Réflexions sur un rêve. Par Ludovic Dugas. 1934.

DUGAS REFLEXIONSREVE0002Ludovic Dugas. Réflexions sur un rêve. Article parut dans le « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), XXXIe année, n°9-10, 15 novembre – 15 décembre 1934, pp. 798-800.

Ludovic Dugas (1857-1942). Agrégé de philosophie, Docteur es lettre, bien connu pour avoir repris de Leibnitz, dans ses Essais sur l’Entendement humain, tome II, chapitre XXI, le concept de psittacus, et en avoir inscrit définitivement le concept de psittacisme dans la psychiatre française par son ouvrage : Le psittacisme et la pensée symbolique. Psychologie du nominalisme. Paris, Félix alcan, 1896. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., 202 p. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ». Il s’est intéressé précisément au « rêve » sur lequel il publia de nombreux articles. Il est également à l’origine du concept de dépersonnalisation dont l’article princeps est en ligne sur notre site. Nous avons retenu quelques uns de ses travaux :
— Un cas de dépersonnalisation. Observations et documents. In « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingt-troisième année, tome XLV, janvier-février 1898, pp. 500-507.[en ligne sur notre site ]
— Observations et documents sur les paramnésies. L’impression de « entièrement nouveau » et celle de « déjà vu ». Article parut dans la « Revue de philosophie de la France et de l’étranger », (Paris), dix-neuvième année, tome XXXVIII, juillet-décembre 1894, pp. 40-46. [en ligne sur notre site ]
— A propos de l’appréciation du temps dans le rêve. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingtième année, XL, juillet décembre 1895, pp. 69-72. [en ligne sur notre site ]
— Un nouveau cas de paramnésie. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente-cinquième année, LXIX, Janvier à juin 1910, pp. 623-624. [en ligne sur notre site ]
— De la méthode à suivre dans l’étude des rêves. « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), XXXe année, n°9-10, 15 novembre-15 décembre 1933, pp. 955-963. [en ligne sur notre site ]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 798]

RÉFLEXIONS SUR UN RÊVE

Je me propose d’analyser ici un rêve banal. Il n’a pas de caractère pittoresque : il n’apporte aucune révélation sur moi-même. Quoiqu’il n’ait pas de valeur esthétique, quoiqu’il manque d’intérêt pour le psychanalyste, et précisément parce qu’il est pareil à tant d’autres, il me paraît devoir exprimer les traits les plus généraux de l’état de rêve.

Voici dans quelles conditions il s’est présenté:: J’étais malade, sous l’influence de la grippe. J’éprouvais une grande lassitude de tous les membres. Mon sommeil était entrecoupé de réveils, je rêvassais. Je me vois tout d’un coup, dans un lit défait, le drap, les vêtements entraînés vers le plancher ; je me sens le corps abandonné, jambes pendantes. C’est alors que surgit le rêve que je vais dire :

Sur une falaise bretonne, par un jour chaud d’été, je vois monter deux marins pliant sous le poids d’une énorme pieuvre qu’ils viennent de pêcher. Ils la laissent tomber sur une terrasse de villa qu’elle recouvre entièrement. Les marins se dessinent dans le ciel de midi avec la netteté colorée d’un tableau de Lemordant. La bête, amorphe, m’apparaît pendante, puis étalée.

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Jean Julien Lemordant – Exilé à la pointe de Penmarc’h, 1907.

L’image que ce rêve a brusquement éveillée en moi est la reproduction d’une scène vue il y a vingt ans et que je n’avais pas évoquée depuis. Elle est comparable à un souvenir visuel, elle forme un tableau. Mais cette image n’est qu’une partie de mon rêve, dont je ferais une description incomplète, et par là même inexacte, si je ne tenais pas compte des circonstances organiques, des sensations tactiles et musculaires qui l’accompagnent. Dans le sommeil, la lassitude abandonnée de mon corps se mêle à l’impression de la fatigue des marins sous leur charge, à la sympathie pour le corps inanimé, flasque de la bête morte. Je vois devant moi les marins, la pieuvre, et pourtant c’est en moi que passent, sans m’étonner, les sensations que traduisent la marche alourdie des marins, l’effilochèrent tentaculaire de la pieuvre. La sympathie m’unit tour à tour aux divers objets que j’évoque. Cette identification affective que les Allemands expriment par le mot Einfühlung est la caractéristique essentielle de mon rêve. Elle l’oppose nettement à l’état de veille.

En effet, une fois dissipées les illusions du sommeil, l’homme éveillé [p. 799] distingue nettement dans son souvenir les images extérieures à lui et les sensations de son corps. Il se donne à lui-même le spectacle de son rêve ; mais, parce qu’il n’est plus que spectateur, il ne le comprend plus. Il lui faut un effort de réflexion pour retrouver les sensations qui accompagnaient les visions de son sommeil. C’est pourquoi le récit d’un rêve commence toujours par une description visuelle et s’arrête souvent là. Maintenant qu’au lieu de raconter, nous voulons interpréter et expliquer, nous allons suivre l’ordre inverse.

La cénesthésie suffit à expliquer l’élément affectif du rêve. L’émotion du dormeur, conformément à la théorie de W. James, n’est que la conscience des sensations organiques qui la déterminent. Les représentations en sont indépendantes. En effet, il arrive que des images affreuses à considérer au réveil ne rappellent aucun sentiment d’effroi pendant le sommeil et le thème de nos cauchemars nous étonne parfois par son insignifiance. Il est évident que la vue de la pieuvre ne m’a pas fait rêver ma fatigue ; on serait plutôt tenté de croire qu’inversement ma fatigue a évoqué en moi l’image de la pieuvre qui en est le symbole expressif. Mais ceci, non plus, n’est pas prouvé. Voici les conclusions que je ne crois pas pouvoir dépasser :

1° Les sensations organiques expliquent complètement la tonalité du rêve.

2° Les images qui se présentent au rêveur sont colorées par son émotion, comme l’est un sujet par la personnalité de l’auteur qui le traite.

3° Les représentations s’accordent avec les passions, sans qu’on puisse affirmer qu’elles en sont nées, On a cité en effet bien des rêves comme ceux de Maury dans lesquels un flux d’images naît d’une sensation accidentelle, Mais plus souvent, comme dans le cas que nous venons d’étudier, les représentations ont avec la cénesthésie des relations plus obscures, plus profondes, plus vagues et plus générales. Elles ne se ramènent pas à de simples associations d’idées, mais révèlent une affinité de nature affective entre des sensations qu’on croirait disparates.

Si j’essaie de grouper ces lois en une théorie générale, la comparaison littéraire qui me vient à l’esprit n’est pas celle du symbolisme, mais celle des correspondances. Ma fatigue n’a rien inventé, rien suscité, rien créé, mais elle a donné un sens affectif à des impressions visuelles ; elle me les a rendues intérieures et personnelles. Dans le sommeil, il semble qu’une sensibilité élémentaire retrouve naturellement les obscures relations qui confondent les contacts, les parfums et les sons. Il y a entre l’image molle et visqueuse de la pieuvre, la fatigue des marins chargés sous la chaleur de l’été à midi, et mes sensations de malade une harmonie qui m’est sensible. Pour l’interpréter, j’ai songé d’abord à la comparer à l’audition colorée ou aux correspondances baudelairiennes. Ce rapprochement ne m’a satisfait qu’un instant. En voici la raison : je ne peux trouver une qualité qui soit commune au dessin informe de la pieuvre morte et à mes sensations de malade, comme la fraîcheur d’un parfum à une chair d’enfant, comme la tonalité [p. 800] à une voyelle et à une couleur. Les accords que j’observe dans mon rêve sont plus personnels, plus accidentels, plus vagues. Ils ont leur fondement dans ma mémoire. Si mon souvenir a revécu après un silence de vingt ans, n’est-ce pas tout simplement parce que s’est reproduit en moi sous l’influence de la maladie un état cénesthésique tout pareil au dégoût qu’inspire la mollesse informe de la matière animale ? Et cette reproduction inconsciente d’un état passé n’a-t-elle pas restauré le souvenir entier, comme surgissait de la madeleine trempée dans la tasse de tilleul de Marcel Proust tout Combray et son enfance ? C’est cette hypothèse qui me paraît la plus vraisemblable.

L. DUGAS.

 

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