Roger Dupouy. Les hallucinations psychiques. Extrait de la revue « L’Encéphale », (Paris), dix-septième année, 1922, pp. pp. 484-495.

Roger Dupouy. Les hallucinations psychiques. Extrait de la revue « L’Encéphale », (Paris), dix-septième année, 1922, pp. pp. 484-495.

Roger Dupouy (1877-1945). Médecin aliéniste élève de Ernest Dupré.
Quelques publications :
— Les psychoses puerpérales et les processus d’auto-intoxication. Thèse de la faculté de médecine de Paris n°37. Paris, Jules Rousset, 1904. 1 vol.
— Fugues et vagabondage, étude clinique et psychologique. Préface de M. le Dr G. Deny. Paris, Félix Alcan, s. d., [1909]. 1 vol.
— Les Opiomanes. Mangeurs, buveurs et fumeurs d’opium. Etude clinique et Médico-littéraire. Préface de M. le Professeur Régis. Paris, Félix Alcan, 1912. 1 vol.
— (avec) H. Le Savoureux. Un cas de délire spirite et théosophique chez une cartomancienne. Article paru dans la revue « L’Encéphale, journal mensuel de neurologie et de psychiatrie », (Paris), septième année, deuxième semestre, 1913, pp. 63-71. [en ligne sur notre site]
— Le service social à l’hôpital Henri Rousselle. In « Prophylaxie Mentale », sept/oct, 1931 no 31 p 405.

[p ; 484]

LES HALLUCINATIONS PSYCHIQUES

PAR

Roger Dupuy

Sous la dénomination d’hallucinations psychiques, on englobe généralement des phénomènes mentaux très différents, rêveries éveillées, états suboniriques, représentations mentales à images intensifiées, hallucinations psychomotrices (kinesthésiques simples de Séglas), hallucinations psychiques pures et sans adjonction d’aucun élément sensoriel ni moteur, sans extériorité spatiale, etc.

Elles ont été différemment comprises par les auteurs et l’on tend de plus en plus aujourd’hui à les séparer des phénomènes hallucinatoires, à les considérer comme des représentations mentales ou des interprétations délirantes. Nous croyons que c’est là une erreur et que, méritant leur appellation, elles sont bien d’ordre hallucinatoire. Leur caractéristique est seulement que l’image [p. 486] sensorielle qu’elles comportent n’est pas projetée jusqu’à la périphérie de notre système sensitif.

Baillarger, en 1844, différenciait le premier des hallucinations psychosensorielles, complètes, les hallucinations psychiques, incomplètes, que quelques années plus tard Michéa séparait plus nettement en leur donnant le nom de fausses hallucinations. Kahlbaum décrivait ensuite, sous l’appellation d’hallucinations aperceptives, des phénomènes représentatifs involontaires n’offrant pas de caractère sensoriel vrai, tandis que Hagen dénommait pseudo-hallucinations des états de subonirisme ou de rêverie consciente avec évocations partiellement involontaires (hallucinations de la mémoire ou du souvenir).

Kandinsky fixait avec plus d’exactitude ce qu’il entendait par pseudo-hallucinations : des perceptions pouvant revêtir une très grande vivacité et se rapprochant de l’hallucination par la précision sensorielle, le détail et la perfection du tableau, par la spontanéité, la stabilité, l’incoercibilité du phénomène, mais s’en différenciant par leur subjectivité qui les ferait ressembler à la représentation mentale. Malgré que le sujet subisse leur apparition automatique et ne puisse s’en débarrasser volontairement, elles ne créent point pour lui l’apparence d’un objet extérieur, elles sont dépourvues de l’extériorité spatiale.

Séglas, dans une série de publications, s’attache à distinguer l’hallucination psychique (pseudo-hallucination) se rapportant à des objets ou des personnes, et consistant en visions, bruits, odeurs, goûts, purement intellectuels, et l’hallucination psychique à caractère verbal, pseudo-hallucination spéciale qui se confond avec la pseudo-hallucination de Kandinsky. Pour lui, dans la pseudohallucination, «rien ne rappelle la perception extérieure. Tout est intérieur ou mieux subjectif ». La pseudo-hallucination générale, quelles que soient la spontanéité, l’incoercibilité, la grande précision sensorielle, etc., de l’image qui la constitue, manque du caractère capital de l’hallucination vraie : l’extériorité. La pseudo-hallucination verbale consisterait en de simples représentations mentales verbales, auditives ou motrices, associées ou non, en voix intérieures ne s’extériorisant dans aucun de leurs éléments constitutifs, et dériverait du phénomène normal de l’endophasie.

Notre parole intérieure peut, en effet, s’aviver au point de nous faire entendre (intérieurement) notre pensée s’exprimant sous une forme verbale et d’une façon en apparence toute spontanée. Cette hyperendophasie, cette audition mentale est l’expression reconnue de notre propre pensée et reste soumise à notre volonté. Chez certains malades, au contraire, les paroles perçues par le même mécanisme d’hyperendophasie ne sont plus pour lui l’expression de sa propre pensée; il les renie, ne sait d’où elles viennent, n’en est point le maître, est forcé de les subir, les déclare étrangères à son moi. « Il y a automatisme et objectivation psychiques », mais il n’y a pas d’extériorisation spatiale, ce qui suffit, d’après Séglas, à différencier la pseudo-hallucination verbale de l’hallucination vraie.

G. Petit étudie à son tour ces différents phénomènes pseudo-hallucinatoires qu’il range sous le vocable d’auto-représentations perceptives et qu’il définit ainsi : représentations mentales automatiques, subjectives (sans intervention d’aucun élément sensoriel, moteur ou cénesthésique) et exogènes (résultat d’une création étrangère au moi).

Théoriquement, il existe des hallucinations psychiques de tous les sens. [p. 487]

Pratiquement, on n’étudie guère que l’hallucination du langage, l’hallucination psychoverbale, c’est-à-dire la perception automatique d’images mentales (auditives, visuelles ou motrices) servant à l’expression de la pensée.

Et la démarcation qu’il y a lieu d’établir entre elle et l’hallucination verbale sensorielle est des plus délicates au point de vue clinique comme au point de vue psychologique.

L’hallucination psychoverbale se rencontre :

1° Chez des malades qui sont au début d’une psychose hallucinatoire ;

2″ Chez des hallucinés dont le délire est en voie de régression ;

3° Chez des sujets délirants, mais indemnes de troubles psychosensoriels complets (hallucinations dites vraies).

A L’hallucination psychique précède l’hallucination vraie. Suivant le cas, l’hallucination verbale complète sera du type auditif ou psychomoteur. Progressivement la voix intérieure, muette, se transformera en un chuchotement d’abord indistinct, puis nettement perceptible, enfin en une voix franchement sonore. Ou bien la perception de mouvements d’articulation verbale s’établira peu à peu, aboutissant à l’hallucination motrice dûment caractérisée et s’accompagnant ou non d’impulsion verbale.

Le passage d’une forme à l’autre s’effectue insensiblement et le clinicien se rend parfaitement compte que l’évolution seule de l’affection (délire systématisé par exemple) en haussant d’un degré les phénomènes de dissociation mentale fait distinctement apparaître le caractère sensoriel de l’automatisme verbal déjà latent, comme nous le verrons, dans l’hallucination psychique. Mais avant que l’hallucination psychique se soit « sensorialisée », on peut distinguer celle qui deviendra motrice et celle qui deviendra auditive. L’une est l’hallucination kinesthésique simple de Séglas, hallucination psychique doublée d’images arthrolaliques mentales ; dans l’autre, que nous dénommerons hallucination auditive interne, la pensée psychologiquement objectivée est exprimée sous la forme de l’audition mentale (endophasie).

Il est habituel d’observer, au moment où consultent les malades, des hallucinations concomitantes psychiques et sensorielles, mais on peut retrouver, rétrospectivement, l’ordre chronologique de leur apparition. Voici comme s’expriment certains d’entre eux :

« J’entends des voix ordinaires et aussi des voix sans son » (sujet ayant en même temps des hallucinations verbales auditives, psychiques et psychomotrices).

« On me fait penser malgré moi » (sujet présentant des hallucinations visuelles, auditives et psychiques).

« On me fait de la transmission de pensée. On me transmet de bonnes et de mauvaises pensées. J’entends des voix qui me causent sur toutes sortes de sujets, mais plutôt par pensée. C’est plus fort que moi : j’agis, je parle, je pense comme malgré moi (ce doit être des médecins qui me magnétisent)… on me parle constamment par la pensée et quelquefois par les oreilles. On me parle dans la tête par idées. Je sers de téléphone. On ne me laisse plus penser volontairement ; ce sont des pensées étrangères qu’on m’envoie et qui ne sont pas les miennes. La voix n’a pas de timbre et je ne la perçois pas avec les oreilles. C’est une voix blanche. Elle est en moi-même. On me chante souvent dans la tête. On me répète les paroles que j’ai prononcées pendant des heures entières… » (Hallucinations psychiques déjà anciennes, auditives récentes.) [p. 488]

« Pickmann s’est introduit en moi. Il s’est emparé de moi par hypnotisme. Il me donne des ordres, parle en dedans de moi, au niveau de l’estomac. Il me parle aussi par la voix ordinaire, sur un ton mordant, fielleux, venimeux. Il me fait également voir des chauves-souris, des scorpions, des tarentules, des vampires, ou m’apparaît en personne. Il s’est présenté un jour à moi, par suggestion à distance, avec un grand sabre à la main et tenant l’extrémité pointue de l’arme avec les deux mains, de manière à laisser dépasser environ 5 centimètres de lame ; et il me piqua au cœur. Je sens Pickmann en moi. Au lieu d’entendre par les oreilles, je l’entends alors intérieurement. Je sais distinguer ce qui est en moi et ce qui n’est pas de moi… » (Hallucinations auditives, visuelles, cénesthésiques et psychoverbales.)

B. La régression d’un délire hallucinatoire, soit par guérison, soit par démence, montre une réversion analogue de l’hallucination. Les voix s’atténuent, s’assourdissent, perdent leur caractère d’extériorité spatiale avant de disparaître entièrement. Les hallucinations auditives, disent les malades en voie de guérison et capables par conséquent de s’analyser, sont remplacées passagèrement par « des idées », par « des répétitions incohérentes de pensées » par « des phrases intérieures involontaires… ».

Un halluciné, en voie de guérison, nous dit : « Avant, quand j’entendais, c’était par l’oreille. Maintenant c’est en moi, c’est une idée qui me passe par la tête, mais ce n’est plus une voix… Ce n’est pas par l’oreille, ni par la bouche, ni par les lèvres, c’est dans la tête. »

Un autre s’analyse plus complètement encore : « Je n’entends plus rien. Les voix qui ont été s’affaiblissant ont complètement disparu, même à l’état de veille. Le seul phénomène qui persiste, se présentant à de longs intervalles, phénomène qui se manifeste de plus en plus rarement, ce sont des pensées qui ne m’appartiennent pas. Par exemple, le 8 juin vers neuf heures, je lisais un chapitre d’un ouvrage sur la chimie. Quelle que soit l’attention que j’apporte à cette lecture, il est naturel qu’il existe des images secondaires ; par exemple, tout en lisant, je vois mon livre, mon encrier, je puis même avoir des images auditives et je me souviens qu’au moment où le phénomène se présenta, j’avais l’image auditive d’une romance ou d’un air de musique que j’avais entendu chanter plusieurs fois la veille au bureau. Tout ceci ne présente rien d’extraordinaire, mais comment expliquer cette pensée qui traverse mon esprit au milieu d’une formule chimique : « On a vu que tu la regardais ; c’est pas une raison pour « chier dedans et pour pisser. » Je citerai encore cette pensée du 10 juin : « T’as un matricule. » Il est évident que ce n’est pas une de mes pensées. Si je pensais cela, ce serait : j’ai un matricule. Un matin, à l’état de veille, j’ai eu ce renseignement : « C’est 10 francs par tête », mais ce ne sont plus des voix, ou elles sont si faibles que je les prends pour des pensées qui ne sont pas miennes. Il m’est arrivé de voir un malade entre deux visiteuses. Celui-ci me salue et me fait signe d’approcher. Dès que je fus près du banc où ces personnes étaient assises, il me passe cette pensée : « Mon Dieu, qu’elle est laide ! » Je regarde alors la dame âgée que je n’avais pas considérée, et je la trouve belle. La pensée citée plus haut ne m’appartient pas : 1° parce qu’il est impossible de porter un jugement sur une chose qu’on n’a pas vue ; 2° parce que mon jugement propre était en contradiction avec la pensée exprimée ; 3° parce que ce jugement, le premier, était faux ; 4° parce que je ne l’aurais pas porté de cette façon. » [p. 489]

Les déments, au contraire, voient parallèlement s’estomper et s’anéantir leur délire et leurs hallucinations, par suite de la déchéance progressive du substratum anatomique et psychologique du délire, la cellule psychique et la faculté intellectuelle. Les hallucinations perdent leur caractère sensoriel et prennent, un certain temps, celui d’hallucinations psychiques, celles-ci servant de base, comme Séglas l’a démontré, au monologue démentiel auquel pourront succéder eux-mêmes le psittacisme et la salade de mots.

C. Certains délirants ne possèdent que des hallucinations psychiques. Celles-ci (hallucinations du sens de la pensée, automatisme de la faculté veillambulique suivant l’expression du malade de Baillarger), sont des pensées surgissant automatiquement à l’état de veille et que la conscience enregistre en se refusant à reconnaître leur origine ; elles se présentent au sujet comme n’émanant pas de lui ; ce sont des étrangères, des intruses qui ne peuvent, d’après lui, provenir que d’une personnalité objective. Or, comme celle-ci n’existe pas, l’aperception de ces pensées devient hallucinatoire à proprement parler. « J’ai des idées que je ne voudrais pas avoir, dit un de nos malades ; c’est donc qu’on influe sur moi ; on peut me faire penser malgré moi. »

Ces malades se plaignent principalement d’être soumis à des influences nocives : ils sont commandés à distance, magnétisés, hypnotisés, suggestionnés, ensorcelés, parfois même possédés ; on fait sur eux des expériences de transmission de pensée, de télépathie ; on leur envoie des pensées, on répète leurs propres pensées ; on leur parle « muettement », dans la tête, dans le cœur, dans l’estomac, dans le ventre ; on les inspire… Ce sont, en un mot, des idées d’influence qui accompagnent ce sentiment particulier d’automatisme mental. L’inspiration par pensées est l’interprétation délirante, mystique et mégalomaniaque le plus souvent, de ce sentiment. Le sujet inspiré est, comme le persécuté magnétisé ou possédé, soumis à une influence, mais celle-ci est d’essence supérieure, céleste, divine. « J’ai le sentiment, dit un de nos malades, que Dieu parle par ma bouche. »

Si l’hallucination verbale demeure chez les « influencés » et les « inspirés » au stade psychique, ils peuvent néanmoins présenter d’autres hallucinations et celles-ci franchement sensorielles, visuelles, tactiles, olfactives, cénesthésiques, etc. Et l’existence de ces troubles hallucinatoires francs montre bien la parenté de l’hallucination psychique pure avec la psychosensorielle.

Voici une malade, dont le certificat signé de Séglas porte : divagations prophétiques… Inspirations et voix intérieures émanant de la Divinité, lui dictant ses actes, la guidant en toutes occasions… C’est une délirante extrêmement riche d’idées, théomane travaillant pour le bien de l’Humanité, dépensant sa fortune dans les églises, priant pour tous, voulant le bonheur du monde, mais aussi la punition des méchants. Elle sait tout, devine tout. Elle est inspirée par Dieu, assurée de monter au Ciel, promise à Jésus… Écoutons-la parler ; nous enregistrerons ses hallucinations visuelles et cénesthésiques.

« Je suis inspirée de Dieu. C’est lui qui me commande. Il me dit : Fais cela, et je le fais. Je lui parle comme à vous-même. L’Esprit-Saint est descendu en moi. Je l’entends toute la journée. Il me dit, fais des signes de croix, désigne cette maison, passe à droite, tourne à gauche. J’ai une tâche merveilleuse à accomplir et Jésus me dit : Tu en es très capable. Ma mission est le Bien partout, comme Dieu me guidera… Quelques prêtres ne sont pas bons, ils parlent de la religion mais ne l’observent pas. Dieu me le dit : je ne suis pas content [p. 490] de mes prêtres... La guerre va recommencer, on peut se préparer et on se prépare. J’ai travaillé, parce que Dieu me l’a dit. J’entends la voix de Dieu dans mon esprit. L’Esprit Saint est en moi et communique en moi. Dieu m’a dit : tu as été Jeanne d’Arc, Charlotte Corday et Jeanne Hachette ; tu as le plus grand cœur et c’est pour cela que je t’ai choisie. Pendant que je vous parle, il ne me quitte pas. Il me parle comme vous me parler, vous, mais dans l’esprit. Je fais la différence des voix du Père et du Fils quoique je ri entende pas par les oreilles, parce que j’ai l’Esprit en moi. Je suis inspirée depuis deux ans. A ce moment, j’ai vu avec le Saint Sacrement des choses extraordinaires : dans ma chambre un éblouissement comme de l’or en fusion. Je me suis sentie soulevée par les épaules, puis tout est devenu lumineux en pleine nuit, phosphorescent ; une jolie lumière, un rayon superbe venait de mon Christ et éclairait toute ma chambre. J’ai eu des visions superbes, surtout le Saint Sacrement. Un rayon que Je ne voyais pas m’a un jour brûlé le cœur. Le lendemain à la même heure, il m’a chauffé le centre de la maternité. Quelques jours après, j’ai ressenti des nausées comme quand j’étais enceinte, des picotements dans les seins… L’Esprit m’a envoyé alors la pensée : Tu es enceinte. Et Jésus a commencé à me parler : Tu es enceinte et tu enfanteras le Saint-Esprit. C’est cet enfant qui sauvera le monde. Je le sens remuer en moi ; il fait des bonds ; quand je lui dis : tu m’aimes, il saute. Il me parle. Il n’a pas de voix articulée. Il fait un bruit dans mon corps qui se traduit par des mots dans mon esprit comme « lorsque Dieu me parle ».

Voici une autre inspirée. C’est une jeune fille qui se croit sainte. Elle est destinée à faire beaucoup de bien, à faire des miracles. Elle a une mission à remplir, qu’elle tient de Dieu. Elle est inspirée de Dieu, qui ne lui parle pas comme nous, mais lui fait comprendre, par les pensées qu’il lui envoie, ce qu’il attend d’elle. Dieu parle par sa bouche, en ce sens que les paroles qu’elle émet sont inspirées par lui. Il exige d’elle qu’elle soit le Châtiment. Il lui donne des ordres. Elle nous dit, en outre, voir, entendre, sentir son fiancé, lui répondre, l’embrasser, etc. Elle ne le voit ni ne l’entend comme nous. Sa voix est silencieuse, elle lui répond seulement mentalement et n’a pas l’impression tactile que lui donne notre main ou un objet réellement existant. Elle éprouve cependant des sensations génitales qui lui font admettre qu’elle a des rapports sexuels (à distance) avec celui qu’elle aime. Elle voit des têtes d’homme ; elle perçoit des odeurs diverses, d’urine (même au dehors), d’encens, de rose ; elle reconnaît qu’il n’y a pas de roses dans sa chambre pouvant ainsi la parfumer et elle en remercie Dieu et le Saint-Esprit.

Il est à remarquer, d’autre part, que ces délirants ne sont nullement déments. Leur affaiblissement intellectuel, quand il existe, est très minime ; leur délire s’avère richement pourvu d’interprétations et d’ingénieux raisonnements, largement extensif, nettement systématisé. Et c’est la raison pour laquelle l’hallucination complète, auditive ou psychomotrice, ne se développe pas ; l’automatisme demeure à sa phase initiale et ne progresse pas jusqu’au stade sensoriel qui marque un acheminement plus avancé vers la désagrégation mentale.

De l’observation de nos malades et des caractères présentés par l’évolution de leurs troubles, nous conclurons ainsi à leur sujet. Les hallucinations psychoverbales sont des phénomènes du même ordre que les hallucinations vraies. Elles traduisent l’automatisme de la pensée et son attribution à autrui ; [p. 491] ce double caractère permet de les considérer comme le premier degré de l’hallucination verbale sensorielle, auditive ou motrice. Leur constatation doit, en général, faire craindre l’apparition ultérieure de celle-ci.

Si nous voulons maintenant étudier l’hallucination psychique au point de vue psychologique, il nous faut remonter à la perception, acte mixte sensoriopsychique, mais essentiellement intellectuel, basé sur la notion de la représentation mentale sans laquelle il n’existe pas.

Au début de notre éducation sensorielle, nous n’éprouvons que la sensation, impression consciente de forme, de couleur, de son, d’odeur, de chaud ou de froid, etc., associée à un sentiment agréable ou désagréable ou même douloureux (tonalité affective). La sensation, à mesure qu’elle se répète, s’associe à des représentations de plus en plus nombreuses et s’éveillant mutuellement à l’appel de l’une d’entre elles. C’est ainsi que nous acquérons les notions nécessaires à la compréhension ou, plus exactement, à la perception de notre individualité physique et du monde extérieur. Notre éducation achevée, il suffit d’une impression minime comme intensité et comme durée, parfois même incomplète (expériences classiques de Wundt et de Goldscheider faisant apparaître, un court espace de temps, des dessins mal éclairés ou des mots incomplètement formés et qu’on lit ou que l’on reconnaît entièrement) pour évoquer aussitôt toute la série des représentations attribuables à un objet déterminé.

D’abord absent dans le phénomène initial de la pure sensation, l’élément représentatif s’associe peu à peu à l’élément sensoriel et affectif dans le phénomène de la perception et finalement devient prépondérant. C’est la loi de Hamilton, déjà constatée par Maine de Biran : « La perception est en raison inverse de la sensation. »

La perception se compose donc : 1e d’une excitation sensorielle, périphérique (impression) ; 2° d’un état de conscience (sensation) ; 3° d’une série de représentations permettant d’abord d’interpréter cette sensation comme produite par un objet, c’est-à-dire par une source extérieure au moi, ensuite d’identifier cet objet et de le localiser dans une direction donnée, à une distance approximativement évaluée.

Ces multiples représentations ne sont possibles que grâce à la mémoire qui conserve le fruit de nos expériences antérieures sous forme de jugements relatifs à l’identification d’un corps, à l’estimation d’une distance, à la signification d’un son, etc. La simple vision d’un chien évoque en nous tous les attributs de forme, de couleur, d’odeur, de mœurs… dont nous savons doué cet animal. C’est pourquoi l’on a dit que percevoir, c’est se souvenir. Lorsque ces souvenirs se perdent, par suite d’affaiblissement démentiel, les perceptions et leur évocation automatique, hallucinatoire, s’émoussent progressivement.

Le cycle de la perception est invariable ; il part d’une excitation périphérique centripète, traverse la conscience, plonge au milieu des images diverses conservées par la mémoire et aboutit à la représentation mentale de l’objet, que notre jugement automatique, né de l’expérience, extériorise pour le moins au point d’impression sensorielle. Cette localisation périphérique de l’excitation existe déjà en dehors de la conscience, par simple réflexe centrifuge, comme le prouvent les réflexes de défense des nouveau-nés, des hémi ou paraplégiques inconscients, des animaux décérébrés.

En résumé, la perception est un état de conscience (sensation) reconnaissant une cause objective et déterminé par une impression périphérique. [p. 492]

L’hallucination, la « perception sans objet » de Ball, se constituera des mêmes éléments, représentatifs et sensoriels, appartenant en propre à la perception; mais une distinction capitale s’établit aussitôt entre l’hallucination et la perception ; celle-ci est provoquée par une excitation réelle de nos extrémités nerveuses spécialisées à cet effet, celle-là (sauf dans les cas d’hallucination de cause périphérique) est déterminée par une excitation d’origine centrale et cérébrale, et cette origine anormale de l’impression, méconnue du moi, est réfléchie tout naturellement vers la périphérie, comme dans le phénomène connu sous le nom d’illusion des amputés, où l’irritation du bout central d’un nerfs sensitif est rapportée automatiquement à l’extrémité disparue du membre.

L’hallucination, disons-nous, est, sauf en de rares cas que nous laissons de côté, due à une excitation centrale. Et il semble que l’origine de cette excitation soit tantôt le centre des images sensorielles, tantôt celui des représentations intellectuelles qui tous deux interviennent dans le mécanisme de la perception, d’où deux sortes d’hallucinations : l’hallucination vraie ou sensorielle, l’hallucination psychique ou représentative.

La première peut être exclusivement sensorielle, brute, dénuée de tout élément représentatif ; c’est l’hallucination élémentaire, non différenciée, vision informe de couleur ou de lueur, audition de bruit indistinct et inintelligible, sensation plus que perception. Ou bien, l’excitation se diffusant dans lé domaine représentatif, l’hallucination devient psychosensorielle, vision d’objets déterminés, audition de bruits discernables et notamment de paroles nettement saisissables.

Plus l’excitation est forte et par conséquent diffusée dans tous les centres, plus l’hallucination est complète, psychosensorielle, puissamment extériorisée, douée de tous les attributs représentatifs possédés par un véritable objet, plus, en un mot, elle reproduit les apparences d’une réelle perception.

Les hallucinations des délires aigus, des confusions mentales toxiques ou infectieuses, des méninge-encéphalites aiguës ou subaiguës, des paroxysmes brusques au cours d’une psychose chronique, des bouffées délirantes d’emblée, des états épileptiques postconvulsifs… sont toujours psychosensorielles.

Plus l’excitation est faible, plus l’hallucination abandonne son complément représentatif et ne conserve que son élément sensoriel primordial, mal ou faiblement extériorisé : bourdonnements d’oreilles, bruits assourdis et entotiques, érythropsie, phosphènes des hallucinés sensoriels débutants et conscients de leurs troubles et des malades en voie de guérison d’un accès délirant (alcoolique par exemple).

L’hallucination sensorielle sera, en définitive, un état de conscience déterminé par une excitation habituellement centrale, mais s’accompagnant d’une objectivation automatique (avec ou sans phénomènes représentatifs) et d’une extériorité réflexe de l’excitation causale à la périphérie.

L’hallucination psychique se comporte comme l’hallucination sensorielle élémentaire ; elle n’apparaît qu’à l’orée des délires subaigus ou chroniques, au début ou à la fin, ou bien dans les états psychopathiques légers sans phénomènes irritatifs ou encore n’offrant pas de dissociation profonde de la personnalité, de tendances démentielles accusées (états de fatigue mentale momentanée, de privation physique ou de misère physiologique, délire d’influence sans affaiblissement marqué des facultés intellectuelles). Si le processus morbide s’intensifie (obnubilation confusionnelle de l’alcoolique chronique ou de l’épileptique [p. 493] larvé, état de désagrégation mentale du dément précoce, poussée délirante d’un vésanique en rémission), il se diffuse vers les centres sensoriels ; l’hallucination devient aussitôt psychosensorielle et plus particulièrement verbale, auditive ou motrice.

L’hallucination psychique, dit-on, manque d’extériorité spatiale ; elle se sépare par là de l’hallucination vraie et n’est qu’une pseudo-hallucination. Je ferai d’abord cette remarque que nombre d’hallucinations psycho-motrices, cénesthésiques, olfactives (« je sens mauvais, je pue le pourri, la décomposition, le mort », dit l’hypocondriaque halluciné)…, manquent tout autant d’extériorité spatiale et qu’inversement, certaines représentations mentales volontaires en sont parfaitement pourvues. Puis je voudrais démontrer, ce qui me paraît beaucoup plus important, que l’hallucination psychique offre les deux caractères psychologiques primordiaux de l’hallucination sensorielle, à savoir l’objectivation et la tendance réflexe à l’extériorité de l’excitation centrale causale.

Interrogez ces malades, aux voix intérieures et muettes, ils vous diront : on m’envoie des pensées, on parle en moi, on me dit, on me fait voir, on me fait sentir… C’est Dieu qui m’inspire. C’est un étranger qui me magnétise… Le phénomène est donc psychologiquement objectivé, rapporté à une cause extérieure et parfois extrêmement distante du sujet. Mais il y a plus : où les malades entendent-ils leurs voix, où voient-ils leurs images intérieures ? Où localisent-ils, en un mot, la source de l’impression ? En dehors du « moi ». Ils entendent leurs voix quelque part à l’intérieur du corps, dans le ventre, dans la poitrine, dans le cœur, dans la tête… Ce n’est pas très éloigné du siège de la conscience, mais c’est ailleurs qu’en elle, c’est extérieur au moi.

Le moi, en effet, est exclusivement intellectuel : c’est la somme de nos états de conscience soudés ensemble et constituant ainsi notre personnalité psychique pourvue de la mémoire de ces différents états et des jugements auxquels ils ont donné lieu de notre part.

Dans la perception, l’origine de l’état de conscience, de la sensation, est localisée indifféremment soit au monde extérieur, soit au moi physique (vision de ma main, contact de ma peau, audition de ma propre voix), mais toujours rapportée à une cause étrangère au moi intellectuel, impressionnant notre périphérie sensorielle.

Dans l’hallucination sensorielle il en est de même : la cause, étrangère au moi intellectuel, peut exister à l’intérieur du moi physique (voix fœtales, voix intracorporelles mais frappant l’oreille de certains délires de puerpéralité et de possession ; hallucinations tactiles sous-cutanées, intra-vaginales, hallucinations internes gastriques ou intestinales)…, son impression est cependant encore extériorisée à la périphérie sensorielle.

Dans l’hallucination psychique nous retrouvons ces caractères d’altérité causale et d’extériorité au moi, car « le cerveau, écrit Rabier dans ses Leçons de Philosophie, fait partie de ce qu’on nomme le monde extérieur ». Mais la localisation de l’impression ne peut gagner la périphérie ; elle demeure à l’intérieur du sujet, intracérébrale, intraviscérale, en un point quelconque des centres nerveux, réceptifs. Cette impression ne fait jamais défaut et le sujet toujours ressent quelque chose ; elle est liée au sentiment d’extranéité du phénomène ; trop faiblement ressentie, elle n’est toutefois pas réfléchie jusqu’aux extrémités sensorielles, réflexion indispensable pour une objectivation sensorielle complète. [p. 494]

Nous considérerons donc l’hallucination psychique comme une hallucination véritable, mais dont la double particularité est que son fondement psychologique est représentatif au lieu d’être sensoriel et que l’extériorité réflexe de l’excitation centrale causale n’atteint point la périphérie,

Tout autre est la représentation mentale. Celle-ci peut être douée d’extériorité physique, sensorielle ; elle ne possède pas d’extériorité psychique, d’altérité causale. Interrogez ces peintres comme de Wigan cité par Brierre de Boismont, ces calculateurs prodiges tournant le dos au tableau sur lequel ils ont écrit leurs opérations, ces joueurs d’échecs jouant douze parties simultanées les yeux fermés ; ils voient leur tableau noir avec, dans l’ordre, tous les chiffres qu’ils y ont alignés, ils voient leurs échiquiers et la position respective de toutes les pièces mentalement déplacées ; mais le phénomène représentatif ne sort pas de la conscience ; son origine demeure dans le moi.

Que par un puissant effort de volonté j’extériorise mentalement une image sensorielle, visuelle, auditive, tactile, peu importe, je sais, je sens que cette image ne quitte point ma conscience ; elle peut acquérir un caractère d’extériorité spatiale, elle ne possède pas de caractère d’altérité ; il n’y a pas d’autre source, d’autre raison causale que le moi intellectuel.

La « voix de la conscience » n’est pas hallucinatoire, car c’est moi-même qui me parle, c’est ma propre pensée que j’objective consciemment. C’est, pour le moins, une partie de moi-même, la meilleure, la somme de mes bonnes pensées qui s’oppose à celle de mes mauvaises, comme ma main droite s’opposerait à ma main gauche ; mais c’est toujours moi. De même ces visions mystiques, dont parle Baillarger, « que l’on n’a pas par les yeux corporels mais seulement par les yeux de l’âme », ne sont pas hallucinatoires si le sujet s’en reconnaît comme le maître, s’il n’a pas l’impression que leur cause réside ailleurs qu’en son seul moi. La théomane qui se croit Dieu et ordonne en son propre nom, le prophète qui vaticine, sait tout, voit tout, comprend tout, conçoit tout, par intuition et divination personnelles, qui prédit l’avenir suivant sa propre inspiration, sont des délirants systématisés, non hallucinés.

La représentation mentale peut donc créer une objectivation apparente de la pensée, elle n’admet pas d’autre cause que le moi ; son déterminisme est toujours conscient sinon volontaire, son assimilation au moi nettement reconnue.

Dès qu’au contraire apparaît le sentiment de la causalité du phénomène en dehors du moi, c’est-à-dire que le phénomène cesse de demeurer intégré au moi et de lui être soumis, il devient hallucinatoire. Et c’est en définitive ce sentiment d’altérité causale, secondaire à celui d’automatisme, qui spécifie l’hallucination psychique, laquelle ne diffère de la sensorielle que par son moindre degré d’extériorité réflexe.

Soit un exemple concret. Je regarde ma main. Perception. — Fermant les yeux ou détournant mon regard, je me l’imagine et mon imagination objectivante, pour emprunter l’expression de Mignard, me la fait apparaitre distinctement et comme présente : je ne dirai pas perception sans objet, c’est-à-dire hallucination, mais représentation mentale, parce que la cause de cette apparition réside dans mon moi intellectuel et qu’il en est conscient. — Une de mes malades, hémiplégique, voit sa jambe se promener dans l’espace. La cause de cette apparition est rejetée hors du moi et elle dit : on emporte ma jambe. Hallucination visuelle sensorielle. Une autre voit « mentalement », « dans sa [p 495] tête » des images obscènes, alors qu’à l’église elle assiste à une messe et qu’elle s’applique à prier ; elle nie être cause de cette vision spontanée qu’elle ne fait que subir, et elle en rejette la responsabilité sur un tiers qui, à distance, agit et l’influence. Hallucination visuelle psychique.

Cette distinction a un intérêt non pas dogmatique, mais clinique et pronostique ; le diagnostic d’hallucination psychique est autrement grave que celui de représentation mentale. La première caractérise un état délirant. La seconde ne signifie qu’un état de concentration intellectuelle (idée fixe et représentation mentale volontaire), un état de fatigue, de rêve ou d’obsession (représentation mentale involontaire).

Dans le domaine du langage, système symbolique et représentatif spécial formé d’images auditives, visuelles et motrices, nous rangerons donc sur le même plan et côte à côte (en négligeant la visuelle, exceptionnelle) :

L’hallucination psychoverbale auditive interne ou endophasique (hallucination psychique proprement dite, pseudohallucination verbale de Séglas), dans laquelle le langage intérieur, l’endophasie de Séglas, attribué à une influence extérieure au moi, est localisé à l’intérieur du sujet physique : on me parle en pensée dans la tête, dans l’estomac…

Et l’hallucination psychoverbale motrice interne ou endokinétique (kinesthésique simple de Séglas, orale ou graphique), dans laquelle le malade n’a que la sensation de mots prononcés ou écrits sans mouvements d’articulation ou d’écriture perceptibles et en rapporte l’origine à autrui ; on me parle dans les lèvres, dans les dents, dans la bouche, dans le larynx, dans les doigts ; je sens qu’on veut me faire écrire, qu’on veut me communiquer quelque chose…

Ces deux variétés d’hallucination psychoverbale sont, psychologiquement et séméiologiquement, de même valeur, ce sont des hallucinations élémentaires du langage ; elles constituent le premier degré de l’hallucination psychosensorielle, auditive dans le premier cas, motrice dans le second, à point de départ représentatif, idéatoire, inverse du sensoriel brut et non différencié.

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