Pierre Michel. Folie. Article extrait du Dictionnaire Octave Mirbeau. 2016.

MICHELMIRBEAU0001Pierre Michel. Folie. Article extrait du Dictionnaire Octave Mirbeau. 2016. Société Octave Mirbeau, 10 bis rue André Gautier, 49000 Angers – Contact mail : michel.mirbeau@free.fr Mirbeau s’est intéressé à la fois à la condition sociale des fous et au concept même de folie, ce qui nous oblige à repenser notre conception de la raison et de la sagesse.

 

Pierre Michel, est né en 1942. Il est professeur agrégé de lettres (1964) – et universitaire, spécialiste d’Octave Mirbeau, sur lequel il a publié de nombreux travaux, tous plus passionnants les uns que les autres.

FOLIE.

Les asiles de fous : « des maisons de torture »

En tant que défenseur des plus misérables parmi les hommes, Mirbeau n’a pu que s’indigner du sort infligé aux fous, ou supposés tels, dans les asiles, et ce avant même qu’Élie Faure ne lui propose de lui servir de guide, en 1905. À plusieurs reprises, il les évoque sous les couleurs les plus noires, comme un lieu de souffrances, voire de tortures, par exemple dans « C’est tout à fait la campagne »  (Le Journal, 5 avril 1896) :   « De là, on découvre tout le tragique paysage de murs noirs, de fenêtres louches, de jours grillés, de verdures grisâtres, tout ce paysage d’effroi social, de lamentations et de tortures, dans lequel on sent une pauvre humanité enchaînée souffrir, râler, mourir… ». Ou dans Les 21 jours d’un neurasthénique, chapitre III, où. l’asile apparaît comme « de la pierre triste, épaisse, étouffante, percée çà et là de petits carrés vitreux, barrés de fer, et derrière laquelle l’on sentait de la souffrance, de la damnation et de la mort » : « La cour est fermée, quadrangulairement, par de hauts bâtiments noirs, percés de fenêtres qui semblent, elles aussi, vous regarder avec des regards fous. Aucune échappée sur de la liberté et de la joie; toujours le même carré de ciel vide. Et l’on entend un sourd lamento de cris étouffés, de hurlements bâillonnés venant on ne sait de quelles chambres de torture, on ne sait de quelles invisibles tombes et de quelles limbes lointaines… » Les séquestrés y sont comme des morts en sursis : « Quelques fous se promènent sous les arbres, tristes ou hagards ; quelques fous sont assis sur des bancs, immobiles et têtus. Contre les murs, dans les angles, quelques fous sont prostrés. Il y en a qui gémissent ; il y en a qui sont plus silencieux, plus insensibles, plus morts que des cadavres » (ibid.).

Dans « L’Enfermé » (Le Journal, 9 octobre 1898), Mirbeau traite du cas tragique d’un praticien de Rodin, Jean-Alexandre Pezieux, trouvé mort, dans des conditions plus que suspectes, dans une maison de repos d’Épinay où il était entré pour soigner une dépression.  Au-delà de ce cas particulier, il s’interroge : « Comment se fait-il qu’on puisse, en ce temps, sur une simple ordonnance de médecin, enfermer un tas de gens qui ne sont pas plus fous que vous et moi ? Comment, une fois entrés là, n’en peuvent-ils jamais sortir ? Et pourquoi la Justice ne veut-elle jamais mettre son nez dans tous ces drames horribles qui, chaque jour s’accomplissent entre les murs de tous ces établissements, où le crime est si visiblement encouragé et protégé  » et « qui sont, la plupart, des maisons de mystère et des maisons de torture » ?  Réponse d’un juriste qu’il interroge : « Ces maisons sont autant de petites bastilles où les “honnêtes gens”, sans être inquiétés par les gendarmes, peuvent .supprimer ceux qui les gênent »…

Sagesse et folie

Nombreux dans les contes de Mirbeau, les “fous” apparaissent toujours comme des êtres inoffensifs, rêveurs et douloureux, tel ce Jean Loqueteux qui se croyait naïvement millionnaire et qui, « dans sa nouvelle carrière de fou – de fou officiel –, se montra infiniment doux, serviable, utile et sensé » : « Séquestré d’abord dans le quartier des fous tranquilles, après deux années d’observation pendant lesquelles nulle crise de démence dangereuse ne se manifesta en lui, on le laissa, pour ainsi dire, libre ; j’entends qu’on en fit une sorte de domestique et qu’on l’accabla de travaux de toute sorte. On l’employait même, parfois, au dehors, à des besognes délicates, auxquelles s’attachait de la responsabilité morale, et il s’en acquittait au mieux, avec intelligence et probité. » (« Les Millions de Jean Loqueteux » Le Journal, 26 décembre 1897). Il s’agit, en l’occurrence, d’un “vrai” fou, s’il convient de qualifier ainsi des individus qui confondent trop souvent la réalité objective et les produits de leur imagination détraquée. Cela ne l’empêche pourtant pas d’être, non seulement inoffensif, mais aussi serviable et honnête, et par conséquent bon à exploiter, aux yeux des gens censés le soigner, de sorte que le lecteur est en droit de se demander si ce ne sont pas plutôt les gestionnaires de l’asile qu’il conviendrait d’enfermer… Lorsque le narrateur des 21 jours visite un asile, il note que les malades « n’ont pas l’air plus fous que les autres » et que « ça ressemble à la Chambre des députés, avec plus de pittoresque ». L’un d’eux, avec qui il cause, ne lui paraît « pas plus fou – il l’est peut-être moins, qui sait ? – que les autres poètes, les poètes en liberté qui prétendent avoir des jardins dans leur âme, des avenues dans leur intellect, qui comparent les chevelures de leurs chimériques maîtresses à des mâtures de navires … et qu’on décore, et auxquels on élève des statues… » (Les 21 jours, loc. cit.).

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Octave Mirbeau par Félix Vallotton.

Si ces fous « officiels » sont tenus soigneusement à l’écart des individus normalisés, c’est pour ne pas risquer de les contaminer. Ils pourraient, par exemple, poser, comme les enfants, des questions gênantes, auxquelles la société serait bien en peine de répondre. Aussi   la tendance est-elle forte de considérer comme fous tous les individus originaux qui, par leur comportement en dehors des normes, sont perçus comme des dangers pour l’ordre en place. A fortiori ceux qui contestent les fondements mêmes de cet ordre social, présenté comme “naturel” ou “normal”, bien qu’il soit visiblement pathogène. Même si tous ne sont pas séquestrés comme Pézieux ou Camille Claudel, le qualificatif de « fous » dont on les affuble contribue à les discréditer aux yeux des gens dits “normaux”, histoire de désamorcer la bombe qu’ils représentent. On comprend dès lors que ces prétendus fous présentent un intérêt éminent, pour le projet littéraire de Mirbeau, car ils sont potentiellement subversifs par le regard qu’ils jettent, et qu’ils nous obligent à jeter à notre tour, sur les hommes et sur la société.

Mais Mirbeau va plus loin encore, en affirmant que ceux qui passent pour fous aux yeux du criminologue italien Cesare Lombroso – et de sa caricature, le docteur Triceps, au chapitre XIX des 21 jours –, ce sont en réalité les grands génies du passé et du présent, les Molière, Pascal, Tolstoï, Zola, Van Gogh, ceux-là mêmes qui nous apportent les lumières qui nous manquent si cruellement. Mirbeau consacre à Tolstoï un article précisément intitulé  « Un fou » (Le Gaulois, 2 juillet 1886). Pourquoi le romancier russe passe-t-il pour fou ? Parce qu’il a choisi de renoncer au luxe, de vivre pauvrement comme un simple paysan, d’évangéliser les prostituées, d’alphabétiser les moujiks et « de faire comprendre que la guerre était une barbarie » et « la justice humaine une monstruosité » : « Dès qu’un homme, supérieur à son temps, combat par la littérature, par l’art, par la philosophie, par la science sociale, les routines stérilisantes de la convention, alors c’est un farceur ou un fou. […] Pour être jugé comme de bon sens, il est nécessaire de ne pas dépasser la moyenne d’une agréable inintelligence bourgeoise, de ne point heurter de front les superstitions et de vivre heureux, soumis, optimiste, complaisant, au milieu de l’universelle sottise et de l’ignorance universelle ; pour que vos idées aient quelque chance de plaire et d’être admises comme possibles et fécondes, il faut penser ce que tout le monde pense, c’est-à-dire ne penser à rien ; écrire ce que tout le monde écrit, c’est-à-dire des banalités et des bêtises ; faire ce que tout le monde fait, c’est-à-dire du mal. » Et Mirbeau de conclure : « Comme on regrette qu’il n’y ait pas plus de fous sur la terre, et comme on voudrait surtout qu’il y eût moins de sages ! »

On serait tenté d’en conclure qu’il suffit d’inverser les habituels jugements des imbéciles qui déterminent la fatidique moyenne : les vrais sages seraient ceux qui passent pour fous, et les individus bien normalisés seraient les vrais fous. La tentation existe chez lui, par exemple quand, lors du suicide de Syveton, il répond au reporter : « Lorsqu’on étudie un homme, il ne faut pas de logique. Voyez Dostoïevski, un des plus grands écrivains que je sache, il a vu tous les hommes comme des fous. Il avait raison. […] Toujours, partout, les preuves abondent que l’homme a plus d’aptitude à la folie qu’à la raison » (interview sur l’affaire SyvetonL’Aurore, 10 janvier 1905). Et de fait Les 21 jours nous présente un pays qui semble pris de folie. Pourtant Mirbeau ne cède généralement pas à cette tentation manichéenne et entretient une dérangeante ambiguïté. Car nombre des personnages étiquetés fous par les médecins le sont effectivement, si l’on en juge par leur comportement, et ne sauraient donc constituer un modèle alternatif : par exemple le fou qui se plaint qu’on lui ait volé son nom, ou Jean Loqueteux qui trimballe ses millions fictifs, ou encore le père Pamphile, qui mendie pendant des décennies sur toutes les routes d’Europe dans l’absurde espoir de reconstituer l’ordre des Trinitaires pour pouvoir continuer à  racheter les captifs des Barbaresques (L’Abbé Jules, I, 3). Fort troublant est ce cas : car il s’avère que ce fou de Pamphile, sans s’en douter, est parvenu à un total détachement, qui est le comble de la sagesse pour Mirbeau ! Où est alors la sagesse, où commence la folie ? La frontière est bien difficile à déterminer, et le cas de l’abbé Jules ne fait que renforcer notre incertitude : s’il est diabolisé par le regard des autres, c’est à cause de sa saine révolte contre les idéaux et les institutions homicides de la société et par fidélité à l’être naturel et « gonflé de vie » qu’il eût aimé préserver en lui ; mais, en même temps, il a un comportement incohérent et tient bien souvent des propos qui ne sont que de la bouillie. Peut-il servir de boussole à qui que ce soit ? Le lecteur se voit alors contraint de remettre en question les concepts mêmes de raison et de folie, puisque ce qu’il est convenu d’appeler “la raison” se révèle inapte à comprendre et à diriger le comportement des hommes.

Contester la primauté de la raison, comme le fait Mirbeau, c’est du même coup remettre radicalement en cause le bien-fondé de la société, de ses institutions, de ses valeurs et de ses idéaux, que l’on nous présente toujours – abusivement – comme conformes à la raison, afin de mieux nous mystifier et de nous les faire accepter sans discussion.

Voir aussi les notices Lombroso, Marginalité, L’Abbé Jules et Les 21 jours d’un neurasthénique.

P. M. 

Bibliographie : Pierre Michel,  « Mirbeau et la raison », Cahiers Octave Mirbeau, Angers, n° 6, 1999, pp. 4-31 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau critico di Lombroso », Actes du colloque Cesare Lombroso de Gênes, septembre 2004 ; Pierre Michel, « Mirbeau et Lombroso », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 232-246 ; Octave Mirbeau, Les 21 jours d’un neurasthénique, Fasquelle, 1901

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