Sorciers d’autrefois, possédés d’aujourd’hui. Par William Boven. 1930.

 Armand Rassenfosse (1862-1934) - La jeune sorcière (1897). [Pointe sèche]

Armand Rassenfosse (1862-1934) – La jeune sorcière (1897). [Pointe sèche]

William Boven. Sorciers d’autrefois, possédés d’aujourd’hui. Article par dans les « Annales médico-psychologiques », (Paris), douzième série, tome premier, quatre-vingt-huitième année, 1930, pp. 41-52.

William Boven (1887-1970). Neurologue et psychiatre.  Il est surtout connu pour ses travaux sur la caractérologie, mais ses nombreux articles font de lui un esprit curieux et éclectique. Quelques publications de l’auteur :
— Adam et Ève, ou la Question des sexes. 1933.
— La Science du caractère : Essai de caractérologie générale. 1931.
— L’anxiété – ses causes – sa signification – ses symptômes – son traitement. 1934.
— L’Hérédité des affections schizophréniques. Paris, Masson, 1936. 1 vol. in-8°/
— Introduction à la caractérologie. 1946.
— Situation et valeur de la psychologie en médecine. 1958.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais le style reste étonnant.– La note de bas de page a été renvoyée en fin d’article. Ce qui se trouve entre [] a été rajouté par nous. – L’iconographie a été rajoutée par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 41]

SORCIERS D’AUTREFOIS

POSSÉDÉS D’AUJOURD’HUI

Par le Dr W. BOVEN

Quelques cas récents de « possession », venus à ma connaissance, m’ont fourni matière à réflexion. Je consigne ici, de manière sèche et, succincte, les réponses que je propose aux questions que je me posais.

Un sorcier, sortiarius, est un individu qui jette un sort. Un mauvais sort, car tout ce qui touche au sorcier est odieux par définition et maléfique. C’est qu’il passe pour être le ministre complaisant du Diable, toujours au service des passions qui déshonorent : l’ambition sans scrupules, l’amour sans frein, la cupidité, la haine.

Notre esprit qui est borné comme notre expérience, ne conçoit que deux dimensions en morale : le bien et le mal. Ces deux principes divinisés se sont partagé de tout temps, à nos yeux, l’empire de l’univers. Les vieilles conceptions iraniennes, qui opposaient, d’égal à égal, Ormuzd et Ahriman, semblent avoir primé, dans l’imagination du moyen-âge, le dogme chrétien qui subordonne et même assujettit le Diable à Dieu. En fait, deux échelles montaient alors de la Terre au Ciel. Vous y auriez compté même nombre de degrés et même intervalle d’un degré à l’autre : 1° degré : ici, l’homme de bien ; là, le méchant, — 2° degré : ici, le ministre de Dieu, le prêtre ; là, le sorcier, ministre de Satan ; — 3° degré : ici, les anges ; [p. 42] là, d’autres anges, les anges déchus, les démons ; — 4° degré : la Trinité. Dieu, le Fils et le Saint-Esprit, et symétrique, si j’ose dire, Satan, Belzèbuth et l’Esprit du Mal. Le monde répétait bien que Dieu domine Satan, mais il l’admettait sans le croire. D’ailleurs, l’existence d’un enfer, où « damnés sont boullus » aux siècles des siècles, où les diables prospèrent en les tourmentant, implique la croyance à l’éternité du mal, de son principe et de ses suppôts. Appelez hérétiques, manichéens, ceux qui s’entêtent à croire à deux dieux égaux, de signe contraire, il n’en est pas moins vrai que le peuple, au moyen-âge, était demeuré manichéen dans l’âme, sinon en théorie.

Le sorcier, cependant, s’est voué au Diable, après une initiation furtive : désormais, il tient en son pouvoir la vie des êtres et jusqu’aux forces de la nature. Il fait mourir gens et bêtes ; il anéantit les récoltes ; il prodigue insidieusement la grêle et l’incendie. Il « livres, » selon l’expression consacrée par les plus vieilles stèles de l’Histoire, il livre l’homme à qui veut le prendre, la femme à qui veut la posséder. On sait que le sorcier pratiquait l’empoisonnement, I’envoûtement, l’onction, la ligature. Il ne tue pas toujours I’homme entier, il le déprécie. Hommes impuissants, femmes infécondes, vous êtes ses victimes incontestées ! Le sorcier est invisible à son gré, c’est-à-dire partout et nulle part. C’est une peste insaisissable et fatale : elle couve dans l’air du temps, elle peut éclater, s’étendre et brusquement disparaître. On est sans défense contre l’artisan du Démon qui I’essaime… À moins qu’on le rattrape ! Quoi ? La peste ? Non, le sorcier… Ah alors ! Ah la la !

1° question : Comment pouvait-on croire à toutes ces diableries ?

Comment ? Mais c’était alors l’explication la plus naturelle.

On ne savait rien, ou presque rien, des causes qui [p. 43] déterminent la mort et les maladies. Sans prétendre, comme le font nos primitifs (Africains. Australiens, etc.), que jamais la mort ni la maladie ne sont naturelles, mais qu’elles sont toujours l’œuvre d’un esprit, nos ancêtres soupçonnaient le maléfice dans tous les cas où ces accidents leur semblaient étranges par quelque chose d’inattendu, d’exceptionnel ou d’indéterminé. Un enfant qui végète sans qu’on sache pourquoi, un homme qui meurt en pleine santé, un troupeau décimé par l’épizootie, une passion qu’on ne s’explique guère, tout cela paraissait suspect. « Il y a du diable là-dessous. » Les médecins n’étaient pas les derniers à le dire ! Que savait-on de la peste, de la Ièpre, de la variole, de la fièvre aphteuse ? Que ce sont des miasmes ? Encore fallait-il savoir qui les répandait. .

Vous vous souvenez des « untori » dans la peste de Milan, décrite par Manzoni. Le peuple accusait volontiers les sorciers et les Juifs d’empoisonner les fontaines. On les brûlait… Tels furent les débuts de la désinfection.

Car enfin, « il doit y avoir » une cause à ces fléaux ; et «  ils doivent avoir » un remède. Si l’on peut en rapporter l’origine à la colère de Dieu, justement ému de quelque vilenie, les processions et les prières apaiseront le courroux divin ; mais si, cherchant bien, cette interprétation n’est pas de mise. Il n’y a plus à douter de l’intervention diabolique. C’est la conclusion toujours prête, en cas de besoin.      .

Quand un homme est éveillé la nuit par un bruit insolite, dans sa maison, il croit de prime abord aux voleurs ; l’angoisse le saisit jusqu’à l’instant où la cause du bruit se découvre. De même, jadis : l’angoisse naissait de tout incident insolite : à défaut d’explication qui l’assure, l’induction de sorcellerie s’offrait. Ce n’est ni Dieu, ni le Juif, c’est le Diable ! C’est ainsi qu’éclatait la panique, dans une société craintive et mai informée, comme dans certains pays, durant la grande [p. 44] guerre, couvait la hantise de l’accapareur, du traître et de l’espion.

Et notez que l’esprit médiéval ne répugnait pas à admettre qu’une sorcière (chauchevietlle) pût voler, chevauchant sur un manche à balai, lorsqu’à la même époque, personne ne doutait que des hommes de Dieu, prêtres ou lais, ne pussent s’élever, d’un essor d’extase, très haut dans les airs. (Pierre d’Alcantara, etc.), siéger à deux endroits à la fois (saint Martin de Tours), traverser les fleuves à pied sec (sainte Hyactnthe), ressusciter les morts. C’est à cette époque privilégiée que la foule « voit » des comètes en forme de glaive ou de monstres.

En un mot, on croyait à toutes ces diableries, parce qu’elles fournissaient une explication… et un remède.

2° question : Comment s’expliquer la férocité des mesures prises contre les sorciers ?

Ce que je viens de dire ne justifie pas encore la cruauté du traitement infligé aux individus convaincus de sorcellerie.

Il convient de faire des distinctions : Ies sorciers, ou les misérables réputés tels, n’ont pas été traités partout avec la même rigueur. Dans la Hesse, à Berne, en Lorraine, par exemple, on fait preuve à leur égard d’humanité et de bon sens. On les relâche parfois jusqu’à rappel. Dans maint autre lieu, la procédure n’est ni affolée, ni précipitée, ni aveugle. C’est que tout dépend de l’état d’esprit de la collectivité. Ce qui suit, s’applique à la procédure en vigueur, aux jugements en honneur dans tels ou tels pays, province, ville (Allemagne du Sud, Augsbourg, Nuremberg, etc.) où l’affolement et la cruauté, son corollaire, sévissaient en mode fixe. La procédure pouvait être telle que dénonciation et condamnation s’accouplaient en règle, quels que soient les témoignages contradictoires et les assurances véhémentes, désespérées, forcenées des patients. Le soupçon est alors mortel. On frémit dans la peau des accusés, en [p. 45] lisant leur lamentable histoire. Un homme savant et sage, une bonne mère succombent, dans les pires tourments, à la calomnie. Bien mieux, il se trouve des juges pour remettre des fillettes aux bons soins des tortionnaires. On brûlera, à Augsbourg des fournées de chair humaine, jusqu’à des enfants de 8, 9 ou 10 ans ! Cela passe l’imagination.

Il faut un peu de temps pour se remettre de son écœurement. Accuserons-nous l’Église ? Non, l’Eglise, c’est l’Homme, avec ou sans mitre, avec ou sans froc. Paracelse eut grand-peur du Diahle et Ambroise Paré, tout autant. Non, si les juges se sont montrés si impitoyablement incrédules aux protestations de leurs victimes, si le cercle de la société s’élargissait sous une impulsion d’horreur, autour d’elles, si même les petits enfants étaient abandonnés à la mort, c’est qu’il s’ajoutait à tant d’atrocités une croyance atroce : c’est que l’on peut être sorcier sans le savoir. Cette croyance, les ethnologistes (Frazer, Lévy-Bruhl, Dürckheim, Oesterreich, Junod, Allier, etc.) l’ont retrouvée chez les peuples primitifs de l’Afrique, de l’Amérique. de l’Australie. Voici ce que Lévy-Bruhl dit de l’horreur inspirée par les sorciers à leur entourage (La Mentalité primitive, Alcan, Paris, 1925) (p. 276) : « La violence de ces sentiments est telle, comme on sait, qu’au moindre soupçon de sorcellerie, les liens de l’affection la plus tendre, entre amis intimes, entre époux, entre frères, entre parents et enfants se rompent tout d’un coup et totalement. Parfois, l’individu suspect sera aussitôt exterminé par ses proches, sans jugement, et même sans ordalie. » Et plus loin, (p. 278) : « Mais voici ce qui épouvante peut-être le plus les indigènes. Ces sorciers contre qui il est si malaisé de se défendre, et qui sont au témoignage de M. Junod, nombreux dans chaque tribu, qui peuvent se charger de crimes, pendant de longues années, sans être découverts, peuvent aussi s’ignorer eux-mêmes. Ils agissent alors en instruments [p. 46] inconscients du principe qui habite en eux… L’idée traditionnelle, véritable, c’ est que le sorcier ne sait pas ce qu’if fait ; il ne sait même pas qu’il est sorcier tant qu’il n’a pas été décelé comme tel : il est donc inconscient. »

Jacques Callot (1592-1635).

Jacques Callot (1592-1635).

Imaginez un lépreux ignorant sa lèpre, en pleine promiscuité sociale, le jour où sa dartre est publiquement, serait publiquement diagnostiquée ! Quel effroi ! Quelles imprécations contre l’impudent qui « connaissait certainement » ou qui « aurait dû connaître » sa malignité abjecte ! Mais qu’est-ce que la lèpre en comparaison des épouvantements de la sorcellerie ? Ses suppôts, en dépit de leur apparence d’innocence, sont en abomination à l’Éternel ; ils doivent être retranchés du milieu de son peuple ; la société les vomit. Il n’y a pas de larmes sur de tels deuils !

L’état d’esprit, dans une collectivité de ce genre, peut être caractérisé d’un mot : névrose d’angoisse. C’est une panique, une névrose grégaire qui souffle en tempête sur le troupeau des hommes et qui l’éparpille. On remarquait que plus on brûlait de sorciers et de sorcières, plus il en surgissait de toute part. C’est que plus la peur s’accroît, plus les soupçons s’exaltent, plus les révélations se multiplient. On me dira que l’Église exorcisait les victimes involontaires des démons, les possédés d’autrefois, et qu’elle réservait ses rigueurs aux agents actifs des maléfices. Sans doute, il est certain que les possédés jouissaient de la pitié et de l’assistance, souvent héroïque, des prêtres (Oesterretch, Freud. etc.). Mais ces, possédés présentaient des signes de leur ensorcellement : frénésie blasphématoire, etc. Le sorcier malgré lui, qu’une accusation « démasquait » contre toute apparence, ne se recommandait par aucun trouble à l’intérêt de l’exorciste ou du médecin. Bien mieux, il niait toute inféodation diabolique. Il n’était plus assimilable, de ce fait, à la victime qui requiert aide et secours contre une agression, contre une intrusion surnaturelle. L’apologie était vaine : insistere diabolicum. [p. 47]

C’est cette croyance à l’inféodation diabolique inconsciente qui a pu inspirer si souvent l’impitoyable répression judiciaire des délits de sorcellerie. C’est elle qui rend compte, mieux que toute autre, à mon sens, du bouleversement de ces âmes, pourtant chrétiennes (Nicolas Rémy, de l’Ancre, Bodin, Del Bio, etc.) qui s’avilissaient, nous semble-t-il, jusqu’à condamner au feu des chérubins.

Car il n’est plus question alors de chérubins. Le sorcier sans le savoir est même, sous l’aspect le plus attendrissant, une créature du diable, une incarnation satanique. Et les séductions les plus touchantes et les plus fascinantes, celles de la faiblesse et de la grâce, n’en sont désormais que plus fallacieuses. Le danger était d’autant plus redoutable qu’il était plus perfidement travesti. On pouvait frémir à la pensée d’avoir couvé de pareilles vipères !

Freud a émis l’idée que l’intolérance de jadis à l’égard des crimes contre Dieu et la religion, était moins inspirée par une cruauté naturelle à l’homme du temps que par la véhémence des sentiments religieux et l’étroitesse des liens mystiques qui faisaient de l’Église un seul Corps en Jésus-Christ. Peut-être. Mais j’incriminerai tout de même moins la Haine que la Peur.

3° question : Mais comment s’expliquer les aveux des sorciers eux-mêmes ?

li est certain que nombre d’accusés avouaient, dans les tourments, des délits imaginaires. Ces aveux entretenaient, en la renforçant, la croyance aux pratiques des zélateurs du Maudit. Mais s’ils étaient innocents, pourquoi se contredire ?

I faut admettre, à la lecture d’un certain nombre de dossiers (voir Schrader), que le délit de sorcellerie n’était pas toujours irréel. La croyance au Diable implique la foi aux succès qu’il procure à ses fanatiques, et il s’en trouvait pour lui bailler leur âme. Ou soutiendrait malaisément le contraire. Mais cette restriction [p. 48] faite, large même, il reste encore un grand nombre d’innocents dont plusieurs firent en plein « travail »  du bourreau des aveux éphémères. Encore une fois, est-ce que ce fait élargit le problème ? en recule la solution ? Rien ne me porte à le croire. Il faut se souvenir en effet que, souvent, on promettait la vie sauve aux accusés. Tantôt la promesse était formelle, moyennant aveu du patient, tantôt elle ne comportait qu’un adoucissement à la peine de mort ; substitution du glaive au feu. Schrader rapporte que les juges usaient parfois de cet artifice, en en éludant les obligations. Le juge, qui s’était prêté par serment à ces mesures de clémence, se récusait en cours de procès, et son successeur ou son substitut condamnait, à sa place, au feu, tout de même. Et puis il faut tenir compte de l’effroyable usure des forces morales, par la question, par l’emprisonnement qui se prolongent : une même « sorcière » est remise plus de trente fois à la question, dans une certaine ville de l’Allemagne du Sud, pour vaincre l’opiniâtreté de l’innocence. Est-ce que la mort n’est pas une délivrance ? Enfin, et une fois de plus, on peut être sorcier sans le savoir… et puis le Diable rend les sorciers insensibles… il leur prête de fausses larmes …, etc. Sous les témoignages qui l’accablent de toutes parts, l’accusé peut parfaitement douter de lui-même. Il peut, après tout, en venir à croire ce que croit tout le monde : à sa propre diablerie. Nombre d’entre eux sont des esprits simples, des âmes frustes ou racornies, vieillards, commères, rustres, que quelque particularité dénonce à la curiosité maligne, pauvre sordide, veuve assombrie et tous les autres, ceux qui n’ont rien à faire et ceux dont «  on voudrait tant savoir » ce qu’ils font.

L’ordalie, en tant que « jugement de Dieu » (telle n’est pas la conception de nos tribus primitives modernes), sauvegardait parfois les inculpés sortis indemnes de l’épreuve. Mais, si j’en juge d’après mes lectures, cette procédure n’était que rarement admise et appliquée. [p. 49]

Des aveux ? C’était l’espérance qui les dictait, la suggestion, la lassitude.

*
*    *

Laissons ici sorciers et sorcières d’antan. Parlons de leurs prétendues victimes d’autrefois et d’aujourd’hui.

Vous lirez dans Oesterreieh cent récits de possession, sous toutes les latitudes. Habituellement, dans nos sociétés européennes. il s’agissait d’hommes ou de femmes, soudainement ou progressivement exaltés. On gesticule en forcené, on se roule à terre, on vocifère obscénités et blasphèmes. Gestes lubriques, propos orduriers, sacrements épouvantables, visions d’horreur ou de luxure, chez des nonnes cloîtrées, chez des solitaires, chez des exorcistes (Surin), ces excès semaient par l’exemple une contagion redoutable dans des communautés souvent vouées aux pratiques pieuses. Inutile de redire ici l’histoire d’Urbain Grandier, du diacre Paris, du curé de Bonbon [Bombon]… Des innocents à qui l’on ne manquait pas d’imputer tout le mal payaient de leur vie une faute irréelle.

Je viens d’observer un cas de ce genre ! le voici en peu de mots :

Une femme, encore jeune, honorablement mariée, fait la connaissance, en tout bien et tout honneur, d’un monsieur savant et distingué. Mfme X. a le goût de l’idéal. Elle vise à cette sorte de distinction qui parle grec et philosophie. Son mari, homme pratique et avisé, ignore l’un et l’autre. Après chaque entretien avec celui qu’elle nomme son Idéal, Mme X. mesure plus tristement combien son mari s’en éloigne. Et elle s’éloigne de la médiocrité de son mati, à son tour. Peu à peu l’amour la gagne : elle se sent portée vers un destin qui l’exalte. Larousse lui fournira les termes dont on rehausse une pensée plate : les mots scientifiques, les termes venus du grec… Elle s’en sert avec ostentation, sans les comprendre. Cependant ; l’Idéal révèle sa présence invisible… [p. 50] Il dirige sa pensée, la stimule. Elle entend voix (1). Un jour, une sensation bizarre lui monte au corps. C’est une transe solennelle, redoutable, exquise. Les nerfs se tendent, vibrent… c’est indicible ! Bref, les choses en viennent au point qu’il faut bien qu’on s’explique.

L’inducteur involontaire de ce délire naissant, mis en présence du couple X., expose avec une clarté parfaite à l’intéressée ce qu’il est advenu d’elle… Il l’assure de sa courtoise indifférence… et l’engage à la raison. Dès lors, le délire change de signe… l’Idéal n’est pas l’homme qu’elle croyait. Il y a en lui de l’ange et du bandit ; c’est un personnage double, diurne et nocturne, qui tient à la fois de Jésus-Christ, de Raspoutine et de Landru. Et la persécution commence : l’Idéal se travestit, se maquille. Tantôt il prend la forme d’un coquin ricanant, tantôt d’un vieillard. On le voit cingler en avion, du haut des airs. Elle n’ose plus sortir. Mais alors la voix fatale l’invective. C’est un dégoisement d’ordures, un vocabulaire d’obscénités inconnues, avec des injonctions et des appels à la luxure. Elle se sent possédée de la tête aux pieds… « Il » la guide, la meut ; il retient sa main qui salue, il entrave ses pas ou les précipite. La nuit, des détonations retentissent tout autour d’elle : le fluide l’imprègne… il lui tient des discours corrupteurs, avec des imprécations et des menaces. Elle sera brûlée vive, son mari assassiné. Des serpents se glissent dans son lit. Tout craque. On sent la poudre et la fumée à plein nez. La mort va venir.

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Tenons-nous en là.

Incontestablement, le délire de possession est devenu rare, de nos jours. C’est qu’il ne se développe plus que dans des esprits fêlés. Je crois qu’il n’en était pas de même, jadis. La croyance universelle au Diable alimentait [p. 51] alors toute espèce d’angoisse, même chez des individus normaux. C’est pourquoi je tiens pour excessive la sévérité des diagnostics portés à priori sur le cas de tout possédé d’antan. Non, ils n’étaient pas nécessairement hystériques, déséquilibrés ou fous, ceux que la peur des démons affolait. Mais de nos jours où cette hantise ne sévit plus que dans des recoins ignares, I’angoisse a perdu presque partout l’un de ses pires stimulants. Je ne fais allusion d’ailleurs qu’à l’élite des nations de I’Europe. Seulement, l’idée du Diable, et l’horreur qui en naît, se ravive parfois encore au fond des âmes primitives ou tourmentées. Elle y demeure en germe. Elle y perce en allusions plus ou moins voilées. Mais d’autres interprétations s’offrent au malade qui cherche à s’expliquer. Où l’a dit et redit : ce sont des ondes et des rayons que nous vient aujourd’hui tout le mal. Notre siècle est, en pathologie mentale, le siècle de I’actinopathie. Le possédé se plaint d’être une cible pour toutes les émissions de tous les appareils, téléphone, télégraphe, gramophone, que la science invente et pressent. Le diable est physicien.

Ce qu’on trouve en général à la hase de ces délires de possession ? Aujourd’hui comme autrefois, ce sont les remords et la concupiscence. Elans d’érotisme, tourments de culpabilité. Dans les deux cas, tout au fond, la peur : peur de mal faire, peur d’avoir mal fait, crainte du châtiment. C’est un compromis de vice et de vertu. La crainte, qui est le commencement de la sagesse, est aussi le commencement de la déraison.

Aujourd’hui donc, où ces sortes de délires ne se développent plus guère que dans des terrains dénaturés, on compte, parmi les possédés, des imbéciles, des hystériques, des épileptiques, des paranoïaques, des schizophrènes, même des paralytiques généraux. L’obsession et la phobie, la simple névrose d’angoisse ne fournissent plus, comme au temps d’Ambroise Paré, leur contingent de « démoniacles ». Et cela est dû à la [p. 52] diffusion des lumières, à l’œuvre de la science, à l’effort des médecins.

On sait maintenant que notre âme est une sorte de féodalité de tendances, hiérarchisées par l’expérience et le temps. La Raison en est la fonction suzeraine. C’est un pouvoir, assuré de disponibilités de force, qui règle la synthèse et l’harmonie des réactions de l’être, en vue de son adaptation continue aux conditions de la vie. Mais qui dit suzerain dit vassaux et qui dit vassaux dit révoltés. Il en est de turbulents, parmi les grands officiers de la Couronne ! Il leur arrive d’usurper le pouvoir et d’enfermer la Raison, ne serait-ce qu’un instant, à Péronne.

Voilà le Diable !

 NOTE

(1) Qui lui dicte parfois subitement des vers libres, d’épaisse venue.

 Armand Rassenfosse (1862-1934) - La jeune sorcière (1897). [Pointe sèche]

Armand Rassenfosse (1862-1934) – La jeune sorcière (1897). [Pointe sèche]

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1 commentaire pour “Sorciers d’autrefois, possédés d’aujourd’hui. Par William Boven. 1930.”

  1. BetseyLe vendredi 13 mai 2016 à 17 h 40 min

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