Reverchon. La famille Lochin. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), sixième série, tome huitième, quarantième année, 1882, pp. 18-35.

Reverchon. La famille Lochin. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), sixième série, tome huitième, quarantième année, 1882, pp. 18-35.

 

Rerchon. Médecinalisniste. Fut directeur de l’asile psychiatrique de Pau, nommé originellement Maison de Santé.

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LA FAMILLE LOCHIN

Par M. le Dr REVERCHON
Directeur médecin
de l’asile des aliénés de la Roche-Gandon (Mayenne),

et M. de Dr Dr PAGÈS Médecin adjoint.

Nous avons eu, récemment l’occasion d’observer à l’asile de Mayenne six malades appartenant à la même famille, et qui ont été séquestrés le même jour, pour cause d’aliénation mentale.

Ces six malades ont été tous guéris au bout de quelques jours ; nous pensons qu’au lieu d’être atteints d’une forme idiopathique d’aliénation mentale, leur délire n’était que symptomatique et probablement dû à l’ingestion d’une solanée vireuse.

A ces différents titres, il nous a paru intéressant de publier l’histoire pathologique de cette famille.

Le 9 janvier 1882, par arrêté de M. le préfet de la Mayenne, deux gardiens et deux gardiennes de l’asile de la Roche-Gandon partaient pour Andouillé, près Laval, afin d’aller prendre six aliénés de la même famille. C’étaient le père, la mère et quatre enfants, dont deux garçons, Léon et Pierre, âgés l’un de trente et un ans et l’autre de vingt- huit, et deux filles, Jeanne et Marie, vingt-neuf et vingt-cinq ans. [p. 19]

Ils arrivent à l’asile vers cinq heures du soir, ils sont camisolés.

Le père est porté de la voiture au bureau de réception par deux gardiens. Il a refusé de faire un pas. La mère est entre deux gardiennes, elle a l’air brisé. Les quatre enfants marchent seuls.

Ils paraissent tous en proie au même délire ; ils ont les yeux hagards, largement ouverts, la face vultueuse ; ils osent à peine répondre aux questions qui leur sont adressées. Ils sont effarés. Si l’un d’eux hasarde une réponse, il regarde les autres et répond au nom de tous.

Leurs vêtements sont de bon goût, annonçant une certaine aisance, mais peu propres, par suite des actes désordonnés auxquels ces individus se sont livrés au dehors.

Notre premier soin est de les séparer, de les isoler les uns des autres, en les envoyant dans six quartiers différents.

Avant de nous occuper du séjour de ces malades à l’asile, il importe de faire connaître leurs antécédents.

Les époux Lochin, aidés de leurs enfanta, exploitaient comme fermiers une belle propriété près d’Andouillé. Ils passaient dans leur pays pour de bons cultivateurs, et le père, quoique d’une intelligence ordinaire, avait de la rectitude dans le Jugement ; il était même souvent consulté par les voisins ; sa ferme passait à juste titre pour une femme modèle.

Les six (1) Lochin sont des personnes bien faites, fortement musclées, d’une figure agréable, d’un beau type. Le

père et la mère ,ont une taille moyenne, gros et frais, portant bien leurs soixante-cinq et cinquante-six ans. Les deux fils sont grands, taille d’un mètre soixante-quinze à un mètre quatre-vingt, d’une forte musculature, de traits [p. 20] réguliers. Les deux filles également de belle taille), d’une figure agréable, l’une blonde, l’autre brune.

Tous les membres vivaient dans la meilleure entente, étaient très sobres, se produisaient peu au dehors. Mais cela ne les empêchait pas de frayer avec leurs parents et amis, ils acceptaient même parfois une partie de plaisir. Ils étaient aimés et estimés de tous leurs voisins.

Pas d’hérédité dans la famille ; on nous dit, cependant, d’une manière très vague, qu’une parente éloignée a été un peu faible d’esprit.

Il y a quinze ans, Lochin père fut en proie à un délire qui dura quelques jours ; mais d’après les renseignements que nous avons pu recueillir, cette affection doit être attribuée à une pneumonie. Lochin a eu, en effet, plusieurs fluxions de poitrine et des pleurésies.

Marie jouit habituellement d’une excellente santé et a un tempérament ardent. Elle avoue de l’inégalité dans le caractère, dit qu’elle a toujours été capricieuse ; que, sans motifs, elle éprouve souvent tantôt de la répugnance, tantôt de la sympathie pour certaines personnes ou pour certaines choses.

Jeanne présente depuis plusieurs années des symptômes d’hystérie, ses menstrues paraissent régulièrement depuis l’âge de seize ans.

Au mois d’aout 1880, elle fut obligée de s’aliter pendant quinze jours. Elle se sentait très faible et ne pouvait plus marcher ; elle éprouvait une sensation spéciale à l’épigastre ; cette sensation épigastrique semblait se déplacer et remonter vers la gorge. A cette époque, elle n’avait ni hallucinations ni illusions d’aucune sorte.

A la Toussaint, Jeanne redevint comme au mois d’aout. Elle ne pouvait plus marcher et présentait ceci de particulier qu’elle avait froid au dos et sentait le frisson de la fièvre. Ces sensations névropathiques existaient encore à Noël. [p. 21]

Les autres membres de la famille n’avaient rien éprouvé, si ce n’est une certaine faiblesse qui persistait depuis plusieurs semaines. L’appétit avait sensiblement diminué. Plusieurs médecins des environs avaient tour à tour été consultés et tous leur avaient prescrit des toniques, mais aucun résultat n’avait été obtenu, disent-ils.

Dans le courant de décembre, il y eut à Andouillé une mission à laquelle ils assistèrent tous, mais il ne paraît pas que les exercices religieux ni les prédications aient trop vivement impressionné cette famille. Les Lochin pratiquaient leur religion comme tout le monde, d’après les voisins ; ils n’étaient nullement fanatiques, seulement à Pâques, ils faisaient leurs devoirs religieux.

Ne pouvant obtenir de soulagement de la part des médecins, ils se crurent tous ensorcelés et victimes d’un sort qui leur avait été jeté ; ils pensèrent qu’un sorcier seul pouvait le lever.

Ils s’adressèrent donc à un individu qui dans le pays avait cette réputation. Il passa deux jours dans la famille, le 26 et le 27 décembre. Il est bien difficile de savoir exactement ce qu’a fait ce prétendu guérisseur. Les fils aiment peu à parler de lui, ont l’air d’en rire et de ne pas y croire, mais en réalité ils restent convaincus qu’ils lui doivent leur guérison. li ne leur fit prendre, disent-ils, qu’un peu d’eau-de-vie, de cidre. L’un d’eux prétend que le sorcier aurait ajouté de l’absinthe à cette boisson, mais qu’ils n’en auraient pris que trois verres environ.

Le père et la mère sont plus explicites et moins réservés dons leur version. Ils paraissent aussi plus véridiques, Le premier affirma que cet homme leur fit prendre à tous, à deux reprises différentes, et à un jour d’intervalle, un certain breuvage qui leur est resté inconnu. La mère qui, même une fois guérie, n’a rien changé à sa manière de voir, nous raconte que le sorcier leur avait prédit tout ce qui est arrivé, et que c’est lui qui les a guéris. Il leur [p. 25] avait annoncé qu’ils quitteraient leur maison, qu’ils vagabonderaient, qu’ils iraient courant à droite et à gauche, que ceux-qui courraient le plus seraient les premiers guéris ; et voilà pourquoi les enfants, plus ingambes, ont été, dit-elle, les premiers rétablis.

Il leur avait prédit la fin du monde, la mort subite prochaine d’un habitant d’Andouillé. (En effet, il y eut dans la commune une attaque d’apoplexie avec décès, sur ces entrefaites.)

Les Lochin, quoiqu’ils ne veuillent pas l’avouer, ont, paraît-il, payé soixante francs de visites à cet homme.

L’étranger est à peine parti de cette maison, que l’inquiétude augmente rapidement dans la famille. Jeanne est au lit, elle paraît très malade à ses parents ; ils vont chercher un prêtre (qu’ils appellent souvent d’ailleurs), le prient de purifier leur maison. Jeanne est la première à entendre ou dehors quelque chose d’insolite qu’elle ne peut définir ; puis, c’est du bruit autour de son lit, ce sont des trottinements de souris, des coups frappés à la porte, se renforçant et grandissant toujours, elle voit des lueurs, des flammes blanchâtres, etc.

Les autres membres de la famille ne tardent pas à entrer en communication d’idées avec elle et participent à ses hallucinations.

Un jour, ils se rendent à l’église dans un état d’exaltation extrême. Là, Jean et Marie se jettent dans les bras l’un de l’autre, se pressent fortement. On ne parvient que très difficilement à les séparer : dans le feu de l’excitation, Marie fait deux morsures à la langue de son frère.

Chez eux pas de sommeil, ils se croient empoisonnés par le sorcier. Le père, dans son exaltation, crie aux personnes présentes : « Enlevez-moi cette bouteillée ; » fiole contenant la potion que leur avait donnée l’étranger. Ils refusent de manger, éprouvent une soif ardente, une grande constriction à la gorge, Ils sentent une forte odeur [p. 23] de soufre, presque tous ont des sueurs abondantes et ·fétides, ayant surtout pour siège les mains et les pieds, ils se croient tous possédés du démon. Ils le voient sous des formes multiples et variées ; ils pensent qu’il va les enlever. Pour se purifier, ils quittent leurs vêtements qu‘ils croient contaminés ou ensorcelés ; ils se prosternent à terre pour invoquer la sainte Vierge et les saints ; ils s’affublent d’images et de statuettes pour qu’elles les protègent. Les uns voient des fantômes, des chats noirs et blancs, des serpents ; ils les montrent aux autres effarés, Aussitôt, sur un signe de l’un d’eux, ils partent épouvantés et vont courir dans la campagne, tantôt ensemble, tantôt isolément, les uns à moitié habillés, les autres pieds nus. Ils marchent dans la boue, sur les pierres, dans la glace, se lavent dans les ruisseaux, et pour étancher leur soif, qui est ardente, se gargarisent ou boivent de l’eau fraîche.

Marie est la plus agitée et comme le chef de file. C’est une véritable bacchante. Sous l’empire de l’idée qu’elle est possédée du démon, elle le voit partout et croit le sentir dans ses vêtements ; aussi se met-elle toute nue, et se livre-t-elle au désordre des actes les plus extraordinaires. Toute échevelée, elle fait des gestes extravagants, excite ses parents et les entraîne dans ses courses affolées.

-Bientôt les Lochin deviennent agressifs ; ils brisent les devantures des magasins d’Andouillé, parce qu’ils prétendent qu’en parlant les habitants soufflent jusque dans leur gorge des saletés et de mauvaises odeurs. Ils profèrent des mots grossiers, des jurements, des menaces contre ceux qui veulent les approcher. Ils excitent à la fois la crainte et la pitié. Le jour où, on vint les chercher pour conduire à l’asile, la population était accourue en foule pour assister à ce spectacle. Tout le monde était surpris de ne voir arriver que deux gardiens et deux gardiennes cette famille, qu’un grand nombre de personnes aidées des gendarmes étaient parvenues avec [p. 24] de grandes difficultés à enfermer dans des écuries après les avoir chargés de liens. Mais les malades n’opposèrent pas la moindre résistance et se laissèrent mettre facilement la camisole de force.

Pendant tout le voyage, ils se montrent fort calmes.

Les Lochin pendant leur séjour à l’asile.

FAUCHEUX, FEMME LOCHIN.

Le 9 janvier, jour de son admission à l’asile, la femme Lochin est très fatiguée, on la couche à l’infirmerie.

Elle présente à la région postérieure du tronc des ecchymoses, de petites plaies aux mains, des écorchures et des taches noirâtres aux membres inférieurs, plaie superficielle mais large aux deux talons, L’ongle du gros orteil du pied gauche est enlevé.

La sensibilité cutanée est exagérée sur tous les points, et cette exagération semble liée à l’état mental, à l’éréthisme du cerveau, à une sorte d’appréhension.

La malade est anxieuse, ses pupilles sont dilatées, elle a des hallucinations de l’odorat et du goût ; elle sent une odeur de soufre qui la gêne à la gorge, elle croit être ensorcelée et a peur d’être damnée, Il y a longtemps, dit-elle, qu’elle ne peut prendre aucun repos et elle ne dormira pas de la nuit.

Il lui est prescrit 3 gr. d’hydrate de chloral.

Le 10, elle a l’air plus calme, mais elle souffre encore ; elle se félicite d’avoir couché dans un bon lit et d’avoir bien dormi. A cinq heures du matin, elle s’est levée brusquement, a été se mettre à genoux devant une statuette de la sainte Vierge, et s’en est emparée ensuite, menaçant la gardienne qui veut la lui enlever. Elle nous dit que tout cela a été indépendant de sa volonté et qu’elle le regrette. Enfin elle se met au lit en disant qu’elle étouffe. Elle est très altérée et n’est pas allée à la selle depuis huit jours.

Le soir, à dix heures, elle saute brusquement du lit pour aller se jeter de nouveau à genoux devant une statue de la sainte Vierge, en s’écriant : « Bonne Vierge, ne m’abandonnez pas ! » Elle demande des nouvelles de sa famille en pleurant. On la rassure, elle se console, mais bientôt après elle a peur de ne pas aller en paradis. 3 gr. de choral.

Le 11, la malade prend 42 gr. de thé de Saint-Germain, selles abondantes, soif vive. Chloral, 3 grammes.

Le 12, toujours mêmes craintes de damnation. Elle a cependant bien dormi, mange bien ; est encore enrouée et éprouve une gêne à la gorge.

Le 13, semble moins bien qu’hier ; elle est plus exaltée, nous dit qu’elle a peur que les remèdes qu’on lui donne ne lui fassent rien. Se réveille encore en sursaut. Les mauvaises odeurs qu’elle sentait ont totalement disparu. Pupilles dilatées.

Le 14, la malade a bien dormi. Le voile du palais est un peu rouge. Les idées de damnation n’existent plus. Pupilles dilatées. 3 grammes d’hydrate de chloral.

Le 15, expression et sentiment très naturels. La convalescente demande des nouvelles de ses enfants. Elle verse des larmes de joie quand on lui apprend qu’ils vont bien, qu’ils sont guéris. Elle reçoit leur visite dans la journée. L’entrevue se passe très bien.

Les 16, 17, 18, 19, 20, la malade n’a rien présenté qui méritât d’être noté. Elle continue à bien aller. Ses plaies se cicatrisent lentement.

Le 24, elle est entièrement lucide, mais elle reste convaincue que le sorcier les a guéris. C’est lui, dit-elle, qui a tout fait.

Il leur avait prédit tout ce qui s’est passé.

« Je sais, dit-elle, que les médecins ont beaucoup d’esprit, qu’ils peuvent rendre les gens malades, mais ils sont quelquefois impuissants à les guérir. Il y a des [p. 26] gens plus malins qu’eux qui peuvent lever les sorts. »

Le 6 février, elle sort complètement guèrie.

Son visage est amaigri, plutôt pâle que coloré. Pupilles naturelles, voûte palatine et voile du palais de couleur normale. Elle nous remercie des bons soins qu’elle a reçus dans notre maison, verse quelques larmes produites par la peine de nous quitter et par la joie de rentrer dans sa famille.

LOCHIN PÈRE

Le 9, il est très agité, croit de bonne foi qu’il est ensorcelé. S’adressant au médecin directeur de l’asile, il lui dit qu’il le reconnaît pour une personne d’Andouillé. « On m’a fait bien des misères, dit-il, je croie que c’est vous allez­vous encore me faire souffrir ? » Il prononce des paroles incohérentes, rit en regardant les personnes qui l’entourent ; ne répond que très incorrectement aux questions qui lui sont faites. Il a toutes les allures d’un dément. Pupilles dilatées.

Il se sent étranglé à la gorge où on lui a mis, dit-il, toute sorte de choses.

Hydrate de chloral, 4 grammes.

Le 10, figure rouge, congestionnée, inquiète, pupilles dilatées, affaiblissement de la vue et de l’ouïe ; il se lève sur son lit et crachent partout, afin de se débarrasser des mauvaises choses qu’il a dans la gorge et dans la bouche. Il se rend compte de ses sensations d’une manière très imparfaite. Le vague et l’obtusion de ses idées sont les principaux caractères de son délire. Il a peur de se compromettre, dit avoir bien dormi, mais l’infirmier nous apprend qu’il a été très agité et qu’il a parlé presque toute la nuit. Le soir il chante jusqu’à minuit.

Le 11, Il souffre des pieds et attribue son mal à des choses malpropres et à des serpents qu’il sent glisser sur son corps ; construction à la gorge ; et le crache une grande [p. 27] partie de la nuit. Monologues continuels, se plaint d’avoir des bêtes autour de lui. Sensation bizarre : quand il prononce une parole elle se répercute, dit-il, quatre ou cinq fois dans sa tête. Il affirme qu’il a conservé le souvenir assez exact du passé, mais qu’il lui est difficile d’enregistrer dans sa mémoire les faits présents. Il ne ressent plus d’odeur de soufre, mais la constriction à la gorge persiste. Chloral, 3 grammes.

Le 12, amélioration très sensible, plus d’hallucinations d’aucune sorte. Il sent encore sa gorge serrée. Il est enrhumé, sa voix est rauque.

Le 13, le malade va beaucoup mieux. Il a la langue saburrale. Il sent encore quelques frissons. Ses souvenirs sont exacts, il répond bien aux questions qu’on lui adresse.

Le 14, il se sent très bien, a passé une bonne nuit, pupilles normales, voûte du palais rouge par plaques. Parties antérieures du voile du palais uniformément rouges. Il parle de ce qu’il a éprouvé, non comme idées délirantes, mais comme de sensations véritables. 60 gr. de sulfate de magnésie.

Le 21, état mental absolument bon, pupilles légèrement rétrécies ; pommettes colorées avec vaisseaux variqueux ; visage un peu pâle, fatigué ; pas d’amaigrissement, bon appétit, bon sommeil. Les symptômes de bronchite ont complètement disparu. La vue et l’ouïe sont revenus à l’état naturel.

6 février. Il sort le 6 dans un état excellent.’

JEANNE

Le 9, commencement d’érythème aux jambes avec excoriations légères produites par des liens. A la langue deux morsures que lui a faites sa sœur cadette. Voix rauque, yeux grands, égarés, pupilles dilatées. Elle sent quelque chose qui part de l’estomac et remonte vers la gorge. Eprouve une sensation de forte pression du larynx. [p. 28]

Le 10, la constriction à la gorge persiste, la malade sent encore une odeur de soufre, mais elle ne s’en inquiète pas. Du reste, elle a bien dormi. Elle se montre intelligente, confiante, gaie, tranquille ; s’applaudit des bons soins qu’elle a trouvés à l’asile, a de l’appétit et mange bien. Elle ne trouve pas étrange qu’on l’ait séparée d’avec ses parents, Elle nous remercie des prévenances qu’on a pour elle. Sa voix est rauque.

Le 11, la malade est encore gênée à la gorge, elle sent de temps en temps des odeurs de soufre, puis quelque chose la brûle à l’épigastre et remonte vers la gorge. Calme, tranquille. Elle a bien dormi, bien mangé. Elle sait où elle se trouve car elle a vu ce matin sur son lit : Boche-Gandon, mais cela ne l’a nullement inquiétée. Elle nous parle avec une figure gaie, douce et résignée. Soif assez vive.

Le 12, tousse un peu mais ne crache pas. — A bien dormi la nuit dernière.

Le 13, état général très satisfaisant. La malade travaille à la couture, est calme et se trouve bien. Jeanne a le courage de ses hallucinations et elle en rit.

Le 14, elle est complètement guérie et sort le 24 janvier avec ses frères.

MARlE

Le 9, exaltation très grande, yeux brillants, hagards, pupilles dilatées, elle prend l’un de nous pour le diable ; elle regarde autour d’elle d’un air effaré et reste comme étrangère aux questions qu’on lui pose.

Petites écorchures aux jambes ; érythème léger, le tout d’origine traumatique et causé par des liens un peu serrés dont on avait entouré ses membres inférieurs. Chloral,3 gr.

Le 10, la sensibilité générale est conservée, son regard est animé, mobile, sa figure exprime tour à tour la bonté et la sévérité. Elle sent une odeur de soufre. Elle n’a pas dormi de la nuit, a eu des songes plutôt que des hallucinations, s’est jetée sur la sœur pour la frapper. [p. 29]

Le 11, la nuit a été bonne, mais elle se sent encore serrée à la gorge avec sécheresse et soif modérée.

Son attitude est calme, sa figure gaie et riante, le regard est d’une douceur qui contraste avec la vivacité de la veille.

Le 12, constipation depuis cinq ou six jours ; elle est également altérée, mais moins qu’hier.

Léger abattement, dort et mange bien.

N’éprouve plus ce qu’elle a senti, si ce n’est un chatouillement à la gorge. Elle ne se croit plus ensorcelée. Il lui est prescrit une purgation d’huile de ricin.

Le 13, rien de particulier à signaler, la purgation a provoqué des selles.

Le 14, pupilles un peu dilatées, langue saburrale, la malade est à ses époques.

Le 15, elle est très bien, mais se plaint de ne pas aller à la selle.

Le 16, 12 grammes de thé de Saint-Germain suffisent pour la purger légèrement.

Les 17, 18, rien qui mérite d’être signalé.

Le 19, figure pâle, pupilles légèrement dilatées.

Le 21, elle va très bien ; croit, comme les autres membres de la famille, qu’elle a été ensorcelée.

Le 28, la malade présente un abcès à l’aisselle gauche, du volume d’un œuf de pigeon et siégeant en avant, sous le bord inférieur du grand pectoral. — Ouverture de l’abcès et guérison.

Un abcès semblable se forme immédiatement après au même endroit du côté opposé ; même traitement et, guérison. — Marie est un peu pâle et fatiguée.

L’appétit fait défaut. Pommettes rouges ; constipation depuis deux jours. Langue sale, chargée ; — éméto-cathartique, vin de Saint-Raphaël et de quinquina, régime tonique.

Le 6 février, jour de sa sortie, la santé générale est très satisfaisante. Pas de symptômes d’hystérie. [p. 30]

PIERRE

Le 9, tremblement de la tête ; mutisme presque complet, marmotte entre ses dents quelques paroles incompréhensibles comme une personne, à moitié endormie. Il paraît très fatigué, pupilles dilatées.

Il porte à la langue une légère morsure que lui a faite sa jeune sœur en l’embrassant et à la joue une plaie qui lui vient de son frère ainé.

Le 10, il est peu communicatif, parle à peine et bas. Il est dans un état somnolent, presque torpide. On dirait qu’il est étranger à ce qui se passe autour de lui ou qu’il craint quelque chose, il avoue qu’il sent encore de mauvaises odeurs.

Le 11, le malade a bien dormi, mais il éprouve une sensation de légère pression à la gorge ; il n’est plus altéré, il ne lui reste que très peu de chose du passé ; il est à peu près dans son état normal.

Le 15, état très satisfaisant, Pierre se trouve très bien et il sort le 24 janvier avec son frère et sa sœur ainée.

LÉON

Le 9, le malade, parle avec volubilité, raconte ce qui s’est passé chez eux ; se croit ensorcelé.

Le 10, sa physionomie, sa mimique et son langage rappellent ce qu’on a observé chez sa jeune sœur, mais il reste dans les limites d’une parfaite convenance.

Il porte à la joue droite une plaie que lui a faite sa sœur Marie. Il a la gorge serrée. L’odeur de soufre qui l’a empoisonné pendant quelques jours est presque complètement dissipée. Il se trouve presque guéri. La nuit a été très bonne, Pupilles très dilatées.

Il est enroué, sa voix est rauque.

Le 11, Léon a bien dormi ; il se sent moins serré à la gorge, il a l’air calme, tranquille, écoute et répond pertinemment. Il n’a plus soif, ne sent plus aucune odeur. Il demande des [p. 31] nouvelles de son père qui était, dit-il, le plus frappé. Sa mémoire est fidèle.

Le 12, il est complètement rétabli. Figure calme, air tranquille. N’éprouve plus rien d’anormal.

Le 14 Léon nous dit être très bien, exprime son chagrin de se trouver à la Roche-Gandon. Pupilles dilatées.

Sa sortie a lieu le 24 janvier.

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*    *

La séquestration d’une famille entière, présentant subitement des symptômes d’aliénation mentale, est un fait trop insolite pour qu’on puisse le laisser passer inaperçu ; il impose même au médecin le devoir de rechercher les causes qui ont pu le déterminer. Nous n’avons pas ici l’intention de passer en revue les différentes formes de folie qui présentent quelques points de ressemblance avec le cas que nous venons de rapporter ; cela nous entraînerait trop loin. Qu’il nous suffise donc de dire en peu de mots quelles sont, à notre avis, les causes d’un fait aussi étrange.

Dès leur entrée à l’asile, nous avons été frappés de la nature et de la ressemblance du délire chez les différents membres de la famille Lochin. Les aliénés de Morzine, les cas de folie à deux, se sont présentés à notre esprit ; mais nous n’avons pas pu nous arrêter à cette idée. Il n’y avait pas d’aliénés dans la famille ; tous le sont devenu simultanément et le délire a cessé chez tous au bout d’un temps très court.

Les accusera-t-on d’être fanatiques, dévots ? Mais il est prouvé qu’ils pratiquaient leur religion comme la plupart de leurs voisins, sans la moindre exagération.

L’étrangeté des symptômes à diriger le soupçon dans une autre voie, et nous avons pensé que soit la malveillance, soit le hasard, soit enfin d’autres causes inconnues pouvaient avoir déterminé un empoisonnement, commun à tous les membres de la famille. Il était naturel de rechercher d’abord si leurs aliments les plus usuelles ne contenaient [p. 32] pas des substances nuisibles. Sans nous être entourées des garanties de l’analyse chimique, nous avons pu néanmoins nous convaincre que ce n’était pas là que se trouvait la substance toxique.

L’alcool, qui dans le département de la Mayenne fait tant de ravages et qui fournit à notre asile un énorme contingent d’aliénés, ne parait pas être responsable des troubles mentaux survenus chez les Lochin. Ils étaient tous très sobres, à l’exception du père qui, sans s’adonner habituellement à la boisson, dépassait quelquefois les limites de la tempérance.

De l’aveu de la famille, le sorcier leur avait donné un peu d’absinthe dans de l’eau-de-vie de cidre. Nous savons que des propriétés vireuses et un peu narcotiques ont été attribuées à cette plante, mais nous ne croyons pas que l’absinthe ait jamais déterminé de semblables accidents ; d’ailleurs son amertume eût empêché d’en prendre une dose toxique.

Les différents symptômes qu’ont présentés nos malades, paraissent plus en rapport avec les effets que les solanées vireuses produisent sur l’économie. Ainsi la dilatation des pupilles, la rougeur et la congestion de la face, la rougeur et la sécheresse de la gorge, la soif ardente que tous ont éprouvée, les nausées, les vomissements, les sueurs fétides observés chez plusieurs ; l’amblyopie et l’affaiblissement de la vue chez le père ; l’exaltation cérébrale, l’insomnie, les hallucinations de l’ouïe et de la-vue chez presque tous ; leurs frayeurs, leurs courses insensées, s’ils ne permettent pas positivement d’affirmer qu’il y a eu empoisonnement par les solanées, justifient du moins pleinement nos présomptions à cet égard.

On objectera peut-être que, dans le cas d’empoisonnement par les solanées, le délire est de courte durée et que la diarrhée est constante ; nous répondrons que, comme nous l’avons dit plus haut, le sorcier fit prendre le mystérieux [p. 33] breuvage à deux reprises, à un jour d’intervalle, et que, par conséquent, les effets ont dû persister plus longtemps que si la dose avait été unique ; d’ailleurs, on cite des cas où le délire a duré un certain nombre de jours, Quant à la constipation qui a existé chez tous nos malades, nous ferons observer qu’on la trouve assez fréquemment dans les cas d’empoisonnement par le datura stramonium ; c’est d’ailleurs à cette dernière supposition que s’est arrêtée notre opinion. La stramoine n’a-t-elle pas été appelée l’herbe aux sorciers ?

A l’appui de cette opinion, nous citerons en finissant un passage remarquable du Dr Ernest Labbée (2) relatif à l’empoisonnement par le datura stramonium.

« Parmi les symptômes les plus précoces et constants du daturisme toxique causé par les hautes doses de poison, dit cet auteur, je citerai la soif, la sécheresse de la bouche et de la gorge, la dysphagie, les nausées, l’état rouge et luisant de la muqueuse buccale. Peu après, surviennent les hallucinations, le délire, les accès maniaques. Ici les manifestations sont multiples.

« Les hallucinations sont à peu près constantes et citées dans tous les cas d’empoisonnements graves. Presque toujours elles portent sur la vue et l’ouïe. Les malades aperçoivent des flammes rouges, des lueurs d’incendies, des êtres fantastiques, des sujets effrayants : ils se voient environnés d’objets de toute sorte, d’êtres bizarres et de toute espèce prêts à les attaquer, à fondre sur eux et qu’ils s’efforcent de repousser. Ou bien ce sont des hallucinations de l’ouïe, des bruits de voix, des sons de toute nature frappant leurs oreilles et ajoutant à leurs terreurs. On ‘comprend facilement leurs gesticulations ; les efforts désordonnés auxquels ils se livrent pour échapper à des dangers imaginaires ou pour éloigner d’eux mille causes de dégoût ou d’horreur. [p. 34]

« Quelques-uns sont pris alors de délire furieux, prononçant des paroles sans suite, tout à fait incohérentes … ont la face farouche et vultueuse, le regard égaré ou fixe. »

Ne dirait-on pas que les lignes qui précèdent ont été inspirées par les symptômes que nous avons observés chez les Lochin ?

Vu l’amélioration rapide qui s’est produite chez nos malades, nous n’avons pas cru nécessaire de recourir à un traitement actif et nous nous sommes bornés à les isoler les uns des autres. Comme on l’a vu plus haut, ils sont sortis complètement guéris. Il y a peu de jours encore, nous recevions d’eux une lettre pleine de cœur, dans laquelle ils nous disaient qu’ils continuaient à jouir d ‘une excellente santé et nous remerciant des bons soins qu’ils avaient trouvés dans notre établissement, bien différents en cela des aliénés ordinaires, chez lesquels rien n’est plus rare que la reconnaissance.

ÉPILOGUE

On lit dans un journal du département de Ia Mayenne, du 30 avril 1882, le compte rendu d’un procès correctionnel intenté au Moreau « le fameux sorcier d’Andouillé, qui, sous prétexte de guérir la famille Lochin, l’avait rendue complètement folle. »

L’audience n’a rien révélé de bien intéressant ; on a bien dit que Moreau avait fait boire à ses clients une infusion d’absinthe dans de l’eau-de-vie de cidre, mais il ne semble pas que l’instruction ait recherché si d’autres substances avaient été administrées.

Voici, à titre d’échantillons, quelques réponses de Moreau :

  1. En vertu de quel pouvoir guérissez-vous les malades et en levez-vous les sorts ? [p. 35]
  2. Mon action vient de la puissance de Dieu et de la bonne sainte Vierge ; elle fait obtenir toutes les grâces. Elle a une étoile pour les moissons et elle accorde le pouvoir de combattre le démon ; c’est dans la Bible.
  3. Ainsi vous combattiez le démon ?
  4. (Avec vivacité). Oui !
  5. Mais vous n’étiez pas médecin ?
  6. Non, mais j’ai un livre d’herbiers.

La femme Lochin a paru avoir encore pleine confiance en Moreau qui, d’après elle, l’aurait réellement guérie ainsi que les membres de sa famille.

Le tribunal, faisant droit aux réquisitions du ministère public, condamne Moreau à trois mois de prison.

Notes

(1) Un autre fils, le plus jeune, était parti pour le service depuis quelques semaines. Inutile de dire qu’il n’a éprouvé aucun symptôme d’aliénation.

(2) Dictionnaire encyclopédique des Sciences médicales.

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