Samuel Formey. SONGE. Extrait de « l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers… par Diderot et D’Alembert », (Paris), Tome quinzième, 1765, p. 354-357.

Samuel Formey. SONGE. Extrait de « l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers… par Diderot et D’Alembert », (Paris), Tome quinzième, 1765, p. 354-357.

 

Johann Heinrich Samuel Formey (1711-1797), pasteur allemand, fut le premier à définir l’existence des songes naturels à travers sa réduction physiologique dans son Essai sur les songes. Ce travail, écrit directement en français, fut repris en grande partie pour composer l’article « songe » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alambert. C’est que la question est importante – et le succès de son interprétation physiologique le prouve – dans la mesure où le corps n’est pas le seul à intervenir dans la production du songe. Il fut précurseur, avec l’abbé Jérrôme Richard vingt ans plus tard (La théorie des songes (1766) à renouveler la théorie des phénomènes du sommeil et des songes.

Pour cet auteur, comme pour plusieurs autres, sa nature est indissociable de la nature même de l’être humain, composée de deux éléments distincts : le corps et l’âme. Alors que le corps serait matériel, l’âme serait spirituelle (capable de contrôler tous les mécanismes comme les sens et l’imagination). L’âme est le moteur principal à l’origine des pensées, de l’imagination, de l’action (et donc à l’origine aussi des songes) et elle doit rester active, même pendant le sommeil. Ces spécialistes de l’onirisme s’impliquent ainsi dans le débat autour de la nature de l’âme et de son action, dont dépend leur démonstration sur le rêve. Depuis de nombreuses années, des savants s’opposent sur la question de savoir si l’âme pense continuellement ou non. Au contraire de Formey ou de Richard, certains pensent, comme John Locke, qu’il n’est pas assuré que l’âme soit toujours en activité, notamment pendant le sommeil ? (Dauvois).

Autre publication :
Essai sur les songes.  Article parut dans les « Mémoire de l’Académie de Berlin », (Berlin), tome 2, 1746, pp. 317-334.  [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons remplacé quelques anciens caractères typographiques par ceux usité aujourd’hui [« ft » par « st« ] pour en rendre la lecture plus aisée; nous avons aussi corrigée plus sieurs fautes d’impression. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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SONGE, s. m. (Métaph. & Physiol.) Le songe est un état bisarre en apparence, où l’âme a des idées sans y avoir de connoissance réfléchie, éprouve des sensations sans que les objets externes paroissent faire aucune impression sur elle ; imagine des objets, se transporte dans des lieux, s’entretient avec des personnes qu’elle n’a jamais vues, & n’exerce aucun empire sur tous ces fantômes qui paroissent ou disparoissent, l’affectent d’une manière agréable ou incommode, sans qu’elle influe en quoi que ce soit. Pour expliquer la nature des songes, il faut avant toutes choses tirer de l’expérience un certain nombre de principes distincts ; c’est là l’unique fil d’Ariane qui puisse nous guider dans ce labyrinthe : de toutes les parties qui composent notre machine, il n’y a que les nerfs qui soient le siège du sentiment, tant qu’ils conservent leur tension, & cet extrait précieux, cette liqueur subtile qui se forme dans le laboratoire du cerveau, coule sans interruption depuis l’origine des nerfs jusqu’à leur extrémité. Il ne sauroit se faire aucune impression d’une certaine force sur notre corps, dont la surface est tapissée de nerfs, que cette impression ne passe avec une rapidité inconcevable de l’extrémité extérieure à l’extrémité intérieure, & ne produise aussitôt l’idée d’une sensation. J’ai dit qu’il falloit une impression d’une certaine force, car il y a en effet une infinité de matières subtiles & déliées répandues autour de nous, qui ne nous affectent point ; parce que pénétrant librement les pores de nos parties nerveuses, elles ne les ébranlent point, l’air lui-même n’est aperçu que quand il est agité par le vent. Tel étant l’état de notre corps, il n’est pas difficile de comprendre comment pendant la veille nous avons l’idée des corps lumineux, sonores, sapides, odoriférans & tactiles : les émanations de ces corps ou leurs parties même heurtant nos nerfs, les ébranlent à la surface de ces corps ; & comme lorsqu’on pince une corde tendue dans quelqu’endroit que ce soit, toute la corde trémousse, de même le nerf est ébranlé d’un bout à l’autre, & l’ébranlement de l’extrémité intérieur est fidellement suivi & accompagné, tant cela se fait promptement, de la sensation qui y répond. Mais lorsque fermant aux objets sensibles toutes les avenues de notre âme, nous nous plongeons entre les bras du sommeil, d’où naissent ces nouvelles décorations qui s’offrent à nous, & quelquefois avec une vivacité qui met nos passions dans un état peu différent de celui de la veille ? Comment puis-je voir & entendre, & en général sentir, sans faire usage des organes du sentiment, démêlant soigneusement diverses choses qu’on a coutume de confondre ? Comment les organes du sentiment sont-ils la cause des sensations ? est-ce en qualité de principe immédiat ? est-ce par l’œil ou [p. 355, colonne 1] par l’oreille que l’on voit & entend immédiatement ? Point du tout, l’œil & l’oreille sont affectés ; mais l’âme n’est avertie que quand l’impression parvient à l’extrémité intérieure du nerf optique ou du nerf auditif ; & si quelque obstacle arrête en chemin cette impression, de manière qu’il ne se fasse aucun ébranlement dans le cerveau, l’impression est perdue pour l’âme. Ainsi, & c’est ce qu’il faut bien remarquer comme un des principes fondamentaux de l’explication des songes, il suffit que l’extrémité intérieure soit ébranlée pour que l’âme ait des représentations. On connoît de plus aisément que cette extrémité intérieure est la plus facile à ébranler, parce que les ramifications dans lesquelles elle se termine sont d’une extrême ténuité, & qu’elles font place à la source même de ce fluide spiritueux, qui les arrose & les pénêtre, y court, y serpente, & doit avoir une toute autre activité, que lorsqu’il a fait le long chemin qui le conduit à la surface du corps ; c’est de-là que naissent tous les actes d’imagination pendant la veille, & personne n’ignore que dans les personnes d’un certain tempérament, dans celles qui sont livrées à de telles méditations, ou qui sont agitées par de violentes passions, les actes d’imagination sont équivalens aux sensations & empêchent même leur effet, quoiqu’elles nous affectent d’une manière assez vive. Ce sont là les songes des hommes éveillés, qui ont une parfaite analogie avec ceux des hommes endormis, étant les uns & les autres dépendans de cette suite d’ébranlemens intérieurs qui se passent à l’extrémité des nerfs qui aboutissent dans le cerveau. Toute la différence qu’il y a, c’est que pendant la veille nous pouvons arrêter cette suite, en rompre l’enchaînure, en changer la direction, & lui faire succéder l’état des sensations, au-lieu que les songes sont indépendans de notre volonté, & que nous ne pouvons ni continuer les illusions agréables, ni mettre en fuite les fantômes hideux. L’imagination de la veille est une république policée, où la voix du magistrat remet tout en ordre ; l’imagination des songes est la même république dans l’état d’anarchie, encore les passions sont-elles de fréquens attentats contre l’autorité du législateur pendant le tems même où ses droits sont en vigueur. Il y a une loi d’imagination que l’expérience démontre d’une manière incontestable, c’est que l’imagination lie les objets de la même manière que les sens nous les représentent, & qu’ayant cause à les rappeller, elle se fait conformément à cette liaison ; cela est si commun, qu’il seroit superflu de s’y attendre. Nous voyons aujourd’hui pour la première fois un étranger à un spectacle dans une telle place, à côté de telles personnes : si ce soir votre imagination rappelle l’idée de cet étranger, soit d’elle-même, ou parce que nous lui demandons compte, elle sera en même tems les frais de représenter en même tems le lieu du spectacle, la place que l’étranger occupoit, les personnes que nous avons remarquées autour de lui ; & s’il nous arrive de les voir ailleurs, au bout d’un an, de dix ans ou davantage, suivant la force de notre mémoire, en le voyant, toute cette escorte, si j’ose ainsi dire, se joint à son idée. Telle étant donc la manière dont toutes les idées se tiennent dans notre cerveau, il n’est pas surprenant qu’il se forme tant de combinaisons bisarres ; mais il est essentiel d’y faire attention, car cela nous explique la bisarrerie, l’extravagante apparence des songes, & ce ne sont pas seulement deux objets qui se lient ainsi, c’en sont dix, c’en sont mille, c’est l’immense assemblage de toutes nos idées, dont il n’y en a aucune qui n’ait été reçue avec quelqu’autre, celle-ci avec une troisième, & ainsi de suite. En parlant d’une idée quelconque, vous pouvez arriver successivement à toutes les autres par des routes qui ne sont point [p. 355, colonne 2] tracées au hasard, comme elles le paroissent, mais qui sont déterminées par la manière & les circonstances de l’entrée de cette idée dans notre âme ; notre cerveau est, si vous le voulez, un bois coupé de mille allées, vous vous trouverez dans une telle allée, c’est-à-dire vous êtes occupé d’une telle sensation ; si vous vous y livrez, comme on le fait, ou volontairement pendant la veille, ou nécessairement dans les songes de cette allée, vous entrerez dans une seconde, dans une troisième, suivant qu’elles sont percées, & votre route quelqu’irréguliere qu’elle paroisse dépend de la place d’où vous êtes parti & de l’arrangement du bois, de sorte qu’à toute autre place ou dans un bois différemment percé vous aurez fait un autre chemin, c’est-à-dire un autre songe. Ces principes supposés, employons-les à la solution du problème des songes. Les songes nous occupent pendant le sommeil ; & lorsqu’il s’en présente quelqu’un à nous, nous sortons de l’espèce de léthargie complète où nous avoient jetés ces sommeils profonds, pour apercevoir une suite d’idées plus ou moins claires, selon que le songe est plus ou moins vif, selon le langage ordinaire ; nous ne songeons que lorsque ces idées parviennent à notre connoissance, & font impression sur notre mémoire, & nous pouvons dire, nous avons eu tel songe, ou du-moins que nous avons songé en général ; mais, à proprement parler, nous songeons toujours, c’est-à-dire que dès que le sommeil s’est emparé de la machine, l’âme a sans interruption une suite de représentations & de perceptions ; mais elles sont quelquefois si confuses, si foibles, qu’il n’en reste pas la moindre trace, & c’est ce qu’on appelle le profond sommeil, qu’on auroit tort de regarder comme une privation totale de toute perception, une inaction complète de l’âme.

Depuis que l’âme a été créée & jointe à un corps, ou même à un corpuscule organisé, elle n’a cessé de faire les fonctions essentielles à une âme, c’est-à-dire d’avoir une suite non-interrompue d’idées qui lui représentent l’univers, mais d’une façon convenable à l’état de ses organes ; aussi tout le tems qui a précédé à notre développement ici-bas, c’est-à-dire notre naissance, peut être regardé comme un songe continuel qui ne nous a laissé aucun souvenir de notre préexistence, à cause de l’extrême foiblesse dont un germe, un fœtus sont susceptibles. S’il y a donc des vuides apparens, &, si j’ose dire, des espèces de lacunes dans la suite de nos idées, il n’y a pourtant aucune interruption. Certains nombres de mots sont visibles & lisibles, tandis que d’autres sont effacés & indéchiffrables ; cela étant, songer ne fera autre chose que s’apercevoir de ses songes, & il est uniquement question d’indiquer des causes qui fortifient les empreintes des idées, & les rende d’une clarté qui mette l’âme en état de juger de leur existence, de leur liaison, & d’en conserver même le souvenir. Or ce sont des causes purement physiques & machinales ; c’est l’état du corps qui décide seul de la perception des songes ; les circonstances ordinaires qui les accompagnent concourent toutes à nous en convaincre. Quelles sont ces personnes qui dorment d’un profond sommeil, & qui n’ont point ou presque point songé ? Ce sont les personnes d’une constitution vigoureuse, qui jouissent actuellement d’une bonne santé, ou celles qu’un travail considérable a comme accablées. Deux raisons opposées provoquent le sommeil complet & destitué de songes : dans ces deux cas, l’abondance des esprits animaux fait une sorte de tumulte dans le cerveau, qui empêche que l’ordre nécessaire pour lier les circonstances d’un songe ne se forme ; la disette d’esprits animaux fait que ces extrémités intérieures des nerfs, dont l’ébranlement produit des actes d’imagination, ne sont pas remuées, ou du-moins pas assez pour que [p. 356, colonne 1] nous en soyons avertis ; que faut-il donc pour être songeur ? Un état ni foible, ni vigoureux ; une médiocrité de vigueur rend l’ébranlement des filets nerveux plus facile ; la médiocrité d’esprits animaux fait que leur cours est plus régulier, qu’ils peuvent fournir une suite d’impressions plus faciles à distinguer. Une circonstance qui prouve manifestement que cette médiocrité que j’ai supposée est la disposition requise pour les songes, c’est l’heure à laquelle ils sont plus fréquens ; cette heure est le matin. Mais, direz-vous, c’est le tems où nous sommes le plus frais, le plus vigoureux, & où la transpiration des esprits animaux étant faite, ils sont les plus abondans ; cette observation, loin de nuire à mon hypothèse, s’y ajuste parfaitement. Quand les personnes d’une constitution mitoyenne, (car il n’y a guère que celles-là qui rêvent) se mettent au lit, elles sont à-peu-près épuisées, & les premières heures du sommeil sont celles de la réparation, laquelle ne va jamais jusqu’à l’abondance : s’arrêtant donc à la médiocrité, dès que cette médiocrité existe, c’est-à-dire vers le matin, les songes naissent ensuite, & durent en augmentant toujours de clarté jusqu’au réveil. Au reste, je raisonne sur les choses comme elles arrivent ordinairement, & je ne nie pas qu’on ne puisse avoir un songe vif à l’entrée ou au milieu de la nuit, sans en avoir le matin ; mais ces cas particuliers dépendent toujours de certains états particuliers qui ne font aucune exception aux règles générales que je pose ;je conviens encore que d’autres causes peuvent concourir à l’origine des songes, & qu’outre cet état de médiocrité que nous supposons exister vers le matin, toute la machine du corps a encore au même tems d’autres principes d’action très propres à aider les songes ; j’en remarque deux principaux, un intérieur & un extérieur. Le premier, ou le principe intérieur, c’est que les nerfs & les muscles, après avoir été relâchés à l’entrée du sommeil, commencent à s’étendre & à se gonfler par le retour des fluides spiritueux que le repos de la nuit a réparés, toute la machine reprend des dispositions à l’ébranlement ; mais les causes externes n’étant pas encore assez fortes pour vaincre les barrières qui se trouvent aux portes des sens, il ne se fait que les mouvemens internes propres à exciter des actes d’imagination, c’est-à-dire des songes. L’autre principe, ou le principe extérieur qui dispose à s’éveiller à demi, & par conséquent à songer, c’est l’irritation des chairs qui, au bout de quelques heures qu’on aura été couché sur le dos, sur le côté, ou dans toute autre attitude, commence à se faire sentir. J’avoue donc l’existence des choses capricieuses que je viens d’indiquer, mais je regarde toujours cette disposition moyenne entre l’abondance & la disette d’esprits, comme la cause principale des songes ; & pour mettre le comble à la démonstration, voyez des exemples qui viennent à propos. Une personne en foiblesse ne trouve, quand elle revient à elle-même, aucune trace de son état précédent ; c’est le profond sommeil de disette. Un homme yvre-mort ronfle plusieurs heures, & se réveille sans avoir eu aucun songe ; c’est le profond sommeil d’abondance ; donc on ne songe que dans l’état qui tient le milieu. Voyons à-présent naître un songe, & assistons en quelque sorte à sa naissance.

Je me couche, je m’endors profondément, toutes les sensations sont éteintes, tous les organes sont comme inaccessibles ; ce n’est pas là le tems des songes, il faut que quelques heures s’écoulent, afin que la machine ait pris les principes d’ébranlement & d’action que nous avons indiqués ci-dessus ; le tems étant venu, songe-t-on aussitôt, & ne faut-il point de cause plus immédiate pour la production du songe, que cette disposition générale du corps ? Il semble d’abord qu’on ne puisse ici répondre sans témérité, [p. 356, colonne 2] & que le fil de l’expérience nous abandonne ; car, dira-t-on, puisque personne ne sauroit seulement remarquer quand & comment il s’endort, comment pourroit-on saisir ce qui préside à l’origine d’un songe qui commence pendant notre sommeil ?

Au secours de l’expérience, joignons-y celui du raisonnement : voici donc comment nous raisonnons. Un acte quelconque d’imagination est toujours lié avec une sensation qui le précède, & sans laquelle il n’existeroit pas ; car pourquoi un tel acte se seroit-il développé plutôt qu’un autre, s’il n’avoit pas été déterminé par une sensation ? Je tombe dans un douce rêverie, c’est le point-de-vue d’une riante campagne, c’est le gazouillement des oiseaux, c’est le murmure des fontaines qui ont produit cet état, qui ne l’auroit pas assurément été par des objets effrayans, ou par des cris tumultueux ; on convient sans peine de ce que j’avance par rapport à la veille, mais on ne s’en aperçoit pas aussi distinctement à l’égard des songes, quoique la chose ne soit ni moins certaine, ni moins nécessaire ; car si les songes ne sont pas des chaînes d’actes d’imagination, & que les chaînes doivent, pour ainsi dire, être toutes accrochées à un point fixe d’où elles dépendent, c’est-à-dire à une sensation, j’en conclus que tout songe commence par une sensation & se continue par une suite d’actes d’imagination, toutes les impressions sensibles qui étoient sans effet à l’entrée de la nuit deviennent efficaces, sinon pour réveiller, au-moins pour ébranler, & le premier ébranlement qui a une force déterminée est le principe d’un songe. Le songe a toujours son analogie avec la nature de cet ébranlement ; est-ce, par exemple, un rayon de lumière qui s’insinuant entre nos paupières a affecté l’œil, notre songe suivant sera relatif à des objets visibles, lumineux ? est-ce un son qui a frappé nos oreilles ? Si c’est un son doux, mélodieux, une sérénade placée sous nos fenêtres, nous rêverons en conformité, & les charmes de l’harmonie auront part à notre songe ; est-ce au contraire un son perçant & lugubre ? les voleurs, le carnage, & d’autres scènes tragiques s’offriront à nous ; ainsi la nature de la sensation, mère du songe, en déterminera l’espèce ; & quoique cette sensation soit d’une foiblesse qui ne permette point à l’âme de l’apercevoir comme dans la veille, son efficacité physique n’en est pas moins réelle ; tel ébranlement extérieur répond à tel ébranlement intérieur, non à un autre, & cet ébranlement intérieur une fois donné, détermine la suite de tous les autres.

Ce n’est pas, au reste, que tout cela ne soit modifié par l’état actuel de l’âme, par ses idées familières, par ses actions, les impressions les plus récentes qu’elle a reçues étant les plus aisées à se renouveler : de-là vient la conformité fréquente que les songes ont avec ce qui s’est passé le jour précédent, mais toutes les modifications n’empêchent pas que le songe ne parte toujours d’une sensation, & que l’espèce de cette sensation ne détermine celle du songe.

Par sensation je n’entends pas les seules impressions qui viennent des objets du dehors ; il se passe outre cela mille choses dans notre propre corps, qui sont aussi dans la classe des sensations, & qui par conséquent produisent le même effet. Je me suis couché avec la faim & la soif, le sommeil a été plus fort, il est vrai, mais les inquiétudes de la faim & de la soif luttent contre lui ; & si elles ne le détruisent pas, elles produisent du moins des songes, où il sera question d’alimens solides & liquides, & où nous croirons satisfaire à des besoins qui renaîtront à notre réveil ; une simple particule d’air qui se promènera dans notre corps produira diverses sortes d’ébranlemens qui serviront de principes & de modification à nos songes : combien de fois une fluxion, une colique, ou telle autre affection incommode ne naissent-elles pas [p. 357, colonne 1] pendant notre sommeil, jusqu’à ce que leur force le dissipe enfin ? Leur naissance & leur progrès sont presque toujours accompagnés d’états de l’âme ou de songe qui y répondent.

Le degré de clarté auquel parviennent les actes d’imagination, qui constituent les songes, nous en procure la connoissance ; il y a un degré déterminé auquel ils commencent à être perceptibles, comme dans les objets de la vue & de l’ouïe, il y a un terme fixe d’où nous commençons à voir & à entendre ; ce degré existant une fois, nous commençons à songer, c’est-a-dire à apercevoir nos songes ; & à mesure que de nouveaux degrés de clarté surviennent, les songes sont plus marqués ; & comme ces degrés peuvent hausser & baisser plusieurs fois pendant le cours d’un même songe, de-là viennent ces inégalités, ces espèces d’obscurité qui éclipsent presque une partie d’un songe, tandis que les autres conservent leur netteté ; ces nuances varient à l’infini. Les songes peuvent être détruits de deux manières, ou lorsque nous rentrons dans l’état du profond sommeil, ou par notre réveil : le réveil c’est le retour des sensations ; dès que les sensations claires & perceptibles renaissent, les songes sont obligés de prendre la fuite : ainsi toute notre vie est partagée entre deux états essentiellement différens l’un de l’autre, dont l’un est la vérité & la réalité, tandis que l’autre n’est que mensonge & illusion ; cependant si la durée des songes égaloit celle de la nuit, & qu’ils fussent toujours d’une clarté sensible, on pourroit être en doute laquelle de ces deux sensations est la plus essentielle à notre bonheur, & mettre en question qui seroit le plus heureux, ou le sultan plongé tous le jour dans les délices de son sérail, & tourmenté la nuit par des rêves affreux, ou le plus misérable de ses esclaves qui, accablé de travail & de coups pendant la journée, passeroit des nuits ravissantes en songes. A la rigueur, le beau titre de réel ne convient guère mieux aux plaisirs dont tant de gens s’occupent pendant leurs veilles, qu’à ceux que les songes peuvent procurer.

Cependant l’état de la veille se distingue de celui du sommeil, parce que dans le premier, rien n’arrive sans cause ou raison suffisante.

Les événemens sont liés entre eux d’une manère naturelle & intelligible, au lieu que dans les songes, tout est décousu, sans ordre, sans vérité : pendant la veille un homme ne se trouvera pas tout-d’un-coup dans une chambre, s’il n’est venu par quelqu’un des chemins qui y conduisent : je ne serai pas transporté de Londres à Paris, si je ne fais le voyage ; des personnes absentes ou même mortes ne s’offriront point à l’improviste à ma vue ; tandis que tout cela, & même des choses étranges, contraires à toutes les lois de l’ordre & de la nature, se produisent dans les songes : c’est donc là le criterium que nous avons pour distinguer ces deux états ; & de la certitude même de ce criterium vient un double embarras, où l’on semble quelquefois se trouver d’un côté pendant la veille, s’il se présente à nous quelque chose d’extraordinaire, & qui, au premier coup d’œil, soit inconcevable ; on se demande à soi-même, est-ce que je rêve ? On se tâte, pour s’assurer qu’on est bien éveillé ; de l’autre, quand un songe est bien net, bien lié, & qu’il n’a rassemblé que des choses bien possibles, de la nature de celles qu’on éprouve étant bien éveillé : on est quelquefois en suspens, quand le songe est fini, sur la réalité ; on auroit du penchant à croire que les choses se sont effectivement passées ainsi ; c’est le sort de notre âme, tant qu’elle est embarrassée des organes du corps, de ne pouvoir pas démêler exactement la suite de ses opérations : mais comme le développement de nos organes nous a fait passer d’un songe perpétuel & souverainement confus, à un état miparti de songes & de vérités, il faut espèrer que notre mort nous élévera à un état où la suite de nos idées continuellement claire & perceptible ne sera plus entrecoupée d’aucun sommeil, ni même d’aucun songe : ces réflexions sont tirées d’un essai sur les songes, par M. Formey.

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