Roger Bastide. Rêves de noirs. Article paru dans la revue « Psyché », (Paris), 5eannée, n°49, novembre 1950, pp. 802-811.

Roger Bastide. Rêves de noirs. Article paru dans la revue « Psyché – Revue internationale des sciences de l’homme et de psychanalyse », (Paris), 5eannée, n°49, novembre 1950, pp. 802-811.

 

Roger Bastide (1898-1974). Sociologue et anthropologue. Agrégé de philosophie il fut professeur de sociologie à Sao Paulo de 1938 à 1954. Il ferat paraître de nombreux articles et études en portugais portant essentiellement sur les religions africaines au Brésil et en Afrique comme : Le Candomblé de Bahia.
En 1958, il sera nommé professeur d’ethnologie et de sociologie la Sorbonne et publiera : Sociologie et psychanalyse.
Ses derniers travaux traitent des maladies mentales chez le Africains et les Antillais vivant en France.quelques unes de ses restes nombreuses publication
— Les Problèmes de la vie mystique (1931)
— Éléments de sociologie religieuse (1935)
— Psychanalyse du Cafuné (1941).
— Images du nordeste mystique en noir et blanc (1945)
— Sociologie et psychanalyse (1948)
— La Psychiatrie sociale (1949)
— Brésil, terre des contrastes (1957)
— Le Candomblé de Bahia (1958)
— Sociologie des maladies mentales (1965).
— Le Rêve, la transe et la folie (1972)
— La Notion de personne en Afrique noire, (1973).
— Le sacré et le sauvage. (1975).

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images, ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 802]

Rêves de noirs (1)

par Roger BASTIDE
Professeur à l’Université de Sâo-Pâulo

L’enquête  que nous avons menée sur les rapports entre blancs et noirs dans l’État de S. Paulo ne pouvait se borner à la description des comportements extérieurs ; pour comprendre le sens de ces comportements, les attitudes sous-jacentes, nous avons utilisé les histoires de vie, de blancs et de noirs. Or celles-ci nous révélèrent chez ces derniers deux types bien distincts : celui du noir adapté, conformé, et cela d’autant plus qu’il ne trouvait pas ici un préconcept de couleur pour le rejeter hors de la communauté, et qui correspond aux basses classes de la population nègre — celui du noir qui monte dans la société, qui est obligé pour cela d’entrer en concurrence avec les blancs, et qui, ou expérimente, ou s’imagine expérimenter (nous laissons la question de côté), un préconcept qui est douloureusement ressenti et ressenti comme obstacle à son ascension. On voit que nous retrouvons au Brésil à peu près la situation des Etats-Unis, où la basse classe de couleur accepte le régime des castes, tandis que la classe moyenne s’insurge contre le système (2). [p. 803]

Mais nous ne pouvions nous borner à ces conclusions, sans essayer de les vérifier par l’examen de quelques rêves, Deux questions se posaient : 1°) est-ce que le sentiment d’infériorité raciale existe dans l’inconscient du mulâtre en ascension ? — 2°) est-ce que la basse classe, conformée, n’a pas, dans le tréfonds de son inconscient, un narcissisme blanc et quelque révolte refoulée ? Nous devions aussi nous demander si les conclusions auxquelles nous amèneraient les analyses de ces songes étaient en accord ou non avec les résultats des psychanalyses faites aux États-Unis, où le régime social est profondément différent de celui du Brésil.

I. — Rêves de la classe moyenne noire. Les documents dont nous disposons consistent en une série de 11 rêves de mulâtres, tous correcteurs d’imprimerie, mariés, dont l’âge s’échelonne entre 35 et 39 ans, Malheureusement, ces rêves sont résumés, la technique des associations libres a été mal employée par celui qui a recueilli les songes, et les biographies de ces mulâtres insuffisantes,

pour que nous puissions pousser notre analyse très loin. Même ainsi, on arrive à quelques résultats intéressants.

Contenu manifeste. — Le problème essentiel qui apparait dans presque tous les rêves est celui de l’argent, car c’est le grand instrument d’ascension sociale ; et ce sont les difficultés pécuniaires qui rejettent les individus de la classe moyenne vers la classe basse. L’argent est donc désiré moins comme moyen de consommation que comme un critère de statut social. Même s’il ne se manifeste pas d’une façon nette dans la trame des images, les associations libres le révèlent bien vite dans le jeu des symboles (3). Un autre trait qui apparaît est, au moins chez l’un d’entre eux, l’importance des animaux. Et nous pouvons lier cette seconde catégorie à la première, puisque ces rêves, en partie voulus et préparés par le conscient, permettent de jouer aux [p. 804] « bichos »  et par conséquent dévoilent la même hantise de l’argent (4).

Idées latentes. —  Mais la couleur ne s’oppose-t-elle pas à cette amélioration du statut que l’argent peut donner ? N’est-il pas possible d’apercevoir un drame de la peau noire ? Ou le mulâtre s’est-il complètement débarrassé de tout sentiment pathologique d’infériorité ? Pour notre part, nous trouvons dans les rêves de l’un de ces sujets le désir très prononcé de détruire tous les spectateurs de sa négritude dans l’élan qui le pousse vers l’arrivée à un statut plus élevé. Il s’agit de tuer, pour employer les expressions de Sartre, le reflet de sa noirceur dans le « regard d’autrui ».  On pourrait donner plusieurs exemples ; nous nous bornerons à ce dernier :

« Je suis passager d’un omnibus archi-bondé, qui développe une vélocité au delà de la normale. Les passagers, pris de panique devant cette vitesse du véhicule, se jettent les uns après les autres en dehors de la voiture en mouvement. Mais voici que, à mesure qu’ils se jettent ainsi, ils tombent morts sur le sol et je suis le seul à rester dans la voiture, car la peur ne me permet pas de sauter ».

Un autre rêve montre ce même individu sous la forme d’un ange noir détruisant tous les hommes à son passage, de grands coups de faux. Mais cette honte de la couleur entraîne forcément un remords, par suite de l’ambivalence des sentiments, qui fait que le désir de chanter de peau est ressenti aussi comme une trahison envers les parents, une infidélité aux ancêtres. Peut-être est-ce là le point de départ du songe suivant :

« On m’a volé mes souliers jaunes et on les a placés près de la cheminée pour qu’ils deviennent noirs ». En même temps d’ailleurs qu’il symbolise bien la peur de perte de statut social par suite d la couleur foncée.

Sao Paola vers 1910.

Par conséquent les rêves de la classe moyenne inférieure confirment les données que nous avions obtenues par ailleurs, par les [p. 805] histoires de vie. Ils prouvent qu’il ne s’agit pas simplement d’un sentiment conscient de l’ego, mais que ce sentiment de l’existence d’un préconcept a des remous jusque dans l’inconscient. Et la solution que le rêveur trouve pour résoudre ce conflit est la solution magique, la disparition des concurrents blancs par la mort. Soit que cette solution magique puisse se rattacher à son tour à une survivance de la civilisation religieuse de l’Afrique (4), soit que, comme nous le jugeons plus probable (car nous ne croyons pas à l’hérédité des caractères acquis), que ce magisme s’explique par le fait que le rêve est un retour à la pensée narcissique de l’enfant.

II. — Rêves de la basse classe. — Nous disposons ici d’une documentation beaucoup plus riche et en quantité et en qualité.

D’abord parce que ce sont des rêves d’employées domestiques élevées dans la famille, en faisant presque partie, et qui n’ont pas opposé autant de résistance à la recherche. Ensuite, parce que les songes recueillis sont beaucoup plus détaillés, que la technique des associations libres a été mieux utilisée, enfin que les songes sont entrés dans des histoires de vie, sans doute incomplètes, mais qui tout de même (révèlent bien des détails, soit du contenu manifeste, soit des idées.

1) Nous verrons que le problème de la couleur n’est pas totalement absent même de la classe basse. Néanmoins ce qui domine, ce sont les problèmes individuels, et non les problèmes collectifs raciaux. Bien que pour chaque individu, les songes soient des plus divers, il est facile de discerner dans tous un même problème essentiel qui ne fait que se déguiser différemment. Certes, les histoires de vie ne nous permettent pas de descendre jusqu’aux traumatismes de la première enfance. Mais chaque personne interrogée présente un type psychologique bien à lui. Par exemple : [p. 806]

Geralda, qui a 30 ans, est avant tout préoccupée par le problème sexuel : tous les symboles utilisés par elle, crochet, clef de voiture, couteau pour tuer un porc, petit homme (son amoureux se transforme en un nain), gueule de loup, etc., indiquent cette hantise, en même temps que l’angoisse devant sa jeunesse qui fuit, l’âge qui arrive où elle sera moins désirable : machines à faire des raviolis, mais des machines qu’elle faisait fonctionner autrefois, maintenant elle a une autre profession ; machines qui ne servent plus, couvertes de poussière ; elle cherche partout un tampon pour boucher son pot à eau ; elle montre sa photographie à une amie, mais elle a beau faire on ne voit que le haut du corps, impossible de faire apparaître le bas (6). Une autre, une enfant de 12 ans, abandonnée par le père, battue par la mère alcoolique, dans son jeune âge recueillie par des gens charitables, mais restée introvertie — la seule d’ailleurs qui ait offert des résistances, dans la basse classe, à raconter ses rêves —, exprime d’une façon tragique son désir de disparaître (mourir, devenir invisible, être dévorée) (7). Inutile d’insister davantage. Les problèmes individuels dominent partout et toujours les problèmes collectifs, de race ou de classe. [p. 807]

2°) Cependant, ces problèmes existent bien aussi. Et ils se manifestent d’abord dans le contenu manifestedu rêve. Peur de la patronne, de ses criailleries, ou de ses reproches. Désir de changer de patronne. Une fillette même, qui a été battue, rêve pendant la nuit d’une discussion et elle répond : « Nous ne sommes plus aux temps de l’esclavage ». Il est donc évident que dans le sommeil les dormeuses prennent une revanche sur l’état de veille, et voient dans la domesticité paternaliste du Brésil, qui en incorporant la vieille cuisinière ou ses enfants dans la famille, empêche la lutte des classes, une survivance du régime esclavagiste.

3°) Les rêves des noirs nord-américains de la basse classe traduisent généralement des désirs primaires et simples, comme les enfants (8). Il en est de même dans nos rêves. Désir d’affection chez les petits (dons de jouets, petit animal à soigner). Désirs d’aller au bal, d’avoir des amoureux, de bien boire, désirs sexuels extrêmement clairs, parfois d’être possédée, parfois aussi d’avoir l’initiative. Désir enfin de l’argent. Mais l’argent n’apparaît plus ici, comme dans les précédents rêves de mulâtres, comme une démonstration du statut social, il est toujours lié au contraire à la consommation, il est un moyen d’acheter de jolis habits ou de se payer des divertissement. Il est vrai également que les symboles freudiens de la monnaie, c’est-à-dire l’es excréments reviennent sous une forme ou une autre, très souvent dans ces histoires nocturnes. Mais la scatologie est un caractère général de ces rêves de négresses, et si ce ne sont pas les excréments, c’est l’urine. Je ne pense pas que nous avons à faire ici à des symboles d argent. Et même si on le voulait, on pourrait encore les rapprocher de la consommation, car bien souvent c’est un vase de chambre sale qui empêche d’aller s’amuser au bal.

4°) Si nous passons maintenant aux idées latentes,. nous devons noter l’importance des chiffres dans un très grand nombre de rêves. Et chez absolument tous les sujets examinés, sans  exception les associations libres ne sont pas assez poussées, [p. 808] cependant, pour que nous ayons pu deviner la signification de ces images arithmétiques.

5°) Ce qui frappe le lecteur, c’est l’importance de l’idée d’échange dans un grand nombre de rêves. Cet échange peut se présenter sous les formes, les plus diverses d’ailleurs, depuis l’échange de patronne jusqu’à l’échange d’amoureux. Citons-en quelques exemples symboliques: échange d’une citrouille contre une fraise (Geralda), échange de canule (Maria) (9), et chez une employée encore enfant, désir de devenir homme (10).

Mais sous cet ensemble de trocs, voire parfois de métamorphoses d’objets ou d’êtres, n’y aurait-il pas par hasard le désir de changer de couleur ? Les psychanalystes nord-américains ont été amenés à découvrir dans les songes des noirs des États-Unis ce qu’ils ont appelé le complexe de la couleur, un narcissisme blanc, une volonté de changer de peau ou de coucher avec des blancs. N’y aurait-il rien d’analogue au Brésil ? (11)

Geralda rêve que son amoureux, de couleur, s’est transformé en un célèbre chanteur de radio, blanc. Une cuisinière de 40 ans rêve gue sa patronne lui donne de l’or jaune et des cacahouètes rôties, les filles de la [p. 809] patronne mangent les cacahouètes et il lui reste le métal brûlant. Un autre jour, la même employée rêve qu’elle rencontre deux jeunes gens allant planter des grains de blé, mais qui ne veulent pas lui donner leur semence et lui donnent, au contraire, à planter des arachides ; mais elle est transportée dans un château où il y a des grains de blé, et l’homme du château les lui laisse prendre. Le désir de l’inter-mariage racial est ici patent ; le symbole doublement condensateur : l’or jaune et l’arachide noircie par le feu; le blé européen et l’arachide africaine. D’ailleurs, ce désir se fait jour jusque dans le contenu manifeste : « J’allais me marier, mais il y eut une série d’empêchements. Le nom du fiancé était Waldomir… On rêve parfois des bêtises… ce Waldomir était blanc ».

Mais même chez cette ancienne domestique, dont les songes sont bien conformistes, ce désir de substitution prend parfois l’aspect plus dramatique d’une revanche contre les blancs : « Immédiatement après, dit une de mes informatrices, que l’une de mes sœurs eut rompu ses fiançailles, elle rêva qu’elle avait vu entrer dans la maison un jeune bien brun, aux cheveux crêpés, et très joli. Le fiancé était blond ». Mais ce sentiment revendicateur apparaît davantage dans d’autres cas : « J’apprenais à jouer au piano avec la professeur qui se trouve en face de notre maison, Tout le monde était là. La professeur sur un autel, avec un homme, qu’elle disait son mari, habillé en prêtre, aidant la prière. J’appelai Gisèle (il s’agit d’une petite blanche)… Une collègue du groupe scolaire apparut avec un tonneau de saumure et le jeta sur Gisèle parce qu’elle était pur sang. La fille de ma patronne demanda : où est Gisèle ? Ma camarade dit : Regarde-la, c’est un tas de sang. » Il est devenu évident que le caractère revendicateur de cette enfant s’explique par sa situation, père inconnu, mère prostituée, élevée par un oncle, qui en fait le souffre-douleur de son fils, puis recueillie par une voisine qui veut l’enlever à une tante qui la roue de coups. Mais il faut noter que dans trois ou quatre de ses rêves, avec des symboles différents, mais avec la même intensité passionnelle, nous retrouvons le même thème.

Nous pensons donc pouvoir affirmer qu’il existe, même dans la basse classe de couleur, une libido narcissique blanche, mais que celle-ci ne prend un caractère révolutionnaire que dans la mesure où le noir a eu à souffrir du blanc.

6°) D’un point de vue encore plus sociologique, nous voyons se refléter dans ces rêves la structure de la famille noire maternelle, qui a été celle de l’esclavage, mais qui est restée celle de la basse classe de couleur : le père parti on ne sait où, vivant avec une autre femme, l’enfant laissé aux soins de la mère, d’une vieille tante, ou de la grand’mère (12). Or les complexes dépendant de la [p. 810] situation familiale, cet état de choses ne peut manquer d’avoir une influence sur la psychologie des noirs. C’est ainsi qu’on a pu dire qu’aux Étas-Unis, les conceptions que les nègres se font de Dieu et de Jésus sont maternelles, et non paternelles. Dieu est la bonne maman, qui aime et console son enfant malheureux. Les rêves de nos noires paulistes révèlent également l’importance de la constellation familiale maternelle. D’abord dans le contenu manifeste : les ordres viennent de la mère, soit qu’on y obéisse, soit qu’on se rebelle contre elle ; les sœurs aînées sont obligées de s’occuper de leurs petites sœurs, mais cela entraîne bien des ennuis : comment aller au bal, retrouver son amant, passer la nuit dehors ? Certes les désirs sexuels sont les plus forts, on sort ; mais le sentiment de responsabilité n’a pas disparu pour cela, et la nuit, le remords détermine des songes dans lesquels on est attaché à la fillette qui vous lie, ou bien on rêve que la fillette dont on a la garde s’enferme dans une chambre avec une femme qui lui donne des mauvais conseils. Mais ce qui est plus intéressant encore, c’est l’action de la famille maternelle sur l’inconscient, telle qu’elle se manifeste dans les idées latentes. De ce point de vue, nous pensons trouver dans les rêves de Geralda et de Maria Aparecida certainement, dans ceux de Maria probablement, quoique sous une forme plus cachée) le Mythe de la Femme au Pénis. Soit directement (la femme qui prend la clé de l’auto et guide le camion), soit comme une angoisse (la femme est châtrée ; rêve du vilebrequin perdu, soit enfin psychiquement (la femme qui prend les initiatives amoureuses, qui dirige et commande. Il s’agit là comme on le sait d’un mythe universel. La question intéressante dans un pays de mélange des races, ce serait de savoir la couleur du pénis désiré, noir ou blanc, de la part des femmes noires. La question est liée étroitement à celle que nous avons débattue plus haut du narcissisme blanc des afro-brésiliens. Malheureusement, il est difficile de la trancher, car les couleurs des instruments symboliques sexuels varient du blanc, (le couteau) au noir (la canule d’injection). [p. 811]

7°) La conception primitive du rêve comme s’identifiant à la réalité et sur laquelle Lévy-Bruhl a tant insisté se retrouve-t-elle encore chez les noirs du Brésil ? Tout dépend du milieu. Et de l’âge. Seule, la cuisinière de 40 ans, venue de Rio, où les survivances religieuses africaines sont plus riches, insiste sur le caractère prémonitoire de ses rêves : trois sur neuf, dont l’un lié à la religion (elle a vu en dormant Sainte Thérèse-de-l’Enfant-Jésus exactement comme elle l’a vue, le lendemain, dans l’église).

Mais ni les plus jeunes de la basse classe, ni les membres de la basse classe, ni les membres de la classe moyenne ne font allusion à ce type de rêves. J’ajouterai sur ce sujet que si beaucoup d’employées domestiques noires utilisent à S. Paulo des Clefs de Songes, ce sont les mêmes livres que les blancs utilisent et ceux que j’ai vus se distinguent peu de ceux utilisés en Europe. Nous n’avons pas trouvé de livres spéciaux pour les noirs, avec un symbolisme différent, comme il en existe aux États-Unis (13).

Il s’agit sans doute d’un premier coup de sonde et nous ne voulons pas généraliser les conclusions tirées de ces 53 rêves de 7 personnes durant l’année 1949. Ces quelques remarques n’ont d’autre but que de montrer l’intérêt d’une recherche plus poussée dans un domaine par trop négligé des psychanalystes, qui ne se sont intéressés jusqu’ici aux blancs brésiliens; afin de découvrir les obstacles qui peuvent troubler les rapports harmonieux entre les couleurs et en les surmontant, de perfectionner l’application dans les âmes de la démocratie raciale qui fait tant honneur au Brésil.

Roger BASTIDE.
Rapport présenté au Premier Congrès National du Nègre Brésilien à Rio, août-septembre 1950.

NOTES

(1) Étude faite en collaboration avec les étudiants de Sociologie de ma chaire en 1949. Les étudiants se sont bornés à recueillir les songes et les associations libres. Les analyses que nous donnons dans ce travail sont personnelles ; et nous devons en prendre toute la responsabilité.

(2) — W. L. WARNER, B. H. JUNKER, W. A. ADAMS : Color and Human

Nature, Washington, 1941. — J. DOLLARD : Caste and Class in a Southern Town, Yal Univ. Press, 1937. — Hortense POWDERMAKER : After Freedom, New-York, 1939, etc.

(3) — Rêve n°11 : « Disputes avec les collègues, qui occasionne bien des morts, dont les corps furent exposés dehors sous une pluie intense. J’attendais avec certains d’entre eux le départ du train pour fuir, quand je me réveillai ». — Associations : « Aujourd’hui, j’ai reçu de l’argent. Mais bien peu pour tous les compromis que j’ai fait ». D’où le rêve de faire disparaître les gens à qui il doit, afin de garder tout l’argent pour lui.

(4) — Les Brésiliens jouent beaucoup au « jeu des animaux » qui est un jeu d’argent fondé sur le hasard des loteries. Chaque animal correspond à un numéro et on essaie de rêver, la nuit, d’animaux pour savoir quel numéro on doit prendre le lendemain pour gagner. Voir sur ce jeu l’article de R. CAILLOIS’ dans le n° spécial des Annales (de L. Febvre), sur l’Amérique latine.

(5) — J. DOLLARD, o. c., remarque que les rêves superstitieux se rencontrent aussi bien dans la classe basse que dans la classe moyenne, même si dans la basse classe rurale la magie est surtout défensive, tandis que dans la classe moyenne des villes du nord, elle est avant tout offensive.  C’est cette magie offensive que nous rencontrons aussi pour notre part, dans des

conditions sociales analogues (la ville, comme lieu de concurrence économique avec le blanc).

(6) — Exemple : « Je suis allée me promener avec Maria, dans la fabrique où je travaillais autrefois. Arrivée là, je demandai à un homme : Est-ce qu’il y a du service pour moi ? Il répondit : Non, il n’y en a plus .. Je dis : Maria, le 28 il va y avoir une fête, on va donner beaucoup de jouets aux enfants, c’est une fête de Noël. Ah ! j’ai une photographie d’une fête, dans un club, que j’ai tirée. Veux-tu voir ? J’avais un si joli vêtement, j’étais si jolie sur cette photo ! Dans la rue, je lui montrai la photographie. Elle me dit : Comment ça se fait que sur la photo on ne voit pas ton costume ? Je réplique : Mais non, il faut tenir la photo ainsi, l’abaisser et alors j’apparais le corps entier. En la plaçant en l’air, il ne vient que la partie supérieure du corps. Et de nous disputer.

(7) — Nous n’avons que deux rêves, mais d’une sombre beauté : 22 octobre 1949 — « J ‘étais allé au marché avec ma sœur.  Au retour, une automobile m’attrapa et je mourus. , qui me voyait, cc n’était que ma sœur. Et je me demandais même si j’étais morte. Je disais : je ne veux pas disparaître, parce que si je disparaissais, je ne pourrais plus aller aux fêtes, au cinéma, au parc, Puis, une autre femme me vit aussi. Je lui demandai ce qu’il fallait faire pour apparaître de nouveau, Elle m’envoya dans une église et me dit de donner 600 cruzeiros (9,000 francs) au prêtre pour qu’il jette sur moi de l’eau bénite et alors je redeviendrai visible.

Alors, je fus à l’église, mais le prêtre ne me voyait pas et je suis sortie ». — 28 octobre 1949 : « Je rêvais que j’étais dans une fête, jouant avec beaucoup de fillettes. On appela la police et elle dit : Je prends les enfants, je leur coupe le ventre et les bras, puis je les pique entièrement. Quand elle passait dans les rues, tout le monde s’enfuyait, car c’était l’Étrangleuse ».

(8) — J. L. LIND: The dream as a simple Wish Fulfilment in the Negro,

Psychan. Rev., I, 1911-1914.

(9) — « Je rêvai de Geralda. Je m’étais servi de son irrigateur. Geralda était tâchée, elle jeta l’irrigateur et se mit en colère contre moi. Je lui dis : Prends ton irrigateur et enfile-le dans ton… ». – Association : « J’ai demandé plusieurs rois son irrigateur à Geralda, je ne sais pas m’en servir, elle voulait me l’apprendre, mais ça n’a pas marché » (29 octobre 1949) ; on peut rapprocher un rêve postérieur, d’injection qui rend la vie à une personne malade, sur le point de mourir. Même nostalgie érotique.

(10) — Rêve de Maria Apparecida : « J’étais à l’école, où va le gamin du voisin, mais je ne sais où est ce collège. Le professeur dit à ma patronne : Il faut mener cette fillette dans la classe des garçons. Elle demanda pourquoi et le professeur répondit : Parce qu’elle est pire que les petits voyous ; elle apprend bien, mais elle est pire que les petits voyous. Ma patronne dit : C’est bien, je la mettrai dans la classe de D. Zuleica. D. Zuleica dit : Pour entrer ici, elle doit couper ses cheveux et mettre des pantalons longs. Je criai : je ne veux pas qu’on me coupe les cheveux. Mais ma patronne m’entraîna à la maison et me coupa les cheveux bien courts. Elle prit des pantalons de son fils et me les donna. Les garçons criaient ! Une femme devenue homme… »

(11) — E. LIND: The Color Complex in the Negro, Psychan. Rev., I, 1913-14. — C. F. GIBSON: Concerning Color, idem, XVIII, 1931.

(12) — Pour les États-Unis, les livres de FRAZIER sur la famille noire. Au Brésil, pour 1’époque de l’esclavage, les livres de Gilberto Freyreet de  L. COUTY (L’Esclavage au Brésil). L. HERMANN, dans sa thèse sur Guaratin-gueta, a donné des statistiques intéressantes sur l’évolution de cette famille maternelle noire dans une petite ville pauliste. — De l’influence de la famille paternelle sur les conceptions religieuses du nègre nord-américain, voir, H. AWDERMAKER, After Freedom, chap. IV (p. 221-96).

(13) — L’Authentique clé des songes africains, cité par W. POZNER : Esclaves  et Dieux d’’Harlem, Europe, août 1937, pp. 471-500.

 

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