmatisation.

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Elena Aiello

Que le plagiaire du pathologique ait été suggestionné, se soit lui-même suggestionné, ou soit arrivé à croire à ses propres fables, ce processus ne saurait s’appliquer au stigmatisé dont les blessures doivent être entretenues et renouvelées. La suggestion hypnotique a été aussi souvent que vainement tentée, du moins lorsqu’un contrôle sérieux a été exercé. Pierre Janet lui-même mettait en garde contre les supercheries de Madeleine, la pseudo-stigmatisée de la Salpêtrière. A l’occasion des discussions sur Thérèse Neumann des expériences ont été reprises par le Dr Lechler, elles ont été vivement critiquées car la preuve de la fraude ne pouvait pas être écartée. Tout au plus d’ailleurs a-t-on seulement obtenu quelques ecchymoses plus ou moins localisées. Dans un article de 1940, le Pr Chevalier, l’éminent hématologue, a montré l’impossibilité d’une explication purement suggestive de ces prétendues ecchymoses. On sait avec quel succès Babinski a fixé les limites de l’influence du psychique sur le physique et particulièrement dans le domaine de la pathologie externe. Il affirmait n’avoir jamais observé de faits de ce genre et ajoutait : « Je crois que ceux qui ont rapporte des cas ont été induits en erreur par des simulateurs. J’ai cherché à reproduire par suggestion des troubles cutanés, ce qui serait très simple si l’on en croit certains hypnotiseurs, et je n’y suis jamais arrivé. » Toutefois, certaines plaies des stigmatisées débutent par des phlyctènes qui pouvaient être comparées à des bulles de pemphigus, que l’hystérie classique revendiquait. Or, les plus grands dermatologistes de l’époque : Brocq, Darier, Hallopeau, Jacquet, Thibierge, furent unanimes à déclarer que chez les hystériques il s’agissait là de supercherie provoquée par des caustiques.

Depuis lors, cependant, grâce à une meilleure connaissance de la physiologie nerveuse, la conception exclusivement pithiatique a pu paraître trop restrictive. Il est apparu que des états affectifs importants, évoluant dans la subconscience, ont pu provoquer des réactions vagosympathiques qui échappent à la volonté. La psychanalyse et la médecine psychosomatique ont été dès lors mises à contribution pour essayer de comprendre la stigmatisation. La psychanalyse, grâce à sa théorie de la conversion de l’angoisse conflictuelle ou régressive, en manifestations organiques symboliques, aurait pu jeter quelque lumière sur la localisation figurative des stigmates, mais était incapable d’expliquer la production des plaies. La médecine psychosomatique, mettant davantage l’accent sur les troubles fonctionnels d’origine neurovégétative ou allergique liés à des états émotionnels subconscients et prolongés, pourraient, par contre, légitimer les érosions cutanées, mais non leur caractère imitatif. Ces troubles fonctionnels obéissent à des lois physiologiques et ne sauraient se plier à la topographie des stigmates et à leur évolution rythmée par des commémorations religieuses. Dans sa prolifération, la médecine psychosomatique s’est, à son tour, étendue à la dermatologie ; mais aucune des dermatoses qu’elle tend à englober ne peut être rapprochée de la stigmatisation. On peut s’étonner enfin, que jamais le mysticisme, dans les religions autres que la catholique, n’ait pas, sous une forme symbolique différente, donné naissance à des phénomènes extérieurs de ce genre et que les grandes émotions, les catastrophes, les guerres, si favorables aux manifestations hystériques, n’aient pas provoqué des réactions profanes similaires. [p. 103]

Une objection beaucoup plus importante peut être apportée à l’assimilation de la stigmatisation aux processus hystériques psychanalytique, ou psychosomatique.

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Marie-Thérèse Noblet

Dans tous ces mécanismes, la psychogénèse du syndrome somatique est subconsciente, ignorée ou méconnue par le malade. En présence d’un trouble somatique relevant apparemment de cette origine, il faut toutefois se méfier toujours d’une supercherie. Or, le degré de sincérité de ces malades réside dans le degré d’inconscience du processus souterrain qui déclenche l’accident somatique symbolique. Précisément, cette explication, je pourrai dire ici cette excuse, ne peut valoir dans la genèse des stigmates. Le sujet proclame bien haut que la projection externe est la conséquence de la contemplation interne des scènes de la Passion ; il les mime pour rendre son explication plus explicite et il en garde le souvenir exact. Il remonte plus haut et attribue cette représentation mentale à la grâce divine accordée dans ces moments privilégiés. On ne saurait parler de refoulement. Souvent le sujet déclare avoir recherché, imploré de Dieu, cette participation à ses souffrances. Pour le spectateur favorable, la relation entre l’état mental et l’apparition des blessures paraît évidente. Il n’y a pas apparemment d’intermédiaire énigmatique, de travestissement, de cheminement souterrain. L’imagination s’exerce dans le domaine de la pleine conscience. Sans doute peut-on retrouver une part d’auto-suggestion dans cette exaltation imaginative. L’hétérosuggestion non plus n’est pas absente : beaucoup de stigmatisés ont lu ou connu les descriptions transmises par ceux qui les ont précédés. L’entourage ecclésiastique et médical a parfois donné, innocemment et imprudemment, des indications qui ont été exploitées par le stigmatisé dans le détail d’exécution. Mais la corrélation entre l’élément représentatif et affectif général et les stigmates donne l’impression première de s’imposer. L’imagination individuelle l’emporte d’ailleurs ; elle reste vigilante, lucide, directrice.

La personnalité y participe dans sa totalité et dans son unité.

Il est facile de démontrer le rôle de cette imagination créatrice avec ses lacunes et ses inventions. Chaque stigmatisé notamment conçoit les scènes de la Passion à sa manière, qui ne répond pas toujours à l’exégèse et à la tradition religieuses. Je n’en citerai que deux exemples : Il est avéré que, sur les crucifiés et sur le Christ en particulier, les clous des mains ont été enfoncés dans le carpe et non dans les espaces intermétacarpiens, sinon les mains auraient été déchirées par le poids du corps. Or chez tous les stigmatisés modernes, les stigmates manuels sont localisés au milieu des paumes.

Autre fait plus typique encore : Il a toujours été admis que le coup de lance qu’a reçu Jésus a été infligé dans le côté droit du thorax. Or un grand nombre de stigmatisés, dont Louise Lateau et Thérèse Neumann, portent cette plaie du côté gauche, soit par ignorance, soit par la persuasion que le cœur, par ailleurs symbole de l’amour, aurait été réellement visé ; certains ont fourni une justification rectificative en disant que, dans leur vision, les blessures du Christ émettaient des rayons ardents qui, venus du côté droit, les frappaient sur leur côté gauche. C’est bien là de l’imagination raisonnée.

En somme, même si l’on était en présence de lésions plus subtiles que la grossière stigmatisation, on ne saurait invoquer le rôle de la subconscience dans leur genèse, et cette constatation réduit singulièrement le champ de la sincérité.

Toutefois, le problème n’est pas considéré comme entièrement résolu par ce seul fait. Les tenants de la détermination des stigmates par la psychogénèse ont avancé d’autres hypothèses. Nous verrons dans un instant que la simulation [p. 104] siège sans doute bien des fois non seulement au niveau matériel de la provocation des plaies, mais aussi au niveau psychique, c’est-à-dire dans la prétendue vision de la Passion. Mais il existe certainement des mystiques sincères qui concentrent leur esprit et leur cœur sur la méditation cultivée de la mort du Christ et parviennent à des états représentatifs et affectifs très vifs, avec le désir de s’identifier corporellement à lui. On peut donc se demander si, dans ces cas, l’intensité du phénomène mental ct son hyperconscience même ne sont pas susceptibles, par un mécanisme psychophysiologique, de se manifester à l’extérieur sous la forme stigmatique.

On a beaucoup invoqué la forme plastique des idées chez certaines personnes. Cette puissance psychoplastique reste une explication simplement verbale tant qu’on n’en aura pas précisé les conditions physiologiques. Mais la volonté elle-même pourrait intervenir, non pas certes d’une façon directe, mais par une action indirecte, utilisant un processus intermédiaire vagosympathique. C’est ainsi que le souvenir ranimé d’un événement pénible peut provoquer une accélération cardiaque et que la remémoration recherchée d’une douleur aiguë pourrait entraîner une dilatation pupillaire. L’objection à cette théorie est la même qu’aux précédentes ; on ne peut activer ainsi que des réflexes organisés et bien connus ; il n’y a là rien de commun avec une adaptation corporelle aux fantaisies de l’imagination. Dans un ordre d’idées assez analogue, on a essayé de faire jouer un grand rôle à la douleur préalable que prétendent ressentir certains stigmatisés, mais pas tous, à l’endroit où écloront les futures plaies. La description de ces douleurs a toujours en réalité un caractère beaucoup plus spirituel que matériel. Il faudrait, en tout cas, supposer qu’elles puissent s’accompagner d’un trouble névritique périphérique très localisé avec complications trophiques consécutives, ce qui paraît bien chimérique. D’ailleurs, ces douleurs mystiques peuvent exister sans être suivies de stigmates. Ce qui montre mieux encore l’insuffisance des théories précédentes, c’est que, parmi ces mystiques sincères, certains las sans doute d’attendre en vain les stigmates, ont dû les provoquer eux-mêmes, soit ostensiblement, soit quelque peu mystérieusement. La feinte, en la circonstance, n’avait que de nobles et édifiants motifs, qui étaient d’attirer par une image directe et pathétique une fervente pitié pour le Sauveur. Les écrivains catholiques ont eux-mêmes rapporté plusieurs faits de ce genre.

Cet exposé critique des doctrines en cours avait pour but de prouver qu’il n’existe, à l’heure actuelle, aucun mécanisme naturel, psychophysiologique, capable la formation de stigmates. II ne reste qu’une hypothèse valable : la provocation consciente et volontaire, c’est-à-dire la simulation. Nous devons maintenant passer du plan dialectique au plan pratique, objectif, en apportant les données de l’observation directe.

La simulation, je l’ai signalé tout à l’heure, peut se produire assurément dans bien des cas au niveau psychique. II y a même, lorsqu’on est en présence d’une supercherie externe, une forte présomption de simulation interne. Eliminant les cas retenus plus haut de mysticisme sincère, il est infiniment probable qu’il n’y a plus chez les autres que mythomanie volontaire, que fabulation consciente dans la description des prétendues visions de la Passion. On ne peut sans doute jamais pénétrer dans l’intimité mentale complexe d’une personne. La persistance de sentiments religieux n’est même pas incompatible avec une déviation instinctive de l’imagination et de la bonne foi. Mais ce qui rend ces récits éminemment suspects, c’est l’attitude et le comportement des sujets. Ils donnent l’impression d’être en représentation et d’avoir besoin d’un public. On [p. 105] a pu d’ailleurs constater parfois, chez Maria Moerl par exemple, que la mise en scène cessait lorsque le sujet n’était plus observé. Le Père Huchard a affirmé la supercherie des extases chez Louise Lateau. Ce n’est pas seulement la dramatisation spectaculaire qui saute aux yeux, mais le théâtralisme outré, fantastique.

Une écrivain allemande, Louise Ringer, pourtant très bien disposée à l’égard de Thérèse Neumann, décrit ainsi cette extase : « Le masque est celui d’une grande tragédienne, et un spectateur pourrait croire qu’il assiste à une extraordinaire et merveilleuse pantomime. » Un religieux, le Frère Bruno de J.-M., qui a assisté à ces scènes, déclare : « C’était touchant, mais non pas d’une profondeur déterminante. » On ne saurait d’ailleurs parler d’extase dans ce cas. Employer ce terme, en la circonstance, c’est l’avilir. La véritable extase, telle qu’elle fut éprouvée par les grands mystiques, est un état de spiritualité très élevé, ineffable, incommunicable, avec absence de toute sensibilité venue du monde extérieur ou du corps qui reste immobile et figé. Il est vrai que l’attitude extatique peut elle-même être simulée. D’après ces mêmes mystiques, dès que des images s’introduisent dans l’extase ce n’est plus qu’une forme dégradée et discutable. Chez nos stigmatisés, il y a plus que l’allégation d’un tableau représentatif complaisamment décrit, qui dans son extériorisation spectaculaire tient compte des réalités du monde extérieur. Bien plus, dans d’autres aspects plus dégradés encore, que Thérèse Neumann appelait « des états élevés », elle communiquait avec l’entourage, discutait avec assurance, prophétisait. Elle ajoutait des éléments plus suspects encore, tels le don des langues, et même de la langue araméenne que parlait Jésus. Or, les mots qu’elle prononçait n’avaient aucun sens ou reproduisaient des expressions réellement araméennes mais qu’elle avait habilement extorquées à un religieux hébraïsant.

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Thérèse Neumann

Si nous passons maintenant sur le plan de la simulation externe, les constatations sont encore plus concrètes et tangibles. La fraude a pu maintes fois être découverte. On en a cité de nombreux exemples, tant dans le passé que dans le présent. Tel celui de Caroline Burler, chez laquelle on avait appliqué à chaque main un pansement cacheté et dont les effusions sanguines persistaient cependant. On eut alors l’idée d’intercaler entre le pansement et la peau, une mince feuille de papier, et l’on put alors reconnaître l’existence de trous indiquant la pénétration d’instruments piquants. La patiente fit alors des aveux. Marie Moerl, se voyant près de sa fin, s’accusa d’avoir trompé tout le monde et, de fait, après sa mort, on découvrit des clous dans son lit. Le directeur spirituel de Louise Lateau affirme avoir surpris celle-ci en flagrant délit de supercherie. Toutefois, chez bien d’autres stigmatisés la preuve n’a pu être fournie, et notamment chez Thérèse Neumann. Il y a à cela de nombreuses raisons explicatives, fort suggestives. Tout d’abord, l’extrême habileté de ces sujets à tromper. Lhermitte disait plaisamment que l’expert religieux ou médical devrait toujours être assisté d’un prestidigitateur, rompu aux jongleries. Plusieurs fois on a même soupçonné la collaboration active de la famille. Il y a aussi, il faut bien le dire, chez certains médecins, un défaut de méfiance et d’esprit critique dû à un préjugé trop favorable. Il est enfin extrêmement difficile d’assurer une observation effective. Le prêtre, le médecin se heurtent à l’hostilité d’un entourage récalcitrant et d’un public fanatisé qui considère tout contrôle comme un sacrilège et une atteinte à la pudeur de leur idole. Une courte surveillance de Thérèse Neumann, chez elle, a pu être confiée à des religieuses; mais cette [p. 106] surveillance manquait de technicité et de constance. Les médecins, les prêtres même, ont toujours été écartés dans les moments les plus favorables. Jamais l’un d’eux n’a pu, chez aucun stigmatisé, assister à la formation ou à la réouverture des stigmates et constater l’hémorragie immédiate. Pour les stigmatisés les plus célèbres, et en particulier pour Thérèse Neumann, jamais un isolement hors du domicile n’a pu être réalisé. Les familles se sont toujours opposées surtout à l’entrée dans un hôpital ou une clinique, ou bien, après un simulacre d’acquiescement, ont toujours trouvé des prétextes pour l’éluder. Tout ceci est fort suspect. D’autant plus que chez des sujets de moindre renommée des résultats probants ont été acquis. Le Père Gemelli, notamment, qui est médecin et biologiste, a pu obtenir l’isolement de trente stigmatisées dans un couvent, sous son contrôle direct et vigilant. Leurs membres furent entourés d’un pansement plâtré et cacheté qui fut enlevé après le temps présumé de cicatrisation. Les croûtes s’étaient détachées et étaient remplacées par un épiderme normal. Le Père Gémelli conclut évidemment à la simulation. Bien d’autres preuves complémentaires pourraient être fournies de tricheries de ces sujets, C’est ainsi que, croyant se conformer à la tradition, qui enseigne que les grands inspirés étaient des ascètes, bien des stigmatisés prétendent se livrer à des jeûnes très prolongés. Mais dans les placards de Maria Moerl et de Louise Lateau, on découvrit, bien cachés, des aliments substantiels. Quant à Thérèse Neumann, elle n’ingérait, disait-elle, chaque jour, depuis des années, qu’une hostie et un verre d’eau, Et cependant le Frère Bruno fut « étonné de sa corpulence. »

Conclusion

Dans une question aussi discutée dans les milieux ecclésiastiques et scientifiques, l’opinion de nombreux prêtres pourrait concorder avec celle de nombreux médecins, quelles que soient les convictions religieuses de ces derniers. L’entente peut se faire sur le point essentiel qui me paraît atteindre la vérité et qui a été parfaitement formulée par le Pr Lhermitte : « Nous confessons que le processus de stigmatisation nous apparaît comme absolument inintelligible, impensable, En vérité, il n’existe aucun processus physiologique qui, de près ou de loin, se rapproche de la stigmatisation. Celle-ci, lorsqu’elle n’est pas supercherie, appartient à une catégorie de sujets qui échappent complètement aux prises des savants. » Le Pr Virchow, esprit positif, résumait, il y a longtemps, son avis en deux mots : « Fraude ou miracle. » Il ne paraît pas y avoir, en effet, d’autre alternative possible.

Discussion

M. G. FERDIÈRE. — Comme M. Xavier Abely a raison de consacrer un essai à la stigmatisation ; c’est une question qui appartient toujours à l’actualité et éveille toujours l’intérêt : j’évoque d’anciennes conversations avec Roland Dalbiez, des lettres échangées avec ce pauvre Giscard au moment où « La Colombe » publiait son livre sur Marie-Thérèse Noblet. En tout cas, les ecclésiastiques qu’interviewaient les actualités cinématographiques après la mort de Thérèse Neumann, m’ont paru d’une extrême prudence ; un procès de canonisation tient bien peu compte des stigmates et, en présence de stigmeta diaboli, c’est le rituel lui-même qui nous invite à soupçonner la mendacité
(Tous les grands travaux nous le rappellent : ceux de J. Lhermitte, du R. P. Bruno ; ceux de L.-L. et J. Gayral — pour nommer enfin des vivants). [p. 107] Je ne parlerai pas des pouvoirs de l’imagination, de l’imagination créatrice — la seule aux yeux de Bachelard, — de son action indiscutable sur la vaso-motricité, sur les téguments… Je me demande si la stigmatisation n’est pas initialement en relation étroite avec la civilisation pastorale : le propriétaire ou le berger doit identifier les bêtes composant le troupeau, les marquer grâce à des modes spéciaux de tonte ou grâce au fer rouge ; de même le Bon Pasteur doit pouvoir reconnaître les siens, mais on marque aussi les jeunes recrues, les esclaves, les infâmes…

Dr LARGEAU. — A l’appui de la communication de M. Abély, je veux citer une observation personnelle datant de quelques années : Une prostituée à bout de ressources, ayant été placée dans un couvent, et désireuse d’y demeurer à titre de pensionnaire, montra au bout de quelques semaines des plaies des paumes des deux mains qu’elle attribuait à une origine mystique, entraînant autour d’elle la curiosité admirative du couvent.
Un examen médical sérieux obtint rapidement une confession complète de la supercherie utilisée par cette pensionnaire qui s’écorchait avec une épingle.
Simple fait qui s’ajoute à toutes les fraudes déjà signalées par nombre d’auteurs chez de pseudo-stigmatisées.

M. RONDEPIERRE. — Les mystérieuses relations entre ces tissus de même origine embryonnaire, cétoderme et système nerveux, ont toujours intrigué les médecins. Chaque année, dans mon service, le Dr Bolgert, médecin de l’hôpital Saint-Louis, vient nous rapporter ses constatations à ce sujet, notamment entre psoriasis et émotions. On sait l’influence de ces dernières sur l’herpès et sur les verrues, ces relations sont bien connues. La disparition des verrues en une nuit est bien un fait répondant à la définition du miracle ! puisque le remaniement histologique s’effectue sans cicatrice à une vitesse très inhabituelle.
Il est certain que le Père Bruno de Jésus-Marie, moine, extrêmement intelligent et doué d’un bon sens solide, constituait un choix particulièrement heureux pour les délicates fonctions de « vérificateur » des soi-disant « miraculés ».

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