Paul Janet. La notion de personnalité, à M. Émile Algrave. Extrait de « La Revue Scientifique », (Paris), 2e série, n°50, 10 juin 1876, 1er semestre, pp. 574-575.

Paul Janet. La notion de personnalité, à M. Émile Algrave. Extrait de « La Revue Scientifique », (Paris), 2e série, n°50, 10 juin 1876, 1er semestre, pp. 574-575.

 

Paul Janet (1823-1899). Philosophe, oncle du très renommé Pierre Janet, il vaut quand même mieux que cette simple homonymie. Attaché à la philosophie hégélienne il va re-center l’histoire de la philosophie sur le corps, en tant que celui-ci assaille l’histoire de la famille, de la patrie et de la religion à partir du sentiment individuel (Newman Lao). Il n’est donc pas étonnant qu’il est produit ce long et très pertinent article sur les rapports de la suggestion et de l’hypnotisme, en plein débat sur la question avec l’ascension de J.M. Charcot et de ses disciples, à la Salpêtrière.
Quelques publications :
— Le Cerveau et la pensée. Paris, Germer Baillière, 1867. Dans la « Bibliothèque de philosophie contemporaine.
— Histoire de la philosophie morale et politique dans l’antiquité et les temps modernes.  Paris, Germer Baillière, 1872.
— Les causes finales. Paris, Germer Baillière, 1872. Dans la « Bibliothèque de philosophie contemporaine.
De la suggestion dans l’état d’hypnotisme. Extrait de la « Revue politique et littéraire (Revue bleue) »,(Paris), troisième série, tome VIII, tome XXXIV de la collection, 21 année, 2esemestre, juillet 1884 à janvier 1885, pp. 100-104, 121-132, 178-185, 198-203. [en ligne sur notre site]
— Principes de métaphysique et de psychologie. Leçons professées à la Faculté des lettres de Paris, 1888-1894. Paris, Librairie Ch. Delagrave, 1897. 2 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 574, colonne 1]

Mon cher ami,

Vous m’avez demandé un article sur la communication si curieuse de M. Azam (1) à l’Académie des sciences morales. Je suis malheureusement trop chargé d’occupations pour me livrer à un tel travail et pour donner à cette question toute l’attention qu’elle mérite. Le fait de la double personnalité, dont le cas de M. Azam n’est pas, il le reconnaît lui-même, un cas parfaitement pur, mais dont il y a des exemples encore plus frappants, a certainement de quoi faire réfléchir sur la nature el la condition de la notion de personnalité. Je crois cependant que ce cas n’offre pas en définitive une difficulté de plus que le rêve ou le somnambulisme, dont il n’est qu’une très-étonnante extension. Néanmoins, il faut reconnaitre que dans ce fait et dans les faits semblables, la difficulté est grossie et mise en relief. Voici en quoi elle consiste : Si le moi peut se sentir double, en quoi consiste son unité, [p. 574, colonne 2] que les psychologues spiritualistes considèrent comme la base fondamentale de leur doctrine ?

En réfléchissant sur cette difficulté, il m’a semblé qu’on était conduit par là à décomposer le fait de conscience en deux éléments. Il y aurait, dans la conscience, deux affirmations distinctes : 1° Je suis moi ; 2° je suis un tel moi. Autre chose est dire : Je suis ; autre chose est dire : Je suis Pierre ou Paul. Lorsque Descartes dit : Cogito, ergo sum ; il n’ajoute pas : sum Cartesius. Peu lui importe, qu’il soit Descartes ou un autre. C’est son existence pure qu’il affirme et rien de plus, Il y aurait donc, d’après cela, deux choses dans le fait de conscience : 1° le sentiment fondamental de l’existence, que nous appelons le sentiment du moi ; lequel est indivisible, et ne peut varier que par l’intensité ; 2° le sentiment de l’individualité, lequel est un fait complexe et peut varier dans ses éléments, sans que le sentiment fondamental soit atteint. Le sentiment de l’individualité déterminele sentiment du moi, mais ne le constitue pas. L’individualité se compose de beaucoup d’éléments, dont quelques-uns sont purement extérieurs au moi proprement dit. Par exemple, mon nom est un ensemble de sons que j’ai pris l’habitude d’associer à l’idée de moi-même, et qui fait presque partie intégrante de moi, mais qu’on petit considérer comme séparé ; de même, mon corps, mon visage, ma tournure, même mes habits, ma canne, mes lunettes, etc., font partie de mon moi extérieur, et entrent dans le sentiment que j’ai de mon individualité. De même encore la position que j’ai dans le monde, mes intérêts, mes affaires, etc. Or ce moi extérieur, intimement lié au moi intérieur, peut cependant se distinguer de lui. Je puis oublier mon nom, mon âge, ma demeure, etc., sans cesser d’être moi. Dans l’abstraction que faisait Descartes du monde extérieur, il comprenait tout cet ensemble de choses ; il citait par exemple ceux qui croient avoir un corps de verre. On comprend donc qu’il puisse y avoir erreur sur ce moi extérieur, sans que le moi fondamental soit atteint : « Qui êtes-vous, disait M. Ferrus à une aliénée ? —Vous savez bien que je suis Marie-Louise. —Oui, mais auparavant ? —Marchande de poissons. » Dans ce cas, on voit bien la persistance du moi fondamental dans le changement du moi extérieur. Car c’était bien le même moi évidemment qui croyait être Marie-Louise, et qui se souvenait d’avoir été marchande de poissons (2). Celle distinction se vérifie même dans l’état normal. Quand on est fort occupé à une pensée, on a certainement conscience de soi, mais on oublie son individualité. Par exemple, quand je pense fortement aux propriétés du carré de l’hypoténuse, j’oublie entièrement qui je suis, en tant qu’individu. Le sentiment de l’individualité disparait, ou du moins reste dans la pénombre; mais le moi ne disparait pas pour cela. On comprend donc qu’il puisse y avoir erreur sur le moi extérieur (erreur dans la personne, comme dit le Code), sans que le moi fondamental soit atteint; et c’est de [p. 575, colonne 1] ce moi fondamental que parlent les psychologues quand ils traitent de l’unité el de l’identité du moi.

Ces idées auraient grandement besoin d’être développées ; je vous les livre telles qu’elles sont, le loisir me manquant entièrement pour un tel travail.

Tout à vous,

PAUL JANET
Membre de Académie des sciences morales et politiques,
Professeur à la Faculté des lettres de Paris.

Notes

(1) Voyez la Revue scientifiquedu 20 mai 1876, ci-dessus page 481.

(2) Nous avons vu nous-même un aliéné qui croyait avoir perdu son moi. « Vous êtes bien heureux, vous autres, nous disait-il, vous avez un moi qui vous anime et qui vous fait vivre. Pour moi, il en est autrement ; mon corps n’est soutenu que par les puissances extérieures de la nature ; il n’a plus de principe intérieur qui l’anime. Je n’ai plus de moi. » Cet homme qui était presque mourant (il est mort quelques heures après), sentait la vie lui échapper. Il s’objectivait en quelque sorte lui-même, et il n’apercevait pas la contradiction radicale d’un moi qui a perdu son moi. Les aliénés qui se croient morts sont dans une situation analogue.

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