Pierre Janet. L’amnésie et la dissociation des souvenirs par l’émotion. Extrait de « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), première année, 1904, pp. 417-453.

Pierre Janet. L’amnésie et la dissociation des souvenirs par l’émotion. Extrait de « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), première année, 1904, pp. 417-453.

 

Pierre Marie Félix Janet nait à Paris le 30 mai 1859 et y meurt 27 février 1947. Philosophe, psychologue et médecin il occupe une place prépondérante dans l’histoire de ces disciplines. Il s’est fait remarquer également par une vive polémique avec Freyd contre la psychanalyse et l’origine de celle-ci. Il est à l’origine du concept de subconscient qu’il explicite en 1889 dans son ouvrage L’automatisme psychologique. Remarquable clinicien, il nous a laissé un corpus conséquent dont nous ne citerons que quelques travaux
— Les obsessions et la psychasthénie. 1903. 2 vol.
— De l’angoisse à l’extase.
— Etat mental des hystériques. Les stigmates mentaux. 1894.
— Etat mental des hystériques. Les accidents mentaux. 1894.
— L’automatisme psychologique. 1889.
— Les Médications psychologiques. 1925.
— L’état mental des hystériques. 1911. — Réédition : Avant propos de Michel Collée. Préface de Henri Faure. Marseille, Laffitte Reprints, 1983.
— La psycho-analyse. Partie 1 – Les souvenirs traumatiques. Article parut dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris). 3 parties. [en ligne sur notre site]
— Un cas de possession et l’exorcisme moderne. 1. — Un cas de possession. — 2. Les rêveries subconscientes. — 3. Explication du délire et traitement. Par Pierre Janet. 1898. [en ligne sur notre site]
— 
Le sentiment de dépersonnalisation. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), cinquième année, 1908, pp.514-516. [en ligne sur notre site]
— Une extatique. Conférence faite à l’Institut Psychologique international. Bulletin de l’Institut Psychologique International, 1ère Année – n°5. – Juillet-Août-Septembre 1901, pp. 209-240. [en ligne sur notre site]
— Dépersonnalisation et possession chez un psychasthénique. Article parut dans le « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), Ire année, 1904, pp. 28-37. (en collaboration avec Raymond). [en ligne sur notre site]
— Le spiritisme contemporain. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), dix-septième année, tome XXXIII, janvier-juin 1892, pp. 413-442.  [en ligne sur notre site]
— À propos du « déjà-vu ». Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), deuxième année, 1905, pp. 289-307. [en ligne sur notre site]
— Un cas de vol de la pensée. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome LXXXVI, 2, 1928, pp. 146 – 164. [en ligne sur notre site]

Au regard de l’importance épistémologique du personnage nous renvoyons aux nombreux travaux lui sont consacrés; en particulier à ceux  d’Henri Ellenberger, La vie et l’œuvre de Pierre Janet (1969) et de Claude Prévost, Janet, Freud et la psychologie clinique.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. — Nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. — Outre le graphique in texte, l’image a été rajoutée par nos soins. — Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 417]

L’AMNÉSIE
ET LA
DISSOCIATION DES SOUVENIRS
PAR L’ÉMOTION (1)

Il n’est pas inutile de recommencer une étude déjà ancienne à propos de nouvelles observations, c’est un moyen de vérification et de correction. J’ai eu l’occasion, il y a quelques années, d’étudier les phénomènes de l’amnésie rétrograde et de l’amnésie continue déterminées par l’émotion sur une malade qui a acquis quelque célébrité (2). Mme D… présenta à la suite d’une violente émotion une amnésie rétrograde de plusieurs mois et, ce qui est plus étrange, une amnésie continue tout à fait complète qui la rendait tout à fait incapable Ide conserver même quelques instants le souvenir des divers événements de la vie,

Dans plusieurs études j’ai cherché à montrer le rapport de cette amnésie remarquable avec l’idée persistante de l’accident initial et avec l’émotion du début que cette idée contribuait à entretenir. J’ai pu montrer les métamorphoses singulières de cette amnésie qui a pris à la longue la forme peu connue de la mémoire retardante : le « sujet semble oublier tous les événements de sa vie au fur et à mesure [p. 418] qu’ils se produisent, mais il finit toujours par en retrouver nettement le souvenir au bout d’un certain temps, huit jours ou deux mois suivant son état. Tout en retrouvant en définitive tous les souvenirs, il conserve toujours une amnésie des dernières périodes de, la vie : ce trouble persiste en grande partie encore aujourd’hui après. douze ans de maladie. Une perturbation aussi profonde de la mémoire et de l’organisation des souvenirs survenant subitement et persistant douze ans après une seule violente émotion me paraît un fait des plus remarquables qu’il faut étudier pour essayer de comprendre le mécanisme de l’émotion. Un phénomène de ce genre me semble bien plus grave, bien plus considérable dans la constitutions même de l’émotion que les quelques troubles respiratoires et les quelques palpitations cardiaques que l’on veut trop souvent considérer comme l’essentiel de l’état émotif. Quoique les amnésies émotionnelles se présentent assez souvent sous des formes imparfaites, des cas aussi remarquables que celui de Mme D… sont rares, et dans la première étude je ne pouvais rapprocher de celui-ci que quatre cas assez incomplets. J’ai eu l’occasion dans ces dernières années d’étudier un cas nouveau d’amnésie émotionnelle très comparable dans ses grandes lignes à celui de Mme D…, quoique présentant des différences intéressantes de détail. C’est à propos de ce cas que je voudrais reprendre l’étude de certaines modifications de la mémoire que peut déterminer l’émotion. f

I. ANTÉCÉDENTS. — Irène est une jeune fille de vingt-trois ans, qui a présenté pendant deux ans, à la suite des émotions causées par la mort de sa mère, un état hystérique très grave caractérisé essentiellement par des crises de somnambulisme avec hallucinations et par une amnésie très profonde. Ce sont ces deux phénomènes que je désire étudier particulièrement : aussi je me borne à signaler rapidement les antécédents et les autres troubles qui évidemment prédisposaient cette personne aux accidents névropathiques.

Le père était un abominable ivrogne qui se faisait entretenir par sa femme et par sa fille et qui certainement a contribué à la mort de l’une et au délire de l’autre ; il a fini par mourir il y a peu de temps d’une pneumonie qui s’est ajoutée à un état de délirium pour lequel il était traité dans un asile. La mère était une psychasténique tout à fait typique : elle a présenté pendant toute sa vie de la claustrophobie de la manière la plus singulière. L’agitation mentale déterminait chez elle une représentation très vive, tout à fait imagée des [p. 419] dangers qu’elle courait en restant dans sa chambre : il lui semblait que l’eau ou la neige envahissait la pièce et qu’elle était forcée de grimper sur les meubles, de nager, enfin qu’elle était étouffée contre le plafond (3). Vers l’âge de quarante-neuf ans, cette femme a été atteinte de tuberculose pulmonaire à marche rapide.

J’ai déjà eu l’occasion d’insister à ce propos sur un fait curieux, très important à mon avis, pour la théorie des phénomènes psychasthéniques. Quand la tuberculose détermina chez elle cette excitation particulière que l ‘on observe dans cette maladie et surtout quand elle amena un petit état de fièvre presque continue, les obsessions et les phobies qui avaient rempli constamment toute la vie de cette femme disparurent définitivement et pendant les six derniers mois de sa vie, celle-ci fut au point de vue mental à peu près complètement normale (4).

Sous cette double influence héréditaire, il n’est pas surprenant que l’enfant ait présenté de bonne heure toutes espèces de troubles nerveux : il paraît que dès ses premières années elle avait perdu le sommeil normal : incapable de dormir correctement, ou bien elle restait éveillée toute la nuit, ou bien elle dormait les yeux grands ouverts, ou bien elle entrait dans des crises de somnambulisme… De même elle n’a jamais su manger correctement, refusant presque toujours toute nourriture, ou bien, principalement quand elle était à la campagne, dévorant toutes les deux heures sans jamais se rassasier. La puberté aggrava ces dispositions et chaque époque menstruelle était l’occasion de grands évanouissements. Enfin, on peut signaler un singulier trouble de la nutrition : cette jeune fille au milieu d’une abondante chevelure noire présente deux mèches blanches, un peu au-dessus du front, du côté gauche. On prétend dans sa famille que ces mèches seraient apparues subitement à l’âge de dix-huit ans, un matin après une nuit de cauchemars dans laquelle elle aurait rêvé à la mort de sa mère ; détail curieux, la peau qui supporte les cheveux blancs est encore aujourd’hui anesthésique sur la surface de deux pièces d’un franc, tandis que le reste de la peau du crâne et du front reste presque toujours sensible.

Le caractère de cette jeune fille était également anormal : toujours triste, inquiète, mécontente d’elle-même, elle avait constamment le sentiment qu’elle n’arrivait au bout de rien, que ses émotions [p. 420] comme ses actions restaient incomplètes et insuffisantes, « la tête comme remplie d’affaires qu’on n’arrive jamais à finir ». Très intelligente et très travailleuse, elle était cependant incapable de rien faire, quand elle se trouvait en présence de quelques personnes ; timide au point de ne pouvoir manger devant quelqu’un, elle souhaitait « de n’avoir jamais besoin de personne, de pouvoir vivre toute seule dans un coin ». Comme toutes les personnes qui présentent cette aboulie sociale, elle avait en même temps par suite de cette contradiction que nous avons si souvent étudiée le besoin d’être dirigée et d’être aimée. Mais comme elle redoutait que l’on s’occupât d’elle, comme elle ne pouvait se décider à laisser voir son affection pour les gens, ses sentiments et son besoin même d’affection ont toujours : pris un aspect très étrange qui mériterait une longue étude psychologique, si nous n’avions à considérer sur elle d’autres phénomènes.

Ces insuffisances et ces sentiments d’incomplétude se rattachaient plutôt au début à la série des symptômes psychasthéniques, tels que les présentait sa mère à un si haut degré et, si la maladie avait évolué dans ce sens, Irène serait parvenue comme celle-ci aux phobies et aux obsessions. Mais, lorsqu’elle fut parvenue à l’âge de vingt ans, elle eut à soigner pendant un an sa mère gravement atteinte de tuberculose pulmonaire. Cette maladie dans un pauvre ménage d’ouvriers avec un père constamment ivrogne, une malade d’un caractère et d’une exigence intolérables fut pour la pauvre fille l’occasion du plus grand épuisement. Elle resta soixante nuits de suite sans se coucher, travaillant à la machine à coudre dans les rares instants de liberté que lui laissaient les perpétuelles réclamations de sa mère ou les scènes faites par le père, et soutenant par son travail tout le ménage. Les derniers jours et l’agonie dans cette famille de névropathes en désordre, furent épouvantablement dramatiques. Ces fatigues et ce bouleversement émotionnel semblent avoir changé la direction de la névrose et avoir définitivement constitué l’hystérie dont il nous reste à étudier les principales manifestations.

II. DÉLIRE HALLUCINATOIRE AVEC HYPERMNÉSIE. — L’observation d’Irène, d’après ce que je viens de dire au début, doit être rapprochée des grandes amnésies émotionnelles, et cependant en constatant les symptômes les plus bruyants que cette jeune malade présente tous les jours, on serait plus disposé à croire à une exagération de la, mémoire. Plusieurs fois par jour, en effet, et souvent pendant plusieurs heures consécutives, Irène a des crises de somnambulisme [p. 421] spontané avec bavardages pendant lesquelles elle joue et elle raconte constamment tous les détails de la mort de sa mère. Il est important tout d’abord d’insister sur cette crise et sur la précision des souvenirs qu’elle semble manifester.

La malade qui sent un bourdonnement dans la tête et des suffocations s’étend sur son lit ; elle ne tarde pas à perdre connaissance et reste étendue, immobile, les paupières frémissantes. Bientôt elle a quelques mouvements convulsifs qui semblent être surtout des expressions émotionnelles de l’horreur qu’elle ressent et elle commence à parler. Au début, elle parle tout bas, bientôt elle s’anime, gesticule, crie et son visage présente des expressions d’une intensité et quelquefois d’une beauté remarquable : « Oh, c’est fini, je ne ferai plus de concessions, non j’en finirai moi aussi… Si l’on savait comme on souffre quand on n’a plus sa mère… J’irai la retrouver comme elle me le demande… N’est-ce pas ma petite maman, il vaut mieux que je meure, tu me l’as bien dit que nous devions mourir ensemble… Ah ! te voilà, tu viens me chercher, tu vas mieux, tu as repris ta bonne figure et tes joues roses, tu as mis ta grosse écharpe noire pour aller avec moi à la Place Royale, emmène-moi vite… (elle fait un effort pour sauter du lit). Tu sais bien que je ne peux pas rester seule avec mon père… C’est une chose qu’on ne peut pas lui pardonner de se saouler le jour où elle est morte… Non, c’était trop horrible, il a vomi sur le lit… Et ses yeux à elle qui s’ouvrent… Et cette bouche qui s’ouvre, je l’ai déjà fermée dix fois, et ces jambes qui reviennent en l’air, il faut que je monte sur le lit pour les étendre… Oh ! elle tombe par terre… Il faut que je travaille à la machine, voilà soixante nuits que je ne me suis pas couchée… Oui, maman, je vais finir ce corset pour le donner demain, je dois déjà deux cent cinquante francs, il faut encore que je passe cette nuit… Et si je m’endors sur ma machine, cet homme qui est là, que le père a amené pour boire avec lui… Quand je me suis endormie sur la descente de lit, il a dégradé ma robe, ah ! ce que je l’ai giflé, ce sale gascon… Et quand je pense qu’il faut à mon père quatre litres par jour et des petits verres… Il a juré hier qu’il ne me laisserait pas tout payer, qu’il aurait de l’argent, allons donc il ne serait pas rentré s’il en avait… Irène, ma fille, il vaut mieux que tu meurs, la vie ne fait que commencer pour toi et tu en as déjà trop vu… La voilà, la locomotive… (elle se lève de son lit, fait quelques pas dans la sa le et se couche par terre tout de son long), là je suis sur les rails…. La voilà qui approche, elle s’arrête, il n’avance donc pas le train… Ah ! [p. 422] cela va être bientôt fini, quelle chance ! le voilà !… (elle pousse des cris aigus et a sur son visage une expression d’horreur vraiment tragique, puis elle retombe les yeux fermés et le corps raidi. Cette immobilité ne dure qu’un instant, bientôt elle se relève assise, les yeux ouverts, et recommence son bavardage). Papa fait donc chauffer la chemise à maman… Il ne comprend pas, il est saoul. Oh, c’est épouvantable… ses yeux se sont ouverts et sa bouche aussi, personne n’a voulu l’embrasser, et moi je n’ai pas peur… Elle met faisait bien manger dans la cuiller où elle avait craché pour voir si je l’aimais… Oh, son ventre est devenu tout bleu… Je ne dirai pas au médecin que j’ai bu une bouteille de laudanum et que cela m’a fait vomir… Mais cette mort ne vient donc pas. »

Des scènes de ce genre se répètent incessamment avec toutes sortes de détails nouveaux : elles sont très remarquables et à bien des points de vue, mais elles nous intéressent, surtout ici, à cause de la mémoire qu elles manifestent. On constate, en effet, dans toutes ces hallucinations un certain nombre de souvenirs des plus précis.

D’abord l’image de la mère, sa figure, son costume même, soit pendant la maladie, soit même pendant l’état de santé antérieur se représentent avec la plus grande netteté. Le son de la voix, les diverses conversations, les dernières paroles sont parfaitement remémorées et reconnues. Autour de ces images prédominantes on peut grouper un grand nombre de faits dont le souvenir est constaté par les paroles et par les actes que je note pendant les crises : l’agonie et la mort du 7 juillet 1900, bien des événements antérieurs, les exigences cruelles de la mère, ses promenades quand dejà malade elle allait au Palais Royal (mai et juin 1900), l’accident de la passerelle de l’Exposition sur laquelle Irène s’est trouvée et dont elle parle fréquemment dans son délire (juin), la tentative du gascon dans sa chambre (début de juillet), la vue d’un homme qui s’est tiré un coup de revolver devant elle rue Mouffetard (juin). Puis on note des événements postérieurs à la mort de la mère, son enterrement, les rires d’Irène en allant au cimetière qui ont fait scandale, son premier essai de suicide, en absorbant une bouteille de laudanum (10 juillet 1900), la venue de ses oncles à Paris, les visites fréquentes de l’Exposition faites avec eux, la soirée qu’elle a absolument voulu passer au théâtre malgré son deuil (août et septembre), son second essai de suicide (octobre), la locomotive de la gare de Lyon qui lui a fait une si vive impression (novembre), son entrée à l’hôpital (12 décembre 1900). Elle se figure que c’est sa mère qui l’y a ’p. 423] conduite et elle raconte dans son délire son entrée à l’hôpital, les questions qu’on lui a faites, les malades qu’elle a vues. Tous ces récits qu’elle fait ainsi dans son délire ont pu être vérifiés et sont rigoureusement exacts.

Ces hallucinations et ces souvenirs se présentent encore dans d’autres circonstances, sans qu’il y ait une crise ou un délire proprement dit. Irène fait des tentatives absurdes de suicide : elle s’élance contre une fenêtre qui est grillée, elle cherche à prendre une bouteille de médicaments, ou à s’étrangler. Quand on lui demande pourquoi elle fait ces absurdités, c’est, dit-elle, parce qu’une voix qui est celle de sa mère et qu’elle reconnait très bien le lui commande brutalement. De même, elle cesse de manger « parce que sa mère le lui défend » ; si elle enfreint cet ordre, elle voit la tête de sa mère dans son assiette et elle a l’idée qu’elle mange sa mère. D’ailleurs cette image de la mère apparaît à tout propos : « si je parle à quelqu’un, je suis troublée, parce que maman apparait à sa place… ; je n’ose écraser ou toucher aucune mouche, aucune petite bête, parce qu’il me semble que c’est elle, que je marche sur elle… C’est idiot, je vais finir par ne plus bouger du tout et par me laisser mourir comme cela… Le robinet d’eau criait, j’ai entendu comme si c’était maman qui criait, l’eau était son sang et mes mains étaient toutes rouges. »

Ces hallucinations lui apparaissent subitement comme un éclair au travers des actions normales qu’elles troublent. Elles ne sont nullement influencées par la volonté de la malade, qui ne peut ni les évoquer, ni les faire disparaître. Elles laissent à peine un souvenir vague pendant quelques instants : souvent nous jugeons pari l’attitude d’Irène, par ses soubresauts, qu’elle éprouve un phénomène de ce genre, tandis qu’un instant après elle affirme n’avoir été dérangée par rien. Ces diverses hallucinations qui ont lieu pendant la veille, s’ajoutent donc à tous les phénomènes qui ont été observés pendant les crises pour nous montrer que le souvenir du visage de la mère, de ses paroles, de sa mort, de tous les petits faits qui ont précédé et suivi cet événement est conservé avec une précision qui semble plutôt exagérée.

Des crises et des hallucinations de ce genre se rattachent évidemment à l’hystérie et doivent être en rapport avec d’autres phénomènes de la névrose. Cependant, au moins dans la première période de la maladie, pendant le grand développement des crises, les autres accidents hystériques étaient rares. Ainsi, pendant près d’un an, Irène [p. 424] n’a présenté aucun trouble bien notable dans le mouvement des membres, ni paralysies, ni contractures. Ce n’est qu’à la fin de la maladie, quand les troubles mentaux eurent été supprimés, qu’elle a eu assez souvent des contractures surtout à la jambe droite.

Il en est de même pour les troubles de la sensibilité qui furent rares et peu marqués pendant la première période de la maladie et qui n’apparurent de temps en temps, d’une manière toujours peu accentuée, qu’à la fin en même temps que ces quelques contractures.

En effet, l’examen des diverses sensibilités a été fait avec soin à bien des reprises dans les intervalles qui séparaient les grandes crises délirantes. Ainsi j’ai fait sur cette malade quelques recherches sur la précision des mouvements en rapport avec la sensibilité kinesthésique, recherches que je ne puis étudier ici en détail. Le sujet devait enfiler avec une aiguille des trous de plus en plus fins percés dans une plaque métallique (filière des sondes de Charrière) sans en toucher les parois : le contact de l’aiguille contre les parois faisait résonner un timbre électrique. Chaque trou étant numéroté suivant son diamètre, on peut marquer un chiffre pour le dernier trou enfilé correctement et la moyenne de dix expériences peut servir à exprimer la précision des mouvements. Je m’étais servi autrefois de ce petit appareil en 1889, dans mes cours sur l’anesthésie hystérique : je l’avais construit pour mettre en évidence les modifications du mouvement en rapport avec l’anesthésie. Chez Irène cette mesure me donne comme moyenne dans une série d’expériences les chiffres de 8, 5, 10, 11, 9, ce qui ne montre guère de troubles bien nets, car les individus les plus normaux arrivent très très difficilement sans une étude spéciale aux chiffres de 6 et de 5. Si on répète cette même expérience sur Irène quand elle est émotionnée, par exemple quand elle vient de recevoir une mauvaise nouvelle de son père, elle n’obtient plus que les moyennes de 15, 14 ou 16. On retrouve le même changement chez d’autres sujets sains ou malades : c’est une des expériences dont je me suis servi dans mon cours de l’année dernière pour montrer les modifications des mouvements dans l’émotion.

Comme cette étude de mouvement le fait prévoir il y a peu de troubles de la sensibilité. Quand le sujet est bien calme et qu’il n’a pas eu de crises délirantes depuis quelques heures, on ne peut mettre en évidence aucune altération de la sensibilité kinesthésique. On constate aussi que, à peu près sur tout le corps, le tact est bien conservé ; les mesures avec divers aesthésiomètres donnent partout, sur les bras, sur la poitrine, sur le front, sur la nuque, des chiffres [p. 425] à peu près normaux. Il n’y a que la région épigastrique qui présente une diminution notable de la sensibilité et à de certains moments une véritable anesthésie tactile. Les sens spéciaux sont également à peu près intacts : l’ouïe n’est pas altérée, la vue est ou semble être normale, car les diverses mesures ne montrent pas d’altérations appréciables ni pour l’acuité visuelle, ni pour le sens des couleurs, ni pour le champ visuel ; l’odorat est conservé, le gout est peut-être un peu diminué, mais il distingue encore les saveurs principales. Dans ces périodes de calme, il n’y a guère que la sensibilité à la douleur qui présente une altération permanente, car il y a constamment un degré marqué d’analgésie surtout sur le côté droit.

Il n’en est plus de même, si on examine Irène immédiatement après les grandes crises, ou pendant les périodes de fréquentes hallucinations. L’anesthésie cutanée augmente alors surtout à droite sans jamais devenir complète, elle se développe sur la jambe droite, le tronc et le bras droit, la figure et le front ont toujours paru conserver une sensibilité à peu près normale, sauf un certain degré d’analgésie. Ce qui est frappant, c’est que la sensibilité musculaire qui était auparavant bien conservée a également diminué à droite, au point que la malade oublie son bras quand on le met en l’air et présente à un faible degré le syndrome de Lasègue. Après certaines crises, j’ai observé un fort rétrécissement du champ visuel surtout pour l’œil droit, mais cela est rare et dure peu. Les sensibilités viscérales sont évidemment modifiées, car la malade refuse souvent de manger et ne sent plus la faim d’une manière correcte. Cela est à rapprocher de son anesthésie hypogastrique, quoique je ne sois pas convaincu, comme je l’ai dit souvent, que l’anorexie soit exclusivement en rapport avec l’anesthésie de l’estomac. De temps en temps, la malade se plaint d’une sensation d’étouffement et dit que sa poitrine se glace ; mais j’ai toujours constaté, même en employant l’appareil de Bloch qui mesure le moment où le sujet sent que sa respiration est gênée, que cette sensibilité respiratoire était à peu près normale. Les sensibilités abdominales, autant qu’on peut le constater par les dires de la malade qui affirme sentir les divers besoins, sont restées correctes.

En résumé nous trouvons évidemment quelques stigmates d’hystérie, une analgésie presque permanente et diverses anesthésies passagères, mais ces stigmates sont assez légers et ne semblent pas en proportion de la gravité des crises somnambuliques. Et surtout, comme on les rencontre semblables dans toutes les formes d ‘hystérie,

ils ne semblent guère en relation spéciale avec ce délire particulier, [p. 426] cette exagération de la mémoire, ces hallucinations qui remplissent les crises si fréquentes. L’hypermnésie semble jusqu’à présent le [ phénomène essentiel de la maladie.

III. LES AMNÉSIES. — Après avoir constaté ces hallucinations et cette exagération apparente des souvenirs, on éprouve un étonnement quand on entend les personnes qui conduisent la malade se plaindre d’un symptôme tout à fait inverse : « C’est, dit-on, qu’elle a oublié sa mère d’une manière invraisemblable. » Cet oubli n’est pas très évident au premier abord, car Irène, à qui on l’a reproché et qui en a honte, cherche à le dissimuler : « Je sais bien, dit-elle, que ma mère est morte au mois de juillet, on me l’a dit, et cela doit être vrai, puisque je suis en deuil et que je ne la vois pas auprès de moi… Parbleu je sais bien que je devais avoir une mère et qu’elle devait me ressembler, être brune comme moi… » C’est là une mémoire verbale, intellectuelle qui dissimule un oubli véritable.

En premier lieu on constate que cette jeune fille ne pense guère à sa mère qu’elle aimait tellement auparavant et pour laquelle elle s’est dévouée d’une manière vraiment folle. Il faut insister pour l’amener à y penser d’une manière volontaire et alors on constate qu’elle ne réussit pas à se représenter sa mère, à évoquer son image visuelle : « Autrefois, dit-elle, je me représentais très bien la figure des gens, et quant à maman, je pouvais l’imaginer devant moi presque comme si elle y était réellement… Maintenant je ne sais plus ce qu’elle est devenue, je n’y pense pas et, quand on me le fait remarquer, j’essaye de me la représenter, je ne le peux pas… De quelle couleur était-elle ? Comment est-ce qu’elle était coiffée ? Comment est-ce qu’elle était habillée ?… C’est drôle, je ne puis la revoir… C’est presque pareil pour les autres figures, pour mon père, pour ma tante…, et pour vous c’est pareil, je crois toujours que vous êtes blond et que vous n’avez pas de barbe… »

Si on l’interroge en second lieu sur la mort de sa mère, on voit qu’elle sait la chose comme un événement historique, mais qu’elle ne la sent pas, qu’elle n’en a pas la conviction : « Je ne me suis jamais mis dans la tête que maman soit morte… Que voulez-vous, je dis qu’elle est morte pour dire comme tout le monde, mais moi je n’en sais rien… Il me semble qu’elle voyage, qu’elle va revenir, qu’il n’y a pas lieu de s’en préoccuper et je n’y pense plus… Si on frappe à la porte, si la porte s’ouvre je sursaute, je crois toujours que c’est elle qui entre… D’ailleurs, si elle était vraiment [p. 427] morte, j’en aurais un chagrin énorme, car je ne l’ai jamais quittée et je l’adorais… et cela ne me fait rien… » Il y a là une curieuse séparation de la mémoire intellectuelle et de la représentation sensible et profonde.

Ce défaut de conviction se joint à une amnésie véritable qui d’ailleurs en est la raison d’être. La notion de la mort de la mère n’est dans son esprit qu’une idée tout à fait abstraite, réduite à son squelette et tout à fait dépourvue de ce cortège de souvenirs, de représentations de toute espèce qui forme dans notre esprit les croyances et les sentiments. « Ma mère est morte de phtysie, répète Irène, le médecin l’a dit… Elle a dû mourir chez elle dans son lit… Je ne sais pas si j’y étais… J’ai dû pourtant la soigner… Papa a dû être insupportable comme toujours… » C’est tout ce qu’on peut en tirer sur un événement qu’elle décrit d’une manière si dramatique, quand elle est en délire. Sur toutes les scènes invraisemblables qui se sont passées pendant cette nuit, on ne peut obtenir aucun détail : l’oubli en est absolu.

Il en est exactement de même, si on remonte en arrière et si on interroge la malade sur les événements qui ont rempli le début de juillet, les mois de juin et de mai. Les soins donnés à sa mère, les inquiétudes, les nuits passées à travailler auprès d’elle, les dettes, l’inconduite du père, etc., tout cela lui est absolument inconnu. Le gascon était un ami de son père, qui se saoulait avec lui, et qu’elle n’aimait guère, c’est tout ce qu’elle en sait.

L’ouverture de l’Exposition, la rupture de la passerelle sont des choses dont elle a peut-être entendu parler, mais qu’elle ne connaît pas autrement. En un mot, si l’on excepte les souvenirs surajoutés parce qu’elle en a entendu parler depuis, on ne peut lui faire retrouver la mémoire d’aucun des événements qui ont eu lieu pendant les deux mois qui ont précédé la mort de sa mère. Quand on remonte plus haut, l’amnésie est moins nette : Irène retrouve évidemment quelques souvenirs relatifs au mois de mars et au mois de février. Mais encore faut-il que ces souvenirs n’aient que très peu de rapport avec sa mère, car alors ils sont oubliés également. Ainsi elle ne sait pas si sa mère se levait ou si elle restait couchée à cette époque, elle ne se souvient pas des premiers vomissements de sang survenus pourtant en janvier à la suite d’une scène assez caractéristique avec le père… La limite de cette amnésie rétrograde n’est donc pas absolument nette, comme on l’a observé dans certains cas : l’amnésie est complète pendant deux mois et demi à peu près, puis elle devient [p. 428] plus vague, mais elle s’étend encore en arrière au moins sur trois mois d’une manière incomplète et systématique.

Si nous examinons maintenant les faits postérieurs à la mort de le mère, nous constatons exactement le même trouble : Irène ne sait pas si on l’a emmenée à l’enterrement ; l’arrivée de ses oncles à Paris, les visites faites avec eux à l’Exposition sont oubliées ; en un mot, les mois d’août, de septembre et d’octobre n’existent pas pour elle. Sur les événements postérieurs elle garde quelques souvenirs très confus. D’ailleurs on constate facilement la raison de ces derniers oublis, car on note constamment chez elle à un haut degré ce trouble de la mémoire que j’ai décrit sous le nom d’amnésie continue. Irène est entrée à l’hôpital en décembre et elle a paru sur le moment très bouleversée par cet internement. Mais au bout de peu de jours, elle était tout à fait indifférente, et maintenant, elle ne sait plus du tout quand elle est entrée, à quel propos, qui l’a conduite, si elle a été affligée oui ou non. Il lui semble qu’elle a toujours été ici et qu’elle n’a été émue par rien. Les différents événements du service ne l’impressionnent guère, elle ne parvient pas à retenir les noms des personnes qui l’approchent, ni leur figure, en un mot les premiers mois de son séjour à l’hôpital sont remplis par une amnésie continue qui s’ajoute à l’amnésie rétrograde précédente. A côté de l’hypermnésie qui remplit les crises, il faut donc faire place à une amnésie non moins grave qui remplit la veille.

Suivant une convention dont je me suis déjà servi dans plusieurs ouvrages, je représente cette amnésie par le schéma de la figure 3. Le triangle inférieur ombré représente le développement de la mémoire et son accroissement régulier, les taches noires représentent les amnésies : leur date d’apparition est indiquée par la coordonnée horizontale qui représente le cours du temps et les souvenirs.

IV. LA RESTAURATION DES SOUVENIRS. — Le fait intéressant sur lequel je désire appeler ici l’attention c’est la coïncidence singulière de l’hallucination avec hypermnésie et de l’amnésie. Il est évident que les deux troubles opposés portent exactement sur les mêmes pensées. Ce sont tous les événements relatifs à la mort de sa mère qui sont oubliés, ainsi que les faits environnants survenus à la même époque et en réalité intimement mêlés avec cette mort, et ce sont exactement les mêmes événements dont l’image extrêmement [p. 429] détaillée et précise devient envahissante pendant les crises. La figure de la mère si complètement oubliée pendant la veille est celle qui réapparaît avec une telle intensité dans les délires, dans les terreurs et dans toutes les hallucinations.

Il semble qu’il y ait une étroite dépendance entre ces deux faits et je l’avais déjà notée dans des observations précédentes. Mme D… cette

femme bouleversée par un mauvais plaisant qui lui avait annoncé brusquement la mort de son mari, avait complètement oublié cet événement et avait même présenté à ce propos une amnésie rétrograde de plusieurs mois (6). Mais j’ai pu mettre en évidence chez elle des hallucinations extrêmement fréquentes et difficiles à connaître, car la malade les oubliait immédiatement et ne pouvait les signaler elle-même à l’observateur. A tout instant elle voyait réapparaître. [p. 430] l’individu et l’entendait lui dire avec le même ton : « Madame D…, préparez un lit, car on va vous rapporter votre mari qui est mort. » Dans beaucoup d’autres observations que j’ai présentées à ce propos, la relation était identique.

Pour bien établir la dépendance de ces deux faits, il faut essayer de faire varier l’un d’entre eux pour voir si l’autre présentera des modifications parallèles. Quand j’ai étudié ce problème sur Mme D…, j’ai cherché à modifier le premier élément, l’idée fixe entretenant l’émotion, j’ai cherché à décomposer cette idée, à diminuer son importance et son caractère émotionnant ; le résultat a été fort net, l’amnésie a diminué dans la même proportion. A propos de ce cas nouveau, présenté par Irène, je me suis proposé de faire l’expérience inverse, de modifier uniquement l’amnésie pour voir si l’hallucination se modifierait de la même manière.

Irène était depuis trois mois à l’hôpital sans que les traitements ordinaires, les toniques, l’hydrothérapie, quelques exercices gymnastiques, l’électricité statique et l’isolement de son milieu aient amené aucune modification dans son état : les crises délirantes semblaient plutôt augmenter de fréquence et de durée, l’amnésie rétrograde était complète et l’amnésie continue presque complète. Préoccupé à ce moment d’une autre catégorie de malades, les psychasthéniques, je ne m’étais occupé de cette jeune fille que pour faire le diagnostic de son état et pour prendre l’observation à son entrée. Pour réaliser l’expérience que je me proposais de faire, je ne m’occupai aucunement ni des crises, ni des hallucinations, je ne dirigeai aucunement l’attention de la malade ni sur les mouvements, ni sur la sensibilité qui du reste était peu atteinte, je considérai Irène uniquement comme une amnésique et je cherchai seulement par une éducation dirigée dans ce sens à raviver ses souvenirs.

Chez une malade hystérique, ayant déjà des crises de somnambulisme naturel, il était tout indiqué de rechercher les souvenirs pendant les périodes de sommeil hypnotique ou de somnambulisme artificiel si analogue au premier. Il ne fut pas difficile, comme on le prévoit, d’hypnotiser cette jeune fille : son état psychologique très instable se laissait facilement modifier. Elle entrait dans des états psychologiques différents de son état de veille habituelle, pendant lesquels elle présentait une activité mentale suffisante pour comprendre les questions et y répondre, pour être facilement suggestionnée, mais dont elle ne conservait aucun souvenir; quand elle revenait à son état précédent : ce qui est pour moi la définition d’un [p. 431] état hypnotique. Cette amnésie du sommeil hypnotique était plus complète et plus rapide que son amnésie ordinaire des événements de la veille, elle disparaissait dans un nouveau somnambulisme, car Irène suivant la loi commune retrouvait alors nettement le souvenir du somnambulisme précédent, ces états présentaient donc tous les caractères essentiels des états hypnotiques.

Je dois dire que l’examen de ces premiers états hypnotiques me causa une déception : dans ces états Irène ne retrouvait pas du tout les souvenirs perdus pendant la veille. Peut-être la dernière partie de l’amnésie, celle qui portait sur les événements récents était-elle un peu moins complète, mais l’amnésie localisée et rétrograde de la mort de la mère et des deux mois précédents n’avait subi aucune modification.

La constatation de cette amnésie persistant pendant le somnambulisme provoqué donne lieu à deux remarques intéressantes. D’abord il est curieux de voir que de tels souvenirs réapparaissent d’une façon si complète pendant la crise délirante et qu’ils sont tout à faits absents pendant le somnambulisme provoqué. Ce fait se rattache aux remarques que j’ai déjà faites autrefois sur le nombre et la variété des états somnambuliques. Il y a chez ces malades instables, dont la conscience est toujours incomplète, d’innombrables formes d’existence psychologique ou si l’on préfère des formes variées de l’activité cérébrale. Leur vie dite normale n’est d’ailleurs qu’une de ces formes aussi incomplète que les autres, tout au plus un peu plus stable (7). Il suffit que ces formes d’équilibre mental soient assez distinctes les unes des autres pour déterminer des différences de mémoire et elles formeront autant de somnambulisme ou d’existences psychologiques. Dans le cas de notre malade il était facile de voir que le somnambulisme déterminé par des pratiques hypnotiques différait du somnambulisme de la crise par un point très important. Pendant sa crise Irène ne m’entendait aucunement, ne me répondait pas, et n’avait aucune conscience du monde extérieur. Dans son état hypnotique elle était encore très isolée puisqu’elle ne voyait rien et n’entendait aucune des personnes étrangères, mais elle avait son attention dirigée sur ce que je lui disais, elle me répondait et m’obéissait. Cette différence semblait être suffisante pour empêcher pendant l’hypnose la réapparition des souvenirs de la période oubliée. [p. 432]

La deuxième remarque que nous suggère l’oubli pendant l’hypnose des souvenirs atteints par l’amnésie rétrograde est relative au diagnostic de ces amnésies rétrogrades et continues chez les hystériques. Quand Charcot étudiait le cas remarquable de Mme D., il voulait établir comme caractère essentiel de ce syndrome la réapparition immédiate des souvenirs pendant l’hypnose. Il refusait d’assimiler au cas de Mme D., le cas d’une de mes malades, Marcelle, parce que chez elle les souvenirs ne revenaient pas immédiatement pendant l’hypnose. Nous allons voir en étudiant le somnambulisme d’Irène que ce caractère est très variable, que par des légères modifications de l’hypnose, par une éducation du sujet on peut le modifier et qu’il n’y a pas lieu de s’en servir pour établir une distinction entre ces malades.

En effet, comme il était plus facile d’isoler le sujet et de diriger son attention rendant l’état hypnotique, je forçai Irène pendant cet état à rechercher tel ou tel souvenir, je dirigeai les associations d’idées, j’excitai l’effort de toute manière. Il y a là à la fois suggestion et excitation de la tension psychologique par l’effort que faisait le sujet, par l’attention, par la confiance qu’on essaye de lui inspirer. La restauration des souvenirs dans ces conditions est un phénomène très complexe.

Ces expériences de restauration des souvenirs chez les amnésiques étant toujours intéressantes, il faut noter avec soin les différentes circonstances qui accompagnent les modifications de la mémoire. J’étudierai particulièrement ici les sentiments du sujet, l’ordre de réapparition des souvenirs, et les oscillations du niveau de la mémoire. Au premier point de vue je constate un fait, qui confirme d’une manière intéressante mes anciennes observations, ce sont les sensations de douleur cérébrale, au moment du changement de la mémoire. Ces douleurs avaient été autrefois chez Mme D., tout à fait remarquables et caractéristiques, et il était très important d’éviter de les suggérer à ce nouveau sujet. Je ne crois pas que cette expérience de la restauration des souvenirs ait été refaite à l’hôpital depuis plusieurs années, ni qu’Irène ait pu jamais en entendre parler ; je suis certain d’avoir pris toutes les précautions moi-même pour n’y faire jamais aucune allusion. Aussi la réapparition de ces souffrances exactement de la même manière, me porte-t-elle à croire qu’il y a là un phénomène important qui accompagne la modification cérébrale. Pendant qu’Irène fait des efforts pour se souvenir, quand. elle commence à retrouver des lambeaux de mémoire, on la voit pâlir, [p. 433] elle porte les mains à la tête, elle gémit, et, au milieu de quelques secousses convulsives et de rires spasmodiques, elle répète : « cela me casse la tête, c’est comme si on la déchirait, comme si on sortait tout ce qu’il y a dedans, ma tête se fend en deux… » Il faut remarquer que ce sont les mêmes expressions que chez Mme D. « Ma tête s’ouvre en deux… » Si on insiste trop, la malade a des vertiges et des vomissements et très souvent elle s’évanouit. Il est très difficile d’analyser ces douleurs cérébrales, et même d’indiquer exactement leur place. Une fois ou deux la malade désignait le front, mais une dizaine de fois elle se plaignait de l’occiput et y portait les mains; le plus souvent la douleur m’a paru siéger au vertex : « Il y a quelque chose qui se tord dans ma tête en arrière et au-dessus… on dirait qu’on me prend la tête, qu’on l’ouvre, qu’on tire tout ce qu’il y a dedans en arrière et au-dessus… ça craque, en haut dans ma tête, quand un souvenir revient… » Ces douleurs si peu explicables d’ailleurs sont particulièrement graves, quand on réveille le sujet après une séance d’efforts pour retrouver les souvenirs. Tandis que le réveil est d’ordinaire parfaitement facile et calme, il devient difficile après ce travail de restauration de la mémoire : le sujet se plaint de maux de tête, il a quelquefois des vomissements et des syncopes. Quoiqu’il en soit, les souvenirs se rétablissaient ainsi au moins pendant le sommeil hypnotique et quand la malade avait traversé ces maux de tête ils restaient persistants. C’est-à-dire qu’à moins d’accidents intercurrents et de rechutes en arrière, comme on en verra, on les retrouvait sans difficulté dans la prochaine séance de sommeil hypnotique. Le sujet revenait alors au type de Mme D., avec souvenirs pendant l’hypnose et amnésie seulement pendant la veille.

Il fallut plus tard une seconde éducation pour réacquérir même pendant la veille ces souvenirs devenus nets et faciles pendant l’hypnose, mais ce second travail fut loin d’être aussi difficile que le premier.

Il n’était guère possible au début de constater l’ordre dans lequel réapparaissaient les souvenirs, car ils semblaient revenir confusément et pour ainsi dire tous à la fois : « Il y a trop de choses qui arrivent à la fois.. Je ne puis pas me rendre compte de ‘ce que je pense… Il me semble que je revois tout ensemble, que je mêle le tout… Les souvenirs sont trop bizarres, cela vient vite et cela disparaît… Cela saute d’un bout de phrase à un autre, je ne peux même pas vous les dire… » [p. 434]

Cette période de confusion dura peu et Irène exprima des souvenirs précis ; voici d’une manière générale l’ordre dans lequel ces souvenirs ont réapparu avec précision. Nous constatons d’abord l’application de la loi de M. Ribot, c’est-à-dire la réapparition de souvenirs en commençant par les plus anciens. Irène retrouve d’abord les souvenirs du début de l’Exposition au mois de mai, puis l’accident de la passerelle, sur laquelle elle se trouvait en juin, les premiers signes de la maladie de sa mère en janvier, mars et avril. Ces souvenirs relatifs à la mère sont loin de réapparaître complets même quand ils sont anciens, car il est impossible de préciser les faits ni d’évoquer la figure de la mère. Puis nous obtenons non sans peine le souvenir des événements qui ont rempli les premiers jours de juillet, c’est-à-dire qui ont eu lieu quelques jours avant la catastrophe. Mais ici la loi cesse de s’appliquer correctement et il est impossible de continuer l’évocation des souvenirs suivant l’ordre du temps. Malgré tous les efforts possibles, les souvenirs des derniers jours, de la mort, de l’enterrement ne peuvent réapparaître consciemment. Le sujet souffre trop, il tombe en syncope ou commence des crises d’hystérie dans lesquelles les souvenirs cherchés se manifestent automatiquement d’une toute autre manière. Au milieu de ces efforts, le sujet commence à retrouver le souvenir des événements postérieurs à cette époque, il semble que la conscience a sauté involontairement une dizaine de jours. Voici les querelles avec le père ivrogne qui ne voulait pas mettre un crêpe à son chapeau, voici la visite des oncles, les promenades à l’Exposition, la maladie qu’Irène commence à avoir elle-même, les diagnostics bizarres des médecins, ses consultations à l’hôpital, enfin tous les faits des mois d’août, de septembre et d’octobre. Mais voici de nouveau une pierre d’achoppement : je ne puis lui faire retrouver le souvenir de son entrée à la Salpêtrière, ni celui d’un cours de M. Raymond dans lequel elle a été présentée, ce qui l’a fort émotionnée. Elle passe encore par-dessus pour en arriver facilement aux événements postérieurs.

Un peu plus tard il y a encore le souvenir d’un changement momentané de salle qui lui a été très pénible et qu’elle ne peut pas retrouver. Puis elle arrive assez vite à tous les événements récents que d’ailleurs depuis quelque temps elle retenait plus facilement. En un mot il y a une exception fort remarquable à la loi de réapparition des souvenirs suivant l’ordre du temps : les événements qui ont déterminé de violentes émotions ne réapparaissent pas à leur [p. 435] place. Ce n’est que lorsque la malade est beaucoup plus avancée dans la restauration qu’elle peut revenir en arrière et attaquer la restauration de ces pensées émotionnantes. Depuis deux mois déjà, Irène pouvait raconter tout l’hiver 1901 et même son entrée à l’hôpital en décembre 1900 quand elle réussit à peine et très péniblement à retrouver pendant l’état hypnotique la mémoire des derniers jours de sa mère en juillet 1900 : « Je vois son ombre, je vois ce qu’elle faisait, quand elle devenait méchante avec moi, mais je ne la vois pas bien ; il faut encore que je lui compose une tête… » Puis, après bien des malaises et des petites crises avortées, voici qu’apparaissent tous les souvenirs de l’agonie et de la mort. La pauvre fille recommence à raconter toute cette nuit dramatique qu’elle avait si souvent décrite et même jouée dans ses crises ; mais pour la première fois elle la raconte en conservant une certaine conscience d’elle-même et en pouvant en même temps parler à une personne auprès d’elle. Les rires convulsifs reviennent quand elle « aide sa mère à cracher son poumon, en retirant quelque chose de rose qui l’étouffe dans sa bouche ». Puis le progrès continue : « Tenez, je l’enferme papa, il ne viendra plus me déranger, il est saoul…, maman avait froid elle demandait tout le temps l’heure qu’il était… oh, ma tête, je suis trop fatiguée, j’ai mal au cœur. » Puis elle passe au souvenir de l’enterrement, se rappelle qu’elle était au premier rang, riant comme une folle et refusant de rentrer ou de monter dans une voiture pour faire cesser le scandale : « Je ne pouvais pas comprendre, je ne sentais pas que c’était maman qu’on enterrait, je ne pouvais pas penser qu’elle était morte et quand j’essayais de le penser, cela m’agitait, me faisait rire à me tordre… J’ai pourtant suivi à peu près comme tout le monde, mais je n’y étais pas. » C’est après l’enterrement, elle peut l’expliquer maintenant, que l’agitation a augmenté, qu’elle courait dans l’escalier malgré ce qu’on lui disait et qu’elle a vu sa mère lui apparaître pour la première fois, lui parler et lui conseiller de mourir. « C’est depuis ce moment qu’elle a tout oublié et qu’elle a cessé de faire des efforts pour comprendre et pour retenir… » Enfin un dernier progrès s’obtient très difficilement, c’est l’évocation de l’image visuelle de sa mère. Cette image se formait évidemment peu à peu, Irène voyait déjà depuis quelque temps l’ombre, l’attitude et même le costume de sa mère, mais elle ne parvenait pas à voir sa figure : « c’est comme si elle était voilée, comme si elle n’avait pas de tête… » Tout d’un coup, elle pousse un cri, elle sanglote et se met à pleurer, ce qu’elle ne pouvait pas faire depuis un an : « Ah ! j ‘ai [p. 436] vu maman, je peux la revoir, cela me fait drôle, j’en ai eu chaud dans tout le corps de l’avoir revue un moment. » Après quelques jours d’efforts de ce genre elle put tout retrouver sans difficulté et cette grande amnésie était entièrement effacée.

Il s’en fallait de beaucoup cependant que la mémoire fût immédiatement reconstituée d’une façon définitive : ces souvenirs rétablis d’abord pendant le somnambulisme, puis. pendant la veille étaient au début très instables. Il suffisait de laisser écouler un certain temps sans une séance nouvelle de somnambulisme et d’excitation de la mémoire pour voir les souvenirs récemment acquis s’effacer de nouveau. Pendant qu’elle garde les souvenirs, elle a à peu près constamment ce mal de tête du début ; puis, quand le mal de tête s’en va, les souvenirs disparaissent et, presque toujours, quand les souvenirs conscients se sont effacés, les hallucinations, au moins celle du visage de la mère, recommencent. Souvent cette rechute se fait graduellement, Irène qui était à son aise au début, se sent plus fatiguée et de plus mauvaise humeur les derniers jours, puis au milieu de la nuit elle est réveillée par un cauchemar et se sent tout autre, les souvenirs sont de nouveau disparus et elle ne peut plus se rendormir si ce n’est d’un sommeil incomplet et fatigant. On reconnaît ici tous les faits que j’ai décrits autrefois à propos de l’influence somnambulique et du besoin de direction chez les hystériques (8) ; le sujet retombe rapidement dans sa faiblesse qui est ici une amnésie, et il a besoin d’être remonté de nouveau. A côté de cette descente régulière, ce qui est surtout caractéristique, ce sont les rechutes déterminées régulièrement par les émotions. Celles-ci amenaient toujours de la manière la plus nette un retour en arrière et une perte de ces souvenirs qui avaient été récemment retrouvés et qui avaient été les plus difficiles à conquérir.

Ainsi, quelques semaines après ce retour complet des souvenirs que je viens de décrire, la pauvre fille fut encore tourmentée par son père qui, pour trouver quelque argent, se mit à vendre les quelques meubles et les objets qui avaient appartenu à sa femme. Irène, à ce propos, perdit non seulement l’image de sa mère, mais encore le souvenir de sa mort, et il nous fallut un mois d’efforts pour réparer cette nouvelle amnésie. Le même accident se reproduisit un peu plus tard d’une manière moins grave à propos de la mort d’un petit garçon qui était son filleul. Au mois de septembre 1902, trois mois après sa sortie de l’hôpital, quand elle semblait être complètement rétablie, elle apprit assez brusquement que son père avait fini par mourir [p. 437] lui aussi dans un asile à la suite d’un accès de delirium tremens et d’une pneumonie. Irène eut de nouveau une de ses anciennes crises avec hallucinations et l’état amnésique se rétablit aussitôt. Cette nouvelle émotion détermina une certaine amnésie relative au père et une amnésie rétrograde du mois précédent, mais ce qui est remarquable, c’est qu’elle ramena d’une façon complète l’amnésie précédente presque aussi étendue : on peut voir cette rechute de l’amnésie sur le schéma (fig. 3). Comme cette amnésie s’accompagnait de nouveau des mêmes crises hallucinatoires, la malade a dû rentrer à l’hôpital en  novembre 1902. Le même traitement dirigé uniquement contre l’amnésie, la fait disparaître plus facilement et plus rapidement que la première fois et eut les mêmes effets thérapeutiques.

V. L’HALLUCINATION ET L’AMNÉSIE. LA DÉSAGRÉGATION DES SOUVENIRS. — Cette excitation de la mémoire semble avoir une action des plus nettes sur tous les accidents et sur tous les stigmates de la névrose : je ne relève pour le moment que ce qui a rapport aux phénomènes de la mémoire. Depuis le moment où Irène fut capable de penser volontairement à sa mère, elle cessa d’y penser involontairement, depuis qu’il n’y avait plus d’amnésie, il n’y eut plus d’hypermnésie. Les crises hystériques cessèrent complètement, les hallucinations, toutes les terreurs subites d’origine subconsciente disparurent absolument.

Ces accidents semblaient ne pouvoir réapparaître que quelque temps après le retour de l’amnésie elle-même pour disparaître de nouveau quand elle cessait. On a vu, en effet, que dans le début de ces progrès la mémoire ne restait pas stable : Irène gardait ces souvenirs à sa disposition quelques jours, puis elle se les représentait moins nettement et un changement se produisait en elle ordinairement pendant la nuit. Elle se réveillait en sursaut comme après un cauchemar et ne pouvait plus se rendormir aussi bien. A partir de ce moment elle était de nouveau amnésique. Dans la journée suivante, elle avait des soubresauts, des terreurs inexplicables, pu des hallucinations, elle voyait la tête de sa mère soit par terre ses pieds soit dans son assiette ; et deux ou trois jours après tout au plus les grandes crises avec délire recommençaient. Une séance d’excitation de la mémoire, soit pendant un sommeil hypnotique, [p. 438] soit même pendant la veille amenait le retour net des souvenirs et de nouveau la disparition de tous les accidents.

Il me semble que cette constatation tout à fait expérimentale apporte une réponse assez nette à la question que je m’étais posée au début de cette étude à propos des relations de l’hallucination et de ces diverses amnésies. Je me demandais si ces deux phénomènes que les malades nous présentent si souvent juxtaposés dépendaient l’un de l’autre. Dans une première étude sur Mme D., j’ai montré que la suppression de l’idée fixe amenait la suppression de l’amnésie. Nous constatons ici que le traitement de l’amnésie sans qu’aucun effort ait été dirigé contre des crises remplies par l’idée fixe amène également la suppression de celles-ci. Je peux donc dire que ces deux phénomènes en apparence opposés constituent un syndrome, qu’ils sont liés ensemble et que la maladie consiste en deux choses simultanées : 1° l’incapacité où est le sujet d’évoquer consciemment et volontairement les souvenirs ; 2° la reproduction automatique irrésistible et inopportune de ces mêmes souvenirs. Sans entrer dans la théorie on peut dire que cliniquement la maladie consiste dans l’émancipation de certains souvenirs que la conscience générale ne gouverne plus et qui se développent indépendamment d’une manière exagérée.

Ainsi entendu ce syndrome est beaucoup plus fréquent qu’on ne le croit et il constitue véritablement une des formes que l’hystérie peut revêtir à la suite d’un accident émotionnel. Aux cas que j’ai déjà décrit il faut en ajouter quelques autres. Je rappelle l’observation d’une jeune fille de dix-huit ans Lie… que j’ai déjà étudiée dans un autre travail (9). Elle présente depuis deux ans des crises d’hystérie dans lesquelles elle a toujours le même rêve, elle se défend contre des voleurs et appelle à son secours un certain Lucien. Comme elle répète dans toutes ses crises la même histoire, je lui demande, quand elle est éveillée, de quoi il s’agit et qui est Lucien. Il est impossible d’obtenir d’elle aucun renseignement : elle raconte que l’on s’est déjà moqué d’elle à propos de ce Lucien qu’elle appelle la nuit pendant son sommeil comme dans ses crises, sans savoir qui il est. Tout ce qu’elle peut dire c’est que depuis quelque temps elle est préoccupée par l’argent et songe sans cesse au moyen de conserver les quelques sous qu’elle possède tandis qu’elle n’avait autrefois aucun sentiment de ce genre. Ce n’est que plusieurs mois après que, ayant reçu des renseignements de sa famille pour me guider, j’ai pu lui faire retrouver [p. 439] les souvenirs pendant l’état hypnotique. A l’âge de seize ans, elle avait été domestique dans une maison de campagne qui avait été réellement incendiée et pillée par des cambrioleurs et Lucien était un domestique qui l’avait aidée à se sauver. L’oubli était tel que cette jeune fille venue à Paris quelque temps après chez d’autres personnes n’avait jamais pu raconter l’accident qui l’avait rendue malade, car c’est depuis ce moment qu’elle avait ces crises à forme de somnambulisme spécial. Chez elle aussi comme chez Irène, j’ai travaillé à la restauration des souvenirs qui fut d’ailleurs obtenue beaucoup plus facilement et qui amena immédiatement d’une façon beaucoup plus simple la disparition des crises.

Je retrouve dans mes anciennes observations le cas de Gib… jeune femme bouleversée par le suicide de sa nièce tombée d’une fenêtre devant elle. Elle a oublié tout ce qui concerne sa nièce ainsi que les journées qui précèdent l’aventure, mais elle a constamment des somnambulismes spontanés dans lesquels elle cherche à se précipiter par les fenêtres et des écritures automatiques dans lesquelles elle dessine constamment des fenêtres.

Dans l’observation remarquable de Marceline que j’espère reprendre un jour complètement on observe une quantité de faits de ce genre : amnésie rétrograde de quinze jours avec images obsédantes et subconscientes d’un cheval, parce qu’elle a failli être écrasée en traversant une rue, amnésie rétrograde de deux ans avec terreur automatique et image obsédante, parce qu’elle a rencontré dans la rue une personne qui lui rappelle un laboratoire où elle ne veut pas aller, etc. He… que j’ai présentée dans un précédent travail a en même temps l’hallucination et l’amnésie de la lionne qui lui a fait peur. Quand j’ai présenté un résumé de l’observation d’Irène à la Société médico-psychologique M. Briand a bien voulu ajouter un cas très net du même genre qu’il venait d’observer : une jeune femme a commencé des troubles hystériques après avoir vu le cadavre de son père à la salle des morts d’un hôpital. Elle a des crises délirantes et hallucinatoires dans lesquelles elle répète tous les détails de la scène ; en même temps elle a une amnésie complète de tout ce qui a rapport à la maladie et à la mort de son père.

En dehors de l’hystérie, dans les états psychasthéniques le même syndrome existe, mais il prend alors une forme particulière à cause de la différence du terrain. Une femme de trente-six ans, Bre. (10), est [p. 440] très bouleversée par la mort de son mari qu’on lui apprend très brusquement. Elle a exactement comme Irène une amnésie de la figure de son mari : « elle en a seulement le souvenir intellectuel, elle peut en parler, elle peut raisonner sur lui, elle peut même le décrire : il était assez mince, nous dit-elle, très grand, le nez était fort, etc… ». Mais cette description est théorique, Bre. est incapable de se représenter aucun de ses traits, elle ne peut pas non plus évoquer le souvenir de sa voix, en un mot, elle prétend ne plus avoir aucune représentation sensible relative à son mari. En même temps, c’est une obsédée et elle est précisément obsédée par cette figure de son mari. Il y a comme une sorte de délire de l’interrogation qui vient se greffer sur une amnésie, elle a constamment la pensée dirigée vers ce mari dont elle ne se souvient pas. Les caractères psychologiques sont ici transformés, l’amnésie est incomplète, il n’y a pas d’hallucination véritable, et surtout il y a des manies d’interrogation, des sentiments de besoin, d’insuffisance qui n’existent pas dans l’hystérie : la lacune de la mémoire est sentie d’autant plus douloureusement qu’elle est plus incomplète. Nous n’avons pas à étudier ces formes diverses que prend le syndrome en dehors de l’hystérie, il nous suffit d’avoir constaté que cette association des deux phénomènes est fréquente et qu’elle constitue un syndrome clinique important.

VI. LES MODIFICATIONS DE LA CONSCIENCE PERSONNELLE ET DE L’ACTION. — L’interprétation psychologique de ces faits est beaucoup moins avancée que leur interprétation clinique, il ne faut pas songer dans notre ignorance du fonctionnement du système nerveux central à en chercher une explication complète, il suffit de relever peu à peu quelques caractères psychologiques qui serviront de base aux explications futures. Un certain nombre de ces caractères ont déjà été mis en lumière dans ma première étude sur cette question. Comme ils me semblent encore être restés exacts il suffit maintenant de les rappeler brièvement pour insister sur quelques points nouveaux que l’on peut y ajouter aujourd’hui. 1° Les troubles ne portent aucunement sur les événements antérieurs de la vie qui sont évoqués normalement dans le souvenir et qui ne se transforment pas en hallucinations ; 2° Les événements sur lesquels porte l’altération sont ceux qui ont été l’occasion d’une violente émotion, ceux qui s’y rattachent par association ou ceux qui les précèdent immédiatement dans le temps ; 3° Ces faits en apparence oubliés ne sont pas complètement effacés, leur trace subsiste dans le cerveau, puisque le souvenir peut [p. 441] en réapparaître après la guérison et puisque pendant la maladie ils se manifestent avec exagération dans les crises ; 4° La reproduction de ces événements par association d’idées persiste et serait même plutôt exagérée ainsi qu’on l’a vu par toutes les hallucinations d’origine subconsciente que présentait Irène. En un mot, toutes les opérations inférieures relatives à ces souvenirs paraissent intactes.

5° Le trouble n’existe que dans des opérations supérieures de la conscience, l’évocation volontaire ainsi que l’inhibition volontaire, en un mot dans la conscience personnelle de ces souvenirs (11). « Il ne suffit pas, pour que nous ayons conscience d’un souvenir que telle ou telle image soit reproduite par le jeu automatique des associations d’idées, il faut encore que la perception personnelle saisisse cette image et la rattache aux autres souvenirs aux sensations nettes ou confuses, extérieures ou intérieures, dont l’ensemble constitue à ce moment notre personnalité. Qu’on appelle cette opération comme l’on voudra, que l’on forge pour elle le mot de personnification, ou que l’on se contente des termes vulgaires que nous avons toujours employés « perception personnelle des souvenirs », ou « assimilation psychologique des images », il faut toujours constater son existence et lui donner une place dans la psychologie des souvenirs comme dans celle des sensations. Qu’une pareille fonction soit altérée dans ces cas d’amnésie, cela est trop évident d’après l’observation précédente, où l’on voit les souvenirs réapparaître toujours dans les états d’inconscience et disparaître toutes les fois que le sujet doit les exprimer consciemment. Les choses se passent donc comme si ces malades étaient devenus incapables d’avoir la perception personnelle de leurs souvenirs, comme si leur personnalité arrêtée définitivement à un certain point ne pouvait plus s’accroître par l’adjonction, l’assimilation d’éléments nouveaux. Ces notions qui semblaient autrefois singulières sont aujourd’hui devenues banales et l’anatomie même semble leur donner un point d’appui quand elle distingue dans l’écorce cérébrale des centres primaires pour les images et des centres secondaires hiérarchiquement plus élevés pour l’association et probablement pour ce que j’appelle l’assimilation des images.

6° Enfin la précédente étude mettait en évidence le rôle considérable de l’émotion pour produire cette dissociation de la synthèse mentale : « l’émotion, disais-je autrefois (12), a une action dissolvante sur l’esprit, [p. 442] elle diminue sa synthèse et le rend momentanément misérable. » Je montrais à ce propos ce pouvoir dissolvant de l’émotion sur les résolutions volontaires, sur les sentiments, sur la conscience des sensations et je faisais rentrer cette dissociation des souvenirs dans le groupe plus général de la dissociation des synthèses par les émotions (13). Ces dernières remarques sont encore confirmées par nos observations récentes dans lesquelles nous voyons l’émotion conserver ce même rôle. Dans tous les cas que j’ai cités ce sont des émotions graves qui ont déterminé tous les troubles et nous voyons que de nouvelles émotions déterminent toutes les rechutes d’une manière absolument régulière. Ces caractères sont donc des faits acquis dont il nous suffit de constater la confirmation.

Peut-on faire aujourd’hui un pas en avant, c’est-à-dire peut-on analyser davantage ces troubles qui se produisent sous l’influence de l’émotion, et parvenir grâce à eux à des faits plus élémentaires. Il me paraît intéressant de faire remarquer que cette perturbation porte en apparence uniquement sur la mémoire et sur la conscience des souvenirs, mais, qu’elle est en réalité beaucoup plus profonde et plus générale. Il y a chez ces malades un trouble de l’action tout aussi bien qu’un trouble de la mémoire et celui-ci ce fait que dissimuler le trouble le plus grave de la volonté. D’abord ces malades ont évidemment une inertie générale, ils sont devenus incapables de rien faire d’utile. S’il ne s’agissait réellement que d’un oubli de trois ou quatre mois, si Irène avait uniquement oublié sa mère, elle n’en devrait pas moins être active, continuer son travail, assurer sa vie. Il est étrange, après tout, qu’un oubli, fut-il très grave, supprime toute activité raisonnable : c’est qu’il y a plus et c’est que ces malades sont avant tout incapables d’agir volontairement. « J’ai la sensation de ne pas vivre, dit Irène, je marche au hasard, je fais tout machinalement. Vous me demandez pourquoi je ne fais rien, je ne le sais pas, je ne sais plus aider personne, je ne m’intéresse à rien, j’aimais les fleurs autrefois, je jette maintenant celles que l’on me donne, j’aimais beaucoup ma tante et des amis, je ne les aime plus… Je m’ennuie, rien ne m’intéresse comme cela devrait faire, je ne ressens pas les choses telles qu’elles sont, il me faudrait quelque chose d’impossible pour m’exciter, j’en suis à souhaiter la mort des gens pour que cela me fasse une distraction… Ce qui m’énerve c’est de vivre ainsi sans but, sans savoir quoi faire, [p. 443] ni s’il faut faire quelque chose, c’est de vivre dans l’espace, où il n’y a rien à voir, rien à faire. dans un temps interminable. » Il y a là une aboulie profonde, un défaut d’adaptation au présent que nous n’avions pas assez remarqué dans nos précédentes études sur cette amnésie.

Mais il y a plus à dire, c’est qu’il y a chez elle une aboulie systématique très caractérisée, une incapacité totale pour faire les actions qui ont un rapport quelconque avec sa mère. Il faut étudier à ce propos comme un fait très curieux la conduite de cette jeune fille le lendemain de cette nuit terrible dans laquelle elle a assisté à l’agonie et à la mort.

Une personne raisonnable dans ces circonstances aurait à faire une foule d’actions pressées, ne fut-ce que pour avertir les parents, pour préparer l’enterrement, etc… Irène, dès l’aube, quitte la chambre mortuaire, et, sans chercher à se reposer, va se promener au hasard dans tout Paris ; quelques heures après, comme elle est fatiguée, elle monte chez une de ses tantes et se borne à dire en entrant : « J’ai très faim, donnez-moi quelque chose à manger. » On la satisfait et on lui demande comment va sa mère : « Bien, répond-elle, elle a passé une bonne nuit. » Après avoir erré de nouveau quelques heures, elle entre chez une autre personne, chez qui elle répète exactement la même chose, demande à manger et donne de bonnes nouvelles de sa mère. C’est parce qu’on est inquiet de son attitude, qu’on la garde et qu’on va chez elle constater ce qui s’est passé.

Ainsi, elle est absolument incapable de dire à ses tantes chez qui elle entre que sa mère est morte ; c’est pourtant la première action qu’elle avait à faire. Cette conduite s’explique-t-elle par l’amnésie ? En aucune façon, l’amnésie rétrograde ne sera constituée que dans quelques jours, après l’enterrement, après les premières hallucinations visuelles. Irène, quand elle retrouve la mémoire de ces singulières démarches, sait fort bien qu’elle avait à ce moment le souvenir de la mort de sa mère, mais « il lui semblait inutile d’en parler… tout le monde devait le savoir sans qu’elle ait rien à en dire… » C’est là une explication surajoutée, une de ces agitations de la pensée qui généralise nos propres sentiments. Le fait principal qui reste ici manifeste est l’incapacité absolue de faire un acte utile en rapport avec la mort de sa mère.

Non seulement elle ne peut s’occuper de rien pour l’enterrement, mais elle est incapable de prendre même la tenue convenable. J ‘ai [p. 444] déjà raconté que pendant tout l’enterrement elle a des éclats de rire, des sauts, une démarche bizarre qui fait scandale. C’est de l’agitation physique sans doute, mais l’essentiel est toujours qu’elle ne peut pas faire l’acte adapté à la situation. D’ailleurs, elle sait très bien « qu’elle ne pouvait pas prendre l’idée que c’était sa mère qu’on enterrait ». Si nous continuons, nous voyons qu’elle ne se conduit jamais comme si sa mère était réellement morte : elle ne prend pas la direction du petit ménage, elle ne dirige pas le père comme faisait la mère, elle ne sait pas même porter le deuil, puisqu’elle veut à chaque instant aller au théâtre. On dirait qu’elle ne peut rien faire à la place de ces soins excessifs qui ont absorbé son temps pendant six mois. Maintenant qu’elle le pourrait, elle ne sait plus se coucher, et reste encore sans se déshabiller, comme elle faisait dans les deux derniers mois de la maladie. On peut donc dire qu’il y a un défaut complet d’adaptation à une situation qui a été créée par la mort de la mère et qu’il y a une aboulie spéciale comme une amnésie spéciale.

Inversement on constate des modifications importantes de la conscience, de l’activité en général, de l’action systématique en rapport avec ce deuil dans les mêmes circonstances qui ont amené, comme on l’a vu, des modifications de la mémoire. En premier lieu, immédiatement après les sommeils hypnotiques dans lesquels s’est effectué le retour des souvenirs et surtout quand Irène est parvenue à les exprimer correctement pendant la veille, elle éprouve des sentiments de bien-être tout particuliers. Elle sent un changement considérable : « Je ne suis plus la même, je reprends une vie nouvelle, ma tête me paraît neuve… » Elle a aussi le sentiment qu’elle perçoit les choses beaucoup plus nettement qu’auparavant : « Il me semble que je vois les choses pour la première fois… Avant je voyais la même chose, mais c’était comme dans un brouillard, comme dans un rêve lointain… C’est maintenant que je vous reconnais vraiment… » Ces sentiments s’étendent à d’autres phénomènes, il lui semble qu’elle respire mieux, que son cœur bat plus fort et plus vite, que ses bras et ses jambes sont plus forts, mais que en même temps elle sent beaucoup plus fortement la fatigue : « C’est bizarre, quand je vais mieux, que je fais des progrès, je suis toute courbaturée, on ne peut plus me toucher, tout le corps est comme brisé et me fait mal. Au contraire quand je retombe malade, je ne sens plus rien de cette fatigue. »

J’ai déjà eu souvent l’occasion, dès mes premières études sur « l’automatisme psychologique » de décrire de tels sentiments [p. 445] qu’éprouvent les hystériques et les psychasthéniques dans ce que j’appelais « leurs somnambulismes complets, ou leurs instants clairs », je ne puis revenir ici sur leur interprétation et je me borne à une seule remarque. Sans doute, il est vraisemblable que dans de tels changements qui portent sur toutes les fonctions nerveuses, il y a une augmentation des phénomènes psychologiques élémentaires, des sensations, des mouvements et des images, que ces éléments doivent être plus nombreux et surtout se succéder plus rapidement. Sans nier la vérité de cette remarque, j’ai toujours insisté pour montrer qu’il fallait aussi admettre aussi des modifications dans les fonctions centrales de coordination et de synthèse, que les sentiments d’élévation, d’ascension mentale, étaient dus surtout à une exaltation de ces fonctions supérieures. Le cas présent est plutôt favorable à cette interprétation : dans son état antérieur la malade avait à peine des traces d’anesthésie et le changement survenu dans l’état de la sensibilité, quoique réel, était si petit que l’on ne pouvait pas le mettre en évidence par des mesures. On ne peut pas dire non plus que les images élémentaires des souvenirs aient été excitées et augmentées puisque avant tout traitement elles étaient déjà beaucoup trop fortes et déterminaient de grandes crises d’hallucination, véritable métamorphose, expérimentalement appréciable, était la modification de la largeur de la conscience, du nombre des souvenirs dont elle disposait, de la puissance plus grande de l’attention et de la volonté.

Voici, en effet, les modifications vraiment importantes qui accompagnaient ces sentiments d’élévation. La conduite a complètement changé : Irène redevient active et pratique, elle travaille, elle reprend son métier sans ennui et même avec intérêt, elle est capable de combiner ce qui lui est nécessaire et d’organiser sa vie, tandis que dans l’état précédent elle restait indéfiniment inerte.

Un autre changement, en apparence assez singulier, a été bien remarqué, c’est qu’elle devient sociable. Elle est capable maintenant de rester avec d’autres personnes et de leur parler sans avoir ces accès de timidité ou de colère qui survenaient à tout moment et qui la rendaient incapable de frayer avec personne. L’aboulie sociale si caractéristique de cette jeune fille tend à disparaître dans ces moments où son niveau mental est relevé.

Enfin, ce que nous avons appelé la conduite spéciale, celle qui est particulièrement en rapport avec la mort de sa mère, devient aussi beaucoup plus correcte. D’abord la réapparition des souvenirs est [p. 446] accompagnée par une perception beaucoup plus claire de la situation réelle dans laquelle se trouve le sujet : Irène sait que son père et sa mère sont morts, elle le comprend maintenant et en éprouve un réel chagrin. Elle se rend compte de son isolement et se demande en pleurant s’il n’aurait pas mieux valu conserver les illusions qu’elle avait pendant sa maladie : « C’est la première fois que je me trouve aussi seule, aussi abandonnée depuis la mort de maman… Je ne peux plus me décider à rester seule chez moi ce que je faisais très bien auparavant. » En outre, elle sait prendre les résolutions pratiques, utiles, choisir une chambre pour elle seule, établir son petit budget ; en un mot, elle n’attend plus la direction de ses parents comme elle faisait auparavant.

Telles sont les modifications de toute l’activité qui, jointes sans doute au développement des fonctions élémentaires de la sensibilité et de la mémoire, déterminent ces sentiments particuliers de force et de bonheur. Il est assez curieux de remarquer que ces sentiments de joie sont cependant en rapport avec des phénomènes douloureux. Non seulement elle se sent à ce moment courbaturée et comme brisée, non seulement elle a d’affreux maux de tête, mais encore, comme on vient de le voir, elle a de grands chagrins moraux. Tout cela n’empêche pas qu’elle n’éprouve une joie infinie au moment de ces restaurations douloureuses des fonctions supérieures et qu’elle ne jouisse de ses souffrances. Ce petit fait joint à bien d’autres du même genre pourrait nous montrer qu’il ne faut pas trop confondre la joie et la tristesse, fonctions supérieures avec le plaisir proprement dit et la douleur.

Quoi qu’il en soit, nous constatons non seulement des modifications de la conscience personnelle, mais des changements remarquables de l’action, surtout de l’action présente et adaptée, et nous voyons que ces changements de l’action sont exactement parallèles à. ceux que nous avons notés dans les fonctions de la mémoire.

VII. L’ABAISSEMENT DE LA TENSION PSYCHOLOGIQUE. — Ces deux phénomènes de l’aboulie systématique et de l’amnésie systématique sont loin d’être indépendants l’un de l’autre : d’abord, en fait, on voit qu’ils se développent presque simultanément, ou l’un à la suite de l’autre. Irène, dès le matin qui suit la mort de sa mère, n’est plus capable d’agir, elle n’est plus du tout adaptée à la situation : elle a encore un peu la mémoire des choses, mais c’est déjà une mémoire purement abstraite, qu’elle est incapable d’exprimer au [p. 447] dehors, et par conséquent d’utiliser. Les jours suivants, l’aboulie va en augmentant, mais, en même temps, les souvenirs sont de moins en moins réels, elle ne peut pas plus se les exprimer à elle-même qu’elle ne pouvait les exprimer à autrui et l’amnésie ne tarde pas à se constituer.

Cette relation entre l’amnésie et l’aboulie que nous constatons en fait peut d’ailleurs parfaitement se comprendre. Sans doute, il y a une certaine mémoire, la seule que l’on étudiait autrefois, qui est à peu près indépendante de l’action. C’est la mémoire abstraite, désintéressée, celle qui récite simplement pour réciter, sans utiliser présentement cette reproduction des événements. Mais cette mémoire-là, nous venons justement de voir qu’elle est parfaitement conservée chez Irène et chez tous ces malades. Elle constitue précisément les crises : ce n’est pas elle qui est troublée dans les cas que nous étudions. A côté de cette mémoire, il y en a une autre qui est la vraie, c’est la mémoire engagée dans l’action présente, utilisée par elle, celle dont M. Bergson disait justement, « ce qui caractérise l’homme d’action, c’est la promptitude avec laquelle il appelle au secours d’une situation donnée tous les souvenirs qui s’y rapportent, mais c’est aussi la barrière infranchissable que rencontrent en lui en se présentant au seuil de la conscience, les souvenirs inutiles ou indifférents (14) » . Nous savons que c’est en rendant un souvenir actif qu’on le fait entrer dans le groupe des états qui constitue à ce moment la personnalité. Ce qui manque à Irène, c’est la conscience personnelle, actuelle des souvenirs, c’est-à-dire tout justement cette mémoire qui est liée à l’action. Nous pouvons donc faire un pas de plus dans l’interprétation de ces singuliers états, en disant que la malade a perdu la faculté de faire les actes qui ont un rapport même lointain avec une certaine situation et que c’est là ce qui détermine la difficulté qu’elle rencontre dans l’évocation consciente des souvenirs relatifs à cette même situation.

Dans une étude récente, j’ai essayé de grouper tous les faits qui ont rapport à cette insuffisance de l’action présente. En examinant chez un très grand nombre de malades l’ordre de fréquence et de rapidité avec lequel se perdent les fonctions psychologiques, j’ai pu mettre en évidence cette notion que les phénomènes psychologiques se disposent en une hiérarchie de difficulté et de complexité croissante suivant qu’ils ont un rapport de plus en plus étroit avec la [p. 448] réalité donnée dans le présent. Il se peut que cette série d’opérations correspondent à des organes, à des centres hiérarchiquement superposés et de plus en plus difficiles à mettre en fonction ; il se peut aussi que cette gradation de fonctions dépende d’une modification dans la tension du courant qui doit circuler dans le système nerveux central. Beaucoup de ces études ont mis en évidence ce fait remarquable que la perfection d’un fait psychologique semble dépendre de l’état général de tout le système nerveux comme si toute la force du courant nerveux jouait un rôle dans chacun de ces faits.

Quoi qu’il en soit, au plus haut degré de la hiérarchie se trouve l’action présente, l’attention présente, la jouissance du présent, au-dessous l’action et la pensée désintéressée, sans préoccupation exacte de la réalité donnée et présente, puis le jeu des images, la mémoire inutilisée du passé, la représentation imaginaire, les mouvements incoordonnés des viscères ou des membres (15).

Un grand nombre de maladies de l’esprit nous ont paru consister dans un abaissement de la tension psychologique et nerveuse telle que ces études nous permettent de la comprendre. Certains phénomènes supérieurs, fonction du réel, action volontaire avec adaptation nouvelle, avec sentiment de liberté et de personnalité, perception de la réalité, croyance, certitude, douleur et jouissance du présent, notion exacte du présent vont devenir impossibles, tandis que les autres groupes d’opérations, action et perception désintéressée ou avec distraction, et à plus forte raison, raisonnement, rêverie et émotion mal coordonnée vont rester parfaitement faciles (16).

Les faits précédents rentrent évidemment dans cette catégorie et on peut dire que ce sont aussi des cas d’abaissement brusque du niveau mental par diminution de la tension psychologique et nerveuse. Comme je l’ai montré cet abaissement détermine à la fois une aboulie générale et des aboulies systématiques. Toutes les actions, en effet, ne présentent pas pour un individu donné la même difficulté, et quand plusieurs hommes s’affaiblissent ce n’est pas la même action qui disparaît le plus complètement chez tous. Sans doute les actions sociales sont les plus difficiles pour tous les hommes, mais il y a des actions, la parole, la marche, la nourriture qui, suivant les cas, sont particulièrement difficiles pour tel et tel. C’est pourquoi nous voyons avec étonnement la même circonstance, la fatigue par exemple [p. 449] déterminer chez un l’impossibilité de parler, chez l’autre l’impossibilité de marcher ou de manger. Chez Irène, jeune fille timide à l’excès, incapable d’actions sociales, constamment dirigée et excitée par sa mère qui, précisément parce qu’elle était elle-même une bizarre, l’occupait plus constamment, l’acte le plus difficile c’est de s’adapter à la vie sans sa mère, c’est de prendre son parti de cette mort et de se conduire en conséquence. Aussi c’est ce qu’elle cesse de faire d’une manière complète : l’amnésie, du moins, je le répète, l’amnésie d’assimilation en est la conséquence.

On peut ajouter cette remarque c’est que l’épuisement, l’abaissement de la tension cérébrale prend ici la forme hystérique, c’est-à-dire la forme exagérée et localisée par excellence. Le rétrécissement du champ de la conscience est chez l’hystérique le grand procédé qui lui permet de ne pas trop souffrir de son abaissement du niveau mental. Mais il en résulte que les lacunes sont infiniment plus nettes que chez le psychasthénique.

Dans le cas présent l’oubli porte d’une manière tranchée sur un morceau de la vie au lieu de porter vaguement sur la figure du mari, sur sa voix et ses actes comme dans le cas de Br… que j’ai cité. L’oubli porte sur les souvenirs récents, il est rétrograde en vertu d’une loi que j’ai déjà souvent étudiée, c’est que les souvenirs récents sont les plus intéressés, ceux qui interviennent avec le plus de précision dans l’action présente, ceux qui n’ont pas encore perdu par l’éloignement leur haut degré de tension… La réapparition des souvenirs en commençant par les plus anciens, la mémoire retardante de Mme D… mettent en évidence cette loi bien connue qui trouve encore ici son application.

Si nous passons à l’étude d’un autre phénomène nous voyons qu’il y a souvent dans ces amnésies des agitations de diverses espèces : les malades ont de violentes crises convulsives, des besoins de crier, de marcher indéfiniment. M. Féré signalait un cas d’amnésie rétrograde chez une jeune fille de vingt-quatre ans à la suite d’une émotion : elle avait des impulsions à crier, à injurier, et elle avait de la chorée.

Chez Irène ces agitations sont surtout mentales : elles sont représentées par les crises de somnambulisme avec développement automatique des souvenirs sous forme de rêve joué et parlé. Ces phénomènes se comportent chez les hystériques comme des suggestions à cause du rétrécissement du champ de la conscience qui permet le développement complet et automatique des éléments contenus dans [p. 450] les idées isolées, mais ce n’est là qu’une forme que prend le phénomène de l’agitation.

Chez les psychasthéniques qui ne présentent pas la suggestion sous cette forme, l’agitation mentale existe aussi sous forme d’interrogations, d’efforts pour se représenter complètement les souvenirs effacés, etc. J’ai été amené à considérer ces agitations qui se présentent chez tous les malades comme une sorte de dérivation. « Quand un phénomène psychologique est très supérieur à un autre, la tension qu’il exige pour se produire, pourrait être suffisante si on l’employait autrement pour produire cent fois le phénomène inférieur… Quand la tension psychologique qui n’est pas employée pour les phénomènes supérieurs qu’elle ne peut plus produire se dépense en phénomènes inférieurs, elle donne alors naissance à une véritable explosion de phénomènes infiniment nombreux et puissants, mais toujours inférieurs dans la hiérarchie (17). »

On pouvait constater très nettement ces dérivations en examinant chez Irène les accidents qui accompagnaient les efforts pour retrouver les souvenirs. Le sujet raconte assez facilement les souvenirs relatifs aux derniers jours qui ont précédé la mort et qu’il a déjà acquis précédemment, il va arriver à la journée de la mort. Le voici qui s’arrête, il ne peut plus retrouver ces souvenirs et 1e voici qui remue, qui se lève, qui se roule par terre en convulsion que je dois à chaque instant arrêter. Si j’empêche les convulsions, la malade a des étouffements, des palpitations de cœur ou des syncope ou bien elle m’échappe et entre en crise de délire et alors se met débiter avec une extrême intensité d’expression, mais d’une manière automatique et isolée ces mêmes souvenirs que je lui demandais d’exprimer modérément en conservant la conscience personnelle et la conscience du moi de extérieur. Une agitation motrice viscérale ou mentait vient remplacer le phénomène qui manque. Les choses se passent exacte ment comme dans les phobies, où à la place d’un acte, le plus souvent d’un acte social de tension élevée, se développent d’innombrable dérivations viscérales. D’ailleurs Irène a souvent le même sentiment que les phobiques : à plusieurs reprises j’ai été surpris de l’entendre crier : « J’ai peur, quand vous voulez me faire souvenir de cela, c’est une peur que je ne peux pas dépasser… » Cette agitation contraste avec le calme du sujet, quand il est parvenu à reconquérir le souvenir et à l’exprimer correctement. [p. 451]

Les modifications qni se sont présentées au cours de la guérison sont également intéressantes et jusqu’à un certain point intelligibles de la même manière. Il y a d’abord une première raison pour que les souvenirs effacés aient réapparu plus facilement après quelque traitement, c’est l’éloignement du temps. Nous avons déjà vu fréquemment chez les abouliques scrupuleux une conduite singulière : ils aiment à agir en retard ; ils consentent à faire deux mois trop tard l’action qu’ils n’ont pas su faire quand elle était utile. Une malade incapable de faire les comptes de son ménage à la fin du mois remarque qu’elle calcule très bien des comptes anciens relatifs à l’année précédente. Il en est de même pour l’évocation des souvenirs. C’est un fait bien connu que les souvenirs anciens sont plus faciles à évoquer et à assimiler que les souvenirs récents : c’est à mon avis que le souvenir ancien est devenu graduellement plus désintéressé, qu’il est de moins en moins mêlé à la nécessité d’actions présentes. Depuis un an, la situation créée à Irène par la mort de sa mère s’est simplifiée et surtout a été simplifiée par les autres personnes. Il n’y a plus à faire à propos de ce fait une aussi grande modification des sentiments et de la conduite ; l’effort d’adaptation réclamé par lui est donc en un mot beaucoup moins grand et je ne suis pas étonné de voir que l’évocation et l’assimilation des souvenirs relatifs à cet événement soient devenues beaucoup plus faciles.

En outre le traitement que j’ai fait subir à la malade est non seulement une suggestion, c’est encore une excitation. On n’a pas toujours assez distingué dans les traitements psychologiques la part de la suggestion et la part de l’excitation qui essaye de faire remonter le niveau mental. J’exige de la part d’Irène de l’attention et des efforts, j’exige la conscience de plus en plus nette des sentiments, toutes choses qui sont comme je l’ai souvent montré, des moyens d’augmenter la tension nerveuse et mentale, d’obtenir si l’on veut le fonctionnement des centres supérieurs. Bien souvent j’ai constaté avec elle, comme avec tant d’autres malades, que les séances vraiment utiles étaient celles où j’étais parvenu à l’émotionner. Il faut souvent lui faire des reproches, découvrir les côtés où elle est restée impressionnable, la secouer moralement de toutes manières pour la remonter et lui faire retrouver les souvenirs et les actes. Toutes les rééducations des névropathes dont on parle beaucoup aujourd’hui sont toutes soumises à la même loi, qu’il s’agisse de gymnastique, d’éducation des mouvements, d’excitation de la sensibilité, de recherche des souvenirs, il faut toujours que l’ascendant du directeur [p. 452] réveille l’attention, l’effort, excite l’émotion et détermine la tension plus grande. Quand ce fonctionnement supérieur est obtenu, le sujet sent une modification de toute sa conscience qui se traduit par cette augmentation de la perception et de l’activité. Mais surtout nous voyons disparaître les phénomènes de dérivation et de suggestion qui n’ont plus lieu de se produire puisque les activités supérieure fonctionnent et que le champ de la conscience n’est plus aussi rétréci

CONCLUSION. — Pour résumer cette curieuse observation nous pouvons dire que nous avons assisté à une modification remarquable de tout l’esprit sous l’influence d’une émotion. En présence des discussions actuelles sur le caractère de l’émotion, il était intéressant de constater ces changements et leur évolution. Une théorie qui a longtemps régné admettait comme phénomène essentiel de l’émotion des troubles viscéraux ; ceux-ci ont existé probablement au début, ils n’ont pas été bien considérables et ils n’ont pas duré longtemps. A côté d’eux nous voyons beaucoup d’autres phénomènes d’agitation musculaire et mentale, les convulsions et les délires. Mais ce qui a été le principal, ce qui domine toutes ces agitations, c’est l’abaissement du niveau mental, la diminution de toutes les opération supérieures de volonté, d’attention, d’assimilation personnelle. L’émotion déprimante s’est comportée ici, et je suis disposé à croire que c’est la règle générale comme un épuisement, une fatigue. Elle rentre dans la classe générale de tous ces phénomènes semi-normaux, semi-pathologiques qui comprennent les fatigues, les sommeils, les intoxications, les névroses et qui sont toujours caractérisés par l’abaissement des fonctions supérieures d’adaptation et par une exagération due à la dérivation des fonctions inférieures plus ou moins automatiques.

Pour comprendre l’émotion, il faut se placer au point de vue de la psychologie objective et voir l’individu du dehors en même temps que le groupe des circonstances dans lequel il est placé, au lieu de donner toute son attention aux sentiments plus ou moins incomplets que l’on éprouve soi-même quand on est ému. Les phénomènes de l’émotion se produisent quand un être vivant et conscient est exposé brusquement à une modification du milieu physique et surtout du milieu social dans lequel il est plongé, quand il n’est pas préparé par une éducation antérieure à s’y adapter automatiquement et quand il n’a pas soit la force vitale nécessaire, soit le temps suffisant pour s’y adapter lui-même au moment présent. Il y a alors une [p. 453] dépense nerveuse incoordonnée, inutile, qui a tous les caractères le l’épuisement et qui se retrouve exactement la même dans les autres phénomènes d’épuisement, les fatigues, les sommeils, les intoxications. L’émotion ne se distingue de ces autres faits que par la brusquerie du phénomène et par les circonstances extérieures qui le déterminent.

Une conception analogue de l’émotion a été exposée par M. G. Dumas dans un chapitre de son livre sur la tristesse et la joie (19) ; depuis longtemps j’essaie de rattacher ces diverses études sur l’émotion aux notions que l’examen des malades nous révèlent sur les oscillations du niveau mental. Peut-être pourra-t-on tirer quelque jour de ces recherches une théorie de l’émotion plus compréhensive que celles qui sont enseignées aujourd’hui. Il nous suffit de signaler ici de quelle manière cette conception de l’émotion résume notre observation de troubles curieux de la mémoire avec hypermnésie et amnésie déterminées chez une jeune fille par la mort de sa mère.

Pierre JANET.

Notes

(1) Un extrait de cette étude a été communiqué à l’Académie de médecine dans sa séance du 26 juillet 1903.

(2) A propos de cette malade Mme D…, voir les études suivantes : — Charcot, Sur un cas d’amnésie rétro-antérograde, Revue de Médecine, fév. 1892, p. 81. — Souques, Essai sur l’amnésie rétro-antérograde, dans l’hystérie, les traumatismes cérébraux et l’alcoolisme chronique, Revue de Médecine, mai 1892, p. 367. — Pierre Janet, Communications au congrès de psychologie expérimentale réuni à Londres le 1er août 1892, Revue générale des Sciences, 30 mars 1893, p. 167-179. Névroses et idées fixes, 1898, I, p. 109.

(3) Obsessions et psychasthénie, obs. de Nae, I, p. 205, II, p. 206. (Paris, F. Alcan.)

(4) Obsessions et psychasthénie, I, p. 529, 650, II, p. 650.

(5) Névroses et idées fixes, 1898, 1, p. 125, 148 (Paris, F. Alcan).

(6) L’amnésie continue, Revue générale des Sciences, 1893, p. 167. Névroses et idées fixes, 1898, p. 109, 116.

(7) L’automatisme psychologique, 1889, p. 125.

(8) Névroses et idées fixes, 1898, 1, chapitre XII : L’influence somnambulique et le besoin de direction.

(9) Névroses et idées fixes, II, p. 234.

(10) Obsessions et psychasthénie, II, p. 314.

(11) Névroses et idées fixes, I, p. 135.

(12) Automatisme psychologique, 1889, p. 457.

(13) Névroses et idées fixes, 1898, I, p. 145.

(14) Bergson, Matière et Mémoire, p. 166.

(15) Obsessions et psychasthénie, 1903, I, p. 487.

(16) Op. cit., I, p. 499.

(17) Op. cit., I, p. 559.

(18) Obsessions et psychasthénie, p. 559.

(19) G. Dumas, La Tristesse et la Joie, 1900, Chap. IV : Mécanisme originel de la tristesse et de la joie.

 

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