Revault d’Allones. Le vol de la pensée. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), dix-huitième année, 1924, pp. 101-110.

Revault d’Allones. Le vol de la pensée. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), dix-huitième année, 1924, pp. 101-110.

 

Gabriel Revault d’Allones (1872-1949). Psychiatre, professeur agrégé de philosophie. Quelques publivations :
— Les inclinations : leur rôle dans la psychologie des sentiments. Paris, F. Alcan, 1907.
— L’affaiblissement intellectuel chez les déments. Paris, F. Alcan, 1912.
— (avec F. Rauh) Psychologie appliquée à la morale et à l’éducation. Parus, Hachettte, 1911.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyer les notes de bas de page de l’article originale fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 101]

LE VOL DE LA PENSÉE
par
REVAULT D’ALLONNES

Par l’expression vol de la penséeon doit entendre une conscience partielle de la désintégration psychique, avec revendication par un « moi » amoindri, résiduel, de productions mentales en train de s’évader de son contrôle, et qui paraissent tomber sous le contrôle d’autrui. Au premier degré, elles semblent exposées à se divulguer, elles vont être la proie de détectives. Au second degré, c’est fait, elles sont sournoisement détournées. Au troisième degré, c’est ostensiblement qu’elles sont colportées. Une verbalisation étrangère des pensées intimes est d’abord imminente ; puis elle est obscurément constatée, enfin elle éclate ouvertement.

Quel rapport y-a-t-il entre le vol de la pensée et l’intrusion de pensées étrangères ?

Dans le premier cas, le malade a conscience de la désappropriation ; il n’en a pas conscience dans le second. Dans le premier cas, c’est le matériel de l’idéation personnelle qui est en cause ; dans le second, c’est le matériel de la cérébration extra-personnelle, non incorporée à la personne. L’idéation tout entière est en voie de verbalisation désavouée. En vertu de la dislocation psychique, une partie seulement demeure personnelle, et les fausses réceptions correspondantes constituent le vol de la pensée. Les autres parties de l’idéation sont détachées de la personne, en antagonisme hostile, et quelquefois bienveillant à son égard; les fausses réceptions correspondantes sont reçues comme des paroles d’ennemis et d’amis, sans soupçon de spoliation, car ces dernières, à aucun moment de leur formation, n’ont été incorporées au moi.

Le vol de la penséeest donc, pour ainsi dire, à cheval sur la pensée personnelle et sur l’hallucination verbale hétéro-personnelle, c’est un terrain commun au polyphrène et à ses invisibles. Deux conceptions opposées se présentent. Ou bien ce phénomène indique un fléchissement, une détente de la cérébration dissidente, qui ne se donne pas la peine de créer du nouveau, qui, pour matériaux de ses fabrications hallucinatoires, se borne à soutirer paresseusement la substance personnelle. Ou bien, au contraire, le vol de la pensée révèle l’extrême faiblesse de la contention personnelle, la toute-puissance de la cérébration dissidente, enhardie jusqu’à s’approprier la pensée personnelle. Mais puisque le vol de la [p. 102] pensée ne suspend pas les hallucinations hétéro-personnelles, qu’il interfère, qu’il s’enchevêtre avec elles, aucune de ces deux interprétations ne peut être admise. Toutes les pensées du polyphrène sont susceptibles de lui revenir proférées par les invisibles, celles qu’il connaît comme celles qu ‘il ignore, celles qu’il revendique comme celles qu’il désavoue.

Tenant compte des diverses modalités qui seront ci-dessous classées et décrites, nous proposons la définition suivante du vol de la pensée.

Dans toutes les formes de la polyphrénie se produit un phénomène propre à cette psychose, et qui en est l’un des symptômes fondamentaux : le malade aperçoit une soustraction de ses propres pensées, soit au fur et à mesure de leur formation, soit plus communément allant qu’il les ait sciemment conçues. La forme auditive et retardante est peu fréquente, elle constitue 1 écho de la pensée. Les formes anticipantes, qu’elles soient soit non auditives, sont les plus communes et ne sauraient être dénommées écho.

Valeur séméiologique du vol de la pensée. — M. Gilbert Ballet (1) attire l’attention sur la signification et l’importance de ce phénomène, signalé par tous les auteurs, mais regardé bien à tort comme banal, en raison de sa fréquence. Il en fait le symptôme pathognomonique de la psychose hallucinatoire chronique, qui procède d’une désagrégation de la personnalité, et le signe différentiel, par exemple à l’égard de la psychose interprétatrice chronique, où la personnalité est indemne.

L’observation des malades nous amena à admettre la haute valeur séméiologique et pathognomonique du vol de la pensée, avant que nous n’eussions pris connaissance des articles de notre ancien maître, ni des idées analogues émises, soit sous son influence, soit indépendamment, par Delmas, R. Charpentier, de Clérambault, Allamagny et autres. Après avoir lu ou écouté ces cliniciens en continuant à vivre parmi nos aliénés, nous avons été amené aux conclusions suivantes :

  1. L’expression « écho de la pensée », qui, dans l’usage, est la plus courante, doit passer à l’arrière-plan. Elle doit être réservée à une modalité secondaire, à la modalité auditive et retardante. A la suite de Magnan et de Séglas, les auteurs qui viennent d’être cités substituent souvent ce nom d’une espèce plutôt aberrante au nom pourtant ancien et consacré du genre, vol de la pensée.
  2. Important et pathognomonique, le vol de la pensée l’est autant et non plus que quatre autres symptômes que nous avons dégagés sous le nom de syndrome polyphrénique, et la réunion de plusieurs d’entre eux ou de tous l’est encore bien d’avantage.
  3. La « psychose hallucinatoire chronique » est loin d’absorber tous les cas de vol de la pensée. Au contraire, la polyphrénie les absorbe, [p. 103] avec ses diverses formes cliniques, dont nous avons en juillet 1923 (2) proposé une énumération provisoire, et que nous classons actuellement comme suit : polyphrénie simple, raisonnante, confusionnelle, cyclothymique, maniaque ou hypomaniaque.
  4. Soit dans la psychose hallucinatoire chronique de Ballet, soit dans la polyphrénie, il ne faut pas parler vaguement de « désintégration » en général, mais de dislocation : les fragments désunis sont remarquablement peu désintégrés.
  5. La « personnalité », ou conscience de soi, subsiste et s’affirme, quoiqu’elle soit diminuée. Ce qui est disloqué, c’est l’individualité, dont la personnalité n’est (Ribot) qu’une portion minime.
  6. Enfin il n’est pas certain que dans la « psychose interprétatrice chronique », la personnalité ni l’individualitésoient indemnes.

Classification des formes du vol de la pensée. — Faute de connaître les diverses formes du vol de la pensée, on risque de laisser ce symptôme cardinal. Trop souvent on ne songe qu’à l’écho de la pensée, forme à la fois retardante et auditive, qui est loin d’être fréquente.

On peut distinguer les modalités suivantes, dont la présentation peut être auditive ou dépourvue d’auditivité.

1° Vol de la pensée sans apparence d’anticipation ni de retard ; intrusion dans la vie passée ; énoncé des actes, de l’écriture; double lecture.

2° Vol de la pensée à caractère anticipant : anticipation de la pensée, annonce de l’écriture, des actes; anticipation de la lecture.

3° Vol de la pensée à caractère retardant : écho de la pensée.

La découverte d’une de ces espèces ne dispense pas de rechercher les autres : rien de plus ordinaire, dans la polyphrénie, que le cumul.

Intrusion dans la vie passée. — L’intrusion dans la vie passée est, de toutes les formes du vol de la pensée, la plus ordinaire.

A vrai dire, le malade ne se plaint pas qu’on lui vole ses pensées, mais qu’on lui vole ses secrets. Cette distinction a un sens subtil. Elle signifie que l’actualisation des souvenirs intimes n’est pas voulue, elle est mise au compte des indiscrets. Mille détails surgissent, des minuties oubliées, des circonstances sans intérêt, indignes d’avoir été conservées. « On » les ravive, on les ressuscite, on leur donne une valeur qu’ils n’ont jamais eue, on connaît la vie du sujet mieux que lui-même, jamais il n’aurait pu, quant à lui, repenser tout cela ; c’était enfoui, aboli, anéanti. Ces fantômes d’un passé mort, il est bien obligé de les identifier au passage. Tout cela a bien existé. Mais à quoi bon cette sarabande ? Et pourquoi ne peut-il pas la réfréner ? C’est une hypermnésie, mais d’une espèce particulière, une hypermnésie attribuée à l’intervention d’évocateurs étrangers. Elle déroule des images de choses, de lieux, de [p. 104] personnes, d’événements, de situations, et aussi de propos autrefois tenus, vieux documents qui ressortent d’archives où il valait mieux les laisser. La verbalisation est ici secondaire, épisodique, estompée. Ce n’est pas une voix sonore, ce n’est pas une parole non sonore faisant un exposé, c’est une reviviscence, une danse macabre à laquelle le patient est contraint d’assister, où il reconnaît des lambeaux de lui-même, mais qui est dirigée par un maître invisible et silencieux.

Cette récapitulation sempiternelle, fastidieuse, à laquelle il est astreint par ses suborneurs tantôt s’effectue sous la forme endophasique de l’hétéro-soliloque à lèvres closes, tantôt devient un hétéro-soliloque parlé, ou même vociféré.

Énoncé des actes, de l’écriture, double lecture. — Les menus actes du polyphrène sont énoncés sans qu’il puisse dire si c’est avant l’accomplissement ou après, surtout les petits actes indispensables, quotidiens, solitaires, ceux de la toilette, de l’habillage, du déshabillage, de la coiffure, du repas, de la garde-robe.

Voici quelques échantillons : « Il se fait la barbe. Il s’est coupé. Il met ses bretelles. Il ôte ses chaussettes. » « Elle enlève son râtelier. Elle ne trouve pas ses lunettes. Elle reprend des petits pois. Elle change de chemise. »

Ce sont de fausses réceptions verbales, de celles qui sont étiquetées hallucinations vraies, ou de celles qui sont étiquetées pseudo-hallucinations, ou des deux ordres à la fois. Elles sont mêlées de propos hétéro-personnels. Par exemple : « Il s’est coupé : c’est bien fait ! qu’il se coupe la gorge ! » « Elle enlève son râtelier :voyez la vieille coquette ! » ‘Elle reprend des petits pois ; très bien, ils sont empoisonnés. » ‘Elle change de chemise, elle a le corps d’une Vénus. » Bien entendu les paroles hétéro-personnelles en italiques expriment elles aussi des pensées du malade, mais des pensées inavouées ou désavouées. Seules les paroles en caractères romains ont un contenu personnel avoué, mais l’énoncé en est hétéro-personnel.

Quand nous accomplissons un acte tel que ceux qui viennent d’être cités, nous ne remarquons pas que des pensées y président. Aussi l’énoncé de ses actes est-il regardé par le polyphrène comme une intrusion dans sa vie privée, plutôt que comme un vol de sa pensée. Mais, pour le psychologue, l’énoncé des actes est une espèce de vol de la pensée.

La légitimité de ce rattachement devient évidente dans l’acte d’écrire. Ici la pensée qui préside est remarquée, elle est consciemment verbalisée. Ed. Philomène refuse d’écrire des lettres parce qu’aussitôt les invisibles disent à voix haute tout ce qu’elle écrit. Elle s’abstient également de toute lecture, parce que tout ce qu’elle lit retentit sonorement à ses oreilles. [p. 105]

L’énoncé de l’écriture et la double lecture sont exceptionnellement constants et persistants chez elle. Le plus souvent, ces phénomènes, comme par exemple chez Ab. Michel, n’apparaissent que dans les crises aiguës, et cessent d’exister dans les intervalles d’état subaigu.

Anticipation de la pensée. — Si quelqu’un exprime, mieux que nous n’aurions su faire, une opinion voisine des nôtres, nous disons qu’il nous « arrache les mots des lèvres ». Les revendications de priorité, fléau des lettres, des arts et des sciences, reposent sur une impression analogue. Des idées en voie d’élaboration circulent encore embryonnaires, indistinctes, elles flottent, dit-on, dans l’air. Elles ne sont le monopole de personne, elles appartiennent à quiconque les met en valeur. Aussitôt qu’une œuvre les fixe, plus d’un, qui tâtonnait, se met à crier au plagiat. Il reconnaît sa propre substance. Un mirage le persuade qu’il était sur le point de trouver, que c’est lui qui devait trouver.

Semblablement les invisibles du polyphrène lui ôtent les paroles de la bouche, ils anticipent ses pensées, plutôt qu’ils ne les reproduisent, ils réalisent avant lui ses propres opérations. Avant la lettre les pensées en litige étaient peu conscientes, et même n’étaient pas conscientes du tout, le plaignant ne se doutait pas qu’il les possédât, il ne les connait pour siennes que sous un accoutrement qui n’est pas sien.

C’est pourquoi, si on leur parle d’écho, peu de malades comprennent ce que l’on veut dire. Ils ne se plaignent pas de concevoir des pensées qui, ensuite, leur seraient renvoyées par autrui, mais ils se plaignent que leurs pensées soient connues alors qu’eux-mêmes ne les connaissent pas encore.

« Votre pensée est-elle répétée, répercutée comme en écho ? » Cette question n’obtient d’ordinaire qu’une réponse négative. Gardons-nous de nous en tenir là, et de confondre l’absence d’une espèce avec l’absence du genre, l’absence d’écho de la pensée avec l’absence du vol de la pensée.

Séglas, et avec lui Magnan, ont remarqué que le renvoi de la pensée est anticipant, plutôt que retardant. Ils maintiennent néanmoins le mot écho. Mais c’est un abus de langage, ce terme cesse d’être convenable, il risque, par une mauvaise adaptation de l’interrogatoire (3), d’égarer le diagnostic.

Am Roger (4), est un grand halluciné verbal. Il s’explique clairement et ouvertement, seulement réticent parfois sur les personnalités à qui il attribue ses voix et son automatisme. Il développe tous les symptômes de la psychose polyphrénique. Un seul manque au tableau, de tous le plus beau peut-être. Ne songeant qu’à l’écho, et non aux autres formes [p. 106] du vol de la pensée, nous lui demandons à diverses reprises, à plusieurs jours de distance, « si sa pensée est répétée ». Constamment il répond non. Sa « pensée n’est jamais répétée telle quelle » : elle est glosée par des voix qui ne sont pas des échos, car elles critiquent, elles commentent. S’il lit, s’il écrit, il en va de même : les voix font des interruptions hostiles ou bienveillantes, mais ne répètent pas en écho.

Chez un aussi typique disloqué, cette lacune paraissait étrange. Après quatorze jours d’insuccès, voici ce que lui-même il nous découvre. Une fois de plus, il vient de répondre qu’il ignore ce que c’est qu’une pensée répétée en écho par les voix. Puis il ajoute ; « Lorsque je pense, avant que je sache moi-même ce que je pense, cela m’est annoncé par les voix. C’est tout le contraire d’un écho. Je n’ai pas encore arrêté les contours de ma pensée, que déjà elle éclate toute formulée à mes oreilles. Les voix devancent ma pensée, elles la fixent et la rédigent plus vite que moi. On connaît ma propre pensée mieux que moi-même, avant moi-même. »

Ainsi les invisibles verbalisent, acoustiquement ici, la pensée encore en germe, encore inconsciente ou à demi-consciente. On ne saurait parler d’échoanticipant. C’est vol de la pensée qu’il faut dire.

Dictée, annonce des actes, anticipation de la lecture. — Nous avons publié (5) un certain nombre d’observations d’écriture prophétique sous la dictée des invisibles, et quelques-uns de nos malades actuels (6) fournissent de ce phénomène des spécimens exempts de religiosité. La dictée mystique est reçue comme un miracle ; l’instrument docile se garde bien de songer à un vol, ni même à une prise de sa pensée. Mais écoutons ses confidences. Une pensée infiniment supérieure à la sienne précède la sienne, s’y substitue, l’anéantit ; sous la dictée, il est passif, il est en un état d’inertie mentale et de vide intellectuel ; l’esprit surnaturel exige que la place soit nette. Traduisons : ce polyphrène est volé et content. Il reçoit comme un don qui le comble ce qui n’est qu’une simple restitution.

L’annonce des actes diffère de l’énoncé des actes par son caractère anticipant. La pensée qui préside à l’acte est seulement volée un peu plus tôt.

Voici une observation d’anticipation de la lecture, et les réflexions du malade, la Camille, intelligent, ingénieur. Il s’est absenté pendant deux ans, qu’il a passés en Italie et en Suisse. Il revient halluciné toujours, mais en rémission, et disposé à faire une place aux explications psychopathologiques, qu’il repousse avec colère dans les exacerbations de sa psychose. Il a, dit-il, fait maintes fois à Capri l’expérience que voici. [p. 107]

« J’ouvre un livre ou une revue, au hasard, portant les yeux au haut de la page non lue, et j’évite avec soin de regarder le bas de la page. J’attends que la voix me dise un des mots que je n’ai pas aperçus. Cela ne tarde guère. Elle me donne un mot, en général important, un nom propre, un nom géographique. Alors je regarde. Effectivement je trouve ce mot imprimé dans la partie inférieure de la page. »

Le plus curieux, c’est l’explication qu’il a spontanément offerte. Elle est d’un style auquel les malades ne nous ont guère habitués, et la voici, notée sur-le-champ, sans y changer une syllabe :

« A mon insu, ce mot était tombé avec d’autres dans le machinisme du subconscient, et ce machinisme a fait choix d’un terme intéressant. »

Quelques jours plus tard, mis en présence de cette formule, il la répudie et se fâche, car il est repris par la conviction qu’il est en proie à des maléfices.

Ainsi l’élaboration d’une idée se produit concurremment dans plusieurs mécanismes mentaux, et le plus actif, chez le polyphrène, n’est pas toujours le mécanisme personnel. L’achèvement de cette idée est souvent accompli dans un mécanisme dissocié d’avec la personne, et aussitôt, notification en est faite à la personne par une parole, avant que le moi, de son côté, ait arrêté à sa manière la formule.

Écho de la pensée. — Par l’expression écho de la pensée, il convient de désigner l’une des formes du vol de la pensée, à la fois auditive et non anticipante, en évitant de confondre avec elle les formes anticipantes, fussent-elles puissamment auditives.

Voici la définition donnée en 1903 par Séglas dans le Traité de Gilbert Ballet :

« Dans certaines formes chroniques où prédomine l’hallucination de l’ouïe, le malade arrive à ne plus pouvoir penser sans entendresa pensée répercutée au dehors, souvent même avant qu’il l’ait formulée ; c’est le phénomène qu’on désigne en psychiatrie sous le nom d’écho de la pensée. (7) »

On ne saurait admettre cette formule telle quelle. En effet, Ob Louise (8), affolée par l’écho retentissant de sa pensée, n’est point une chronique : convalescente après trois mois et demi, elle guérit au cinquième mois, et voici un an qu’elle reste guérie de cette crise jusqu’ici unique. D’autre part, Am Roger (9) entend incessamment des voix extérieures ; entre autres paroles, elles disent toutes ses propres pensées, mais cela n’a rien de commun avec un écho, la tournure est un peu différente, et c’est même, dit-il, tout le contraire d’un écho, elles disent avant qu’il ne pense.

La rédaction de Séglas paraît donc devoir être modifiée comme suit : [p. 108] dans celles des formes aiguës ou chroniques de la polyphrénie où l’hallucination verbale s’adresse nettement à l’ouïe, le malade se plaint d’entendre ses propres pensées se répercuter au dehors ; à ce phénomène on peut conserver le nom d’échode la pensée ; mais aussitôt que l’ouïe n’est plus en jeu, ou que la soustraction des pensées est anticipante, le vol de la pensée ne ressemble plus à un écho.

L’extension de l’écho de la pensée se trouve singulièrement restreinte par les remarques précédentes. Même quand elle reste admissible, on ne doit pas oublier que c’est une comparaison approximative. Pendant que le malade pense : Jeprends l’ascenseur », ou s’il se tutoie comme l’on fait à Toulouse : « Tu vas prendre l’ascenseur », les invisibles disent : « Ilprend l’ascenseur ». La reproduction n’est pas littérale, elle est légèrement altérante. Ainsi s’affirme la personnalité des invisibles. Même s’il est sonore et plutôt retardant, le vol de la pensée diffère d’un écho par sa teneur. Elle n’est pas absolument identique à celle de la pensée soustraite. La rédaction est légèrement aberrante, hétéro-personnelle, elle choque ou étonne un peu le patient, elle ne lui paraît pas tout à fait acceptable, ce n’est qu’une traduction et qui porte l’empreinte du traducteur.

La personnalité des invisibles s’affirme d’ailleurs bien plus encore par les gloses d’espèces variées dont ils entrecoupent et assaisonnent la reproduction de la pensée du patient, et dont nous avons donné des exemples.

Pour toutes ces raisons, l’écho de la pensée doit être tenu pour une forme accessoire d’un phénomène principal, qui est le vol de la pensée : les formes en sont multiples, et elles sont souvent cumulées.

Variétés auditives et variétés non auditives du vol de la pensée. — L’expression « écho » ne convient pas même à toutes les formes retardantes du vol de la pensée. En effet, quelques-unes des présentations de la pensée volée par les invisibles, tout aussi bien que de la pensée qui est de leur cru, sont dépourvues de sonorité.

Il convient d’étendre au vol de la pensée les analyses de l’hallucination verbale par Séglas. Elle a des composantes autres qu’auditives, et parfois elle se passe de la composante auditive. Tout comme la pensée des invisibles, la pensée personnelle volée procède, dans un nombre non négligeable de cas, par articulation muette, épigastrique, pharyngo-glottique, linguo-labiale, mentale, et occasionnellement par vision scripturale incoercible.

Oa Jeanne, dépourvue d’imagination auditive, présente la forme psychomotrice du vol de la pensée comme de l’hallucination verbale hétéro-personnelle. Elle ne comprend pas les questions sur l’écho de la pensée, mais elle sent que ses morts prononcent toutes ses pensées par sa propre bouche, dans sa gorge, où elle ne cesse de porter sa main, dans son ventre, dans sa tête. [p. 109]

Al Marie présente la forme rare visuelle scripturale du vol de la pensée : elle voit mentalement s’écrire de sa propre écriture ou s’imprimer en caractères diversement teintés toutes ses pensées personnelles, en même temps que des pensées étrangères, scandaleuses, dangereuses, inculquées par des sorciers.

Mécanisme du vol de la pensée. — Le vol de la pensée est assurément un des plus curieux phénomènes mentaux. Quel en est le mécanisme ?

La polyphrénie réalise une polarisation psychique plurale avec conscience partielle. Le pôle personnel continue, avec une capacité et une activité réduites, à organiser une certaine masse psychique, notablement inférieure à la normale. Des éléments de tout ordre restent en dehors de son attraction ou en sortent, demeurent inassimilés ou sont désassimilés. La polarité hétéro-personnelle, simple ou multiple, fixe ou changeante, est créée par les affinités propres de ces éléments, et aussi par une contribution délirante du sujet. Ce dernier s’aperçoit de ses déficits, de ses pertes. Toute évasion lui paraît une spoliation, il prête à la polarité hétéro-personnelle une activité entreprenante à ses dépens. La confirmation est obtenue par le maquillage des possessions soustraites. Elles ne sont pas seulement démarquées, elles portent des estampilles étrangères, et en particulier une rédaction, auditive ou autre, qui n’est pas précisément celle que le sujet aurait choisie, mais qui est celle d’usurpateurs.

Ambivalence du vol de la pensée. — De tous les phénomènes polyphréniques, aucun n’est plus commun que le vol de la pensée, mais aucun n’est plus surprenant pour le malade, ni plus digne d’être médité par l’aliéniste.

C’est un événement critique, un grave incident de frontière, un engagement, un corps à corps. Le noyau de la personnalité se maintient, en pleine débâcle, grâce à des prodiges de réadaptation et d’équilibre. Par un double courant d’exosmose et d’endosmose, il perd sa propre substance et la retrouve adultérée.

C’est un événement fondamental, ambivalent, antérieur à la persécution et à la protection, apte à engendrer l’une et l’autre, soit successivement, soit même simultanément, la première en raison de l’indiscrétion, de la violation du for intérieur, la seconde en raison de la confirmation mystérieuse apportée aux pensées personnelles.

A leur tour, les tendances naissantes de persécution sont amplifiées, matérialisées, répercutées et deviennent les paroles persécutrices, pendant que les tendances naissantes de protection, amplifiées, matérialisées, répercutées, deviennent les paroles salvatrices. Ainsi amorcé, un double travail intellectuel, défensif et adaptatif, se poursuit, en pensées hallucinatoires et aussi en pensées proprement dites, non hallucinatoires.

On comprend dès lors comment l’hallucination protectrice est [p. 110] souvent contemporaine de l’hallucination hostile. Si, en général, les thèmes de persécution se développent avant les thèmes ambitieux, cela tient-il, comme le veut Magnan, au caractère plus déraisonnable des seconds, qui ne sont acceptés qu’après une longue habitude du délire ? Nullement, mais il est naturel que les réactions d’inadaptation ouvrent la scène, que l’adaptation n’ait pas lieu d’emblée, qu’elle ne se produise qu’à la longue, après une phase d’intolérance. Oa Jeanne (9) a guéri au bout de cinq mois, après avoir passé par trois phases. D’abord, son mari défunt la criblait de reproches et de menaces ; plus tard, son complice mort la rassurait à demi, enfin survint l’âme de son père bien-aimé, pour lui démontrer que tout s’arrangeait au mieux, et devait finir par un nouveau mariage.

Notes

(1) Encéphale, 1913, I, 503. V. ci-dessous, ch. IX, un texte cité. Ballet écrit « écho de la pensée », mais il est clair qu’il veut dire vol de la pensée.

(2) Ann. médico-psych., n° d’octobres

(3) V. ci-dessus la définition de l’écho de la pensée par Séglas.

(4) V. obs., ch. X.

(5) Psychol. d’une religion, 1 vol. in-8°, 291 p., Paris, Alcan 1907, v. p. 173-240.

(6) Am Roger, Oa Jeanne, Ya Louise.

(7) Séglas, Séméiologie d. aff. ment., Traité de pathol. ment. (G. Ballet), 200.

(8) Obs. ch. XIII. — 3. Obs. ch. X.

(9) Soc. méd.-Psych., janvier 1924.

 

 

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