Privat de Fortunié. Délire systématisées religieux à l’évolution chronique. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), 1923, pp. 21-51.

Privat de Fortunié. Délire systématisées religieux à l’évolution chronique. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), 1923, pp. 21-51.

 

Jean Privat de Fortunié. Quelques publications :
— Asile d’aliénés de Lesvellec. Compte rendu administratif et rapport médical présenté par le Dr Privat de Fortunié, médecin en chef, directeur. Exercice 1912
— (avec Valdenaire Pierre Nicolas Benjamin). Hérédité morbide et affections neuro-psychiques. 1939. 

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. — Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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DÉLIRE SYSTÉMATISÉ RELIGIEUX A ÉVOLUTION CHRONIQUE

Par M. PRIVAT DE FORTUNIÉ

Parmi les nombreux cas de délire mystique que nous avons rencontrés en Bretagne, l’observation suivante nous a paru présenter un intérêt particulier. Nous donnerons d’abord cette observation et indiquerons ensuite les remarques qu’elle nous suggère.

Mme G… A. est la veuve d’un officier supérieur mort au début de la guerre.

A. H. — Arrière-grand’mère paternelle, créole de I’île Maurice, avait, à l’âge de 37 ans, 22 enfants.

Arrière-grand-père maternel eut 28 enfants en deux mariages.

Père, Conservateur des Forets, mort d’embolie a 78 ans.

Mère vivante à l’époque de l’entrée, atteinte en 1917 d’une attaque de paralysie avec troubles cérébraux, probablement décédée actuellement.

Deux frères et une sœur tous très nerveux et atteints d’entérite.

A..P. — Née le 16 octobre 1873.

Rougeole dans l’enfance.

A 12 ans, à l’époque de sa première communion, angine couenneuse.

Réglée a 14 ans 1/2.

Névralgies faciales très violentes, à forme ondontalgique, jusqu’au moment de son mariage.

Nature sentimentale. A l’âge de 15 ans fait la connaissance de celui qui deviendra plus tard son mari. Les parents s’opposent tout d’abord a ce mariage en raison de différences existant sous le rapport de la situation de famille et de fortune. Elle en éprouve un très vif chagrin auquel est attribuée par la suite la cause de sa maladie. Cependant, dit-elle, au cours de l’hiver 1895-1896, elle a renoncé à ce [p. 22] projet en réfléchissant aux obstacles qui s’opposent à sa réalisation.

A l’âge de 22 ans, dans la nuit du Ier mai 1896, elle ressent subitement, an niveau du cœur, une pression violente comme si une main glacée, se serait posée sur sa poitrine, puis une sensation de transpercement a la pointe du cœur. Sous l’impression de la douleur, elle se jette à bas du lit, elle est projetée, dit-elle, tombe sur un prie-Dieu, sent un poison horrible envahir tout son corps comme si ce poison était inocule dans un vaisseau au moyen d’une seringue. Elle ne voit absolument rien, mais entend un vague bruit dans les rideaux du lit comme un bruissement d’ailes. Quelques instants après, elle court dans la chambre de sa mère pour lui montrer son côte ou rien d’apparent n’est constaté. Elle se recouche, continuant a souffrir. Le lendemain, application d’un vésicatoire sur le côté gauche. La douleur va en augmentant ; elle souffre au niveau de l’estomac, du foie, de l’intestin. Le surlendemain, des symptômes d’entérite se manifestent : expulsion de selles sanguinolentes, farcies de membranes surnageant dans le vase, avec des glaires semblables a du blanc d’œuf ; elle ne peut rien digérer.

Peu de temps après l’apparition des premières douleurs, elle a l’impression qu’il s’agit de quelque chose de fantastique. Dès le lendemain, elle constate qu’en appuyant la main sur les yeux fermés, elle éprouve des effets lumineux nouveaux, au lieu des couleurs du prisme elle aperçoit un damier noir et blanc. Huit à douze mois après, elle a l’intuition qu’elle a dans le corps une bête diabolique, cela parce qu’elle a la sensation d’un rongement, d’un dessèchement, d’une aspiration du sang, d’un épuisement de tout son être. Elle souffre, dit-elle, tellement que vers la fin de 1897 elle a des idées de suicide, tente de se jeter par une fenêtre, mais un de ses frères la retient, une autre fois elle tente de se pendre. En même temps, elle présente des symptômes d’excitation : besoin de frapper, de briser, de se rouler, de pousser des cris, elle ne dort pas, le moindre bruit, la vue de tous les objets lui sont pénibles, elle ne peut se maitriser. Sa famille, qui l’a fait successivement soigner par Potain, Charrin, Hayem, Keller, Joffroy, finalement la confie aux bons soins du Dr Arnaud.

Lorsque, en octobre 1898, elle entre à la maison de santé de Vanves, elle est dans un état de surexcitation extrême. Là, elle continue à souffrir, cependant, au bout d’un an 1/2, les douleurs s’atténuent puis disparaissent progressivement bien que des crises d’entérite se soient encore produites durant cette période. En 1900, elle sort de la maison de santé [p. 23] de Vanves, en apparence guérie. Une radiographie, faite quelque temps après cette guérison, aurait montre des traces d’ulcérations anciennes à l’estomac. Revenue physiquement a son état normal, elle pense avoir été possédée du démon et avoir été guérie par une intervention miraculeuse : sa famille avait fait des vœux a N.-D. d’Espérance, elle- même priait beaucoup pendant sa maladie. Au cours de cette maladie et jusqu’à son mariage, elle fut, dit-elle, assaillie de pensées malsaines, ordurières, révoltantes, immondes, de tentations horribles, parfois suivies d’actes involontaires de même nature.

Le 9 juin 1904, elle se marie avec le jeune homme dont il a été précédemment question, et qui, après être parvenu par son travail au grade de capitaine, est resté dans les mêmes sentiments a son égard.

Peu de temps avant son mariage, très forte crise d’enté rite. Peu de temps après, première grossesse très pénible avec vomissements incoercibles, douleurs au foie, le tout occasionnant une extrême débilité physique. Naissance d’une petite fille en mai 1905. Aussitôt après l’accouchement, très grande amélioration de l’état physique. — Deuxième grossesse, encore pénible, mais moins que la première, suivie de la naissance d’un garçon en novembre 1906. — Troisième grossesse moins pénible que les précédentes et naissance d’un garçon en mai 1908. — Puis deux fausses couches, la deuxième en 1911, au cours d’une pneumonie infectieuse qui la rend très malade. —Dernière grossesse et accouchement d’une petite fille le 6 janvier 1915.

Au début de cette dernière grossesse, en avril-mai 1914, Mme G… aurait fait part à son mari des mauvais pressentiments qu’elle avait, disant que des choses terribles, atroces allaient les séparer. Ces déclarations avaient inspiré au mari des craintes sur la santé de sa femme. Elle se sentait envahir par une tristesse croissante qu’elle cherchait vainement à dominer, voulant rire et ne le pouvant pas, elle devenait ombrageuse, si son mari rentrait en retard se figurait qu’il avait des relations au dehors. En même temps, une sensation pénible au côte commence à se réveiller et va en augmentant.

La déclaration de guerre l’impressionne vivement, elle a la conviction, dit-elle, que son mari qui est officier sera tué. Ce dernier, blessé le 6 octobre 1914, meurt le 30 du même mois a l’hôpital de Berck ou sa femme assiste à ses derniers moments. Cette mort lui cause un profond chagrin. Vers la fin de sa grossesse, en novembre ou décembre, elle a des craintes imprécises qu’elle n’exprime pas, une ou deux fois [p.24] cependant elle aurait dit à sa mère qu’elle accoucherait d’une bête. Après la naissance de sa petite fille, les douleurs qu’elle avait éprouvées autrefois reparaissent plus vives. Au début de mars 1915, une voix lui dit la nuit : « Tu es l’Antéchrist, tes enfants sont maudits en toi, la fin des temps est proche » ; cette voix part, de son corps. Depuis, les révélations se sont succédées sans interruption.

Placée avec ses enfants dans une maison religieuse à Vannes, ou il est un moment question de l’exorciser, après un an de séjour elle est internée, le 8 octobre 1916, à l’Asile de Lesvellec.

En plus des idées délirantes exprimées par la malade, conceptions dont nous parlerons tout à l’heure, ce qui frappe chez elle ce sont les troubles de la sensibilité, multiples et très accuses, s’accompagnant d’un éréthysme nerveux extrême.

Elle souffre partout, dit-elle, à l’intérieur et à la surface du corps. Notamment à la peau des pieds, elle éprouve une sensation de décharge électrique, marcher et s’asseoir sont des souffrances.

Le maximum des souffrances est au cerveau, au cœur et à l’estomac.

Au cœur, elle ressent une douleur continue, intolérable, aussi la voit-on constamment tenir la main appliquée sur cette région. Elle a, dit-elle, à la pointe du cœur, une plaie intérieure par ou s’échappe du sang, une humeur corrompue ou du venin qui se répand dans tout l’organisme, c’est le venin qui lui a été injecté en 1896.

La gastralgie n’est pas moins prononcée. Elle éprouve des crampes d’estomac atroces. S’alimenter pour elle est un supplice. Elle a dans la bouche un gout de cadavre, de putréfaction. Elle ressent un feu dévorant, une soif que rien ne peut calmer, suivant son expression, elle pourrait boire tous les fleuves de la terre sans être désaltérée. Cette gastralgie s’accompagne d’aérophagie. L’examen radioscopique a montré l’existence d’une dilatation de l’estomac distendu dans sa partie supérieure par une poche d’air, qui refoulant le diaphragme, le cœur et le poumon, gêne le fonctionnement de ces organes. Par suite d’un relâchement de la paroi stomacale, l’absorption d’une potion de bismuth détermine un abaissement de l’organe et la formation à la partie inférieure d’une poche profonde, dénotant la perte de l’élasticité de la paroi. Au voisinage de la petite courbure, apparait en présence du bismuth une tache sombre d’où partent une série de petites lignes présentant la même teinte. Cette [p. 25] tache, de l’avis des spécialistes, pourrait être la trace d’une ancienne ulcération actuellement cicatrisée.

Les organes des sens sont également atteints d’hyperesthésie. Le moindre bruit, dit-elle, lui cause des souffrances intolérables. La vue des objets et des êtres, en particulier des enfants, est extrêmement pénible.

Cet état d’hyperesthésie et d’éréthysme nerveux s’accompagne d’insomnie tenace, rebelle, d’un continuel besoin de mouvement et aussi d’un besoin non moins impérieux de se plaindre, crier, gémir. Elle ne se met jamais à table et prend tous ses repas debout en marchant, ne s’assied que très rarement pour écrire ses réflexions, la plupart du temps se promène tenant en permanence la main appliquée sur son cœur, discutant avec ses compagnes ou prédisant toutes sortes de calamités.

A toutes ses souffrances la malade attribue une cause surnaturelle, car, dit-elle, il n’y a pas chez elle d’exagération de la sensibilité puisque à ses accouchements elle a toujours été courageuse et que ses douleurs ne lui ont jamais paru excessives. L’existence de ses douleurs surnaturelles ne l’empêche point d’éprouver des douleurs accidentelles dues à des causes ordinaires, car il n’y a point chez elle suppression de la sensibilité, mais elle ne fait aucun cas de ces douleurs banales qui, comparées aux douleurs d’une autre nature qu’elle éprouve, lui semblent même une jouissance. Toutes ces souffrances physiques surnaturelles ne sont rien en comparaison de ses souffrances morales, également surnaturelles, liées à cette conviction, à cette notion absolument certaine, dit-elle, que l’âme des morts, l’esprit du mal, l’Antéchrist est incarné en elle et que par ce fait son corps se transformera d’une façon fantastique pour devenir la Bête de l’Apocalypse. Toutes ces souffrances atroces, indescriptibles ne sont rien, ajoute-t-elle, en comparaison de celles qui l’attendent. « Quand je vous décrirais tous les supplices des martyrs avec les expressions les plus fortes de toutes les langues humaines je ne pourrais pas vous donner une idée de l’ombre de mes souffrances. Ces supplices se compliquent de cette certitude absolue et affolante qu’ils seront le partage de mon mari, de mes enfants, de tous ceux que j’aime et de tout le genre humain… Si vous saviez ce que je souffre, si vous pouviez pendant un centième de seconde éprouver ce que j’éprouve alors vous croiriez. » Elle a écrit à sa famille : « Oh ! que ne puis-je assez vous hurler ma douleur pour vous conjurer de la crier à tous les échos, conjurant l’Être suprême de retirer ses infernales et irréparables malédictions ! Oh ! qui pourrait vous dire les [p. 26] infernaux supplices de celle que l’Être suprême fit femme, mère, fille, sœur, unie à tous par des liens de cœur si étroits pour la maudire en son printemps entre toutes les femmes ! Oh ! malheureux si vous compreniez mes incommensurables supplices vous verrez que pour moi le temps n’est plus, c’est-à-dire que sa durée ne peut plus être évaluée. » Elle termine ses lettres par ces formules : « Votre folle de douleur » ; a une autre : « Ma pensée me vous quitte ni nuit ni jour car les morts dans leurs folles tortures se souviennent désespérément des vivants. Votre désespérée » ; à la même : « Je ne vous charge pas de baisers pour eux (ses enfants), mes lèvres sont maudites et mortes et ne savent verser que la hideuse mort. Votre désespérée. »

La cause de toutes ses souffrances provient de l’incarnation en elle d’un être de toute puissance dans le mal, la Bête formée d’une parcelle de l’âme de tous les morts et réunissant tous les esprits du mal. L’incarnation de la Bête s’entend de la pénétration de l’Esprit du mal, le corps de la Bête n’est pas en elle. Il s’agit uniquement d’une emprise, d’une infection de tout son être. Ses organes existent, mais ils sont déformés par cette infection. Elle parait ainsi avoir une personnalité double puisqu’elle a l’air de vivre sans modification apparente, mais en réalité ce n’est pas elle qui vit, c’est l’Antéchrist qui vit en elle, elle ne peut maîtriser sa puissance infinie et se sent complètement dominée par lui. « Ce n’est pas moi qui vous parle, ce ne sont pas mes conceptions personnelles que j’exprime, mais celles de I’Être qui est en moi et qui est l’antitype de mon premier moi- même. » Son âme est morte, Dieu a substitué à son âme vivante l’âme des morts par l’incarnation des esprits des morts, donc tout en gardant une apparence de vie elle est morte. Ayant l’âme des morts, elle n’a plus d’âme saine, donc elle est réprouvée. Elle ne peut pas mourir comme tout le monde de mort violente ou de maladie aigue. Elle peut avoir diverses maladies mais non en mourir, si elle avait le corps coupé en deux, son cœur ne cesserait pas de battre, elle ne mourrait pas, on pourrait lui couper la tête sans la faire mourir. Elle est morte à la vie et éternelle dans la mort. Son désespoir est fait de cette certitude, que pour le temps comme pour l’éternité, elle est plongée dans les tourments. Mais son corps, a une époque impossible à préciser, à son tour subira une transformation visible et fantastique qui fera d’elle, au point de vue physique, la Bête de l’Apocalypse.

A la transformation de son être est inséparablement liée la transformation de tous les êtres. La fin du monde se [p. 27] produira par l’infection généralisée. « Ce que vous appelez microbes, ce sont ce que les théologiens appellent esprits malins, qui prennent possession de notre être jusqu’a ce qu’ils nous tuent. » A la fin du temps, l’univers ne sera qu’un immonde charnier. « Vous admettrez bien, écrit-elle, que dans une épidémie de peste ou de cholera il n’est pas besoin d’armes pour décimer les contrées ou se répand le fléau. Un temps viendra, je le jure, ou un cholera infernal (dont j’ai en moi comme mes malheureux enfants le hideux secret) détruira la terre et ainsi se réalisera l’effroyable prophétie. » La terre sera infectée par ses habitants. Mon malheureux corps que l’esprit de lumière ne vivifie plus et qui fait de moi, je le jure, un cadavre vivant tombera, sans que mon cœur cesse de battre, par lambeaux plus hideux que le corps d’un lépreux et, devenu fumier immonde, tel que n’en connut jamais la voirie, communiquera a l’Univers les miasmes morbides qui infecteront la terre et feront d’elle un immonde cancer, un immonde charnier. D’où la prédiction : « La malédiction dévorera la terre ». Oh ! malheureux, écrit-elle encore, si vous saviez où nous allons. Lisez dans vos paroissiens, plutôt que de vous contenter d’en considérer surtout l’élégante reliure, ce que le secret des atroces paroles mystérieuses peut cacher. Lisez les prophètes et voyez ce qu’il est écrit : « Un temps viendra où le prince sera comme l’esclave, le maitre comme la servante, etc., etc., et qu’alors tout cœur d’homme sèchera, tout bras d’homme sera brisé, tout visage desséché comme par le feu, la terre infectée par ses habitants qui se regarderont dans la stupeur et se tordront dans l’angoisse comme la femme en travail, la malédiction dévorera la terre et tout se terminera par l’abomination de la désolation. » Ne tenez pas ces effroyables paroles pour négligeables puisqu’il vous est dit que de malheureux êtres recevront l’effroyable pouvoir de porter la malédiction de Dieu à la terre, à la mer et aux arbres. Ne comprenez-vous pas le sens horrible du seul mot Univers ? De même que Finistère veut dire fin de la terre, ne comprenez-vous pas qu’univers veut dire uniquement fait de vers, de pourriture, de charnier. Aussi par la voix d’Isaïe vous fait-il dire : «  la malédiction dévorera la terre, la terre a été infectée, c’est-à-dire pourrie, par ses habitants… » La fin du monde ne se produira pas en un seul jour et rire de ceux et celles qui l’annoncent et l’annonceront est rire de notre désespoir à tous malheureux ! Elle ne se produira pas en un jour comme une sorte de grand cyclone ainsi qu’on se le figure généralement. Dieu la prépare depuis toujours, elle arrivera progressivement [p. 28] par l’abâtardissement des races au moral comme au physique. La fin du monde signifie la transformation d’un monde d’êtres à peu près normaux en êtres immondes fabuleux, infiniment au-dessous du pourceau. Voilà pourquoi les bêtes de l’effroyable Apocalypse sont donnés du pouvoir de porter tons les maux à la terre, à la mer et aux arbres… Dieu a fait, je le jure, dans ses hideux desseins, de mon malheureux J., de moi et des infiniment misérables petits êtres nés de nous (après l’immonde incarnation de 1896) ceux que dans ses livres infernaux (soi-disant saints !) il fait appeler par la voix d’Isaïe, un de ses plus grands prophètes :

« Ses vases d’iniquités », c’est-à-dire les innocents dans lesquels il a de toute éternité décide de concentrer toutes les iniquités, toutes les tares du monde par des moyens surnaturels qui vous happent et que connaissent seuls ceux qui en sont victimes, ceux qu’il appelle encore dans son immonde Apocalypse « Les quatre bêtes mystérieuses (allusion à ses quatre enfants), la bête a sept têtes, etc., etc. », ailleurs encore : « Les vases de sa fureur ». Vous savez qu’il est dit, dans les légendes au moins, que l’Antéchrist viendrait du Morbihan. Hélas j’affirme que je le suis. Souvenez-vous que l’invraisemblable peut être vrai, qu’on vous a dit que la fin approcherait lorsqu’on verrait des choses considérées jadis comme invraisemblables : les hommes volant, les voitures marchant sans chevaux, etc., etc. Sans parti pris, considérant qu’une autre qu’une folle — selon vous — autrement que de désespoir, vous fait toucher du doigt la réalité hideuse réfléchissez ! Mais je sais que vous qualifierez d’inepties tout ce que je vous écris ici, dont vous ferez porter le poids à mon imagination malade, hélas ! hélas ! oui ce sont en effet, je le crie combien plus haut que vous-mêmes, d’immondes inepties mais des inepties effroyables, d’infernales réalités qui font que Dieu se sert et surtout se servira, je le jure de plus en plus, de malheureux très innocents (après avoir incarne en eux des puissances malsaines horribles) pour réaliser les effroyables prophéties dans lesquelles il annonce que : « Le Seigneur, le Dominateur enlèvera toute la force du pain, toute la force de l’eau. » Enlever les forces de quelqu’un, n’est-ce pas lui enlever la vie ? Si les hommes (et surtout ceux qui se font les apôtres d’une pareille religion) n’avaient sur les yeux un bandeau plus épais que le monde, ils comprendraient qu’il leur est prédit ainsi, en langage déguise, que Dieu, à la fin des temps, vouera l’humanité au mal. Voilà pourquoi il dit encore : « Les ténèbres couvriront la terre », ce qui, imbéciles que nous sommes, ne veut pas seulement dire qu’il [p. 29] fera nuit, mais que les puissances de ténèbres, c’est-à-dire le malheur, le mal dans toute sa hideuse horreur, remplacera le bien. Alors a quoi bon le travail, a quoi bon l’effort puisque destines a périr. Ceux qui cultivent la terre sont insensés, a dit le prophète. Par pitié, lisez ces horribles prophéties dont j’ai en moi les hideuses clefs mystérieuses…  Vous malheureux, ne pouvez comprendre la douleur que dans les limites humainement connues et, ce qui est plus fort, selon les apparences, seules visibles à vos yeux. Ainsi quand bien même m’arracherais-je la chair, je n’arriverais nullement à vous convaincre que de formidables et hideuses contingences vous échappent, que je suis véritablement l’Antéchrist et que l’Antéchrist véritable n’est pas, comme on le croit, un homme venant pour dire du mal du Christ, mais au contraire une famille de Chrétiens militants et maudits (contre toute apparence de raison et de vraisemblance) par Dieu du fait de l’incarnation de la bête immonde dans la mère, perdant de ce fait père, mère, enfants, étroitement unis par les liens de l’âme et du sang. Une fois encore, je vous jure que mes malheureux petits êtres ont en eux le sang du maudit, ne possèdent pas plus que moi, ni leur malheureux père dans la mort, leur libre arbitre, que sur terre livres invisiblement a la trop naïve crédulité des uns, combinée avec leur innocence et la malice malsaine des autres, ils seront dès la vie les victimes du plus incompréhensiblement hideux des destins. »

En incarnant en elle l’esprit du mal, Dieu a incarne en elle toutes les abominations et a fait d’elle une créature immonde. Sa sensibilité s’est accrue, mais dans un sens mauvais. Elle ne peut plus que haïr. « J’aime mes enfants, ajoute-t-elle, non pour moi, mais pour eux. Je les aime avec mon intelligence et non avec mon cœur, car les morts ne peuvent pas aimer. Je les aime de mon désespoir de ne pouvoir plus les aimer ». Chargée de toutes les malédictions, elle fait le mal inévitablement et cause le malheur de tous. Elle fait souffrir les membres de sa famille, ses pauvres enfants et toutes les créatures humaines. Elle n’a que des pensées mauvaises, malsaines, ordurières, révoltantes, involontaires. Elle est assaillie de tentations horribles. Volontiers elle prononce des paroles grossières en désaccord avec son éducation, pour démontrer le changement survenu en elle. Pour caractériser l’état de déchéance où elle est tombée, elle écrit à sa famille : « Si vous saviez ma torture de vivre au milieu d’êtres qui a vous paraitraient dégoutants et hideux et qui a moi me semblent si beaux comparés à ce que je suis devenue. Où que vous me transbordiez, je serai [p. 30] toujours le hideux macchabée, le croquemort, le restant de bordel, la femme qui a fait des bâtards, la vache crevée, le quartier de charogne, etc., etc… Paroles dures a entendre pour une femme et une mère qui n’a point démérité mais qui étant prise dans un piège infernal proteste, mais n’a pas le droit de protester, tant ces paroles sont des roses, entendez-vous, comparées à la déchéance où Dieu m’a plongée… Si vous saviez, vous ne voudriez jamais me mettre en contact avec aucune créature, m’infliger la torture de me donner, malgré moi-même, en perpétuel spectacle d’horreur a des êtres que jadis j’aurais considérés comme « des déshérités », des déchus, des brutes et qui compares a moi sont actuellement si beaux dans leur hideur qui ferait vomir de dégout, en attendant l’heure on vous-mêmes ne serez plus que des bêtes immondes déchues. Mettez-moi par pitié dans un endroit où je serai seule, sans témoin de mon incompréhensible et grossier désespoir, je ne peux que vomir des paroles immondes et vous qui m’avez connue éprise de beauté devez comprendre si je dois continuer encore à me trouver en société, puisque je suis la bête immonde qu’hélas ! on ne peut tuer, pas plus que je ne puis me tuer, étant morte vive. Encore une fois isolez-moi de tout et, dans la mesure du possible, oubliez-moi. »

Mais en incarnant en elle l’Esprit du mal, Dieu lui a fait connaitre la vérité, car l’Esprit du mal a égalé Dieu. Lucifer veut dire qui connait la vérité.

II n’y a pas de raison pour qu’elle ait été choisie pour incarner l’Antéchrist, pas plus qu’il n’y a de raison que Dieu se soit incarné dans le fils d’un charpentier ou que la foudre tombe dans un endroit plutôt que dans un autre. Dieu cependant a ses raisons qui n’ont rien de commun avec la logique humaine. Pour démontrer en tout cas que ce qui lui arrive est bien le résultat d’une horrible fatalité, elle insiste sur ce fait qu’avant de ressentir ses premières souffrances elle n’avait pas de piété exagérée, n’avait jamais lu de livres de théologie, de légendes, de magie, de sorcellerie, de possession. Ce ne sont pas non plus des épreuves morales qui ont orienté son esprit dans cette voie. Elle s’était mariée suivant ses inclinations, était heureuse en ménage, n’avait éprouvé aucun revers de fortune, avait des relations agréables. Ce ne sont pas enfin des souffrances physiques naturelles qui ont éclairée et ont fait naitre sa conviction. Elle fait spontanément cette remarque que sa sensibilité n’est pas naturellement exagérée donnant comme exemple les douleurs de l’accouchement qu’elle a toujours courageusement supportées et qui ne lui ont jamais [p. 31] paru excessives. L’entérite qui a suivi de près l’apparition des premières douleurs n’avait pas une cause naturelle, elle était due à l’infection causée par la Bête. Si la douleur s’est atténuée pendant un certain temps, c’est par l’effet d’un sortilège. Elle a néanmoins toujours eu la conviction qu’elle avait eu quelque chose d’extraordinaire, plusieurs fois elle a demandé a son mari, dans le cas où elle mourrait la première, de lui faire ouvrir le cote pour voir ce qu’elle avait eu. Elle ne pensait pas qu’on aurait trouvé une bête, mais des désordres causes par l’esprit diabolique. La suspension, ou plus exactement l’atténuation de ses douleurs, a d’ailleurs une raison d’être. Son malheur n’aurait pas été complet si Dieu ne lui avait pas donne le temps d’être épouse et mère pour être ensuite privée de ces joies.

« Je suis en révolte contre Dieu, je ne trouve pas de mot pour exprimer ma haine, mon mépris pour m’avoir choisie, moi pure et innocente, pour incarner la Bête de l’Apocalypse. Cependant ce que je subis m’inspire un sentiment d’horreur telle, que si j’avais un jour en bien la puissance de mal qu’il a mise en moi, je voudrais lui rendre en bien tout le mal qu’il m’a fait, mais je voudrais que l’humanité entière sache les secrètes et infernales tortures par lesquelles il m’a fait passer. » Dieu est le grand Méchant, l’Esprit de cruauté parce que Dieu, jugeant de pauvres êtres comme nous, nous sommes à l’avance condamnés. II est surtout méchant à ce point de vue.

II ne peut se venger de nous parce que nous ne pouvons lui faire aucun mal. « Les anciens, qui n’étaient pas plus bêtes que nous, disaient : « La vengeance est un plaisir des dieux ». Oh ! combien, en disant cela même, ils étaient au-dessous de l’effroyable vérité. Voyez-vous l’ironie de la vengeance d’un Dieu s’adressant a des pucerons tels que nous !

« N’a-t-il pas dit : « Je suis un Dieu jaloux », ce qui, pour qui sait comprendre, veut dire un Dieu égoïste qui sacrifie tout à sa puissance qu’il ne peut varier indéfiniment, entretenir immortellement que moyennant les supplices du feu dans lequel il plonge les masses innombrables qu’il tue. Dieu nous aime comme nous aimons les bêtes que nous tuons, nous aimons le poulet, les bestiaux, et, parce que nous les aimons, nous les tuons. Hideuse façon de prouver notre amour. De même que nous nous nourrissons des bêtes, Dieu qui nous a faits « a son image et a sa ressemblance »se nourrit de nos âmes qu’il expulse de nos corps au moyen de puissances de mal effroyables qui, se substituant chaque jour aux puissances vitales qui sont en nous. [p. 32] nous tuent les uns prématurément, les autres plus tardivement selon que les aimants de malfaisance, qui sont en nous pour les attirer, sont plus ou moins puissants. C’est ce que par une ironie horrible l’Être suprême appelle « séparer l’ivraie du bon grain ». II prend pour lui le bon grain et rejette l’ivraie à la nature pour réensemencer la terre maudite !… Comment pouvez-vous admettre qu’une création qui a à sa base le serpent, c’est-à-dire la trahison, l’arbre de la science du bien et du mal, comment pouvez-vous admettre que tout ce fatras infernal ne cache pas la malfaisance dans une mesure impossible à soupçonner… Fous qui bourrez, comme je l’ai fait, hélas ! les crânes de vos pauvres petits de fausse science à tous les points de vue, fous qui bâtissez des châteaux en Espagne qui tous crouleront comme des châteaux de cartes dans d’insondables

abîmes, lorsqu’ici-bas tous auront accompli leur mission toute faite de malfaisance pour les créatures entre elles et de profit pour l’Être suprême ! Quand je pense avec quelle folle ardeur j’ai entrainé mari, enfants, famille, etc., aux pratiques de cette religion que je croyais si pure alors même que j’étais, sans l’avoir pu admettre ni comprendre, la proie des puissances infernales les plus obscènes, engageant les uns et les autres à se nourrir d’un pain que je croyais le pain de vie immortelle et qui est pétri de toutes les pourritures du monde… Si vous saviez ce que je sais vous comprendriez que toutes les forces de la nature, sans exception, sont des forces de malfaisance : vent, pluie, neige, soleil, foudre, volcans, sables mouvants, mer d’huile ou en furie. Forces brutales si incontestablement mauvaises que pour vivre il nous faut lutter avec elles, essayer de nous protéger sans cesse contre elles, sans lesquelles cependant nous ne pouvons vivre. La chimérique ironie qu’est notre passage ici-bas, il faut nous protéger du froid, nous en préservant le simple passage du froid a la chaleur ou inversement peut nous tuer, un simple courant d’air, une averse, une insolation, un miasme infectieux peuvent en un instant venir à bout d’un être qui nous semble un colosse ! Pour ce qui est du corps : miasmes infectieux, microbes, insalubrité des régions, la science admet ce que les yeux du corps voient ; pour ce qui est de l’âme — parce que les créatures bornées et imbéciles ne voient pas — elles ne veulent pas admettre que des puissances malfaisantes, invisibles puissent s’attaquer à l’esprit, a l’âme, les tuer en même temps que le corps ; aucune âme saine dans un corps malsain ne pouvant exister, je le jure. »

Dieu est l’Être férocement et infiniment cruel. « Malheur [p. 33] a la femme enceinte ! contient toutes les malédictions puis- que tout est compris dans la maternité, la mère étant la famille tout entière, la famille étant la patrie, la patrie l’Église, grande famille universelle, c’est la haine vouée an genre humain. » Elle insiste sur cette prédiction en faisant allusion au réveil de ses souffrances pendant sa dernière grossesse. « II n’y a pas de rédemption puisque tout finira par l’abomination de la désolation. Singulières promesses de bonheur pour fruit de notre amour pour Dieu. Comment vous qui êtes des sages et moi incontestablement une folle, selon vous, pouvez-vous concilier l’amour sans stratagème d’un Dieu pour l’humanité avec de semblables promesses. »

Dieu nous trompe par toutes sortes de commandements et de prophéties. Je suis véritablement un Dieu cache sont ses paroles. La religion n’est qu’un ensemble de symboles dont elle a pénètre le sens. Notamment quand Dieu dit :

« Vos larmes seront changées en joies » ne veut pas dire que les souffrances de la terre nous vaudront des récompenses, mais que les larmes que nous avons versées jusqu’à ce jour comparées aux souffrances des morts nous paraitront des joies. Cette parole « le voile du temple se déchirera » a un sens cache. Le temple c’est notre corps qui renferme notre âme. Ces paroles s’appliquent à la créature dans laquelle Dieu a incarne la Bête, son corps se transformera pour devenir la Bête. De même saint Paul a dit : « Le genre humain subira une transformation subite ». Le Christ a pris la forme d’un enfant qui est aussi celle de l’Amour, or l’Amour est un enfant trompeur. L’enfant est aussi l’emblème de l’innocence. Dieu a pris cette forme pour mieux nous tromper, attendu qu’il ne peut être innocent puisqu’il connait le mal dans le passe, le présent et l’avenir. Dieu a dit a ses apôtres : « Vous serez pêcheurs d’hommes ». Il a dit aussi : « L’homme ne se nourrit pas seulement de pain mais aussi de la parole qui tombe de la bouche de Dieu ». Or on prend les poissons avec des appâts, de même la parole des apôtres représente l’appât tendu à l’humanité. Comme signe d’alliance traitresse, il nous donne son arc-en-ciel, aux couleurs séduisantes, prisme menteur auquel se laissent prendre les alouettes. Quoi de plus perfide que l’arc dont l’Église avec ses clochers symbolise les flèches ! Comme signe de rédemption, il nous a donné la croix par dérision. Ne fait-on pas une croix sur les choses a jamais perdues on n’ayant plus de valeur ? Parfois ses arguments reposent sur de simples jeux de mots : L’Arche est un bateau, monter un bateau a quelqu’un c’est lui en raconter, le tromper, le duper, — la terre est ronde et elle roule et nous sommes [p. 34] roulés dessus, — Dieu nous a appelés chrétiens par analogie avec crétins. Toutes les expressions qu’on trouve dans l’Écriture ne sont que des symboles. Ainsi tout est à double sens et porte la trace d’une monstrueuse ironie qui se révèle maintenant car Dieu a dit aussi : « Un temps viendra ou je ne vous parlerai plus par paraboles ».

Ainsi qu’il apparait suffisamment, aux idées mystiques s’ajoutent des idées de persécution qui la font se répandre en imprécations contre le Dieu méchant qui se complait dans les tortures humaines et en particulier dans celles qu’il lui fait subir. Idées mystiques et idées de persécution sont intimement combinées, ont la même origine et une égale importance. On pourrait même dire, qu’en la circonstance, le délire ne revêt un caractère mystique que par le fait que la malade attribue à des causes surnaturelles ses souffrances physiques et son malheur immérité. D’autre part, a ces idées de persécution sont liées des idées de grandeur qui s’affirment dans cette conception même qu’elle est l’Antéchrist, conception pour laquelle sa famille, dit-elle, lui a fréquemment reproché son orgueil, mais aussi dans cette opinion qu’elle possède des connaissances exceptionnelles, car an niveau du cœur elle a un cerveau pensant et parlant qui lui révèle l’avenir comme a d’autres parle la voix de la conscience. Ces vérités, elle les tire aussi de son intelligence, car, dit-elle, cette dernière existe toujours et même, sous l’influence d’une continuelle réflexion, s’est accrue, ce qui lui permet de comprendre des choses dont le sens lui échappait tout d’abord. A certains moments, elle se sent capable de faire des dissertations métaphysiques sans avoir étudié la philosophie ni la théologie. Non seulement l’intelligence mais aussi la raison, ajoute-t-elle, s’est développée. Toutes ses déclarations d’ailleurs révèlent un sentiment très net de supériorité. De fait, il existe chez la malade un état d’excitation intellectuelle qu’elle interprète dans le sens qui vient d’être indique. L’esprit toujours tendu, elle pense continuellement au même sujet. Obsédée par ses idées délirantes, elle les exprime spontanément et sans cesse mettant le plus grand acharnement a les défendre dans le but de les imposer aux autres, alliant ainsi la conviction la plus ardente au prosélytisme le plus actif. Elle écrit de longs mémoires pour exposer et prouver ses assertions, appelant la controverse mais s’irritant a la moindre objection, notamment quand nous lui représentions que l’écrit du sombre visionnaire de l’île Pathmos, l’Apocalypse ou elle puise toute la force de son argumentation, ne fait que retracer sous une forme allégorique des événements d’une actualité [p. 35] particulièrement impressionnante comme la fin du règne de Néron, tout en reflétant une opinion d’abord propagée par saint Paul, puis communément répandue parmi les Juifs de la première génération chrétienne, la croyance a la fin du monde prochaine, reportée plus tard à l’an mil Elle écrit a sa famille : « Mais a quoi bon vous dire ces choses, le dos au feu, le ventre a table, comment pourriez- vous soupçonner que très réellement ignorée de tons et jetée chez les fous une malheureuse nuit et jour crêve de douleur et de désespoir sans en pouvoir crever. Vous hurlerais-je dans de désespérées cris de douleur mes atroces supplices que vous êtes trop surs de votre impeccable jugement, appuyé sur de malheureux docteurs, dont les soins et la science sont une ironie grotesque, pour essayer de voir a la source ou je vous dis de chercher s’ils out une apparence de réalité, de raison d’être. Votre incrédulité est, je vous le jure, malheureux, plus insultante pour ma douleur sans espérance que les plus ordurières insultes qui s’ajoutent ici a mon pain quotidien d’infernale horreur. » Ce qu’elle sait et ce qu’elle annonce elle vent le porter a la connaissance des personnes qui lui semblent le mieux qualifiées pour recevoir ses avertissements. Un jour, elle nous demande une lettre d’introduction auprès de I’évêque de Vannes, elle a écrit deux fois a Monseigneur Amette, plusieurs fois également au pape. Dans une lettre adressée a Benoit XV, pendant son séjour a l’Asile de Lesvellec, elle crie pitié pour sa situation dont elle donne un aperçu, supplie le pape « de réclamer de son sang afin qu’il en soit extrait pour lui être envoyé et qu’ensuite Rome et la terre s’unissent à sa voix pour conjurer le Dieu qui a prédit que l’Univers sécherait de frayeur et que tout se terminerait par les Ténèbres horribles, c’est-à-dire l’Enfer de l’abomination de la désolation, de rendre a ce sang, qui condense toutes les malédictions, la force de la vie de l’âme, de toutes les puissances de l’Être, de l’amour sans prestiges mensongers avec l’amitié vraie de Dieu, d’avoir pitié de nos prières et de retirer les effroyables malédictions jetées par lui sur ce sang, sur les mondes connus et inconnus. » Elle termine par ce pressant appel : « Oh ! que ne puis-je en un incommensurable et macabre cri de désespoir condenser en des hurlements de douleur qui fendant les nues et traversant l’espace traduisent a votre Sainteté les infernales tortures qui broient tout mon être ! » A cette lettre était joint un long mémoire auquel nous avons fait de nombreux emprunts.

Nous avons précédemment signale son intolérance pour toute opinion ne concordant pas avec la sienne et le froissement [p. 36] qu’elle éprouve en ne rencontrant pas l’approbation d’autrui, cependant l’incrédulité qu’elle constate, le fait de se trouver dans une maison d’aliénés ne la surprennent ni ne la troublent. Elle rappelle les exemples de Galilée, de Christophe Colomb, de Jeanne d’Arc, qui, annonçant une vérité, ont été traités de fous. Aux médecins elle demande : Est-ce que je vous produis l’impression d’être une folle ? Trouvez-vous que je suis une folle ordinaire ? Ce que je vous dis est-ce logique ? Avouez que vous n’avez jamais vu ça.

Le 21 avril 1919, veille du jour où elle doit être transférée a I’Asile de Fleury-les-Aubrais, elle s’évade, pendant la nuit, de l’Asile de Lesvellec. En cours de route pour se rendre à Paris où elle a de la famille, elle nous adresse la lettre suivante :

« Monsieur, essayer de vous faire comprendre quelles vertigineuses tortures ont motivé ma décision est inutile. Pour ce qui peut être compris de tous, je me bornerai a vous dire. Monsieur, que dans l’état atroce où je suis comme je ne pouvais éviter, lors de mon départ (tant à Lesvellec qu’au Père Éternel), en revoyant une dernière fois mes misérables petits êtres, une scène dramatique, atroce, si contraire à toutes les aspirations de mon être, j’ai fui seule, maudite et désespérée pour y échapper.

« Hélas ! que ne puis-je me tuer, je ne le tenterai même pas, puisque la mort (telle que vous l’entendez ne veut point de moi) et ne m’offre qu’abîmes de tortures.

«  Écrivez à mes frères de ne se déranger nullement, je me rendrai moi-même désespérée, broyée de douleur la où ils ont décidé de m’envoyer, transférant mon cadavre ; je leur aurais été reconnaissante, si tel avait été le destin, de me mettre seule en pleine campagne (quelque chose comme a maison isolée de tous que j’habitais a Arradon), infiniment plus isolée même encore si possible, puisque je suis une bête immonde que nulle part on ne pourra supporter !!

« Une fois encore, je le jure, avant de me rendre aux environs d’Orléans, j’ai voulu tenter encore un appel de pitié suprême vers le Dieu férocement cruel qui m’a châtiée entre toutes les mères avec mon infortune mari et nos innocents, voués au plus incompréhensible et immanquable destin d’abomination et de désolation !!!

« Écrivez à mes frères que je me rendrai moi-même avant pendant le nouvel antichambre d’enfer dont je devrai faire mon paradis, à moins qu’ils ne me trouvent un réduit quelconque ou je cache, dans la mesure du possible. [p. 37] la déchéance hideuse dans laquelle le grand Méchant m’a plongée et surtout me plongera. Que seront nos tortures lorsque nos innocents partageront notre destin d’horreur !

« Nos malheureux enfants ont appris a la conciergerie comme un coup de foudre qu’ils devraient le lendemain ne plus revoir leur mère !! »

*

Cette observation appelle divers commentaires.

D’abord, au point de vue étiologique, il est a noter que le délire dont nous venons d’indiquer les caractères est la rechute d’une psychose qui s’est ainsi manifestée par deux crises présentant de nombreux symptômes communs, survenues l’une à l’âge de 22 ans, l’autre à l’âge de 42 ans, séparées par une période de guérison apparente de 15 années, pendant lesquelles cette personne s’est mariée et a eu plusieurs enfants. A l’origine

de chacune des crises, nous trouvons deux facteurs ayant pu déterminer leur apparition : un facteur moral et un facteur physique. Pour la première crise, à début brusque, le facteur moral auquel la famille a attribue l’apparition des troubles mentaux est l’abandon d’un projet de mariage, particulièrement cher à cette jeune fille sentimentale ; le facteur physique est cette crise d’entérite muco-membraneuse qui, dès le surlendemain des premières manifestations psychiques, s’est révélée par des signes apparents, crise d’entérite vraisemblablement compliquée de lésions ulcéreuses à l’estomac comme l’a montré la radiographie faite peu de temps après la guérison de ce premier accès. Pour la deuxième crise, à début plus lent et à marche progressive, le facteur moral est la forte impression provoquée d’abord par la déclaration de guerre chez une femme dont le mari est officier, et peu de temps après par la blessure et la mort de ce dernier. Le facteur physique auquel on peut attribuer un certain rôle est l’état gravidique pendant lequel s’est manifesté tout d’abord un changement d’humeur et de caractère, mais, ajoute la malade, c’est seulement pendant qu’elle nourrissait son malheureux dernier enfant qu’elle a eu complètement conscience de son effroyable malheur. Il faut signaler aussi le développement d’une dilatation avec ptose de l’estomac ultérieurement constatée par l’examen radioscopique, [p. 38] enfin une recrudescence de l’entérocolite muco-membraneuse. En 1904, au Congrès de Pau, Mirallié a insisté sur l’importance de cette affection intestinale comme point de départ du délire de possession. Dans les trois observations qu’il a rapportées, les sensations subjectives exactement perçues étaient interprétées d’une façon délirante et absurde soit dans le sens de la zoopathie dont l’intensité suivait parallèlement les recrudescences et les accalmies de la maladie, soit dans le sens d’un délire de grossesse. Mais on conçoit que l’idée de possession, ayant le même point de départ, puisse, comme chez notre malade, revêtir une forme différente en quelque sorte plus épurée. Parlant des conditions dans lesquelles le délire se développe chez les personnes atteintes de gastropathie et plus particulièrement d’entérite muco-membraneuse, Mirallié estime avec d’autres auteurs que la coexistence d’un terrain spécial hystérique ou héréditairement taré au point de vue nerveux est un élément nécessaire. Rappelons que pour un certain nombre d’auteurs l’entérite muco-membraneuse ne serait qu’une névrose sécrétoire et motrice de l’intestin dont le point de départ serait dans une irritation du sympathique. Cette origine nerveuse de l’entérocolite muco-membraneuse expliquerait l’explosion facile des idées délirantes chez les prédisposés.

En ce qui concerne notre malade, nous devons signaler son tempérament névropathique, nervosisme que l’on retrouve chez les ascendants et les collatéraux. Ce tempérament participe à la fois de la dégénérescence et de l’hystérie que l’on peut considérer comme une forme différenciée de la dégénérescence. Ce terrain spécial nous explique l’intensité des troubles sensitifs qui paraissent avoir joué un rôle si important dans la genèse des idées, délirantes. Sans doute, quiconque a intimement connu des personnes atteintes d’entérite muco-membraneuse a pu constater combien les troubles de la sensibilité générale sont développés chez certains de ces malades et influent sur leur caractère, l’entérite se compliquant fréquemment d’entéronévrose, quand la névrose n’est pas préexistante. Cette association en tout cas rend compte de ces sensations qu’éprouvent les [p. 39] malades, si vives, si varices et paraissant souvent si peu en rapport avec un point de départ intestinal. II en est ainsi, croyons-nous, chez notre malade qui nous parait être une névropathe se rapprochant par certains cotes des hystériques. Les caractères de son hyperesthésie ou plus exactement .de ses hyperalgies rappellent absolument ceux de la grande névrose. Les autres manifestations, dont elles s’accompagnent : besoin de crier, de se rouler par terre, nous confirment dans cette opinion, bien que jamais nous n’ayons constate de crises convulsives véritables.

A signaler aussi le tempérament érotique du sujet, son caractère romanesque, sans prédisposition dépendant au mysticisme, c’est du moins ce que la malade affirme spontanément, en déclarant que jamais auparavant son esprit n’avait été particulièrement attire vers les choses de la religion qu’elle pratiquait sans exagération.

Au point de vue clinique, la psychose de notre malade se caractérise par les traits suivants : Tout d’abord elle se manifeste sous la forme d’un délire d’emblée, apparu brusquement, pourvu dès le début de ses principaux éléments constitutifs et s’accompagnant d’un certain degré d’agitation. Ce délire est en étroite relation avec des troubles cœnesthésiques ayant eux-mêmes un substratum organique mais présentant d’autre part un caractère névrosique. II disparait avec ces troubles pendant une longue période puis réapparait dans les mêmes conditions, mais d’une façon progressive. Au début, quelques hallucinations paraissent bien avoir existé : hallucinations élémentaires de l’ouïe (perception d’un bruissement dans les rideaux) et hallucinations motrices (sensation d’être projetée hors de son lit). La malade signale encore que plus tard, au début de mars 1915, une voix lui a dit la nuit : « Tu es l’Antéchrist, tes enfants sont maudits en toi, la fin des temps est proche », et que depuis les révélations se sont succédées sans interruption, mais elle ajoute que cette voix partait de son corps. D’après ces déclarations, il semble qu’il s’agit en l’espèce non pas d’hallucinations auditives verbales, mais d’hallucinations psychiques. La malade ajoute d’ailleurs qu’elle a au niveau du cœur. [p. 40] pensant et parlant, qui lui révèle l’avenir comme à d’autres parle la voix de la conscience et elle explique que c’est par un développement de son intelligence et de sa raison qu’elle a compris et découvert les choses qu’elle annonce. Ainsi, l’hallucination dans ce cas n’est qu’un élément épisodique et secondaire. Au contraire, les interprétations morbides nous paraissent avoir joué, pour l’édification du délire, un rôle prédominant sinon exclusif. Ces interprétations ont été mises en jeu par les troubles de la cœnesthésie particulièrement développés chez la malade, troubles qui tout en ayant un point de départ organique ont été considérablement amplifiés par l’état névropathique du sujet. Tout d’abord étroitement liées aux troubles cœnesthésiques, dont elles ne sont que le reflet déformé, ces interprétations s’étendent par la suite à un domaine beaucoup plus vaste que celui des sensations internes. Malgré leur multiplicité ces interprétations se rapportent toutes au même système, de telle sorte que lorsque son raisonnement s’exerce sur d’autres sujets, la malade parait avoir conservé toutes ses facultés logiques. Son délire apparait donc essentiellement comme un délire systématisé, édifié par le mécanisme des interprétations morbides et des constructions imaginatives, délire dont il convient en outre de noter révolution progressive.

Non seulement, au cours de son évolution, ce délire s’est enrichi d’éléments nouveaux le complétant de plus en plus au point de vue mystique, mais encore simultanément avec les idées religieuses, se sont développées des idées de persécution et de grandeur, intimement unies aux premières, cependant suffisamment reconnaissables et suffisamment importantes pour qu’on puisse présentement avancer qu’il s’agit d’un délire de persécution et de grandeur revêtant une teinte mystique par le fait que la malade attribue a des causes surnaturelles ses souffrances physiques, et de la même façon, explique toutes ses conceptions et ses sentiments.

Aux idées délirantes de persécution et de grandeur mystiques sont liées des idées de possession d’une nature spéciale. II ne s’agit pas en l’espèce d’une possession [p.41]  corporelle, mais d’une possession par l’esprit. L’Antéchrist ou la Bête, formée d’une parcelle de l’âme de tous les morts et réunissant tous les esprits du mal, la pénètre et l’anime. A vrai dire, les idées de persécution et de grandeur de la malade sont subordonnées à cette idée de possession. C’est la l’origine et la cause de ses tourments, c’est la principale raison pour laquelle elle considère Dieu comme le grand Méchant, l’Esprit de cruauté, c’est ce qui lui confère une supériorité dans le mal, c’est ce qui explique ses connaissances exceptionnelles, puisque Lucifer veut dire qui connait la vérité.

A cette idée de possession correspond une transformation de la personnalité comme il apparait dans ce propos de la malade : « Ce n’est pas moi qui vous parle, ce ne sont pas mes conceptions personnelles que j’exprime, mais celles de l’Être qui est en moi et qui est l’antitype de mon premier moi-même. » L’idée de possession chez la malade a, nous l’avons vu, pour origine des troubles de la cœnesthésie interprétée d’une façon délirante. M. Seglas (1) signale que chez les persécutés psycho-moteurs ou persécutés possédés les troubles de la sensibilité viscérale sont beaucoup plus accentues que chez les persécutés sensoriels accusant plutôt des troubles de la sensibilité périphérique. II fait remarquer à ce propos que « les sens externes n’interviennent que d’une façon secondaire dans la conception de la personnalité dont la base première est dans le sens du corps, la cœnesthésie. Ils la circonscrivent, la déterminent, mais ne la constituent pas. Leur apport est secondaire ; ils ne renseignent que sur le dehors et non pas sur le dedans. Ils sont l’origine de la connaissance et non de l’idée du moi… D’ailleurs le peu d’influence des hallucinations sensorielles sur la constitution de la personnalité est bien mise en évidence par

l’examen clinique des malades… Si vous étudiez la genèse et la nature des hallucinations chez les persécutes sensoriels, vous voyez qu’elles reproduisent [p. 42] seulement la propre pensée du malade et ne sont que le reflet des préoccupations délirantes inhérentes à la constitution de l’individu. M. Chaslin a bien mis en lumière ce caractère de persécuté, toujours méfiant, soupçonneux, sans cesse aux écoutes, adaptant d’abord à son délire toutes les sensations normales qu’il éprouve. Ainsi naissent les idées délirantes et aussi les illusions. Puis plus tard, le délire prend la forme hallucinatoire qui n’est que la répercussion de la pensée même du malade. » Le délire des persécutions à forme sensorielle, dit encore M. Séglas, représente dès le début un manque d’adaptation au milieu extérieur, une perception inexacte de l’humanité s’exagérant jusqu’aux idées délirantes dont les hallucinations sensorielles ne sont que l’expression la plus complète. Sans doute, la personnalité subit une évolution anormale chez les persécutés sensoriels en ce sens que les malades prennent conscience d’une personnalité jusqu’alors méconnue ou imparfaitement connue, mais cette personnalité toujours en rapport direct avec le fond intellectuel de l’individu lui-même est parfaitement identifiée par ce dernier, il ne s’agit pas, comme chez les persécutés possédés d’une personnalité nouvelle, étrangère, née dans la conscience du malade et formée de toutes pièces sous l’influence des troubles de la cœnesthésie, eux- mêmes accidentels et dus à une perturbation organique. Les idées délirantes plus spéciales qu’expriment ces malades, ajoute M. Séglas, affectent vis-à-vis des hallucinations un rapport inverse de celui qui existe chez les persécutés systématiques ordinaires avec les hallucinations sensorielles. Chez ces derniers, l’hallucination sensorielle n’est que l’expression dernière, la plus caractérisée des tendances délirantes ; chez les persécutés possédées, les nouvelles idées délirantes ne sont plus que l’interprétation des phénomènes divers qui ont amène le dédoublement de la personnalité. On peut aussi remarquer à ce propos combien différente est la genèse des hallucinations auditives chez les persécutés sensoriels et des hallucinations cœnesthésiques chez les persécutés possédés. Les premières ont une origine intellectuelle, psychopathique ; les secondes [p. 43] une origine organo-névrosique. Quant a l’hallucination visuelle, elle apparaît la plupart du temps comme un phénomène d’ordre toxique ou névrosique.

Cette désagrégation de la personnalité atteint chez notre malade son plus grand développement. II ne s’agit pas en l’espèce d’un simple dédoublement, mais chez elle la personnalité nouvelle, dont les éléments constitutifs sont de plus en plus nombreux et persistants, a fini par envahir jusqu’a l’effacer presque, en se mettant au premier plan, le schéma de l’ancienne personnalité. Elle parait, dit-elle, avoir une personnalité double, mais en réalité ce n’est pas elle qui vit c’est l’Antéchrist qui vit en elle. Ainsi le sujet est arrivé à s’identifier complètement avec l’Esprit supérieur qui le possède et se considère lui-même comme un être supérieur et exceptionnel. De plus en plus réduite, l’ancienne personnalité est niée par la malade. Son âme, dit-elle, est morte, Dieu a substitué à son âme vivante l’âme des morts par l’incarnation des esprits des morts, donc tout en gardant une apparence de vie elle est morte.

L’idée d’immortalité complète la précédente. Dans les conditions exceptionnelles ou elle se trouve la malade ne peut mourir comme tout le monde. Elle est, dit-elle, morte à la vie et éternelle dans la mort. Cette transformation de la personnalité, ces idées de négation et d’immortalité peuvent être considérées comme le point summum, l’aboutissant de la possession. Toutefois, présentement encore, il s’agit uniquement d’une possession par l’esprit, d’une transformation et d’une négation de la personnalité morale ; tout en étant déformés, ses organes existent et elle a l’air de vivre comme tout le monde, son corps même ne peut périr dans les conditions ordinaires, mais il se renouvellera, sans que son cœur cesse de battre, ses chairs tomberont en lambeaux qui communiqueront l’infection à la

terre et en même temps elle subira une transformation visible et fantastique qui fera d’elle au point de vue physique la Bête de l’Apocalypse.

Un dernier trait du tableau clinique est le caractère exclusif, obsédant, toujours actif et envahissant du délire, qui porte le sujet au prosélytisme. [p. 44]

Tels sont les éléments constitutifs essentiels de la psychose chez notre malade. II nous reste à examiner quelle place on peut lui assigner dans nos classifications nosographiques.

Disons tout d’abord que malgré la nature triste de ses idées délirantes, malgré les déclarations de la malade au sujet de ses souffrances, de sa douleur et son désespoir, malgré l’existence d’idées de négation et d’immortalité, cette dernière ne saurait être considérée comme une mélancolique présentant un délire mystique avec idées de possession. Nous ne rencontrons, en effet, chez elle aucune idée de culpabilité, aucune dépression, aucune passivité ni résignation, aucun ralentissement des fonctions psychiques, qui plus que la teinte des idées délirantes, caractérise la mélancolie. Au contraire, nous constatons chez elle une excitation intellectuelle manifeste s’alliant a une très grande puissance de dialectique et a cette combativité propre aux délirants persécutés. Tous deux secondaires, ces syndromes différent surtout par leur origine. Tandis que chez notre malade le délire traduit un malaise physique, des souffrances organiques, la mélancolie est l’expression, tout au moins immédiate, d’un malaise psychique, de troubles émotionnels pénibles : le ralentissement et l’impuissance psychiques engendrent la douleur, la tristesse, le pessimisme, le sentiment de transformation morale, les idées d’auto-dépréciation.

II ne s’agit pas non plus d’un délire hypocondriaque systématisé avec idées de négation. Non seulement, en effet, la malade ne se croit pas atteinte d’une maladie physique ou du moins ne se préoccupe pas de ses troubles fonctionnels, ne se présente point comme une nosomane, mais encore elle considère ses souffrances physiques comme insignifiantes comparées a ses souffrances morales. II est a noter, d’autre part, que le délire de négation chez l’hypocondriaque se limite à de simples négations portant sur la constitution physique et ne s’accompagne pas des autres symptômes qui constituent le syndrome de Cotard. Dans les deux cas cependant, le point de départ du délire est le même. Les [p. 45] troubles cœnesthésiques qui sont à l’origine dans les deux cas sont interprètes de façon différente par chaque malade. L’un reconnait a ces troubles une cause physique : la maladie, qu’il s’agisse d’une maladie naturelle ou d’une maladie provoquée ou aggravée ; l’autre les explique par une cause surnaturelle. Les troubles de la cœnesthésie peuvent ainsi donner naissance au délire hypocondriaque simple, au délire hypocondriaque avec idées de persécution, au délire de possession a forme zoopathique, au délire de possession a forme religieuse.

On peut aussi se demander si le délire de notre malade n’est pas a rapprocher des délires éclos sur le terrain de la dégénérescence mentale. Ses premières manifestations ressemblent beaucoup aux délires d’emblée survenant chez les dégénérés. La disparition du délire suivie d’une récidive complète l’analogie. Dans sa seconde manifestation, l’absence ou tout au moins la rareté des troubles sensoriels, la forme raisonnante du délire, son caractère obsédant, l’état d’excitation intellectuelle concomitante sont autant de traits de ressemblance. Si nous n’adoptons pas cette manière de voir, c’est que nous estimons que ce qui différencie les psychopathes dégénérés des délirants systématiques, ce n’est pas l’importance relative de l’état dégénératif que l’on retrouve dans les deux cas, ce n’est pas non plus la prédominance d’un symptôme tel que l’hallucination ou l’interprétation morbide, c’est la trame même du délire et son évolution, la psychose systématique se distinguant par sa cohésion, son développement extensif et coordonne, sa chronicité.

Nous ne pensons pas non plus que le délire de notre malade doive être considéré comme un exemple de ce que l’on décrivait autrefois sous le nom de folie hystérique, cette dernière ne correspondant pas à un type nosologique spécial et autonome, mais se rapportant à une association de la dégénérescence mentale et de l’hystérie. A vrai dire, nous ne considérons pas notre malade comme une dégénérée et une névrosée avérée, mais comme une simple prédisposée psychopathe et névropathe. De fait, en ce qui concerne l’hystérie, nous [p. 46] ne rencontrons chez elle qu’un petit nombre de stigmates et non des plus caractéristiques. Au point de vue psychique, nous ne constatons pas non plus de symptômes comme l’hallucination visuelle qui lorsqu’elle n’est pas d’origine toxique ou auto-toxique est d’origine névrosique et à ce titre se rencontre fréquemment chez les hystériques et plus particulièrement chez les hystériques délirants mystiques. D’autre part, le délire chez notre malade présente une systématisation et une stabilité que l’on ne rencontre pas chez les hystériques.

Tel qu’il a évolue chez notre malade, le délire religieux revêt les caractères du délire systématisé chronique à forme religieuse dont M. Magnan a décrit les différents stades qu’i! rapproche du délire chronique de persécution à évolution systématique, c’est-a-dire, qu’apres une phase d’inquiétude ces malades présentent des idées de possession, de damnation qui se systématisent de plus en plus et se transforment en délire des grandeurs stéréotypé, les malades s’intitulant Antéchrist, Jeanne d’Arc ou prophètes. Mais on peut se demander si dans le cas particulier, il s’agit bien d’un délire chronique incurable, ce délire ne durant que depuis 4 ans quand nous avons perdu la malade de vue. Bien qu’une précédente crise se soit terminée par la guérison, après une durée presque aussi longue, tout nous porte à croire que pour cette récidive le pronostic est tout différent. Non seulement, lorsqu’elle a débuté, la malade avait dépassé la quarantaine, mais encore depuis cette époque le délire a toujours suivi une marche progressive, s’amplifiant et se systématisant de plus en plus. On peut encore présumer qu’au cas même ou les troubles fonctionnels, qui dans une certaine mesure expliquent les douleurs physiques disparaitraient, il se produirait ce qui se produit chez certains hypocondriaques que l’on peut débarrasser d’une lésion mais non pas d’un état obsédant et de l’orientation créée vers un courant d’idées fausses. Il est à noter que pendant une longue rémission des troubles cœnesthésiques la malade avait gardé la conviction d’avoir eu quelque chose d’extraordinaire et qu’elle avait demandé [p. 47] plusieurs fois à son mari, dans le cas on elle mourrait la première, de lui faire ouvrir le coté, pensant qu’on aurait trouvé des désordres causés par l’esprit diabolique. Nous devons cependant reconnaitre que cet élément de durée manque, jusqu’à présent, pour affirmer la chronicité, et nous nous arrivons d’autant plus a ce fait que la notion d’évolution nous parait la plus importante en pathologie mentale puisqu’elle seule per- met de nous prononcer avec quelque certitude sur la nature véritable d’un syndrome, qu’il s’agisse de paralysie générale, de démence précoce ou de délire systématisé. Une autre constatation qui nous engage à ne pas identifier intégralement le cas de notre malade avec le délire systématisé chronique a forme religieuse décrit par M. Magnan, est l’absence à peu près complète dans notre cas d’hallucinations auditives verbales. Ce caractère différentiel, à nos yeux, a moins d’importance qu’en aurait le précédent si révolution démontrait que la guérison est possible. D’abord, en effet, l’observation clinique montre que les délires systématisés hallucinatoires et les délires systématisés a base d’interprétations délirantes présentent un nombre considérable d’analogies : analogies d’évolution et surtout d’origine, les uns et les autres se développant sur un terrain héréditairement préparé, chez des tempéraments constitutionnellement paranoïaques. Chez les uns et les autres, ce qui est primitif, c’est un trouble du jugement. L’hallucination, quand elle existe, ne fait que confirmer un état délirant antérieur, elle ne régie pas la marche du délire, c’est lui qui la fait apparaitre et c’est lui qu’elle reflète. On peut même, comme le fait notre collègue le Dr Masselon, pousser plus loin l’analyse et admettre qu’au point de vue de sa genèse l’hallucination auditive se rapproche de l’interprétation et découvrir au moins hypothétiquement, les raisons pour lesquelles certains malades ne dépassent pas l’interprétation, tandis que d’autres font très rapidement des troubles sensoriels (2). Qu’il s’agisse de délire avec ou sans hallucinations, [p. 48] l’interprétation morbide nous parait être la condition même de sa systématisation. Si maintenant nous nous reportons aux observations de délire chronique religieux publiées a l’appui de sa description par le Docteur Dupain (3), dans sa thèse, nous voyons que sur ces observations plusieurs se rapportent manifestement à des délires à base d’interprétations, une autre se rapporte à un cas de mélancolie récidivante avec idées religieuses, une autre concerne une malade atteinte de lourdes tares héréditaires et elle-même débile, de telle sorte que suivant la remarque de l’auteur il convient de rattacher son état intellectuel à celui des dégénérés, enfin plusieurs observations sont trop succinctes pour se faire une opinion précise sur la nature de la psychose dont les malades étaient atteints. Il semblerait donc que pour le délire chronique religieux à évolution systématique comme pour le délire chronique de persécution la conception de M. Magnan, ainsi que l’écrit le Dr Masselon (4) à propos du délire chronique de persécution, apparait construite non pas à l’aide des mêmes malades suivis dans tout le cours de leur évolution, mais avec des malades différents examinés a des moments différents de l’affection dont ils étaient atteints, malades parmi lesquels Masselon distingue des délirants persécutes type Falret-Lasègue, un délirant interprétant des déments paranoïdes en spécifiant bien que dans ce cas il s’agit d’un état n’ayant rien de commun avec la démence précoce. Ainsi la conception de M. Magnan serait le produit des vues synthétiques qu’il portait sur l’aliénation mentale. Le délire systématisé chronique de Magnan englobe notamment une forme différenciée par M. Séglas sous le nom de variété psycho-motrice, qui est celle des persécutés possédés. Les faits les plus typiques de ce genre, dit M. Séglas, sont ceux ou le délire est empreint d’une teinte mystique rappelant les anciennes observations [p. 49] de folie religieuse (démonomanie et théomanie). Bien qu’ils ne soient pas les seuls, ajoute M. Séglas, ils méritent cependant, puisqu’ils sont les plus nets, d’être pris comme point de départ de notre étude actuelle. Ces cas de folie systématique comportant plus particulièrement la présence des symptômes suivants :

1° Prédominance très marquée des troubles psycho-moteurs tels que hallucinations motrices, impulsions diverses, phénomènes d’arrêt. 2° Fréquence plus grande des hallucinations visuelles. 3° Rareté des hallucinations auditives verbales. 4° Dédoublement très accentué de la personnalité (en rapport avec le développement des troubles de la sensibilité viscérale). 5° Idées de possession souvent de nature mystique.

Ces malades, comme le fait remarquer M. Séglas, n’ont pas seulement comme d’autres systématiques mégalomanes, des rapports externes avec les puissances supérieures par l’intermédiaire des sens externes (ouïe et surtout vue) ; le souffle divin qui les anime est tout intérieur. C’est à cette forme de délire systématisé mystique que se rattache l’observation de notre malade, ne différant des cas rapportés par M. Séglas que par l’absence d’hallucinations visuelles et par ce fait que les phénomènes psycho-moteurs se réduisent a l’hallucination psychique. Par contre, les troubles cœnesthésiques sont à leur maximum, ont amené la transformation de la personnalité et avec elle les idées délirantes qui ne sont que l’interprétation introspective des phénomènes qui ont déterminé cette transformation. Ces interprétations se sont étendues par la suite des sensations internes aux textes bibliques et d’autre part se sont enrichies des trouvailles d’une imagination toujours en quê te de nouveaux arguments. Malgré le rôle prédominant qu’ont joué les interprétations morbides dans l’édification du délire, cette observation se distingue nettement de celles d’autres mystiques interprétants et ambitieux : fondateurs de religion, apôtres, réformateurs, chargés de mission. Les troubles de la sensibilité, lorsqu’ils existent chez ces derniers, sont moins développés, ne constituent qu’un accompagnement des interprétations s’exerçant sur d’autres données ; dans le cas envisagé, au contraire, ils constituent [p. 50] la première et la principale base des interprétations et donnent au délire sa formule caractéristique.

Pour synthétiser notre appréciation sur le cas de notre malade, nous dirons qu’il s’agit d’une prédisposée psychopathe et névropathe, affectée de troubles fonctionnels douloureux, présentant un délire systématisé, de persécution et de grandeur mystique (délire de possession) à base d’interprétations morbides en étroite relation avec les troubles de la sensibilité interne, mais aussi s’étendant à un domaine beaucoup plus vaste, délire ayant évolué sous la forme de paranoïa aigu et après une rémission sous la forme de paranoïa chronique.

Nous avons vu précédemment que parmi les persécutes systématiques, il convenait de distinguer avec M. Séglas les persécutés sensoriels et les persécutés possédés. Chez les uns et chez les autres le délire peut présenter une teinte mystique mais plus particulièrement chez les persécutés possédes.

Au sujet de la teinte mystique que revêt dans certains cas le délire systématisé, M. Magnan fait remarquer l’influence de l’éducation, du milieu social et des idées régnantes. « A la fin du Moyen Age et à la Renaissance, écrit-il, on parlait de sorcellerie, d’esprit malin, d’obsession et de possession diaboliques, le délire n’était que le reflet de ces croyances, de ces préjugés que l’ignorance rendait encore plus profonds. A la fin du dix-huitième siècle, le mesmérisme et le fluide magnétique, plus tard, le spiritisme avec les esprits frappeurs, les tables tournantes servaient aux persécutés d’explication à leurs sensations maladives. De nos jours, les luttes politiques, les grandes forces naturelles, les applications nombreuses des agents physiques et chimiques, le magnétisme, l’hypnotisme, la suggestion, les microbes, les grandes sociétés politiques ont remplacé le merveilleux, attirent l’attention et deviennent le point de départ des idées délirantes. Les démonopathes, les lycanthropes ne sont autres que des persécuté. Mais tandis que les diables, les sorciers, les esprits malins tourmentent les premiers, les persécutés de nos jours sont tourmentes par les Jésuites, les francs-maçons, la police secrète ou bien encore par [p. 51] l’électricité, le téléphone, les microbes, etc… Les premiers deviennent Dieu, l’Antéchrist, Jeanne d’Arc, prophètes, les autres deviennent Empereurs, Rois, Présidents de la République, Réformateurs, etc… » Actuellement la couleur des idées délirantes présentées par notre malade est un fait digne de remarque. Fréquentes aux époques ou la croyance aux influences diaboliques, à la possession de l’esprit malin était très répandue, ces conceptions paraissent de nos jours un anachronisme et de fait ne se rencontrent guère que chez les débiles superstitieux et arriérés. Chez notre malade, au contraire, nous ne trouvons aucune trace de faiblesse intellectuelle, aucune trace de superstition. Ce délire est l’œuvre d’un esprit cultivé, fécond, observateur, réfléchi, employant la plus grande logique à développer des prémisses fausses. Ainsi le plus souvent voyons-nous la malade discuter en théologien documenté et précis à moins qu’emportée par l’ardeur de ses convictions elle ne parle en prophète. Par son spiritualisme et son caractère en quelque sorte purement métaphysique, ce délire diffère encore de ceux dont la littérature historique nous a conservé le souvenir, délires démonomaniaques sévissant fréquemment sous forme d’épidémies convulsives et présentant l’aspect d’un délire de possession corporelle. Disons en terminant que le cas de cette personne intelligente, instruite, parfaitement éduquée, douée d’une fine sensibilité, désormais inextricablement égarée dans un pareil labyrinthe, nous inspire une profonde pitié (5).

Notes

(1) Séglas. — Les persécutés possédés. Leçons cliniques sur les maladies mentales et nerveuses, Paris, 1895.

(2) René Masselon. — Les délires hallucinatoire chroniques, Encéphale, février 1912.

(3) J.-M. Dupain. — Étude clinique sur le délire religieux (Essai de séméiologie). Thèse de Paris, 1888.

(4) René Masselon. — Le délire chronique à évolution systématique (Étude critique), Annales médico-psychologiques, octobre-novembre 1913.

(5) Cette observation était déjà rédigée quand nous avons appris que la malade est décédée, courant 1921, à I’Asile de Fleury-les-Aubrais. Elle était atteinte, nous dit-on, de gastro-entérite avec diarrhée profuse et sa maigreur était extrême. On éprouvait la plus grande difficulté pour l’alimenter. Elle se montrait en outre très malpropre et se barbouillait de matières. Elle est décédée par suite d’affaiblissement progressif et, la veille de sa mort, elle a exprimé le désir de voir ses enfants alors que jusque-là elle n’avait Jamais voulu prendre connaissance des lettres que ces derniers lui adressaient. Son délire n’ayant pas changé de caractère, jusqu’à ces derniers moments elle n’a cessé d’invectiver les personnes qui lui donnaient des soins et elle ne voulait pas entendre parler de sa famille dont elle niait d’ailleurs l’existence.

 

 

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