Paul Sollier. L’autoscopie interne. Article parut dans la « Revue de Philosophie de la France et de l’Etranger », (Paris), vingt-huitième année, tome LV, janvier à juin 1903, pp. 1-41.

sollierautiscopieinter0003Paul Sollier. L’autoscopie interne. Article parut dans la « Revue de Philosophie de la France et de l’Etranger », (Paris), vingt-huitième année, tome LV, janvier à juin 1903, pp. 1-41.

C’est dans cet article que Sollier définit pour la première fois le terme d’autoscopie, article qui est le ferment de son ouvrage paru la même année.

Paul Auguste Sollier (1861-1933). Médecin neurologue et psychologue. Elève de Désiré-Magloire Bourneville et de Jean-Martin Charcot il soutient la thèse de médecine en 1890 (voir ci-dessous). Il est connu pour avoir été le médecin de Marcel Proust, qui le consulta pour soigner sa neurasthénie. Il semble qu’il soit à l’origine du mot autoscopie pour définir cette hallucination particulière. Quelques publications  :
Psychologie de l’idiot et de l’imbécile. Avec 12 planches hors-texte. Paris, Félix Alcan, 1891. 1 vol. Thèse de doctorat en médecine.
— Les phénomènes d’autoscopie. Paris, Félix alcan, 1903. 1 vol. in-12. – Réimpression : Les phénomènes d’autoscopie. L’hallucination de soi-même. Avant-propos de Jacques Chazaud. Paris, Editions L’Harmattan, 2006. 1 vol.
—  Genèse et nature de l’hystérie. Paris, Félix Alcan, 1897. 2 vol.
—  Guide pratique des maladies mentales (séméiologie – pronostic – indications). Paris, G. Masson, 1893. 1 vol.
—  L’hystérie et son traitement. Paris, Félix Alcan, 1901. 1 vol.
—  Sur deux observations de délire de médiumnité. 1904. Article paru dans la « Revue de psychiatrie et de psychologie expérimentales », (Paris), 8e année, 1904, pp. 86-87. [en ligne sur notre site]
—  Quelques cas d’autoscopie. « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), cinquième année, 1908, pp. 160-165.  [en ligne sur notre site]
—  La répression mentale. Leçons professées à l’Institut des Hautes Etudes de Belgique. Paris, Félix Alcan, 1930. 1 vol. Dans la Bibliothèque de philosophie contemporaine.
—  Pratique sémiologique des maladies mentales. Guide de l’étudiant et du praticien avec 89 figures originales dans le texte. Paris, Masson et Cie, 1924. 1 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
  Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 1]

L’AUTOSCOPIE INTERNE

Nous n’avons normalement qu’une représentation très faible de nous-mêmes, soit que nous considérions nos attitudes, nos gestes, nos expressions de physionomie, c’est-à-dire notre personne extérieure, soit que nous considérions nos différents organes dans leurs modifications fonctionnelles, c’est-à-dire notre personne intérieure. Lorsque nous nous représentons tout ou partie de nous-mêmes extérieurement, c’est par le souvenir des images visuelles, soit directes pour les parties accessibles à notre vue, soit indirectes, au moyen des glaces, de photographies, etc., pour celles qui sont hors de notre champ visuel.

Or il est des cas dans lesquels on peut se représenter soi-même, soit d’ensemble, projeté au dehors, sous forme d’hallucination autoscopique dont, après Féré, j’ai rapporté (1) un assez grand nombre de cas, soit tout ou partie de ses organes internes dans leur forme, leur situation et leur fonctionnement. C’est à ce dernier phénomène que je donne le nom d’autoscopie interne, par opposition au premier, l’hallucination autoscopique, auquel j’ai donné celui d’autoscopie externe, ces deux ordres de phénomènes me semblant de même nature et de même mécanisme.

Ce pouvoir de voir ainsi en nous-mêmes n’est pas un fait absolument nouveau. A l’état physiologique il se produit quelquefois pendant l’inconscience du sommeil sous la forme de ce qu’on a appelé les rêves prémonitoires. Le sujet se voit atteint d’un mal local, dont à l’état de veille il n’existe encore aucune manifestation, et qui n’éclate que plus tard. Mais sans parler de ces faits qui pourraient prêter à discussion, il est une circonstance dans laquelle le phénomène de l’autoscopie interne se produit d’une façon très caractéristique, c’est le sommeil hypnotique, et particulièrement dans certaines conditions que nous aurons à analyser plus loin.

Les anciens magnétiseurs l’avaient du reste signalé, comme tant d’autres faits que leurs interprétations trop fantaisistes ont contribué à laisser tomber dans l’oubli. Le baron du Potet, par exemple, dans ses Leçons sur le magnétisme (p. 43 cite les phrases suivantes [p. 2] du comte de Rederer touchant l’état des sujets hypnotisés : « Les yeux sont fermés et ne voient plus, mais il a une vue que l’on peut appeler intérieure, celle de l’organisation de son corps, de celui de son magnétiseur et des personnes avec lesquelles on le met en rapport. Il en voit les différentes parties, mais successivement, et à mesure qu’il y porte son attention il en distingue la structure, les formes et les couleurs ».

Il y a sans doute exagération quand il parle de la vision qu’a le sujet de l’organisme des personnes qui l’approchent, mais en ce qui concerne celle de son propre organisme, les faits que nous allons examiner tout à l’heure la mettent, je crois, hors de doute. Du Potet rapporte d’ailleurs dans le même ouvrage une observation (p. 403) dans laquelle le phénomène de l’autoscopie interne est signalé, mais d’une façon accessoire. « Rendez compte, dit l’expérimentateur à un sujet hypnotisé, de votre prescience de somnambule, de vos visions. Je ne saurais, répond-il ; les objets dont on me parle s’offrent à moi comme un tableau ; je les vois, je les sais. Vous voyez donc l’intérieur de votre corps ? Parfaitement. » Dans mon ouvrage sur la Genèse et la Nature de l’hystérie (2), j’ai montré que les hystériques, quand ils recouvrent dans le sommeil hypnotique la sensibilité de leurs organes, ont connaissance de toutes les modifications qui s’y produisent, et que le cerveau lui-même se comporte à cet égard comme tous les autres viscères ; sa partie frontale que j’ai appelée le cerveau psychique ayant connaissance des modifications qui se passent dans les centres des parties moyennes et postérieures, que j’ai appelées par contraste le cerveau organique. J’ai montré en outre que lorsque les organes sont atteints d’anesthésie, le sujet peut agir volontairement sur eux, et que les muscles lisses, qui à l’état normal, pendant la veille consciente, sont considérés comme échappant à l’action de la volonté, lui sont au contraire soumis pendant le sommeil hypnotique, à la condition que les organes dont ils font partie soient à un degré quelconque d’anesthésie et de fonctionnement diminué ou arrêté. Dès que l’organe a recouvré sa sensibilité normale et son fonctionnement complet, le sujet cesse d’avoir connaissance de sa situation et de l’état de son fonctionnement, sauf d’une façon très vague comme nous l’avons à l’état normal de veille, et il cesse également de pouvoir agir volontairement sur les muscles lisses.

Il ressort de tous les faits que j’ai rapportés que pendant le sommeil hypnotique, sous l’influence de la restauration de la sensibilité, [p. 3] soit des membres, soit des viscères, le sujet a conscience de toutes les modifications de son organisme dont à l’état normal il est inconscient, et que dans ces mêmes conditions il peut, grâce à cette conscience de son organisme, agir sur son fonctionnement et l’activer non seulement au moyen de ses muscles striés, volontaires, mais aussi de ses muscles lisses, considérés comme non soumis à sa volonté et qui le sont en effet à l’état normal.

Mais c’est au Dr Comar que revient l’honneur d’avoir dressé et publié les premiers cas les plus caractéristiques et irrécusables d’autoscopie interne, qui viennent confirmer et compléter mes propres observations, et jeter un jour nouveau sur le mécanisme non seulement des phénomènes hystériques, mais plus encore sur la physiologie cérébrale et la psychologie.

Ces observations du Dr Comar ayant été faites au cours du traitement de l’hystérie par la méthode que j’ai indiquée, et dans des conditions identiques à celles dans lesquelles j’avais constaté moi-même les faits que je rappelle plus haut, je demande la permission de dire en quelques mots en quoi consistent et l’hystérie, et la méthode que j’ai préconisée pour en faire disparaître les accidents et les stigmates. Cela est d’ailleurs indispensable pour comprendre ce qui va suivre.

L’hystérie est constituée par un trouble fondamental de l’écorce cérébrale qu’on peut regarder comme une sorte de sommeil, d’engourdissement, allant depuis une simple diminution de fonction des centres corticaux jusqu’à leur arrêt complet. Cet engourdissement, dont les malades ne se rendent compte que lorsqu’il subit des variations en plus et surtout en moins, se traduit objectivement par des modifications des fonctions qui se trouvent sous la dépendance des centres atteints, et par des altérations de la sensibilité. Ces altérations de la sensibilité sont constantes, et suivant leurs degrés, suivant surtout les parties de l’organisme qui les présentent accessibles comme les membres ou inaccessibles comme les viscères à l’exploration directe elles se traduisent d’une manière objective ou subjective. Les variations dans l’étendue des centres corticaux atteints par l’engourdissement hystérique, dans l’intensité de cet engourdissement, dans les associations des divers centres atteints, expliquent toutes les variétés, toutes les modalités si changeantes et si complexes parfois qu’on rencontre dans l’hystérie. J’ai du reste résumé cette conception dans la définition suivante de l’hystérie : « L’hystérie est un trouble physique, fonctionnel, du cerveau, consistant dans un engourdissement ou un sommeil localisé ou généralisé, [p. 4] passager ou permanent, des centres cérébraux, et se traduisant par conséquent, suivant les centres atteints, par des manifestations vaso-motrices et trophiques, viscérales, sensorielles et sensitives, motrices et enfin psychiques, et, suivant ses variations, son degré et sa durée, par des crises transitoires, des stigmates permanents ou des accidents paroxystiques. Les hystériques confirmés ne sont que des vigilambules, dont l’état de sommeil est plus ou moins profond, plus ou moins étendu (3).

Il ressort de cette conception, confirmée par de nombreux cas tant personnels que d’autres auteurs, que les troubles hystériques disparaissent quand on réveille le sujet de ce sommeil, quand on le tire de cet engourdissement. C’est ce que la clinique et l’expérimentation montrent nettement. Lorsque, par un des procédés que je vais indiquer, on réveille un sujet hystérique, on le voit recouvrer la sensibilité dans tous ses modes. Cette restauration des diverses sensibilités s’accompagne de phénomènes moteurs, sensitifs et psychiques d’un déterminisme absolu, que rien ne peut influencer. Phénomènes moteurs et sensitifs tant subjectifs qu’objectifs correspondent avec un parallélisme parfait à l’état fonctionnel des membres, des viscères et du cerveau. Si le réveil de l’hystérique amène la disparition des troubles de sensibilité et fonctionnels, la restauration de la sensibilité et de l’activité fonctionnelle par des procédés divers provoque également le réveil. Les deux choses sont donc équivalentes. Mais comme il est rare de pouvoir provoquer le réveil d’emblée, par une excitation forte soit physique, soit psychique, il est plus simple, surtout dans les cas accentués, de procéder par restaurations partielles et successives de la sensibilité et des fonctions.

sollierautiscopieinter0001

Ne pas confondre autoscopie et sortie en astral.

Pour y parvenir on a plusieurs procédés. Ou bien on détermine une réaction générale par le changement de milieu, l’isolement, une discipline nouvelle de la vie quotidienne, le repos au lit et la suralimentation. Ou bien on réveille les fonctions et la sensibilité attenante à ces fonctions par des excitations locales dans leur application, mais agissant en réalité par les voies centripètes sur les centres cérébraux eux-mêmes tels sont les procédés de rééducation des mouvements, les excitations au moyen de l’électricité faradique, et par-dessus tout la mécanothérapie sous forme de gymnastique de résistance, en employant au préalable les mouvements forcés passifs pour obtenir le premier réveil de l’activité motrice et sensitive. [p. 5]

Enfin, quand ces procédés sont insuffisants, il faut recourir à la restauration de la sensibilité dans l’hypnose. Le sujet étant endormi aussi profondément que possible — ce qui est d’ailleurs facile, car il est déjà en état de vigilambulisme et qu’il s’endort souvent spontanément d’une façon complète sous la simple influence des exercices qu’on lui fait exécuter pour restaurer sa sensibilité il suffit de lui donner l’ordre soit de sentir, soit de se réveiller, en l’empêchant de rouvrir les yeux, pour voir les réactions motrices et sensitives se produire, et les fonctions redevenir normales. On peut agir d’ensemble, mais il est préférable de procéder d’une manière progressive, en commençant par les membres, puis les viscères et finissant par le cerveau. Ce qui se passe n’est en somme différent en rien de ce qui se produit quand on réveille un dormeur ordinaire, en lui ordonnant fortement de se réveiller. C’est une excitation verbale violente qu’on lui fait. Le dormeur s’étire, entr’ouvre les yeux, se secoue, se frotte les yeux et ne prend une conscience des choses qu’au bout d’un temps plus ou moins long. Chez l’hystérique en état de vigilambulisme complet les choses se passent de la même façon, mais comme l’engourdissement est beaucoup plus profond et surtout beaucoup plus ancien, les réactions sont beaucoup plus fortes et beaucoup plus longues ; le réveil se fait d’une manière beaucoup plus lente. Il n’y a pas plus de suggestion dans un cas que dans l’autre, comme certains l’ont prétendu. L’ordre de se réveiller n’est pas une suggestion mais une excitation d’un ordre particulier, et cela est si vrai que d’autres excitations, comme des excitations mécaniques locales ou générales, sans qu’il y ait jamais eu le moindre avertissement de ce qui doit être obtenu, et quelquefois même à l’improviste sans que l’opérateur y songe, suffisent à produire le même effet, ainsi que je l’ai maintes fois expérimenté. C’est ainsi que la régression de la personnalité se produit généralement au moment où on ne s’y attend pas, et qu’elle se déroule sans qu’on puisse en quelque façon l’enrayer ou la troubler dans son ordre chronologique. On arrive même à mettre seulement le système nerveux en mouvement, et les phénomènes de réveil de son activité se développent d’eux-mêmes pendant plusieurs heures quelquefois sans qu’on ait besoin d’intervenir. On serait d’ailleurs fort embarrassé pour suggérer quoi que ce soit de leur vie passée à des sujets dont on ignore plus ou moins complètement les incidents de l’existence et qui ont soin en général de vous cacher ceux qui ont apporté le plus grand trouble dans leur personnalité. D’autre part les premières fois ou les phénomènes de réveil se sont produits, personne ne les connaissait et j’étais incapable de les prévoir. C’est en voyant [p. 6] leur constance, leur déterminisme, leur évolution indépendante de toute influence étrangère que j’ai dû reconnaître qu’il s’agissait uniquement de phénomènes d’ordre physiologique.

Mais le principe que je rappelais plus haut, et qui est le capital, d’après lequel, dans l’état d’hypnose, au cours de la restauration de leur sensibilité, les sujets en vigilambulisme hystérique agissent volontairement sur les organes et les fonctions qui échappent à l’état normal à l’action et au contrôle de la volonté, donne ici la clef de cette soi-disant suggestion que personne n’explique et à laquelle on impute tout ce qu’on ne comprend pas. Il en ressort en effet que le sujet ayant conscience de ce qui à l’état normal est inconscient, et pouvant agir volontairement sur ce qui à l’état normal échappe à sa volonté, il ne fait qu’exécuter des actes qui normalement sont impossibles pour nous, mais qui pour lui sont aussi simples que de lever le bras quand on nous l’ordonne. Et cela parce qu’il se représente et l’organe sur lequel il doit agir et la chose qu’on lui commande. Je reviendrai d’ailleurs plus loin sur les conséquences, au point de vue de la suggestion, de ces faits, d’expérimentation des plus faciles, et qu’on ‘s’étonne de voir critiquer sans les contrôler ni les reproduire, alors que j’en ai donné en détail la technique expérimentale et que les sujets sur lesquels on peut les observer se rencontrent à chaque pas. On n’a pas le droit de critiquer et de méconnaître des faits d’expérience tant qu’on ne les a pas reproduits soi-même.

 

Ceci dit, passons aux faits. Je rappellerai d’abord ceux de Comar, à qui revient l’honneur d’avoir étudié les premiers avec le plus de précision et de détails (4).

Le premier cas a trait à une jeune fille de la campagne, n’ayant aucune instruction, et qui avait été soignée autrefois pour coxalgie. Plongée dans l’hypnose et recouvrant la sensibilité de sa jambe malade, elle s’écrie : « Mais je vois bien comment elle est mon articulation elle n’est pas malade ; on s’est trompé ; elle est simplement rouillée ; il y a du liquide dedans, mais il n’y en a pas assez pour la faire bien marcher ; et puis il y a autour des cordes qui sont trop serrées (elle faisait allusion à ses muscles contracturés ; peut-être voyait-elle aussi ses ligaments articulaires ?) ; je vais desserrer ces [p 7] cordes et ensuite je pourrai marcher )). Elle avait donc vu nettement son articulation et constatait elle-même qu’il n’y avait dedans aucune lésion ; en effet une fois la sensibilité revenue, elle put marcher très bien, ce qu’elle n’avait pas fait depuis des années.

La même malade lui dit un jour en sentant son bas-ventre : « Comme c’est drôle ce que j’ai là au milieu, je ne savais pas que c’était fait ainsi. — Quoi donc ? — Mais j’ai là dans le bas-ventre, une sorte de poire dont la pointe est en bas, et du haut de chaque côté partent des ficelles qui arrivent là (elle désigne la paroi abdominale et tournent en avant; il y en a plusieurs enveloppées dans les replis d’un voile et dans un des plis, il y a comme une petite noisette, c’est curieux ».

Cette malade décrivit de même la configuration de son cœur et de son estomac « qui, disait-elle, avait la forme d’une grande poche placée un peu en travers avec des ouvertures en haut et en bas ». Elle décrivit aussi sa vessie « où aboutissaient deux petits tuyaux et d’où en partait un autre beaucoup moins long ». Elle demanda même un jour en sentant son estomac « s’il fallait sentir aussi les petits plis ? — Mais quels petits plis ? — Tous ceux qui sont dans l’intérieur et où il y a de petits grains avec des orifices ». Elle voyait donc non seulement son estomac, mais sa muqueuse avec les replis et les glandes.

Une autre malade, en sentant un jour son cœur, en décrivit non-seulement la forme, la situation, la grosseur, mais aussi toute la circulation : « J’ai, dit-elle, des soupapes dans le cœur, et d’un côté, en haut, part un gros tuyau qui se recourbe, puis descend au milieu du corps. De ce tuyau en partent d’autres tenez, regardez, ajoute-t-elle. —Mais comment voyez-vous cela ? — Devant moi elle hésite ! ah ! non, on dirait que c’est en moi, mais j’en ai partout, des tuyaux ; c’est très gênant ils passent là dans les bras », et en disant cela, elle décrit exactement avec la pointe de l’index gauche sur le bras droit le trajet de son artère humérale, sa bifurcation en radiale et cubitale ; à la main elle décrit son artère palmaire et les collatérales des doigts elle fait ensuite de même la description de ses artères des jambes, et dit : « Ces tuyaux deviennent de plus en plus petits et il y en a partout des quantités ». Elle s’arrête un moment, paraît regarder avec plus d’attention et continue : « Mais le plus curieux, c’est qu’après ceux-là qui sont de plus en plus petits, il y en a d’autres qui sont de plus en plus gros et qui remontent vers mon cœur ». Et elle décrit alors toute sa circulation veineuse, trouvant toujours ces tuyaux très gênants. Le D’r Comar lui dit de sentir plus encore et elle dit alors à sa grande surprise : « Voyez-vous, [p. 8] dans mon cœur il y a un liquide qui du cœur passe dans les gros tuyaux, puis dans les petits ; ce liquide revient ensuite dans d’autres tuyaux plus gros, puis enfin il revient au cœur d’où il repart encore mais c’est toujours le même qui circule, il ne s’arrête jamais ». Elle sent ensuite « tous ses tuyaux qui battent » et la gênent. La sensation de gêne disparaît et alors elle dit : « Regardez dans mes tuyaux ; il y a deux choses qui se promènent. — Comment deux choses, que voulez-vous dire ? — Oui, j’en suis sûre, je le vois bien il y a d’abord un liquide tout blanc, et dans ce liquide il y a une quantité considérable de très petites machines rouges, presque rondes, mais pas tout à fait c’est plat et les petites choses rouges nagent dans le liquide blanc, et tout cela me fait vivre. Je suis bien maintenant, je vis réellement ; c’est comme si j’avais de la vie qui circule en moi. » Elle avait donc vu en elle le sang blanc et les globules rouges.

Cette même malade décrivit par la suite, en retrouvant sa sensibilité viscérale, tous ses organes, ou poumons, estomac, gros et petit intestin, ses reins, son foie, son pancréas, et elle les décrivait en en suivant sur elle-même, au fur et à mesure qu’elle les sentait, les contours avec son doigt.

Le Dr Comar ajoute très judicieusement : « J’insiste sur les mots sur elle-même, car quelques jours après, elle me décrivit ses sensations de façon tout à fait différente, et le fait m’a paru curieux à noter ». Elle avait recouvré successivement sa sensibilité périphérique musculaire, viscérale, sensorielle, et elle était arrivée à la tête : « Sentez votre cerveau », lui dit-il. Elle cherche un instant et lui demande : « Mais à quel endroit ? — Comment, que voulez-vous dire ? — Où faut-il le sentir, en avant ou en arrière ? »

Elle avait donc la sensation que cela n’était pas indifférent. « En arrière, lui dit-il. » Elle fait alors des oscillations de la tête, accuse les sensations habituelles de tiraillement, de craquement, puis s’arrête tout à coup, s’assied sur son lit et lui dit textuellement : « Regardez : je la sens bien ma tête, en arrière, et je vois là, devant moi, tout mon corps ; c’est très curieux, le voyez-vous ? » Elle lui décrit alors tout son squelette et les viscères. A la fin elle remue les bras et les jambes en même temps qu’elle les décrit et dit : « C’est très drôle, on dirait que ces membres sont tirés par des ficelles qui aboutissent. » Elle s’arrête, paraît chercher et reprend : « Mais où vont-elles toutes, ces ficelles ? il y en a tout autour de moi ; je suis comme enveloppée dans un réseau ; il y en a un nombre incalculable ; elles font tout fonctionner et elles aboutissent dans ma colonne, et de là ça vient dans ma tête ». Elle s’arrête de nouveau de parler [p. 9] continue à faire des mouvements et reprend : « Mais je sens aussi mon cerveau en avant, et tout ce qu’il y a en moi aboutit là (elle montre son front) ; c’est là que je sens des petites cases, et au milieu là elle met le doigt au-dessus de la racine du nez), là je veux. — Comment ? — Oui, je veux ; c’est moi qui suis là et je me souviens maintenant d’un tas de choses très anciennes tous mes souvenirs sont là en avant il me semble aussi que j’ai eu deux existences dans l’une j’ai grandi sans m’en apercevoir, comme une machine : je dormais ou je rêvais, je ne sais pas au juste ; je suis venue chez vous et là je suis redevenue toute petite (en effet en retrouvant sa sensibilité, elle a eu une fois une régression de sa personnalité jusqu’à l’âge de trois ans) et petit à petit j’ai grandi de nouveau ; vous m’avez reconstruite par morceaux j’ai commencé à vivre, mais je n’y suis pas habituée et ça me sera difficile de vivre ainsi je vois trop de choses nouvelles à la fois ; je me rappelle aussi trop de choses enfin, maintenant je suis bien moi ; je n’étais, avant, qu’une machine faisant tout ce que les autres voulaient. Aujourd’hui, je vis, je suis moi, j’ai une volonté ». A ce moment elle ouvre les yeux et se réveille seule.

Le Dr Comar n’a voulu tirer aucune conclusion de ces faits extrêmement curieux. Depuis lors j’ai eu l’occasion d’en observer de semblables, et je sais que d’autres médecins en ont rencontré aussi dans des conditions identiques.

 

Je rapporterai donc maintenant les observations que j’ai pu faire moi-même de ces phénomènes, en copiant les notes prises au jour le jour et à mesure qu’ils se déroulaient sous mes yeux. Le premier cas est celui d’une jeune fille de vingt-deux ans, Jeanne, grande hystérique depuis l’âge de quinze ans, prise pour une tuberculeuse et soignée comme telle à cause d’une toux persistante, de fièvre par accès, de points douloureux de la poitrine, et d’anorexie. Elle se mit à un moment à avoir des contractures persistantes des jambes et parfois des bras, des crises de pseudo-angine de poitrine et des attaques hystériques franches, qui l’amenèrent enfin à se faire traiter pour son hystérie, qui était seule en cause ainsi que la suite le démontra. Insomnie complète, anesthésie généralisée, points douloureux très forts, crises, contractures, anorexie tenace, amnésie, hallucinations visuelles et auditives, etc., c’était le tableau complet de la grande hystérie, et de ce que j’ai appelé le vigilambulisme hystérique. Elle était arrivée à cet état d’une façon progressive à la suite de divers incidents de sa vie qui l’avaient fortement impressionnée, et à la suite de chacun desquels elle s’était [p.10] aggravée. Au début ce fut une exaltation mystique avec une religieuse du couvent où elle était ; puis une chute de cheval où elle avait failli être tuée ; ensuite une tentative sinon de viol, du moins une sorte d’attentat à la pudeur, non consommé d’ailleurs, mais dont elle gardait une terreur extrême et une honte invincible ; enfin la mort de son père qu’elle adorait, bientôt suivie d’une opération grave que sa mère avait dû subir et qui pouvait mettre ses jours en danger.

Réveillée de son vigilambulisme par la restauration progressive de la sensibilité dans l’hypnose, cette jeune fille avait été suffisamment rétablie pour pouvoir reprendre la vie de famille. Cependant elle n’a pas repris, tout en mangeant convenablement, son appétit ; son sommeil est encore souvent troublé, et quoique sa sensibilité paraisse redevenue presque normale, elle la perd avec une trop grande facilité de plus elle n’a pas retrouvé le goût de vivre. On constate que toutes ses fonctions se font au minimum.

Elle est obligée de se remettre en traitement au bout de deux mois. J’entreprends alors de réveiller plus profondément sa sensibilité, et particulièrement sa cénesthésie et sa sensibilité viscérale. C’est alors que j’observai pour la première fois des phénomènes d’autoscopie, qui avaient d’autant plus de valeur chez cette jeune fille que, auparavant et alors que je n’y songeais pas, j’avais pu me rendre compte qu’elle ignorait totalement la structure du corps humain

Au cours d’une séance de réveil de la sensibilité, alors qu’elle avait recouvré celle des membres inférieurs, elle arrive au ventre. Tout à coup elle se plaint d’une douleur vive à gauche, qui la fait replier sa cuisse sur l’abdomen et lui fait crisper le visage. Je lui demande ce qu’elle a. « C’est un tube qui me fait mal. — Quel tube, dis-je ? — Il va de là à là (elle me montre avec la main le trajet de l’ovaire à l’utérus). — Qu’est-ce qu’il y a dans ce tube ? — Rien en ce moment. — Quand donc y-a-t-il quelque chose ? — Quand je suis indisposée (règles). — Qu’est-ce qu’il y a alors ? — Du sang. — Comment donc le voyez-vous ? — En moi. — Oui, mais comment ? — devant vos yeux ? comme si c’était une personne ? — Non. — Dans votre tête ? en imagination ? — Non ; comme si j’avais des yeux dans le ventre ; je le sens. »

Elle voyait par conséquent la trompe gauche.

La douleur cesse au bout de quelque temps. Alors elle se détend. Mais tout à coup nouvelle douleur au bas-ventre. « Qu’est-ce que vous avez encore ? — C’est une peau qui bouche le tube d’en bas elle se tend, elle va éclater. — Qu’est-ce que c’est, que cette [p. 11] peau ; comment est-elle ? — Mince ; elle ferme le tube, répond-elle. — Quel tube ? qu’est-ce qu’il y a dans ce tube ? — Rien en ce moment c’est quand je suis indisposée, le sang qui coule. »

Elle vient de décrire le vagin et l’hymen. En même temps elle éprouve une vive douleur à la tête, au vertex, dans le point que j’ai indiqué comme siège du centre des organes génitaux. La douleur est bientôt suivie des sensations de tiraillements et d’écoulement de liquide frais qui accompagnent le retour de l’activité des centres cérébraux engourdis. Toute douleur s’apaise alors dans le ventre. Elle a le sentiment que tout s’y remet en ordre, et elle cesse alors de voir les tubes dont elle vient de parler.

Mais, continuant le réveil de la sensibilité de l’abdomen, elle se plaint bientôt d’une nouvelle douleur, cette fois au niveau de l’ovaire gauche, et elle s’écrie : « Oh ! un petit sac qui va éclater ? — Un petit sac ? lui dis-je du ton de quelqu’un qui ne comprend pas. Qu’est-ce qu’il y a dedans ? — Des… des petits… grains…, ça se tend, ça va éclater. —Comment est-il gros, ce sac ? — Il n’est pas gros. — Mais encore ; est-ce comme un œuf ? — Non, plus petit. Comme un œuf de moineau ? — Non, plus gros comme une noix, une amande ? — Oui, oui, une amande. — Et les grains ? — Il y en a des petits et des plus gros. »Il est à remarquer que parmi toutes les comparaisons de volume de l’ovaire elle a choisi justement celle qui est classique. Mais non seulement elle voyait son ovaire, elle voyait aussi les ovules qu’il contient. Il faut remarquer en outre que ce n’est que du côté gauche, le côté douloureux, celui où elle avait eu de la contracture de la jambe, qu’elle voit ainsi ses organes du bas-ventre en en recouvrant la sensibilité.

Mais ce n’est pas tout. Bientôt, dans la même séance, elle ressent une nouvelle douleur, cette fois au milieu du ventre, en bas. Elle y sent encore un tuyau petit, mais très épais. « C’est ça qui saigne quand je suis indisposée, dit-elle. » Il lui semble qu’on l’enfonce en elle comme un coin. Elle a de nouveau mal au sommet de la tête (centre génital près du centre des membres inférieurs). Elle me dit alors : « Tout ça était raide et ça tenait avec mes jambes ». A ce moment elle « voit » ses jambes et « ses pieds avec les orteils ». Elle se sent bien alors et me dit que ça coule dans sa tête. Elle me précise le point avec le doigt et dit : « Je n’ai qu’une petite tête là ». En effet, c’est le seul point avec la zone rolandique des membres inférieurs qui soit sensible.

Une fois qu’elle sent tout son bas-ventre, je la réveille par souffle sur les yeux. Elle s’aperçoit tout de suite que ses jambes sont bien [p. 12] et que son ventre n’est plus le même, qu’il est plus souple, plus mou, ce qui l’étonne. Elle sent aussi sa tête bien, mais dans un seul point, celui qui a recouvré sa sensibilité.

Le lendemain, s’étant un peu fatiguée, et son ventre étant redevenu un peu douloureux et moins sensible, je l’endors pour lui faire une nouvelle séance de resensibilisation. Elle recommence à sentir, mais très rapidement, son bas-ventre. Après quoi elle sent dans tous ses membres de petits tuyaux qui se dilatent : « Ce sont sans doute les veines, dit-elle ; il coule quelque chose de chaud dedans, c’est sans doute du sang… oui, c’est le sang. — C’était donc serré que ça se dilate ? — Oui, mais je ne m’en apercevais pas. — Depuis quand est-ce serré ? — Depuis que j’ai eu peur de cet homme (allusion à l’attentat à la pudeur dont elle a été victime)… ça s’est serré en bas, et dans la tête ça a fait un trou (centre cortical correspondant aux organes génitaux qui s’est arrêté de fonctionner). Maintenant elle sent « un petit morceau de sa tête comme un morceau de cervelle de veau ; ça n’a pas la forme de la tête, ça n’est qu’un morceau de la tête, avec des plis ; elle ne voit pas le reste ». La sensibilité du crâne est revenue précisément à ce niveau, surtout à gauche.

Repassant la scène de l’attentat, elle me dit qu’elle a senti dans son ventre le tube du milieu (l’utérus) s’allonger et se tordre, et rester serré, ainsi que tout le ventre. Depuis c’est toujours resté ainsi, sauf en 1898, à un moment où elle allait à bicyclette. Mais ça reprenait la nuit, comme si on lui tordait le bas-ventre. A partir de ce moment s’est produit en elle un changement moral. Tout ce qui se rapporte dans les livres à l’amour lui fait mal et horreur. Auparavant c’était tout le contraire elle se pâmait presque. Maintenant c’était à la fois du bien et du mal que cela lui faisait, comme une contradiction entre deux choses, et elle sentait, en même temps qu’un bien-être général, une douleur dans le bas-ventre. A plusieurs reprises, en recouvrant sa sensibilité abdominale qu’elle reperdait un peu sous une influence ou une autre entre deux séances, elle revit ainsi son ovaire gauche, la trompe, l’utérus. Et chaque fois il est à remarquer que lorsqu’elle arrivait à la sensibilité normale, qu’elle n’éprouvait plus de gêne dans le ventre, elle oubliait complètement ce qu’elle avait vu ainsi, et ne comprenait plus ce que je voulais lui dire quand je lui demandais ce qu’étaient devenus les tubes, les tuyaux, les petits sacs dont elle m’avait parlé. Cette malade avait de la toux hystérique qu’on avait regardée comme due à de la tuberculose pulmonaire et pour laquelle on lui avait fait des pointes de feu, et on l’avait envoyée dans le Midi. Un [p. 13] jour, restaurant sa sensibilité respiratoire dans l’hypnose, elle se met à tousser et tout à coup s’écrie : « Oh ! là (elle met la main sur sa poitrine à gauche j’ai comme une branche de corail; il y a deux petits champignons où l’air ne veut pas entrer )). Je lui demande pourquoi elle ne sent pas de branche de corail (c’est-à-dire son arbre bronchique) à droite « Mais je ne peux pas, me dit-elle, parce que j’ai de l’air qui me vient ». Puis elle met la main sur son cœur « Oh! ça va bien, mon cœur, je sens du sang qui entre dedans: oh! (elle gémit douloureusement) il y a quatre petits oreillers qui me pèsent, dans mes côtés. — Qu’est-ce que c’est que ça ? — Je ne sais pas, c’est du sang, du sang qui m’entre… ça crève… des petites, de toutes petites boules… oh, ces petites boules elles veulent passer. — Ou ça ? — Mais dans un tuyau. — Comment cela ? — Mais ce sont des boules qui veulent passer, des petites boules de sang qui passent sous mon cœur. Voilà maintenant des petites boules de sang qui me montent dans un tuyau… c’est chaud… ça fait mal… ça vient jusque-là (elle montre son cœur)… ça remonte d’une grande chose qui est pliée là (elle montre son ventre ; cette chose repliée est sans doute l’intestin)… ça entre dans le cœur… Je sens la chose en corail qui se tire ; il faudrait gratter ça ; je voudrais de l’air froid qui déboucherait tout ça (elle fait de profondes inspirations… Tout ça me tient dans ma tête, cette espèce de grande chose qui est repliée, repliée là (elle montre son ventre). — Qu’est-ce qu’il y a dedans ? — Il y a, je ne sais pas comment ça s’appelle… des petites bouches. — A quoi servent-elles ces petites bouches ? — Je ne sais pas. »

II semble bien qu’il s’agisse de son intestin et des orifices des glandes.

De nouveau elle ressent mieux encore, et très rapidement ses trompes, ses ovaires, l’hymen : « Oh je ne vois plus rien dans le corps que cette petite peau… ça s’élargit et ce tuyau tordu (l’utérus) veut se remettre tout droit… Tout se calme, je sens comme de l’eau chaude là-dedans (bas-ventre ; sensation habituelle à la fin du retour de la sensibilité)… Et ma tête, elle est bien… oh ! mes bras mes jambes, ils sont à leur aise ». Son cœur est devenu plus grand, mais la branche de corail existe toujours. J’insiste pour qu’elle sente encore davantage. Elle frémit de tout le corps et sent comme un liquide froid qui coule dans sa tête, tandis que ça brûle dans l’intérieur du corps. Peu à peu le corail devient plus petit ; il y a moins de branches, puis il n’y a plus qu’un petit endroit bouché en haut du poumon), il y a comme des granulations où l’air ne peut pas entrer. Elle dit n’avoir jamais senti de branche de corail à droite ; [p. 14] or, de ce côté l’auscultation n’a jamais révélé de modification respiratoire, tandis qu’à gauche on avait cru trouver des signes de tuberculose : « Le petit coin s’est bouché il y a un mois ; je l’ai senti en dormant chez moi, après une crise, mais c’était déjà poussé ; c’est les petites choses de mon rhume (les mucosités) qui n’ont pas la place de passer parce que c’était serré dans ma tête. — Sentez mieux, dis-je. » Elle tousse : « Mais ça tient la corde. — Quelle corde ? — Mais en corail ; il y a des endroits où il y en avait en tuyaux et d’autres en cordes. Oh ! ma tête, si elle pouvait rester comme ça ; c’est trop bon ! » Elle toussaille et sent en même temps comme du liquide qui coule dans sa tempe gauche. « C’est bon, dit-elle, mais c’est ça qui voudrait toujours se boucher ». Dans une autre séance où je la fais recouvrer sa sensibilité dans tout le corps, arrivée à la fin et sur le point de se réveiller, elle s’écrie tout à coup : « Ah ! qu’est-ce que vous me faites faire ; qu’est-ce que ces tuyaux où ça coule dans mon cou ? (ses vaisseaux)… oh ! je vois mon squelette ! — Comment cela ? — Je sens ce qui s’y attache, je pourrais dire toutes les dimensions des choses qui sont en moi. — Et la tête ? — Je sens l’intérieur de ma tête. — Comment est-il fait ? — C’est des tas de petites choses qui remuent ; oh ! je vois ma figure de dedans ; c’est affreux, je la reconnais pourtant c’est comme si je la voyais sous la peau par derrière. » Elle en arrive à ne plus voir que l’intérieur de son front et sent alors « toutes ses idées en place, claires et fortement associées ; son cerveau plus solide et plus résistant ».

Quelque temps après elle a ses règles et éprouve une émotion qui, bien qu’agréable, la trouble et lui fait perdre un peu sa sensibilité. Je l’endors et lui dis de la recouvrer elle-même par les exercices habituels. Elle s’étire les membres, le tronc. Elle sent sa trompe gauche bouchée et le sang qui ne passe pas (en effet ses règles se sont presque arrêtées). Quand la sensibilité est redevenue normale, qu’elle n’a plus de douleur à la pression et que la paroi abdominale a sa sensibilité normale, elle ne sait plus de quoi il est question quand je lui parle du tuyau par lequel elle désigne sa trompe. Je reviendrai plus loin sur cet oubli rapide.

Peu après elle se met à sentir dans son front des « petits trous » ; « Ils sont très petits, mais je les vois plus gros ; je ne les vois pas, non, mais je les sens. — Qu’est-ce qu’il y a dedans ? — Des petits fils qui s’entrecroisent, comme un tissu. — Quelle forme ont-ils ? — Avec des angles, des pointes. —Où y en-a-t-il ? —  Là (elle montre le centre du front). — Seulement là ? — Oh ! quand ça revit ça ramène des tas d’images, des souvenirs qui voudraient aller [p. 15] rejoindre les autres. — Où ça ? — Au même endroit, je sais bien, mais il me semble que c’est ailleurs. Qu’est-ce que ça fait quand ça revit ? — C’est ça (elle montre son front) qui est engourdi ; ça se tend c’est des souvenirs que j’ai perdus qui veulent revenir ; c’est ça qui s’est endormi. Oh ! ces yeux (ceux de l’homme qui a commis un attentat sur elle) qui m’endorment ; il m’a dit il faut… Comment suis-je allée dans cette maison ; j’ai cherché pourtant à me secouer… oh ! je m’endors. »

Elle passe la main sur son front, rejette la tête en arrière, se cambre les reins, puis brusquement se détend, et dit : « Des petites machines qui se sont ouvertes par ici. — Qu’est-ce que c’est que ces petites machines ? — Des petites machines qui dormaient. —Qu’est-ce qu’il y avait dedans ? — Un petit trou, rond avec des pointes. — Quoi, un pinceau ? — Comme une aiguille ; les petites chambres (5) (ce sont les petits trous de tout à l’heure) qui dorment sont collées ; elles sont resserrées. — A quoi servent-elles ? — Elles servent pour que je pense ; ces petits coins-là ça se serre et ça se détend continuellement comme une machine en vibration, excepté celles qui dorment et qui restent bien tranquilles. — Où sont donc les images dont vous me parliez ? — Dans les petits trous ; quand les petites pointes commencent à bouger, à vibrer, ça fait venir l’image devant mes yeux ; quand l’image vient je ne vois plus de petit trou, ça prend tout le front, mais je sais qu’elle est là dedans puisque c’est de là qu’elle sort… mais les images tiennent par des fils ici (elle montre son occiput au niveau des lobes optiques) parce que quand elles dorment je ne sens rien là ; mais quand elles vont venir avec les couleurs, je sens que ça tire derrière, et par devant ça commence à marcher sur place, à remuer, à vibrer ». N’est-ce pas bien les cellules cérébrales auxquelles se rapportent ces paroles ? Elle continue à se détendre, son visage est calme, reposé : « Je ne vois plus qu’une chose molle en dedans de mon front ; je sens comme des courants en dedans ; c’est dans cette chose molle que sont ces petites chambres. — Y en-a-t-il beaucoup ? — Oh ! tellement ! — Y en-a-t-il une grande épaisseur ? — II y en a plusieurs couches. — Toutes de même taille ? — Non, il y en a de plus ouvertes… Oh ! ça recommence à marcher ! (elle remue la tête en la secouant rapidement et la rejetant en arrière)… les petites chambres que je ne voyais pas qui se mettent à marcher ; ces petites-là, c’est écrasé, ça [p. 16] n’a plus de forme, ça n’a plus la forme des autres… oh ! ce petit sac dans mon ventre à gauche qui est écrasé (ovaire) ça tire dans ma tête, là (vertex, au point que je considère comme le centre génital). — Quel rapport ça-a-t-il ces deux choses, dis-je ? — Si ça ne s’était pas mis à marcher là (elle montre son front) ça n’aurait pas dérangé çà (centre génital). — Qu’est-ce que vous voyez ? — (Elle a le visage contracté comme si elle avait peur). — Toujours ses yeux ; il faut lutter contre ; ils m’endorment ». (Elle se raidit ; en même temps que son centre génital se remet en activité elle voit donc la scène qui l’a émotionnée autrefois et son ovaire qui y correspond. C’est un des nombreux exemples démontrant le mécanisme de l’idée fixe dans l’hystérie, où elle est la conséquence et non la cause de l’état fonctionnel.)

Mais bientôt elle s’écrie : « Oh cette vitesse ! — Quoi donc ? — Le tremblement des petits trous ; ils tremblent tous pour rattraper les autres qui ont continué de marcher pour que tout soit ensemble : ça ne se faisait pas quand ça dormait ». Elle a une détente générale et un air de béatitude ; elle fait de larges inspirations : « Il n’y a plus de petits trous ; j’ai comme de l’eau fraîche qui coule dans le front. — Qu’est-ce qui coule ? — Rien, mais ça me paraît froid en comparaison d’avant ; quand ça cesse d’être trop dur (le cerveau) ça parait froid ».

J’insiste pour qu’elle sente encore mieux. Elle secoue sa tête rapidement, fait de larges inspirations : « Oh ! il y a comme deux petites bouches dans mon côté gauche, où il coule du sang ; ça s’ouvre et ça se ferme ; dans l’une il en sort et dans l’autre ça entre (en même temps elle appuie sa main sur le vertex, au niveau du centre cardiaque. Sont-ce les valvules du cœur qu’elle sent ?)… ça fait mal dans mon côté… ça s’ouvre, c’est bon ; ça me chatouille à gauche en dedans j’ai froid là dedans (elle se met à tousser et se frotte la tempe gauche au niveau du centre cortical respiratoire selon moi) elle se gratte ensuite toute la tête et frémit de partout : « Oh ! tout s’écoule (retour de la sensibilité cutanée complète). — Et dans la tête ? — Ça fait un grand bruit, tout ça se met en branle. — Quoi ? — Là dedans telle se tient la tête) je ne peux plus penser, j’ai peur, je ne sais pas ce que ça me fait, c’est très drôle (elle halète, serre son front dans sa main. se raidit puis se détend). — Et maintenant, dis-je ? — Où sommes-nous ? je ne sais pas d’où je sors ; je sais seulement que je suis avec vous, c’est comme si je sortais d’un trou et de plusieurs choses à la fois… oh ! ce qu’elle est légère, ma tête ! oui, de plusieurs choses à la fois dans ma tête… (elle se détend à plusieurs reprises) c’est drôle ce que je [p. 17] vois à présent, je pourrais me dessiner sans me voir. — Comment cela ? — faire votre portrait ? — Oh ! non, les choses que j’ai dans le corps. — Par exemple ? — dis-je d’un ton incrédule. — Voyez cette large chose (elle prend sa gorge) qui descend, où l’air passe, qui s’en va en plusieurs branches et rameaux… et puis comme un sac (estomac qu’elle m’indique du doigt) et par ici (ventre) comme un tuyau replié sur lui-même, et ici (bas-ventre) comme un triangle et de chacun des coins deux tuyaux plus longs que mon doigt et de chaque côté deux petits sacs… je ne sais pas dire mais je saurais le dessiner… c’est en moi tout ça ?… et puis un autre petit canal comme un sac qui finit en pointe… et puis je vois comme des cordes par-dessus, comme une étoffe, c’est mou, mais pas très… oh ! mais il y en a de plus petites qui sont sous ma peau… c’est creux, je sens quelque chose qui coule dedans… ah ! c’est du sang… ah ! ça coule partout… je peux voir la place de mes os… je sens du sang dans tous mes doigts, il remonte, et il m’entre dans la poitrine. — Et dans la tête, que sentez-vous ? — Je sens plutôt une chaleur c’est bon ; ça n’est pas plus chaud que tout à l’heure, mais c’est parce que j’ai ces petites choses (les trous, les chambres) qui sentent la chaleur… oh ! ces grosses cordes-là (carotides sur lesquelles elle met le doigt les cordes de tout à l’heure étaient donc des vaisseaux aussi)… oh ! je suis bien, j’ai soif, ça tire là (estomac) ; c’est ça qui me donne faim… ah ! mais j’ai le truc pour respirer… à présent je ne vois plus que mon sang. —Comment est-il ? — C’est comme des petites globules. — En avez-vous vu des images ? — Oh non, quelle horreur je ne voudrais pas… ils courent dans les bras et les jambes dans de petits canaux. — Et le liquide, quelle couleur a-t-il ? Je ne peux pas voir parce qu’il n’y a pas de lumière. — Et les globules ? — Non plus. —  Comment les voyez-vous ? — Je les vois dans l’ombre. —Quelle forme ont-ils ? — Ce n’est pas exactement rond. — Alors, — Mais elle ne me répond pas, s’étire, soupire, passe la main sur son front et dit : « Je voudrais bien me réveiller. — Qu’est-ce qui vous tient endormie ? — C’est le front. — Qu’est-ce qui y est donc encore ? — Rien, mais la force me manque. Ce qui me fatigue c’est que mes pensées, je les pense avec tout mon corps, vous allez rire, avec mes mains, mes pieds, tout mon corps. — Enfin c’est dans le cerveau ? — Oui, mais tout mon corps va avec mon cerveau quand j’ai une pensée je la pense dans ma tête mais je la sens partout. »

Elle me dit que tout est réveillé ; elle passe la main sur son front ; tout s’éclaircit ; elle ouvre les yeux, les referme, me regarde sans avoir l’air de me reconnaître, referme encore les yeux, fait un effort [p. 18] général de tout le corps, se raidissant, puis se détendant brusquement, et se réveille alors tout à fait bien et tout à fait normale. Une autre fois encore elle me présenta, des phénomènes analogues à la suite d’une légère perte de sensibilité et d’une séance de resensibilisation, mais d’une façon très rapide et bien plus incomplète. Cette jeune fille a donc, dans des conditions que nous aurons lieu de préciser plus loin, pu se représenter ou pour mieux dire même, voir ses vaisseaux, son cœur, son sang, ses poumons et ses bronches jusqu’aux vésicules pulmonaires, ses intestins, ses ovaires, ses trompes et l’utérus avec le vagin et l’hymen, ses muscles et ses tendons, son squelette y compris celui de la face, et enfin son cerveau. Et elle n’a pas seulement eu connaissance des formes extérieures et de la structure macroscopique de ces organes. Il en est comme l’ovaire et le cerveau où elle a décrit leur constitution microscopique.

En voici un autre cas, moins complet, mais qui n’a pas été moins net à un moment donné. Il s’agit d’une grande hystérique de vingt-six ans, G…, avec anorexie invétérée, vomissements, crises de divers ordres, et plongée depuis plusieurs années dans un vigilambulisme complet. Le début datait d’ailleurs de la petite enfance, car au cours de sa guérison, elle rétrograda comme personnalité et reviviscence de souvenirs jusqu’au jour où elle fit ses premiers pas. Ce qui avait contribué à l’aggraver singulièrement dans les dernières années, c’étaient d’une part des émotions génésiques contre lesquelles elle luttait beaucoup moralement, et deux attentats à la pudeur auxquels, il faut bien le dire, elle n’avait opposé qu’une résistance assez faible. Mais elle les avait cachés à sa famille, et ayant été un peu poursuivie par les individus qui en avaient été les auteurs, elle vivait dans une crainte continuelle.

sollierautiscopieinter0002

René Magritte.

Je l’endormis avec la plus grande facilité, comme toutes les vigilambules complètes d’ailleurs, puisqu’elles sont en réalité en état de sommeil hystérique les yeux ouverts, et lui fis progressivement recouvrer sa sensibilité. Elle était presque au bout de sa régression de personnalité et de sa restauration des sensibilités générale et spéciales, et je ne songeais nullement à rechercher chez elle de phénomènes d’autoscopie dont elle ne m’avait présenté aucune ébauche. Un jour, étant endormie pour ressentir les organes du bas-ventre, elle me dit à un moment donné qu’il lui semble qu’il y a quelque chose de gros qui veut sortir. Je n’attache que peu d’importance à cette sensation que j’ai signalée autrefois comme une de celles qui s’observent au cours de la resensibilisation de l’utérus. [p. 19] Mais après quelques mouvements du bas-ventre. G… me dit qu’elle voit dans le bas-ventre du côté droit comme une betterave ou un gros œuf qui voudrait sortir. Je lui demande des explications : « C’est dans le tuyau où on fait des injections, vous savez, c’est long comme ça (elle me montre son index ; c’est donc son vagin qu’elle désigne ainsi) et puis il y a quelque chose qui ferme, comme une peau qui est en travers, comme ça, inclinée (elle me montre la position exacte de l’hymen) et au-dessus, dans le tuyau, il y a cette affaire qui voudrait sortir ; ça pousse dessus. — De quelle couleur est cette betterave ? — Elle est blanc mat ; c’est comme une peau épaisse comme le doigt qu’il y a dessus… Ça va faire un grand trou quand ça va sortir… mais je ne peux pas l’empêcher maintenant. » Elle continue à faire des efforts expulsifs et tout à coup : « Oh ! ça fait drôle là ; ça dure le temps d’un éclair ; ça élance ; ça part du côté droit au-dessus de la hanche, ça descend en bas, et ça remonte à gauche ; ça me fait du bien, ça me fait ouvrir, ça me détend… je vois tout mon intérieur comme si j’y étais ; je vois ma matrice maintenant ; elle est entre ma vessie et mon intestin. — Vous les voyez ? — Oui, je vois mon intérieur comme si j’étais écorchée ; — Est-ce que vous voyez aussi les autres organes comme ça ? — Oh ! oui, j’ai là deux grappes de raisin (poumons) et là il y a une courbe (et elle trace avec son doigt le trajet du gros intestin… là aussi (elle met la main sur son sein) j’ai des grappes de raisin, mais elles n’ont pas la même forme (glandes), ça fait comme des grains détachés ; dans les grappes de raisin de l’intérieur (poumons) ils sont comme accrochés à la grappe ».

En recouvrant davantage la sensibilité, elle finit par ne plus rien distinguer : « Tout est en place ».

Dans une séance ultérieure, elle ressent son estomac avec toutes les réactions habituelles ; en même temps elle le dessine sur elle. Elle ressent ensuite son appareil respiratoire. Ce ne sont plus deux grappes de raisin qu’elle voit ; c’est un gros tuyau avec deux branches (la trachée et les bronches).

A un autre moment elle secoue sa tête rapidement. Je lui demande ce qu’elle éprouve : « Vous ne savez pas, me dit-elle, j’ai la tête trop petite pour mettre dedans tout ce que j’ai à y mettre. Elle est trop petite pour ce que je pense ; j’ai un gros cerveau, plus gros que ma tête ne peut le contenir ; il pousse contre les os là (elle montre son front) et là l’occiput); il grossit, il est plus gros à droite, je le vois. — Comment ? — Je vois la cervelle, ça fait des petites affaires comme ça (elle dessine des sinuosités en l’air), comme du macaroni mais plus gros, avec des filaments rouges, comme des petits fils, [p. 20] fins, fins, et ils sont plus rouges à gauche qu’à droite ; la cervelle « rampe » et les fils aussi plus à gauche qu’à droite. — Ça « rampe » vite ? — Ça dépend, quand j’ai beaucoup à penser ça va très vite ; il y a des endroits où ça va plus vite ; c’est plus rouge aussi ; c’est quand je pense ; à gauche je vois bien ce que je pense, c’est net ; mais à droite j’ai du mal à penser ; il faut que je cherche, c’est comme dans un brouillard. — Qu’est-ce que c’est que ces filaments, — C’est comme des cheveux on dirait qu’il y a du sang dedans ; il y en a beaucoup à gauche et ça remue, mais pas beaucoup à droite. — Voyez-vous des deux côtés la même chose ? — A gauche très net, mais pas à droite, je l’ai très anémié de ce côté-là, mon cerveau. — Comment le savez-vous ? — Je le sens bien, il ne veut pas marcher comme l’autre côté… je sens très bien que ça me part dans le bras, et la jambe, dans l’œil aussi. — Où est-ce dans le cerveau ? » Elle me montre le côté droit de la tête : « C’est le bras droit et la jambe ». J’appuie alors sur la zone rolandique droite pas de réaction. J’appuie ensuite sans rien dire sur la gauche : « Oh ! c’est drôle, dit-elle, je me trompe, c’est là mon bras droit, oui (elle y met son doigt elle-même, puis remonte plus haut oui, et ma jambe là… — Et l’œil ? — Oh c’est là (elle met son doigt sur l’occiput).

Dans une autre séance où elle ressent encore plus profondément le ventre elle me dit : « Je vois clair en dedans comme si j’y étais. — Quoi donc ? — Ma betterave (l’utérus), vous savez elle n’est pas rouge, elle est blanche ; elle est ratatinée comme une vieille pomme ; elle est serrée par ma vessie qui est trop grosse ; je serai guérie quand ça aura craqué jusqu’en haut de ma tête (siège que j’ai indiqué pour le centre cortical génital) ; tout est serré et tortillé comme en tire-bouchon dans mon ventre… dans le tuyau à injections (le vagin) il y a quelque chose qui se tend, qui est presque fermé, une petite peau de tambour (hymen) ».

Une fois je lui demande si elle voit les autres parties de son corps : « Quand j’y regarde ; je vois dans ma poitrine, dans ma tête, si je veux. — Avec quoi voyez-vous dans le corps ? — Avec les yeux ; c’est comme si j’étais ouverte ; je peux voir ce qui se passe ; dans le ventre c’est comme si j’avais du verre au lieu de peau, je vois au travers ; dans la poitrine je vois en dedans, ce n’est pas la même chose ; dans la tête c’est reflété comme dans une glace ; je ne vois pas la chose vraie, je la vois comme dans une glace (cela explique que précédemment elle se soit d’abord trompée quand elle m’a dit que c’était du côté droit que correspondaient ses membres droits, et cela démontre en même temps qu’il n’y a pas de supercherie ou de réminiscence, mais que le sujet juge d’après ses [p. 21] impressions actuelles). — Que voyez-vous dans la tête ? — Le cerveau. — Comment ? — Comme si je voyais tout autour et puis au-dedans ; je le vois qui remue plus je pense, plus il remue vite ; mais pas le côté droit, il remue moins… les choses que je vois le mieux je les vois devant le front. Quand j’étais petite, pour retenir une leçon j’écrivais mes dates sur le front comme sur du papier et je les revoyais en fermant les yeux. Pour me réveiller à l’heure j’écris sur mon front et je me réveille à l’heure ». (Elle me montre comment et écrit avec sa main droite à l’envers sur son front 7 3/4.) Pour le ventre, elle le voit comme si elle était devant, pour la tête elle m’indique avec la main qu’elle a dans la tête comme un écran sur lequel tout vient se reproduire. « Oh ! je vois bien en moi aujourd’hui, me dit-elle, et je peux bien faire alors ce qu’il faut. »

 

Dans le troisième cas que j’ai eu l’occasion d’observer il s’agissait d’une jeune fille de vingt ans, grande hystérique qui me fut amenée pour des crises convulsives, des attaques d’aboiement, de la toux hystérique, de l’anorexie, et des crises hallucinatoires dans lesquelles elle voyait sa mère morte récemment et dont le souvenir la poursuivait. Mais tous ces accidents n’étaient qu’aggravés par cette dernière circonstance. En réalité, elle était malade depuis l’âge de treize ans, époque de la formation. Elle avait été prise alors d’une passion pour un jeune homme qui fréquentait chez ses parents et qui était beaucoup plus âgé qu’elle. Elle l’aimait non seulement moralement, mais éprouvait près de lui des sensations voluptueuses. Elle ne rêvait que de lui et dans ses crises elle le voyait constamment. Ce n’est qu’après la mort de sa mère qu’elle avait eu des crises où cette mort tenait une place. Elle avait caché à tout le monde sa passion, mais ce jeune homme étant venu à se marier, elle en conçut un grand chagrin et les accidents nerveux se développèrent. Complètement anesthésique et vigilambule quand je la vis pour la première fois, je la soumis au traitement par réveil de la sensibilité. Je passe sur les phases de ce traitement au cours duquel dans les différentes séances de réveil, elle rétrograda comme personnalité jusqu’à l’âge de treize ans, date de sa passion. Elle recouvra la sensibilité et le fonctionnement de tous ses organes successivement. Le plus récalcitrant fut l’appareil génital et particulièrement l’ovaire gauche qui était le siège d’un point douloureux très persistant. Elle conserva pendant très longtemps de l’anesthésie du bas-ventre, et tant que celle-ci exista, l’idée fixe de son jeune homme persista aussi. Du jour où la sensibilité commença à reparaître, l’idée du [p. 22] jeune homme disparut. Chaque fois que pour une cause quelconque l’anesthésie survenait, et en particulier à l’époque des règles, l’idée reparaissait immédiatement. C’est un des plus beaux exemptes des rapports de l’idée fixe des hystériques avec l’état de la sensibilité organique.

Au cours de la restauration de la sensibilité des différents organes, elle ne présenta jamais d’autoscopie. Au contraire, quand il s’agit de l’appareil génital interne, qui était atteint le plus anciennement et le plus profondément dans sa sensibilité, elle en présenta d’une façon très nette. Tout d’abord elle n’éprouva que les sensations ordinaires de tiraillement, d’écartèlement, de déchirement, de ficelles tirant du ventre dans les cuisses, de nœuds se dissolvant dans le ventre. La sensibilité paraissait même redevenue normale dans le bas-ventre, et l’idée fixe qui y était reliée ne se montrait plus, quand, dans une séance où je cherchais à perfectionner davantage encore sa sensibilité, elle se mit à éprouver des phénomènes qu’elle ne m’avait encore jamais présentés. Elle sent comme un petit sac, un petit ballon qui était au milieu de son bas-ventre, avec des ficelles qui le tirent en bas et des nœuds. Elle ne peut décrire exactement ce qu’elle voit mais elle dit : « C’est drôle il me semble que je vois dans mon ventre comme si c’était devant moi, en l’air. — Comment donc pouvez-vous voir dans notre ventre, lui dis-je ? — Je ne sais pas, c’est comme si j’avais des yeux dans le ventre ». A plusieurs reprises dans des séances ultérieures elle eut les mêmes sensations et les mêmes expressions. Jamais elle n’éprouva cela pour les autres parties du corps, pour les autres organes, moins anesthésiés que l’appareil génital. Quand, à la fin de la séance où elle avait eu ainsi l’impression qu’elle voyait l’inférieur de son ventre comme s’il avait été devant elle sous ses yeux, je lui reparlais, au moment de se réveiller complètement, de cette impression, elle ne savait plus de quoi je voulais lui parler.

C’est en somme un cas très atténué et qui n’a de valeur que mis en comparaison avec les autres pour aider à la compréhension de certains points de ces curieux phénomènes que nous allons maintenant étudier en détail.

 

Cas dans lesquels se rencontre l’autoscopie. — Dans tous les cas rapportés ci-dessus il s’agissait de grandes hystériques, atteintes de manifestations multiples, anciennes, et particulièrement d’accidents viscéraux. Dans tous les cas, il y avait des anesthésies très profondes, très tenaces, perte plus ou moins complète de la fonction des organes représentés autoscopiquement. Les sujets n’avaient aucune [p. 23] conscience dans l’état de veille apparente, ni dans l’état d’hypnose, des organes intéressés ni de leur fonctionnement. On pouvait dire que ce fonctionnement se faisait uniquement par les centres inférieurs, mais que l’influence des centres corticaux, supérieurs, n’existait plus, soit pour modérer ou accélérer ce fonctionnement, soit simplement pour être impressionnés d’une façon aussi faible que possible par les modifications organiques résultant de ce fonctionnement.

Il s’agissait donc en somme de cas non seulement anciens, mais dans lesquels le trouble fondamental hystérique était très profond. II est à remarquer en outre qu’il s’était montré chez des sujets jeunes, en voie d’évolution, et chez lesquels cette évolution avait été singulièrement enrayée. La généralisation même des troubles hystériques et plus encore leur fixité, prouvent combien l’affection était intense. On ne s’étonnera donc pas que ces phénomènes d’autoscopie soient relativement rares, encore que la méthode de traitement de l’hystérie (réveil cérébral), qui a permis de les révéler, soit de date relativement récente (1897), puisque les cas où on les a rencontrés sont eux-mêmes assez rares.

Moment de l’apparition du phénomène. — C’est en état d’hypnose, au cours du réveil cérébral, amenant la restauration de la sensibilité en même temps que le retour de l’activité organique, que s’est montrée l’autoscopie interne. Mais il est deux points à mettre en évidence. Le premier, c’est que malgré le nombre aujourd’hui considérable des cas où le réveil cérébral s’est produit avec toutes les réactions motrices, sensitivo-sensorielles et intellectuelles que j’ai décrites dans mes ouvrages sur la genèse et sur le traitement de l’hystérie (6), malgré l’intensité de certains de ces cas, je n’ai rencontré que très rarement l’autoscopie vraie, complète, telle qu’elle existe dans les exemples ci-dessus. De l’examen que j’ai fait comparativement de tous ces cas, je crois pouvoir conclure qu’ils étaient plus graves, plus invétérés, d’une intensité surtout plus grande que tous les autres. Et ceci ressort, non seulement de la multiplicité, de l’intensité, de la généralisation des phénomènes morbides, mais surtout de la ténacité de certains d’entre eux et de la longueur du traitement qu’ils ont nécessité. C’est à cette fixité, à cette ténacité de certains troubles fonctionnels qu’on peut mesurer le mieux l’intensité de la maladie, car on peut voir la même multiplicité, la même généralisation des accidents dans d’autres cas où la restauration des fonctions, le retour de l’état normal, physique et moral, se [p. 24] font avec une grande facilité et, une fois obtenus, persistent sans grand effort. Dans tous ces cas au contraire il y avait une fixité et une facilité de récidive des phénomènes, décourageantes parfois. II ressort de cette remarque que l’autoscopie ne se rencontre que lorsque l’état hystérique a revêtu un caractère d’intensité et surtout de fixité particulière.

Le second point à considérer est beaucoup plus intéressant et important. C’est celui du moment de l’apparition du phénomène. Rien ne permet de te prévoir chez un sujet. C’est au moment où on s’y attend te moins qu’il se montre. Tous nos sujets se sont comportés de la même façon à cet égard. Après avoir semblé recouvrer complètement leur sensibilité et leur fonctionnement normal, après avoir paru tirés d’affaires définitivement, et n’avoir plus qu’à consolider leur état, tout à coup, au cours d’un réveil cérébral général pour perfectionner tout ce qui peut encore rester un peu au-dessous de la normale, ils se mettent à présenter de nouvelles réactions subjectives et en même temps à décrire certains de leurs organes d’une façon tout à fait caractéristique, non seulement dans leur conformation extérieure, mais encore dans leur structure la plus intime, même microscopique, ainsi qu’on a pu s’en rendre compte par la lecture des observations précédentes. Il semble donc que ce soit en perfectionnant leur fonctionnement, l’activité de leurs centres corticaux, que le phénomène survienne. C’est comme si après avoir recouvré une activité des centres corticaux suffisante pour percevoir les changements qui s’opèrent en eux sous l’influence du fonctionnement organique, cette activité renaissait dans toute son intensité, et que le pouvoir de représentation, lié à cette activité dans les limites relativement restreintes mais suffisantes pour qu’il y ait conscience, s’étende à toute la substance des organes, à toutes les modifications, si infimes soient-elles, qui se produisent au sein de leurs tissus. Il semble qu’il y ait augmentation de ce pouvoir de représentation, à la fois en intensité et en extension.

A la vérité, quand on y réfléchit, ii n’y a peut-être pas lieu d’en être si étonné. Tout n’est en somme, au point de vue de notre subjectivité, qu’une question de degré, et il y a peut-être moins de différence entre les perceptions habituellement conscientes et considérées comme normales, très confuses, de notre fonctionnement organique, et celles que nous rencontrons dans le phénomène de l’autoscopie, si nettes et s’appliquant à des éléments anatomiques si fins, qu’entre les divers degrés de l’activité visuelle, auditive, ou tactile qui existent entre plusieurs individus. [p. 25]

Organes susceptibles de représentation autoscopique. – La lecture de nos différents cas prouve qu’aucun organe n’échappe à l’autoscopie. Nos sujets ont pu en effet se représenter la disposition et la structure, microscopique dans certains cas, de tous les organes poumons, estomac, intestin, organes génitaux internes, seins, cerveau, cœur et vaisseaux, muscles et articulations, le sang lui-même. Chez tous ce sont les organes qui avaient présenté les troubles pathologiques les plus marqués qui ont été l’objet des phénomènes d’autoscopie les plus complets, les plus délicats. Il n’y a du reste aucune raison pour que tous les organes ne soient pas susceptibles d’autoscopie, car il est bien certain que tout l’organisme est relié à la corticalité, que tous les points de cet organisme sont projetés sur l’écorce et que celle-ci renferme des centres de perception, et de représentation par conséquent, tenant sous leur dépendance toutes les fonctions organiques.

Après avoir nié les centres moteurs de l’écorce il a fallu les admettre ; après eux, il a fallu reconnaître l’existence des centres sensoriels chez les animaux on est arrivé à déterminer des centres corticaux pour divers organes ; il est singulier de voir qu’on nie aujourd’hui encore l’existence de ces derniers chez l’homme, malgré les nombreux exemples que j’en ai donnés, en les démontrant physiologiquement et cliniquement dans la majorité des cas, anatomopathologiquement pour le centre de l’estomac (7). Dans un article récent de la Revue neurologique (20 oct. 1902) MM. Parhon et Goldstein ont cependant pris en considération mes recherches sur ce sujet, et penchent en faveur de la localisation que j’ai donnée du centre de l’estomac.

Mode de représentation dans l’autoscopie. — Comment les sujets se représentent-ils les organes qu’ils décrivent ainsi quand le fonctionnement reparait avec la sensibilité consciente ? Est-ce par la vue, est-ce par un sentiment cinesthésique ? Les voient-il au dedans ou au dehors d’eux-mêmes ?

Il semble tout d’abord que ce soit une sorte de vision intérieure, car les sujets disent qu’ils « voient » réellement, mais ils ajoutent aussi souvent qu’ils « sentent » ce qu’ils décrivent, comme pourraient par exemple le faire des aveugles. Cette vision est tantôt intérieure tantôt extériorisée. L’un dira qu’il a comme des yeux dans le ventre, l’autre dessine dans l’espace avec son doigt ses organes à mesure qu’il les décrit, un autre se voit comme dans une glace, [p. 26] ou bien comme s’il se regardait de derrière, et voit par exemple sa figure par-dessous la peau comme un masque regardé par derrière, un autre encore dira qu’il se voit comme par transparence. Chez le même sujet on peut observer aussi ces différentes manières de « voir », successivement, ou simultanément même pour les différents organes considérés.

Cette diversité me paraît montrer qu’il ne s’agit pas d’un phénomène de vision proprement dite, ce qui d’ailleurs ne se comprend pas, mais d’un phénomène de représentation basé sur les sensations cénesthésiques parties de l’organe, ou pour mieux dire rapportées à l’organe dont le centre recouvre son activité.

Il se passerait quelque chose d’analogue à ce qui se passe quand nous décrivons les yeux fermés un objet que nous ne connaissons pas et que nous explorons par le contact. Nous transformons nos sensations tactiles en représentations visuelles et nous décrivons l’objet d’après cette représentation visuelle. En réalité il n’y a pas de vision proprement dite. De même ici, la mise en activité de nos centres organiques éveille des représentations cénesthésiques que nous rapportons à la phériphérie [sic], aux organes eux-mêmes ; ce sont des représentations cénesthésiques, ordinairement inconscientes et fondues dans la masse de nos sentiments corporels, que nous transformons en représentations visuelles.

Que le sujet situe sa représentation au niveau de l’organe lui-même qui est en cause, ou qu’il la projette, sous forme d’hallucination en quelque sorte, en dehors de lui, cela n’a aucune importance. C’est une question de procédé mental de sa part, et l’intensité même de la représentation n’y est pour rien. En reprenant la comparaison de tout à l’heure avec ce que nous faisons lorsque nous cherchons à nous représenter un objet inconnu que nous palpons les yeux fermés, nous remarquons que les uns se le représentent à la place même qu’il occupe, d’autres en dehors et sans contact avec eux-mêmes, d’autres enfin tantôt d’une façon tantôt d’une autre. Ce n’est guère qu’à la fin, quand ils en ont pris une connaissance complète qu’ils en projettent la représentation dans l’espace d’une façon tout à fait indépendante de l’objet lui-même. Il en est de même chez nos sujets qui peuvent présenter tantôt l’une tantôt l’autre représentation, et qui, à la fin, ont également parfois une hallucination autoscopique complète.

 

Termes spéciaux employés par les sujets. — Une chose frappe immédiatement quand on entend ces sujets décrire ce qu’ils voient en eux, c’est leur langage, ce sont les expressions qu’ils emploient, [p. 27] les périphrases, les comparaisons dont ils se servent. Jamais presque ils ne disent un mot technique, n’emploient une expression propre, même pour tes choses qu’ils doivent connaître. Les muscles, les tendons sont des cordes ; les vaisseaux aussi sont des « cordes » ou des « ficelles », puis à mesure que la sensation se précise, ils deviennent des « tuyaux dans lesquels il coule quelque chose » ; l’ovaire est un « petit sac » avec des « grains » les trompes sont des « tuyaux », le vagin aussi est un « gros tuyau », l’utérus est un tuyau aussi avec des parois très épaisses ; l’hymen est une petite « peau », les bronches sont des « branches de corail » qui peu à peu se laissent canaliser pour que l’air passe ; les poumons sont une « grappe de raisin », le foie et la rate des « éponges », l’estomac une « poche », un « sac », l’intestin un « long tuyau », les seins sont des « grappes » aussi mais qui ne sont plus pareilles à celles du poumon ; les cellules cérébrales sont des « petites cases » avec des pointes, avec « quelque chose de mou dedans ». Jamais on ne les entend appeler les choses par leur nom scientifique ou vulgaire. Il semble que ce soit pour eux des choses nouvelles, inconnues. Leurs impressions sont si nouvelles en effet qu’ils ne sauraient les rapporter à rien de connu pour eux, ce qui prouve d’ailleurs leur sincérité, de même que l’identité des termes employés par tous.

En les interrogeant je m’efforçais toujours de leur faire préciser les choses sans me servir d’aucune expression qui pût leur rappeler d’anciennes notions anatomiques. Je faisais comme si je ne comprenais pas ce qu’ils voulaient me dire. Jamais je n’en ai vu me dire que ce qu’ils me décrivaient était tel ou tel organe. Tout au plus arrivaient-ils à dire : ce doit être tel organe. Mais il ne l’affirmaient pas.

Cela peut étonner au premier abord. Tout le monde, même sans études, a pu voir, ne fût-ce que chez un boucher, des poumons, un cœur, un cerveau, des intestins, etc. Il est donc singulier que le sujet qui voit autoscopiquement ces différentes organes en lui ne les reconnaisse pas et ne cherche pas, pour les décrire, de comparaison avec ce qu’il connaît déjà chez les animaux, ou qu’il a pu voir sur des figures.

Je ne puis m’expliquer cette particularité que de la manière suivante. Tout d’abord le retour de la sensibilité ne donne pas tout de suite la notion de l’organe complet. C’est peu à peu, par parties et non dans l’ensemble, que cette notion apparaît. Le sujet ne peut donc rapporter les impressions qu’il ressent à rien de connu, pas plus que si on présentait une préparation microscopique du poumon à quelqu’un de profane en fait d’anatomie, il ne pourrait dire que [p. 28] c’est un poumon, mais simplement décrire ce qu’il voit et le comparer avec des choses du monde extérieur connues, pour se taire comprendre dans sa description. En effet, ce n’est que lorsque tout l’organe a recouvré son fonctionnement et sa sensibilité, — c’est-à-dire que le centre cortical de l’organe a repris son activité complète — que le sujet s’aperçoit que ce qu’il vient de sentir est tel ou tel organe ; jusque-là tout ce qu’il en percevait était tellement dînèrent de ce qu’il en connaissait qu’il ne pouvait le lui attribuer, et pour en donner une idée était obligé d’emprunter ses comparaisons à de tout autres objets.

En second lieu le sujet n’a jamais ressenti ce qu’il éprouve alors. Il en est donc surpris lui-même ; il se demande et il demande ce que c’est, à quoi cela se rapporte. C’est quelque chose de nouveau et d’imprévu, n’ayant aucun rapport avec ses sensations habituelles. Il n’est donc pas étonnant qu’il ne sache pas rapporter à tel ou tel organe qu’il n’a jamais perçu — comme l’ovaire ou l’utérus par exemple — d’une façon isolée et précise, les sensations qu’il y éprouve et qui tiennent à un fonctionnement tout à fait spécial.

Degrés de l’autoscopie. — Il est à remarquer que l’autoscopie ne porte pour ainsi dire pas sur les organes dans leur ensemble, sur la morphologie des organes, mais sur leur structure intime plutôt. A cet égard on est étonné, à la lecture des observations, de voir à quel degré de finesse peut atteindre le phénomène et le cas le plus curieux, à ce point de vue, me paraît être celui de Jeanne qui m’a décrit d’une façon tout à fait exacte ses cellules cérébrales, et ses ovaires avec ses ovules, et encore le sujet du Dr Comar qui a décrit le sang, comme un liquide blanc dans lequel circulent de petits grains rouges et aplatis.

Comment peut se faire cette vision des couleurs ? C’est là un point que je ne puis expliquer. Elle n’est cependant pas niable et la plupart des sujets l’ont présentée. Mais il est possible d’admettre que, cette vision des couleurs se produisant à un moment où le sujet reconnaît à quel organe il a affaire, les connaissances ou les réminiscences qu’il en a peuvent lui faire amplifier ce qu’il sent par ce qu’il sait. C’est là un phénomène qui se produit très fréquemment même chez les gens normaux.

Autoscopiquement donc les sujets peuvent prendre connaissance des plus petits détails de la structure de leurs organes, et même de la structure microscopique des cellules elles-mêmes. Si singulier et nouveau que le fait paraisse, je ne crois pas qu’il soit niable, et il est préférable de chercher à l’expliquer que de le nier a priori. Nous allons d’ailleurs revenir plus loin sur ce point de la valeur à accorder à ces phénomènes.

Moment de la disparition du phénomène. — De même qu’il est apparu d’une façon assez inopinée, le phénomène cesse très rapidement aussi, quoique moins brusquement en général. Le sujet après avoir éprouvé toutes les sensations qui accompagnent habituellement le retour de la sensibilité de l’organe — sensations spéciales pour chaque organe — éprouve tout à coup le phénomène de l’autoscopie pendant lequel il se borne à décrire ce qu’il voit en lui sans savoir à quel organe cela se rapporte, quoiqu’il le sût au début. Après avoir présenté les réactions qui accompagnent le retour de la sensibilité organique — réactions spéciales a chaque organe comme les sensations — il cesse de percevoir autoscopiquement l’organe et continue à présenter les mêmes sensations et les mêmes réactions de retour de la sensibilité que s’il n’avait pas eu momentanément d’autoscopie ; ce sont des sensations de détente, de chaleur douce, de bien-être, de fusion de l’organe avec les parties voisines. Il a enfin la sensation que tout est bien et il ne présente plus aucune réaction ; il n’a plus aucune action volontaire sur l’organe mis en jeu. Or, pendant, cette période qui suit la perception autoscopique, si on l’interroge sur ce qu’il a raconté pendant cette période, si on lui demande s’il voit encore, ou s’il se rappelle ce qu’il voyait, même en lui précisant les termes qu’il a employés tout à l’heure, il ne comprend plus ce qu’on lui demande, il ne sait plus de quoi on veut lui parler, il nie avoir rien vu ni senti de semblable. En un mot tout ce qu’il a éprouvé a cessé d’exister pour lui en même temps que l’état qui engendrait ces sensations se transformait lui-même et disparaissait. C’est là d’ailleurs un phénomène qui se produit également dans les cas où il n’y a pas eu autoscopie, au cours de la restauration de la sensibilité, c’est-à-dire, rappelons-le, au cours de la remise en activité des centres cérébraux plus ou moins inhibés. Et cette identité dans les réactions psychiques des sujets, comme dans leurs réactions sensitives et motrices, montre bien qu’il ne s’agit nullement là de supercherie, ou de réminiscence. Ce qui est, c’est que lorsqu’un état quelconque de l’activité des centres corticaux se produit, il entraîne avec lui des réactions motrices, sensitives et psychiques spéciales, et que lorsqu’il cesse ces diverses réactions non seulement cessent aussi de se produire, mais même de pouvoir être représentées. En effet pour être représentées consciemment il faudrait que le même état qui les a engendrées se reproduisit, et c’est précisément ce qui ne peut pas être, puisque [p. 30] les réactions du sujet, et les excitations qu’on lui a faites ont eu pour résultat de le détruire.

Valeur et explication du phénomène. — Il nous reste a savoir quelle valeur il faut attribuer à ce phénomène de l’autoscopie. Personne ne songe à le nier quand il s’agit d’autoscopie externe, d’hallucinations autoscopiques, qui portent sur le sujet tout entier. Il n’y a donc pas de raison pour le nier quand il porte seulement sur un point particulier de l’organisme. Mais ce qui peut étonner c’est la finesse, la précision des détails aperçus autoscopiquement, c’est que ce ne sont pas seulement les formes extérieures qui sont ainsi l’objet de l’autoscopie, mais la structure anatomique elle-même, jusqu’aux éléments microscopiques. Quelle interprétation peut-on donner a ce phénomène, et quelle créance ajouter d’abord a sa production ? On ne manquera pas de dire sans doute qu’il s’agit là de choses déjà connues des sujets, ou de réminiscences, de souvenirs inconscients, ou encore de suggestion, ce qui ne veut rien dire, mais satisfait généralement l’esprit ; on ne laissera pas enfin de penser à la supercherie.

Je dois faire immédiatement justice de cette explication simpliste. Quoiqu’il soit toujours très scabreux de se porter garant de la sincérité de pareils sujets, je crois pouvoir le faire cependant ici. Les trois sujets chez qui j’ai observé de l’autoscopie interne sont en effet bien connus de moi je les ai observés pendant longtemps, je les observe encore depuis leur guérison et jamais je n’ai constaté chez elles aucune fraude, aucune supercherie, aucun mensonge même. Mais cela ne prouverait rien. Je ferai remarquer que ces phénomènes étaient absolument inconnus des sujets, puisqu’ils n’avaient jamais été publiés encore et qu’ils ne pouvaient ainsi en avoir eu connaissance par aucune voie. En outre, quand ils se sont produits, je ne m’attendais en aucune façon à les voir surgir et j’ai été fort étonné de les constater, car ils se sont produits à un moment du traitement ou tout paraissait terminé et où rien ne pouvait me les faire prévoir. Enfin il est singulier de voir des sujets n’ayant jamais eu aucun rapport les uns avec les autres présenter des phénomènes d’une aussi parfaite identité, tant dans l’époque de leur apparition, que dans la manière dont ils se déroulent et dans les termes mêmes avec lesquels ils les décrivaient, sans qu’ils soient régis par un déterminisme spécial.

La supercherie — dont d’ailleurs on ne comprendrait vraiment pas le but, ce qui peut être encore un argument pour l’écarter — étant mise de côté, on est en droit de se demander si ces sujets ne [p. 31] connaissaient pas déjà les organes qu’ils décrivaient. Sans doute aucun d’eux n’avait été sans voir, ne fût-ce que chez des bouchers, des poumons, un cœur, un foie, un intestin, etc., mais de là à en décrire la structure intime, microscopique, il y a loin. On peut répondre qu’ils en avaient tu des descriptions dans des livres de physiologie populaire. Mais l’un des sujets du Dr Comar était une paysanne sans instruction : deux au moins de mes sujets étaient absolument ignorantes des choses de la physiologie et de l’anatomie, ainsi que j’avais pu m’en assurer avant même qu’elles présentassent de l’autoscopie. Souvenirs inconscients, dira-t-on encore. Je n’aurais eu garde de ne pas m’en méfier et, pendant leur sommeil, dans l’état par conséquent où elles pouvaient, en même temps qu’elles me faisaient leur description, se rappeler les connaissances qui leur permettaient de les faire d’une manière si précise, je leur ai demandé où elles avaient vu décrit ce qu’elles me racontaient et elles m’ont toujours répondu qu’elles ne savaient pas de quoi il s’agissait. Mais les sceptiques à outrance pourraient répondre encore qu’elles dissimulaient leurs connaissances. Je demanderai alors comment il se fait qu’elles n’emploient presque jamais de termes techniques, même pour des choses où l’appellation technique est d’usage courant. Or toutes sans exception décrivent leurs organes, au moins certains, comme des choses absolument inconnues auparavant et qui ne leur rappellent rien elles se servent de termes vulgaires, les mêmes chez toutes pour les décrire, comme ferait quelqu’un qui les verrait pour la première fois ce sont des tuyaux, des cordes, des sacs, des poches ; elles font des comparaisons avec des objets connus, du corail, des grappes, etc. Elles oublient d’ailleurs ces descriptions dès que la sensibilité et le fonctionnement de l’organe sont redevenus normaux, et ce n’est que lorsqu’ils ont recouvré un certain degré de perfection que tout à coup le sujet se dit que ce qu’il sent « doit être tel organe » et affirme enfin que «  c’est tel organe ». Pourquoi enfin l’autoscopie ne se montre-t-elle pas pour tous les organes chez tous nos sujets ? Pourquoi n’a-t-elle lieu que pour les organes qui sont précisément le plus profondément troublés dans leur sensibilité et dans leur fonctionnement, sinon parce que ce n’est que dans certaines conditions qu’elle peut se produire, parce qu’elle est liée à un certain état particulier de l’activité des centres corticaux pendant le retour de cette activité normale ? Pourquoi ne se produit-elle pas dès le début de la restauration de la sensibilité, mais seulement quand celle-ci est très avancée et qu’on a presque le droit de la croire complètement normale, sinon parce que c’est à un degré supérieur, de perfection plus grande de cette [p. 32] sensibilité qu’elle correspond ? Pourquoi est-elle si rare relativement aux cas tellement fréquents où se produit une régression considérable de la personnalité, et où les sujets ont tout autant d’instruction et de connaissances ?

Il est encore un point à noter, c’est l’association de l’autoscopie externe, des hallucinations autoscopiques avec l’autoscopie interne. Cette association s’est manifestée d’une façon remarquable chez le premier de nos sujets, montrant bien ainsi qu’on a affaire au même phénomène. On ne nie pas le second ; il n’y a donc pas lieu de nier le premier.

Mais, dira-t-on encore, c’est de la suggestion. Je pourrais répondre à cela qu’on ne sait pas, même en s’entendant sur la définition de la suggestion, de quelle façon elle agit. Or toute la question est là, et tout l’intérêt de ce phénomène. Nous allons l’examiner plus loin. Pour le moment, je me bornerai à faire remarquer que la suggestion ne saurait être incriminée ici même dans son sens le plus large. Tout d’abord le Dr Comar, qui a signalé le premier ces phénomènes, aurait été bien empêché de les suggérer, puisqu’il les ignorait complètement. Je me trouvais dans le même cas pour ainsi dire, car au moment où je les ai constatés j’étais bien loin de m’y attendre et rien ne pouvait me les faire prévoir. Ils se sont déclarés d’une façon tout à fait inopinée. Quant à avoir fait de la suggestion indirecte et involontaire, il suffit de lire nos observations pour voir avec quel soin nous avons évité cet écueil. Bien loin de poser à nos sujets des questions capables de les mettre sur la voie de la description anatomique, nous nous sommes au contraire borné, à enregistrer ce qu’elles nous disaient, et même le plus souvent nous les avons forcées à préciser en faisant comme si nous ne comprenions pas ce dont elles nous parlaient, comme si c’étaient-elles qui ne savaient ce qu’elles disaient, et si leur description ne correspondait à rien de réel. Et malgré tout elles continuaient, et cela dans des termes qui se sont trouvés identiques.

En ce qui concerne la valeur de l’expérience, la réalité du phénomène, je crois donc qu’il est difficile de ne pas la reconnaître comme absolument sincère et hors de doute.

 

Reste à se demander comment cela peut se produire. Je crois qu’à cet égard les études que j’ai faites autrefois sur la nature de l’hystérie et sur les phénomènes qui accompagnent le retour de l’activité cérébrale consciente nous permettent d’interpréter d’une façon assez satisfaisante le phénomène.

Tous nos organes sont représentés sur l’écorce cérébrale par des [p. 33] centres moteurs, sensoriels et viscéraux, et si ces derniers ne sont pas encore admis officiellement, malgré les cas nombreux où j’ai pu les contrôler et les expériences que j’ai indiquées pour les constater, il n’y a aucune espèce de motif pour les nier a priori et toutes les raisons au contraire pour les prévoir. Il est du reste hors de contestation que par ce qu’on appelle la suggestion on peut agir sur les fonctions viscérales, et pour que la suggestion, qui, de quelque façon qu’on se la représente, est un phénomène psychique qui ne peut se produire qu’au niveau de l’écorce cérébrale, agisse ainsi, il faut bien admettre que la représentation des viscères et des mouvements propres à les mettre en état de fonctionnement se fait aussi dans l’écorce absolument comme la représentation de toutes nos autres fonctions motrices et sensorielles.

Or dans les états hystériques, quand il y a anesthésie d’un membre, perte de ta fonction motrice de ce membre, arrêt d’activité du centre cortical moteur correspondant, le sujet ne peut plus se représenter ce membre, ni les mouvements dont il est capable normalement et qu’on lui demande d’exécuter. Il ignore sa forme, sa situation dans t’espace, son existence même parfois. Lorsque par un procédé quelconque, on réveille l’activité du centre moteur le sujet perçoit de nouveau ce membre, d’une façon très vague d’abord, puis de plus en plus précise ; sa sensibilité s’affine, les mouvements volontaires reparaissent et se précisent, jusqu’à ce qu’enfin le sujet se représente complètement son membre et puisse alors lui faire exécuter facilement tous les mouvements qu’il veut. Si on compare ce qui se passe pour un membre avec ce que nous venons de voir pour les viscères, on ne trouve en réalité aucune différence. Sans doute à l’état ordinaire, nous avons une représentation très nette de nos membres alors que nous n’en avons qu’une extrêmement faible de nos organes internes. Mais il faut remarquer que la représentation de nos membres est très complexe, et qu’elle n’est pas constituée par un seul ordre d’impressions, les impressions cénesthésiques et kinesthétiques, mais que ces impressions sont complétées, associées et contrôlées par les impressions visuelles et tactiles. Or ces dernières ne contribuent en rien à la représentation que nous pouvons avoir de nos viscères où les impressions cénesthésiques sont les seules qui nous les fassent connaître. Si on ajoute à cela que les changements organiques qui donnent naissance à ces impressions sont toujours les mêmes ou peu s’en faut, que l’habitude que nous en avons-nous les fait négliger, à moins de fonctionnement anormal, et que ce fonctionnement lui-même peut se faire par la seule entremise des centres nerveux inférieurs, sans intervention de la volonté [p. 34] et par conséquent de la conscience, on ne sera pas surpris que la représentation normale de nos viscères soit très faible, très vague, et que nous ne l’évoquions pas. Mais il n’en reste pas moins que toutes les impressions qui partent de nos organes internes aboutissent à l’écorce cérébrale et contribuent, avec toutes les autres parties des organes moteurs et sensoriels, à la constitution de nos états de personnalité.

Dès lors, si une cause quelconque vient inhiber les centres des fonctions viscérales, il se passe quelque chose d’analogue à ce que nous voyons pour les organes de mouvement. Le sujet perd la notion de l’existence de son viscère, il ne ressent plus les besoins qui lui sont liés. Mais dès que l’activité corticale est rétablie il perçoit de nouveau des impressions nouvelles qui prennent une intensité particulière en raison de leur isolement au milieu des autres organes insensibles et à fonctions ralenties et inconscientes. De même que le retour de la sensibilité et du fonctionnement d’un membre s’accompagne de réactions spéciales, motrices, sensitives et psychiques, de même aussi le retour de la sensibilité et du fonctionnement d’un viscère s’accompagne de réactions particulières, spéciales à chaque organe. Le sujet prend alors conscience de cet organe, de sa forme, de son fonctionnement comme jamais il n’a pu être à même de le faire. Mais de même que nous sentons pour les membres nos muscles se contracter, et que nous nous en représentons ainsi la forme et les mouvements, nous pouvons nous représenter également la forme et les mouvements de nos viscères. Cela ne nous surprend que parce que nous n’en avons pas l’habitude, parce que pour les membres nous ne cherchons guère à nous les représenter anesthésiquement, unis visuellement ou tactilement, et que nous en arrivons presque à laisser de côté les impressions anesthésiques qu’ils nous donnent. Pour les viscères nous en sommes au contraire réduits à cette représentation cénesthésique que nous ne pouvons réellement concevoir que lorsque nous l’avons perdue et que nous la retrouvons, ce qui arrive précisément dans l’état hystérique d’une façon quelquefois complète.

Mais comment peut-on « voir » des choses qui nous sont toujours cachées, qui sont dans l’intérieur de notre corps. Nous avons discuté plus haut la façon dont les sujets « voient » leurs organes. En réalité ils ne les « voient » pas comme avec la vue ; ils se les représentent comme nous pouvons nous représenter une contraction musculaire quoique nous ne voyions pas non plus nos muscles. Ils en ont une représentation cénesthesique, comme on peut en avoir une tactile — les aveugles par exemple — qui nous donne cependant [p. 35] la notion de la forme et du mouvement. Ces faits prouvent tout simplement que nos représentations cénesthésiques peuvent nous donner les mêmes renseignements que les représentations tactiles, ce qui n’a absolument rien d’extraordinaire, ni de contraire à aucun enseignement physiologique. La question de finesse des représentations n’a plus d’intérêt. C’est une chose toute relative et rien ne nous empêche d’admettre que nous pouvons rencontrer sous ce rapport une échelle d’acuité sensitive aussi étendue que pour toutes les autres espèces de sensations externes.

 

D’ailleurs il ne s’agit pas seulement d’une question d’acuité sensitive individuelle plus ou moins grande. Comme je l’ai dit plus haut, il est de la plus grande importance de remarquer que les organes qui sont l’objet de l’autoscopie sont ceux où l’arrêt fonctionnel a été le plus marqué, où le trouble de l’activité centrale a été le plus profond. Il ne l’est pas moins de noter le moment de l’apparition du phénomène, alors que la sensibilité et le fonctionnement de l’organe semblaient redevenus normaux.

De ces deux considérations on peut en effet conclure que l’autoscopie tient non pas à l’intensité ou à l’acuité de la sensibilité, c’est-à-dire de l’activité du centre cortical mise de nouveau en jeu, mais a l’extension de cette sensibilité et de cette activité à tous les éléments organiques, même les plus délicats. Le premier réveil de l’activité cérébrale ramène un fonctionnement en apparence suffisant de l’organe intéressé, mais en réalité incomplet. Le réveil complet avec autoscopie ramène le fonctionnement des éléments les plus infimes avec toute l’intensité d’activité dont ils sont capables. Dans la majorité des cas le trouble fonctionnel n’atteint les organes que superficiellement en quelque sorte et lorsque l’on restaure la sensibilité et l’activité fonctionnelle du centre cérébral correspondant à chaque organe on ne constate que des réactions motrices et sensitives relativement grossières et ne portant que sur l’ensemble de l’organe. Dans nos cas au contraire les tissus eux-mêmes sont atteints dans leur activité, et le retour de cette activité liée à celle du centre cortical correspondant provoque dans ce centre des représentations non plus de l’organe dans son ensemble comme dans les cas précédents, mais des représentations des éléments anatomiques eux-mêmes. Ce n’est en somme qu’une question de degré dans l’étendue du trouble fonctionnel. Du moment que nous admettons —– et les faits sont là assez nombreux pour nous y obliger — que le retour de l’activité d’un centre cortical amène une représentation d’ensemble de l’organe placé sous sa dépendance et que nous ne [p. 36] pouvons connaître que par les impressions cénesthésiques qu’il envoie à notre écorce cérébrale, il n’y a aucune raison de ne pas admettre aussi que, si l’activité de ce centre a été complètement inhibée, si tes éléments anatomiques eux-mêmes les plus délicats ont été arrêtés dans leur fonction propre et spéciale — la fonction trophique, vitale, étant bien entendu conservée — le retour de cette activité amène également des représentations de ces éléments anatomiques.

Rapports de l’autoscopie interne avec autoscopie externe. — J’insisterai peu sur ce point que j’ai traité ailleurs (8). A propos des hallucinations autoscopiques j’établissais la division suivante : 1° Hallucination deutéroscopique, où le sujet voit un personnage diffèrent de lui physiquement, mais identique moralement et qu’il reconnaît comme lui-même ; — 2° Hallucination spéculaire où le sujet se voit comme dans une glace — 3° Hallucination autoscopique proprement dite qui peut être positive, avec les deux variétés externe et interne ou négative. J’insistais déjà sur ce fait qu’il ne s’agissait pas d’un phénomène visuel, mais d’un phénomène anesthésique, et que l’autoscopie n’était pas en réalité le phénomène fondamental, mais que c’était la représentation extériorisée de sa propre personne, plus ou moins complète, avec un plus ou moins grand nombre de ses attributs physiques et moraux, extérieurs ou intérieurs. Ici il s’agit avant tout de phénomène de représentation de son moi physique ce n’est pas une hallucination, mais une représentation du moi dans sa constitution intérieure plus ou moins complète, de même que dans l’hallucination autoscopique c’est la représentation du moi dans sa forme extérieure. Le phénomène est le même avec cette seule différence que dans un cas l’objectivation de la représentation, liée à l’activité même des centres corticaux, reste intérieure, tandis que dans le second cas elle est extériorisée. Et ce qui montre bien que les deux phénomènes sont de même nature c’est qu’on les voit coexister chez le même sujet, se substituer l’un à l’autre, à des moments différents du réveil de l’activité corticale, et chez nos différents sujets l’autoscopie interne se manifester tantôt sous la forme spéculaire, tantôt sous la forme extériorisée simulant l’hallucination, comme lorsque le sujet dessine dans l’espace ce qu’il décrit en lui-même, tantôt sous la forme autoscopique interne pure, comme lorsque le sujet voit ses organes à leur place même et de dessus en dehors. Il n’y a donc a mon sens aucune différence de [p. 37] nature dans les deux ordres de phénomènes. Aussi pourrait-on supprimer l’appellation d’hallucinations même pour les hallucinations deutéroscopiques et spéculaires qui ne sont que des variétés de l’hallucination autoscopique, et se borner au terme d’autoscopie. On aurait alors la classification suivante qui comprendrait tous les phénomènes autoscopiques :

 

avec vision des organes à leur place.

Autoscopie interne      avec vision de dedans en dehors (extériorisée)

avec vision de dehors en dedans.

à forme hallucinatoire
dentéroscopique

Autoscopie externe     positive       à forme hallucinatoire
spéculaire

négative

 

 

 

 

 

J’ai dit plus haut qu’il s’agissait de représentation, mais en réalité s’il s’agit bien d’une représentation dans le cas d’autoscopie externe, dans l’autoscopie interne il s’agit au contraire d’une véritable sensation, liée à un état d’activité corticale particulier et qui se modifie comme cet état lui-même. C’est là une distinction qu’il importe de signaler, encore qu’elle ne change rien à la conception générale de l’autoscopie.

Conséquences. — Il résulte de ces phénomènes des conséquences que je crois d’une grande importance pour la psychologie, et que j’examinerai rapidement ici, spécialement au point de vue de la conscience et de la suggestion.

Tout d’abord un fait se dégage d’une façon très nette, c’est que nous pouvons avoir des représentations de tous nos organes, dans leurs plus petits détails, dans l’intimité même de leur structure. Un second fait non moins évident se manifeste, c’est que cette représentation ne se produit que lorsque le centre cortical d’un organe a perdu de son activité à un degré plus ou moins marqué et permanent et qu’il la récupère.

Un troisième fait apparaît enfin, c’est que, au fur et à mesure que l’activité du centre cortical reparait, les représentations qui sont liées aux phases successives de ce retour s’effacent les unes les autres, jusqu’à ce qu’enfin le sujet ayant recouvré le fonctionnement normal de son organe cesse d’en avoir une représentation isolée, nette, et perd jusqu’au souvenir de ces représentations successives. De tous ces faits nous sommes donc amené à conclure que c’est à des changements dans l’activité corticale que sont liées nos représentations. Dès qu’il y a un état d’arrêt ou d’activité amoindrie, le sujet n’a plus de représentation des fonctions ou en a des représentations fixes. Dès que l’activité cérébrale reprend, les représentations [p. 38] liées aux états inférieurs de cette activité font place aux représentations normales. Or ces représentations normales de nos viscères et de leurs fonctions sont très vagues, très confuses, fondues dans l’ensemble de notre cénesthésie, et cessent d’être isolables consciemment, l’activité cérébrale consciente étant presque absorbée par les fonctions motrices, sensorielles et intellectuelles. Elles ne sont pas inconscientes d’une façon absolue, mais relative, n’étant en réalité que masquées par des représentations et des sensations beaucoup plus nombreuses, variées et intenses.

Nous constatons en outre ceci qui a une grosse importance, c’est que la conscience n’est pas liée au maximum de l’activité cérébrale. Elle existe à tous les degrés de cette activité, même les plus inférieurs. Ce que nous appelons ta conscience ordinairement c’est le sentiment spécial que nous avons de notre fonctionnement normal. Mais au-dessous de ce fonctionnement normal, nous pouvons avoir également connaissance d’une façon aussi précise et aussi nette de tout ce qui se passe en nous. Nous prenons alors conscience des phénomènes qui à l’état normal sont subconscients on inconscients. De sorte qu’en réalité nous pouvons prendre conscience de tous les états, même les plus inférieurs de notre activité cérébrale la subconscience et l’inconscience ne sont pas des termes absolus mais relatifs, et lorsque nous sommes dans un état d’activité inférieure à la normale tous les phénomènes normalement accompagnés de conscience deviennent subconscients et même inconscients tandis que ceux qui sont normalement subconscients ou inconscients deviennent au contraire conscients. La conscience nous apparaît ainsi comme liée uniquement non pas au maximum de l’activité cérébrale normale, mais au maximum de l’activité cérébrale disponible dans un moment donné. Elle n’est pas au sommet de la hiérarchie des manifestations cérébrales elle accompagne chaque degré de cette hiérarchie, jusqu’aux plus inférieurs. Il n’y a jamais à proprement parler d’inconscience l’inconscience équivaudrait à la mort de l’organe ou de son centre cortical. Nous voyons en outre que la conscience ne se montre que s’il y a modification dans l’état de l’activité cérébrale, et qu’elle correspond toujours à un dégagement de cette énergie, à une remise en activité de l’écorce cérébrale. Aussi voyons-nous qu’elle accompagne le retour de cette activité dans ses degrés les plus inférieurs, quand les centres fonctionnels ont été atteints d’un arrêt presque complet allant jusqu’à enrayer non seulement le fonctionnement propre des organes mais même celui de leurs éléments constitutifs.

Quand un centre cérébral a recouvré ainsi tous les degrés de son [p. 39] activité, alors seulement la conscience ne se montre que dans ses manifestations d’ordre supérieur, de même que lorsqu’il était inhibé, engourdi, la conscience se montrait à propos des manifestations correspondant à son maximum d’activité.

Il ressort encore de l’étude de ces phénomènes d’autoscopie et des conditions dans lesquelles ils se produisent, conditions très faciles à déterminer aujourd’hui comme je l’ai montré, que la conscience disparaît suivant un ordre déterminé et absolument parallèle à celui des fonctions les plus délicates, les plus spécifiques de chaque organe disparaissant les premières, et celles d’ordre plus général, jusqu’aux fonctions vitales des éléments anatomiques elles-mêmes, se supprimant à leur suite. Dès que la fonction propre de l’organe a perdu de son activité — c’est-à-dire le centre cortical qui la tient sous sa dépendance — on voit survenir la perte du besoin organique spécial, puis de l’anesthésie de l’organe intéressé, et en même temps de l’inconscience, et la perte du pouvoir de représentation de la fonction d’abord, des modifications et excitations de l’organe ensuite, et de son existence enfin quand il y a inhibition complète. Dès qu’il y a anesthésie et perte de la conscience normale, on ne peut présumer du degré d’amoindrissement de l’activité du centre cérébral que par la façon dont s’accomplit la fonction qui en dépend. Mais on n’a jamais une mesure très exacte. Au contraire quand on réveille, par un moyen quelconque, l’activité de ce centre cérébral, on constate avec la plus grande facilité jusqu’à quel point elle était enrayée par ta conscience qui accompagne le retour de la fonction, et par l’appréciation du degré d’activité fonctionnelle le plus inférieur dont le sujet peut prendre conscience.

Telles sont les principales conséquences que nous pouvons tirer de ces faits, joints à tous ceux que j’ai signalés dans d’autres travaux, en ce qui concerne les conditions de la conscience. Il nous reste à examiner celles qu’on peut en tirer au point de vue de la suggestion. Quoique ce soit un phénomène dont on a usé et abusé depuis un certain nombre d’années, dont on a fait le pivot de toute une pathogénie des névroses et de toute une thérapeutique, je crois que, considérée comme une idée imposée à l’esprit et acceptée par lui, elle n’existe pas. Les adeptes de la suggestion se sont arrêtés avec prédilection sur tous les effets bizarres ou paraissant tels qu’elle pouvait donner. Ils ne se sont guère préoccupés de la seule chose qui était cependant la plus essentielle, à savoir comment les sujets pouvaient exécuter des ordres suggérés d’actes mettant en jeu des organes échappant à la volonté à l’état normal. Ils n’ont pas [p. 40] remarqué qu’il est aussi difficile d’expliquer pourquoi l’ordre de lever mon bras que je viens d’entendre se transforme en mouvement que de comprendre comment l’ordre de vomir donné dans le sommeil hypnotique à un sujet hystérique se transforme en vomissement. Ils ont cru tout élucider et on a uni par admettre les yeux fermés cette explication, en disant que c’était par suggestion que le vomissement se produisait. Une telle réponse n’est qu’un aveu d’ignorance, mais on a une telle tendance à prendre les mots pour des explications que l’on s’en est contenté sans se demander si ce n’était pas exactement par le même mécanisme que celui de lever le bras quand on l’ordonne, que se produisait le vomissement quand on le suggère dans le sommeil hypnotique, c’est-à-dire par la volonté du sujet capable dans cet état de se représenter son organe et d’agir ainsi sur lui comme sur les muscles volontaires.

Or, quand on considère les faits que nous rapportons ici, on constate une fois de plus ce que j’ai démontré dans mon ouvrage sur la genèse et la nature de l’hystérie, c’est que dans les états d’hystérie, dans les états d’engourdissement plus ou moins marqué des différents centres cérébraux et d’arrêt plus ou moins complet des fonctions organiques qui en dépendent, les sujets peuvent agir volontairement sur leurs muscles lisses qui échappent normalement à l’action de la volonté, de même qu’ils ont conscience des phénomènes organiques ordinairement inconscients. Les faits nouveaux que nous apportons ici montrent jusqu’à quelles limites extrêmes, et que je n’avais pas observées alors, cette conscience des organes et de leur fonctionnement peut aller. Or, en même temps, nous constatons que les sujets peuvent agir volontairement sur ces organes et sur ce fonctionnement grâce à la conscience et à la représentation qu’ils en ont. Des organes qui à l’état normal échappent à la volonté, lui deviennent au contraire soumis quand l’activité cérébrale est diminuée. Et nous pouvons remarquer ainsi que la volonté suit exactement les mêmes lois que la conscience et qu’elle accompagne comme elle le maximum de l’activité disponible à un moment donné d’un centre donné ; mais non pas le maximum normal de cette activité. Si donc la volonté se montre parallèlement à la conscience à tous les degrés même les plus inférieurs de l’activité cérébrale, au moment où cette activité amoindrie se réveille, nous sommes ramenés au cas simple d’un ordre exécuté avec nos membres, avec des muscles striés, dits volontaires. On ordonne à un sujet de vomir et il vomit, parce que dans l’état de sommeil hypnotique il s’est représenté son estomac et les mouvements nécessaires pour provoquer le vomissement, et qu’en même temps il a pu agir sur lui.

Les fervents de la suggestion ont en effet oublié aussi une chose, c’est de remarquer pourquoi chez un même sujet toutes les suggestions ne sont pas possibles, et l’état de fonctionnement et de sensibilité des organes sur lesquels la suggestion peut s’exercer. Ils auraient pu constater alors que ce n’est que les sujets profondément anesthésiés, à fonctions extrêmement ralenties, dont l’état de conscience était le plus inférieur, que la suggestion se faisait le plus facilement, mais surtout que, même chez ces sujets, c’étaient seulement les organes les plus atteints pour lesquels on pouvait suggérer aux sujets des actes quelconques qu’à l’état de conscience normale ils n’auraient jamais pu exécuter volontairement. Rien ne leur devient plus facile du moment qu’ils ont conscience de leur organe et de son fonctionnement.

Nous comprenons maintenant comment cela peut être, et nous sommes dès lors amené à cette conclusion que la suggestion n’est pas autre chose qu’un ordre quelconque et que son mécanisme n’est pas différent de celui par lequel s’exécutent ceux qui ont pour agents des organes soumis à ta volonté, comme les muscles striés. La suggestion n’emprunte son prestige qu’à ce fait qu’on peut soi-disant faire exécuter au sujet des actes que la volonté est impuissante à réaliser dans l’état normal. Du moment où l’on constate qu’elle ne peut s’exercer que dans des états ou précisément les fonctions normalement subconscientes et échappant à l’action de la volonté deviennent conscientes et soumises à cette dernière, la suggestion, en tant que phénomène spécial, merveilleux, cesse d’exister. Les sujets n’exécutent que des actes qu’ils peuvent exécuter parce qu’ils peuvent se les représenter et les vouloir. La suggestion est fonction de la conscience et de la volonté, et elle ne peut s’exercer sur un organe quelconque que si le sujet est dans un état cérébral tel qu’il ait conscience de cet organe et possibilité par conséquent d’agir volontairement dessus. Son rôle est ainsi singulièrement réduit comme on le voit, et il semble bien même que ce n’est peut-être qu’un vain mot.

PAUL SOLLÏER.

NOTES

(1) Voir Bulletin de l’Institut Psychologique Int., janv.-fév. 1902.

(2) P. 474 et 489.

(3) Genèse et nature de l’hystérie, T. I, p. 520, F. Alcan, 1897.

(4) L’auto-représentation de l’organisme chez quelques hystériques, in Revue neurologique, 1901, p. 491. Cet article était déjà sous presse, quand a paru dans la Gazette des hôpitaux (25 novembre) un cas nouveau d’autoscopie sous le titre : Auto-représentation organique ou hallucination cinesthésique dans l’hystérie, par le Docteur Buvat, qui confirme pleinement les cas que nous rapportons ici.

(5) Toutes les matadfs qui recouvrent leur sensibilité cérébrale parlent de même de petites cases, de petites boites qui se mettent en ordre en même temps que leurs idées s’éclaircissent.

(6) L’hystérie et son traitement, 1 vol., F. Alcan, 1901.

(7) Sollier et Delagénière, Centre cortical des fonctions de l’estomac, Revue neurologique, n° 22, 1901.

(8) Hallucinations autoscopiques, in Bull. de l’Inst. Psych. Int., 1902.

 

 

 

 

LAISSER UN COMMENTAIRE