Paul Borel. Rêverie et délire de grandeur. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), sixième année, 1909, pp. 408-437.

Paul Borel. Rêverie et délire de grandeur. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), sixième année, 1909, pp. 408-437.

 

Alexandre-Auguste-Paul Borel (1884- 1914). Interne des hôpitaux de Paris. Médecin auxiliaire 21 R I., psychiatre, élève de Jules Dévernie, interne des hôpitaux de Paris, mort des suites de ses blessures reçues au front du Pas-de-Calais
Quelques publications :
— A propos de l’illusion de « non-reconnaissance » et du mécanisme de reconnaissance. Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), 1913.
— Les idées de grandeur dans le rêve. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), onzième année, 1914, pp. 400-412.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé plusieurs fautes de composition.– Le notes de bas de page ont été renvoyées en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 408]

RÊVERIE ET DÉLIRE DE GRANDEUR

L’étude de la rêverie indiquée déjà par Pierre Janet (1) en 1898 et par Binet (2) en 1900 semble devoir prendre une grande importance en psychologie pathologique, surtout depuis les travaux de Janet sur les troubles de la « fonction du réel » et les oscillations du niveau mental. Nous essaierons simplement ici de montrer le rôle que joue la rêverie dans la genèse d’un certain nombre de délires de grandeur, et d’établir le lien qui réunit ceux-ci aux phénomènes les plus habituels de l’idéation normale.

I

Si l’on analyse le contenu des phénomènes de rêverie que présentent la plupart des individus normaux, on aura peu de peine à y retrouver toutes les idées qui développées constituent le délire des aliénés mégalomanes. Quelle est la personne qui dans les instants qu’elle consacre à la rêverie n’a pas bâti des « châteaux en Espagne », n’a pas vécu des romans plus ou moins invraisemblables où elle jouait les plus beaux rôles, ne s’est vue alors dans les situations les plus élevées, les plus disproportionnées avec celle qu’elle occupait dans la vie réelle ? Une enquête (3) qui a porté sur 90 personnes nous a permis d’étudier la fréquence et la nature de ces rêveries.

Le résultat qui nous a frappé le premier est que sur 90 observations, 70 p. 100 (71 sur 90) contiennent des idées de grandeur. Ces [p. 409] idées de grandeur sont très variables ; elles revêtent les formes les plus diverses : idées de richesse, idées de puissance ou d’honneurs, idées de supériorité intellectuelle, etc…, mais toutes sont l’indice du retentissement sur le cours des images et des idées d’une tendance très profonde, qui tient une grande place dans la vie affective, le sentiment de la personnalité.

Ce sentiment que les auteurs anglais appellent « self-feeling » et que Ribot définit « le sentiment fondé ou non de la force personnelle, avec la tendance à l’action (4) » qui en est la manifestation motrice, peut être considéré avec Hoffding comme « l’instinct de la conservation parvenu à la pleine conscience de lui-même et incarné dans l’idée du moi (5) ». Cet instinct est rangé par Ribot parmi les tendances ou instincts primitifs qui sont les racines des émotions, plus spécialement parmi ceux qui ont pour fin de conserver ou de développer l’individu en tant qu’être conscient (6). Il semble être exclusivement humain et apparaît tardivement (vers l’âge de trois ans) après la peur, la colère, les émotions tendres, l’instinct du jeu, la tendance à connaître, avant l’instinct sexuel seul. C’est en effet que le sentiment de la personnalité « suppose que le moi est constitué et que l’individu a conscience de lui comme tel » (7). Il ne peut donc apparaître que quand l’idée du moi est définitivement instituée dans la conscience de l’enfant.

Cet instinct primordial, qui a des racines profondes dans la vie affective, se manifeste par des actes et par un grand nombre de formes émotionnelles, orgueil, amour-propre, vanité, ambition, courage, etc., et se traduit dans la vie intellectuelle, dans le cours de la pensée, par ces idées de puissance, de richesse, de gloire, de supériorité intellectuelle, qui peuplent nos rêveries. L’extension indéfinie de notre personnalité, l’accroissement de notre vie, de notre force, de notre puissance, à laquelle nous pousse cet instinct, lorsqu’elle n’aboutit pas à l’action, se réalise dans la rêverie, où le développement du moi n’est entravé par aucun obstacle.

Ce qui nous montre bien que les idées de grandeur ne sont que la [p. 410] traduction dans l’imagination du sentiment de la personnalité, c’est qu’au cours de la vie de l’individu elles suivent une évolution parallèle à celle du sentiment. Chez l’enfant le sentiment personnel est lié d’abord à l’exercice de la force physique dépensée dans les jeux (8). A cette époque aussi comme le montre l’enquête faite par Smith en (9) Amérique sur des personnes de tout âge, les rêveries portent surtout sur le jeu et sur les activités motrices.

Plus tard le sentiment de la force personnelle s’associe aux vêtements, à la parure, à la richesse extérieure : alors apparaissent les idées de richesses (10), de luxe dans le costume, dans l’habitation, qui de huit à quinze ans prédominent dans les rêveries des enfants. « Une de mes rêveries, écrit une petite fille (11), était que je vivais dans un joli château, que je mangeais de la bonne nourriture, des fruits et des légumes… Je pouvais avoir 100 maisons pleines de billets de 20 dollars et conduire un magnifique attelage. J’aurais autant de dollars que j’en voudrais, j’aurais des voitures de poupées tapissées de soie ; ce serait l’été tout le temps, j’aurais des robes de soie blanche et de couleurs éclatantes. J’aurais autant de garçons et de filles que je voudrais pour jouer avec moi et j’aurais des livres d’histoire. (12) »

Vers l’âge de quinze ans ces rêveries de richesse existent encore exclusivement chez un grand nombre de sujets.

« Un matin, étant à peine éveillé, écrit un de nos écoliers, je pensais que j’étais subitement transporté dans un joli château ; je voyais autour de moi des valets de chambre qui se courbaient jusqu’à terre lorsque je passais devant eux, etc… »

Mais à cet âge les idées de richesse paraissent être moins générales que chez les enfants plus jeunes, et sur 79 réponses nous n’avons que 12 observations où les idées de richesse existent à peu près seules.

Comme le fait remarquer Ribot (13) « quoique rigoureusement égoïste [p. 411] dans sa source, le self-feeling ne peut se développer qu’en devenant altruiste ou semi-social ». Le plaisir de contempler sa propre supériorité est augmenté par l’admiration des autres ; c’est ainsi que le sentiment de la personnalité a pu donner naissance à l’amour de l’approbation, au désir de la louange (14). En même temps que se précise chez l’enfant cette évolution du self-feeling, se développent parallèlement dans sa pensée les rêveries de gloire et de grandeur future. Elles atteignent leur maximum de fréquence vers l’adolescence (15) et revêtent les formes les plus variées suivant le caractère, l’éducation, le milieu : rêveries de gloire militaire, de gloire littéraire, scientifique ou artistique, de gloire politique, etc…

« Observation 37. — Lorsque je me mets quelquefois à rêver, je me crois général, revenant d’une grande bataille et entrant dans Paris avec mon armée qui est acclamée par les habitants de la ville »

« Observation 21. — Je pense que plus tard je serai un savant connu, un inventeur. Je voudrais actuellement inventer quelque chose. Toutes ces pensées multiples s’entremêlent dans mon cerveau et je m’endors en faisant des rêves de gloire. »

« Observation 23. — Je rêve que je suis un grand ingénieur, que je fais des découvertes et que je deviens très célèbre, etc… »

Au moment de la puberté le sentiment de la personnalité s’élargit et s’étend pour ainsi dire au delà des limites du moi en associant à l’idée de la personne celle des autres hommes : c’est l’époque où l’on voit apparaître les rêveries altruistes, humanitaires, les idées Philanthropiques, les idées de réformes sociales. Déjà dans la rêverie des enfants âgés de moins de quinze ans Smith (16) avait noté souvent un vif élément altruiste : rêve de fonder des hôpitaux, des œuvres philanthropiques, entre autres celui de donner une bicyclette à tous les enfants. Plus tard nous retrouverons ces rêveries beaucoup plus développées (17).

« Observation 52. —Je rêve le plus souvent d’être riche, de faire [p. 412] du bien âmes semblables… ; j’aimerais à être honoré pour le bien que je ferais, mais simplement aimé, sans en tirer aucune vanité. Je voudrais aussi beaucoup voyager…, rendre service aux malheureux tués ou blessés à mort par notre civilisation. Je voudrais me rendre au milieu des peuples orientaux en Asie, et améliorer le sort de beaucoup d’entre eux. Je voudrais aller en Amérique, près des pauvres Indiens qui meurent d’ennui et qui dépérissent grâce à notre civilisation. Me faire aimer d’eux me semblerait une grande joie, je voudrais les juger en arbitre et non en vainqueur du vrai peuple. Je voudrais étudier leurs mœurs et tenter de les ramener à leur ancienne vie. »

Ces rêveries philanthropiques se retrouvent à peine grossies dans ce qu’on a appelé le délire des réformateurs (18) ou paranoïa reformatoria ; ces rêveries de réformes sociales, malgré leur apparence altruiste, reposent en effet sur l’idée que leur auteur est destiné à une haute mission, qu’il est capable d’assurer le bonheur de l’humanité par des moyens de son invention.

« Observation 54. —Je cherche le moyen d’améliorer ce bas monde écrit un de nos sujets ; je me complais souvent dans des pensées bien riantes : que tout sur terre soit mis en commun, plus de pauvres, plus de riches, plus de guerres, plus d’armes, plus d’enclos : tout commun. »

De même une malade observée par Krafft-Ebing (19), auteur de nombreux projets humanitaires de bonheur universel, qui dans son enfance bâtissait déjà de ces romans philanthropiques et voulait à l’âge de douze ans aller au couvent « pour communiquer la religion chrétienne aux sauvages », croyait pouvoir supprimer la pauvreté en supprimant l’argent.

A cette époque qui est aussi celle de l’épanouissement de l’intelligence, le self-feeling s’associe de plus en plus à la conscience de la force intellectuelle (20), aussi voyons-nous prédominer les idées de supériorité intellectuelle (artistique, littéraire, scientifique, politique, etc.), se traduisant surtout aujourd’hui par des rêveries d’invention, la rêverie d’invention étant en quelque sorte la synthèse [p. 413] de toutes les autres idées de grandeur, impliquant à la fois l’apogée de la puissance intellectuelle, la gloire et la puissance sociale, enfin la richesse.

« Observation 19. — Je me vois dans mon laboratoire au milieu des sérums, des remèdes, des appareils. Je me vois découvrant le nouveau vaccin d’où sortira la vie et alors il semblerait que ce soit vrai et mon cœur s’illumine d’une auréole de gloire… Je vois les malades renaître, les infirmiers se mouvoir, les aveugles revoir et les squelettes qui sont accrochés çà et là baisser la tête honteusement. »

« Observation 22. — Je me vois en rêve au milieu de nombreuses machines auxquelles manquent certains perfectionnements ; si je les recherche, je les trouve, il m’a fallu travailler, mais j’y suis parvenu ; je me lance dans l’étude des sous-marins qui me passionne déjà ; je suis heureux, je me vois au milieu de l’eau verdâtre de la mer et des algues marines et ayant surmonté tous les obstacles je découvre bientôt une machine capable d’explorer les profondeurs inconnues. »

Le rôle prépondérant à notre époque des rêveries d’inventions dans les idées de grandeur explique la fréquence chez les psychopathes mégalomanes du délire des inventeurs (paranoia inventoria). Les démarcations sont d’ailleurs très difficiles à établir entre les inventions des normaux et celles des aliénés et l’on peut trouver des transitions insensibles entreles deux phénomènes.

Chez beaucoup de dégénérés, de déséquilibrés non aliénés, la rêverie d’invention si fréquente chez les jeunes gens normaux, peut devenir tyrannique et obsédante et constitue alors une véritable idée fixe de l’invention (21). « Ces sujets ont une tendance innée, impérieuse à concevoir des inventions, ils ne peuvent s’empêcher d’inventer et sacrifient pour cela le certain pour l’incertain, le pratique pour le chimérique. » Parfois ces déséquilibrés inventeurs sont très difficiles à distinguer des inventeurs de génie. Mais en général on assiste chez eux à l’élucubration d’inventions plus ou moins grotesques ou absurdes. L’un croit avoir trouvé le moyen de changer à volonté les conditions atmosphériques en modifiant par une culture spéciale et lumineuse [p. 414] la nature des terrains. « J’ai appris par les chroniques scientifiques de mon journal, écrit un autre, que les Prussiens se servaient pour la traction de leurs canons d’un petit appareil qui économise la force des chevaux. J’ai songé à appliquer cette invention aux étriers de la cavalerie » (22).

Quand autour de cette idée d’invention se groupent toutes les autres idées du sujet, que le système envahit toute sa conscience dont elle devient le centre, apparaît le véritable délire des inventions (paranoïa inventoria). L’idée d’invention apparaît souvent mêlée à beaucoup d’autres idées de grandeur dans les délires ambitieux, mais ce qui nous montre bien qu’elle réalise véritablement la synthèse la plus complète de toutes les autres idées de grandeur et qu’à notre époque elle est l’incarnation la plus élevée du sentiment de la personnalité, c’est que l’idée d’invention peut à elle seule constituer un délire de grandeur systématisé et bien développé.

Une observation récente (23) nous en fournit un cas typique :

« Un paysan, sans éducation, enrichi par la typographie, est pris à cinquante-cinq ans par des idées d’invention et il fait publier des découvertes ingénieuses qu’il croit avoir faites dans le domaine de la physique. Il croit être un homme de génie et pense que ces découvertes vont bouleverser les sciences physiques. Lui seul a réussi à prouver que quelques lois physiques ne sont pas vraies, par exemple le vide de Torricelli, la pression atmosphérique. C’est pour cela qu’il se dépêche de faire part au monde entier de ses utiles découvertes. Il est sûr que ses idées triompheront tôt ou tard et seront toutes admises, dans les traités de physique. — En réalité le malade ne connaît pas les notions les plus élémentaires de physique et ses ouvrages sont caractérisés par un manque absolu de critique. Mais en dehors de cela il parle et raisonne sainement de sorte qu’il passe aux yeux de sa famille pour un grand esprit. »

— On voit par ces observations le rôle important que joue l’idée d’invention dans les rêveries des normaux comme dans les délires des psychopathes, et les rapports étroits qui l’unissent au sentiment de la personnalité. [p. 415]

En même temps que le self-feeling se rattache de plus en plus à la conscience de la force intellectuelle il s’associe, surtout pendant la puberté, aux sentiments sexuels : De là ces rêveries amoureuses, si fréquentes entre dix-sept et vingt ans, comme chacun a pu s’en rendre compte en s’observant personnellement, mais sur lesquelles il est difficile d’avoir des confessions orales ou même écrites.

Nous ne trouvons dans notre enquête que 2 observations de ce genre seulement sous forme de rêveries, de mariage et toujours associées à des idées de luxe dans l’habitation.

« Observation 8. — Je me vois entouré de mes parents et de ma femme que j’imagine assez jolie sans être une merveille de beauté et de grâce, nos soirées se passent dans un coquet petit salon. Ce n’est pas à Paris, mais dans un petit cottage, etc… »

Smith note de même la fréquence des rêveries d’amour et de mariage à dix-sept ans, et parfois plus tôt et remarque aussi le rôle qu’y joue le « home » et les plans d’ameublement de la maison future.

« Je rêve d’être marié et d’avoir un beau home à moi — Mon rêve principal est celui d’une belle maison et d’une femme angélique, etc… » (24)

Ce sont là pour ainsi dire les formes frustes des rêveries amoureuses, celles que l’on observe vers l’âge de quinze ans. Plus tard elles peuvent acquérir un développement et une systématisation beaucoup plus grandes ; ce sont alors de véritables romans de séduction et d’amour, dans lesquels le sujet joue toujours le beau rôle et voit le succès couronner ses entreprises ; romans qui se poursuivent parfois pendant des mois. Le type le plus achevé de ces rêveries amoureuses de la puberté est celle qu’a décrite Chateaubriand (25) :

« Je me composais, une femme de toutes les femmes que j’avais vues : elle avait la taille, les cheveux et le sourire de l’étrangère qui m’avait pressé sur son sein ; je lui donnais les yeux de telle ou telle jeune fille du village, la fraîcheur de telle autre. Les portraits des grandes dames du temps de François Ier et de Louis XIV dont le salon était orné m’avait fourni d’autres traits, et j’avais dérobé les grâces jusqu’aux tableaux des vierges suspendus dans les églises. [p. 416]
« Cette charmeresse me suivait partout invisible, je m’entretenais avec elle comme avec un être réel, elle variait au gré de ma folie : Aphrodite sans voile, Diane vêtue d’azur et de rosée, Thalie au masque riant, Hébé à la coupe de la jeunesse; souvent elle devenait une fée qui me soumettait la nature.
« Sans cesse je retouchais ma toile ; j’enlevais un appât à ma beauté pour le remplacer par un autre. Je changeais aussi ses parures ; j’en empruntais à tous les pays, à tous les siècles, à tous les arts, à toutes les religions. Puis quand j’avais fait un chef-d’œuvre, j’éparpillais de nouveau mes dessins et mes couleurs; ma femme unique se transformait en une multitude de femmes dans lesquelles j’idolâtrais séparément les charmes que j’avais adorés réunis. »
Pygmalion fut moins amoureux de sa statue : mon embarras était de plaire à la mienne. Ne me reconnaissant rien de ce qu’il fallait pour être aimé, je me prodiguais ce qui me manquait. Je montais à cheval comme Castor et Pollux, je jouais de la lyre comme Apollon ; Mars maniait ses armes avec moins de force et d’adresse ; héros de romans ou d’histoire, que d’aventures fictives j’entassais sur des fictions !… Voici venir une jeune reine ornée de diamants et de fleurs (c’était toujours ma Sylphide) ; elle me cherche à minuit au travers des jardins d’oranger dans la galerie d’un palais baigné des flots de la mer au rivage embaumé de Naples ou de Messine, sous un ciel d’amour que l’astre d’Endymion pénètre de sa lumière ; elle s’avance, statue animée de Praxitèle, au milieu des statues immobiles, des pâles tableaux et des fresques silencieusement blanchies par les rayons de la lune, le bruit léger de sa course sur les mosaïques et les marbres se mêlent au murmure insensible de la vague… Je tombe aux genoux de la souveraine des campagnes d’Enna ; les ondes de soie de son diadème dénoué viennent caresser mon front, lorsqu’elle penche sur mon visage sa tête de seize années et que ses mains s’appuient sur mon sein palpitant de respect et de volupté.

« Au sortir de ces rêves quand je me retrouvais un pauvre petit Breton obscur, sans gloire, sans beauté, sans talents, qui n’attirerait jamais les regards de personne, qui passerait ignoré, qu’aucune femme n’aimerait jamais, le désespoir s’emparait de moi : je n’osais plus lever les yeux sur l’image brillante que j’avais attaché sur mes pas. [p. 417]
Ce délire dura 2 années entières pendant lesquelles les facultés de mon âme arrivèrent au plus haut point d’exaltation… L’enchanteresse par qui me venait ma folie était un mélange de mystère et de passions ; je la plaçais sur un autel et je l’adorais. L’orgueil d’être aimé d’elle augmentait encore mon amour. »

Ces rêveries amoureuses sont très développées chez les sujets psychasthéniques (26), peuvent quand elles prennent une grande extension et qu’elles envahissent toute la pensée du sujet, constituer un véritable délire, le délire systématisé érotique (paranoïa érotique de Krafft-Ebing (27), érotomanie d’Esquirol); de même que chez les normaux, comme l’a remarqué Smith (28), les romans de ce genre les plus élaborés ont pour objet un étranger ou un personnage imaginaire, de même les paranoïaques se créent un idéal amoureux pour lequel ils s’enthousiasment, ils le caressent complaisamment, l’alimentent par leurs lectures, par leurs rêveries , ou bien s’amourachent d’une femme aperçue en passant dans la rue et bâtissent autour d’elle un roman d’amour qu’ils continuent à tisser dans leurs rêveries à l’état de veille (29). Bien que ces rêveries amoureuses ne semblent pas être strictement égoïstes, elles ont cependant des attaches profondes avec le sentiment de la personnalité, car non seulement le sujet s’attribue des qualités qu’il n’a pas et s’idéalise pour justifier la conquête de l’objet aimé (30), mais en outre surtout chez les femmes, la rêverie amoureuse a pour objet la plupart du temps un personnage haut placé, de condition supérieure à celle du sujet (31), ce qui rattache étroitement le délire érotique aux autres délires de grandeur.

Nous avons décrit dans les pages précédentes les formes principales que revêtent les idées de grandeur dans la vie normale comme dans le vie pathologique de l’esprit, et nous avons cherché à les rattacher a leur base psychologique commune, le sentiment de la personnalité. [p. 518]

— Mais dans certaines de nos observations de rêverie, le self-feeling, le sentiment de la force personnelle, ne se manifeste pas par des idées précises, différenciées, caractérisées de richesse, de gloire, d’inventions, d’amour, mais par une tendance plus ou moins nettement exprimée à accroître la personnalité tout entière dans tous les sens à vivre d’une vie plus large, plus complète, par le désir d’éprouver toutes les sensations, toutes les émotions, jusqu’aux plus pénibles. Cette tendance se manifeste surtout par des rêveries de vie expansive, aventureuse, de liberté, de voyages, qui expriment ce désir d’avoir tout vu, tout connu, tout éprouvé.

« Observation 58. — Je me vois en Afrique, entouré de nègres au milieu de forêts-vierges et… je me plais facilement libre, sans aucun joug, maître de moi-même, errant à l’aventure… qu’est-il de plus enviable que de chercher sa vie au prix de maint péril, combattant avec les fauves, etc… »

« Observation 53. — Je me vois homme du monde, écrit un autre,, directeur d’une usine : je suis riche, ma conscience est tranquille (sic), je suis charitable… Puis me voici pauvre ; —je pars pour les colonies: il m’y arrive tous les malheurs possible et je suis heureux de me voir fort devant le malheur… Puis je voyage partout… Ce n’est pas le malheur qui me fait peur, au contraire, je voudrais y passer des heures terribles, l’estomac vide, souffrir toutes les misères, et montrer du courage ; il me semble que je serais heureux… j’ai soif d’avoir peur et de me trouver en face du danger. »

Ces rêveries de vie aventureuse, si fréquentes chez les enfants dans lesquelles apparaît toute nue cette tendance qui pousse l’homme à augmenter sans cesse le contenu de ses, expériences, à accroître l’étendue de sa vie psychologique, ont comme support des sentiments dérivés du self-feeling, comme l’orgueil et l’amour-propre. On sait le prestige que possède surtout auprès des enfants, des sujets incultes et des peuples primitifs, le voyageur, l’homme qui a vu plus de choses que les autres, qui a lutté contre des obstacles inconnus d’eux, représente à leurs yeux l’homme supérieur par excellence, celui qu’ils admirent et celui qu’ils voudraient être. Cette idée de supériorité intellectuelle attachée à la vie d’aventures et de voyages, se joint à l’idée de courage, de supériorité dans l’ordre volontaire, dans l’action. [p. 419]

Ces idées de courage, ce désir d’accomplir des actes héroïques, constituent le fond de beaucoup de rêveries d’adolescents ; — mêlées à ces rêveries de vie aventureuse que nous décrivions plus haut et avec lesquelles elles ont d’étroits rapports, ces idées de courage réalisent une mentalité curieuse que l’on aurait pu croire disparue de nos jours, mais qui, grâce aux lectures, persiste chez quelques-uns, et dont voici un spécimen :

« Observation 47. — Lorsque je m’abandonne à la rêverie, je me figure être un de ces spadassins redoutables à tous par leur bravoure et leurs bottes secrètes, l’effroi des méchants et des voleurs. Je suis non de ces coupe-jarrets, dont la rapière est au plus offrant, mais un véritable gentilhomme, combattant pour la bonne cause et prenant toujours le parti du faible contre le fort. Je parcours la campagne à l’aventure n’ayant d’amis que mon fringant cheval et ma bonne épée, mais sachant laisser un bon souvenir sur mon passage parmi les oppressés, las de lutter contre le tyran, et à qui je rendrais la force l’espoir, etc… »

— En général ces idées de courage, d’héroïsme de supériorité dans l’ordre de l’action, se manifestent par des rêverie de grandeur militaire (11 fois sur 14 dans notre enquête) dans le genre de celles-ci :

« Observation 36. — Lorsque je rêve, quand mon esprit n’a rien a faire, je me vois capitaine d’un grand cuirassé qui sillonne l’Océan Pacifique et qui est exposé à la rencontre de vaisseaux ennemis. Tout à coup j’aperçois un navire qui fonce sur le cuirassé que je dirige. Il est supérieur en force au mien et bientôt il sera près de moi et le canon fera bien des victimes. Mon sang-froid seul pourra éviter la perte de mes marins et de moi-même. Enfin l’ennemi s’approche et se prépare à faire l’attaque… Me voyant perdu, j’essaie enfin de me détourner. Je fais faire volte-face à mon cuirassé, je fonce sur le bateau, je le coupe en deux et je recouvre la liberté de mes marins. »

« Observation 35. — Il m’arrive de dire que je me suis engagé dans l’armée. La guerre éclate, je demande à partir sur le champ de bataille, et là je prends un drapeau à l’ennemi. Je le ramène au Camp. Tout le monde me félicite et je suis glorieux de mon acte. »

Nous avons vu plus haut que dans son développement le self-feeling prend très vite un caractère altruiste ou semi-social et qu’à [p. 420] ce moment les idées de grandeurs prennent la forme de rêveries de gloire, d’honneurs, d’inventions, de réformes sociales, etc… Mais comme le dit fort bien M. Ribot (32), « de demi-social l’amour de nous-mêmes devient facilement anti-social. Il n’est aucune émotion où le passage soit aussi simple et aussi clair de la forme normale à la passion, de la passion à la folie. Au fond de la tendance du moi à s’affirmer, il y a une virtualité d’expansion sans limites et de rayonnement indéfinie. L’homme dont le self-feeling est vigoureux ressemble à ces espèces végétales et animales, prolifiques et vivaces, qui à elles seules couvriraient toute la surface du globe ; son expansion n’est tenue en échec que par celle des autres. »

Même chez des écoliers de quinze ans, les idées de puissance, de domination, de commandement sont très développées et indiquent l’existence chez quelques-uns d’entre eux d’un sentiment de la personnalité très puissant et très envahissant.

« Observation 38. — Quand je rêve, je parais être un chef suprême, car tout ce que je veux est aussitôt exécuté et tout le monde m’obéit… Mon pouvoir est sans bornes et je vis dans l’idéal le plus absolu. »

« Observation 50. — Les idées qui figurent le plus souvent dans mes rêveries, je pourrais même dire toujours, sont les idées de domination universelle ; je veux avant tout être le maître et avoir la force et le droit de l’être par mes qualités physiques et intellectuelles. »

Ces idées de puissance sociale constituent l’essentiel des idées de grandeur militaire, mais elles jouent aussi un grand rôle dans les rêveries d’inventions et dans les rêveries humanitaires, dans les idées de réformes sociales. « Pour réaliser des idées larges, philanthropiques, on a besoin de puissance sociale (33) », et de plus on peut dire avec Bain (34) que ce qui fait en grande partie que l’homme intéresse l’homme, c’est la possibilité de domination. De même la supériorité intellectuelle est souvent considérée comme un moyen d’atteindre la puissance sociale et la rêverie associe souvent ces deux idées de grandeur.

« Observation 14. — Je me vois sorcier… Tout ce que je veux se réalise alors. » [p. 421]

« Observation 13. — Le principal objet de mes rêves est de me voir un homme accompli, ingénieur de première force… Je crois aussi que tout le monde m’obéit et a confiance en moi. »

« Observation 15. — Mon plus grand rêve est toujours d’inventer quelque chose… Souvent je me vois dans la lune et découvrant des choses incroyables. Là, voici des habitants de lune prosternés à mes pieds. Je me vois le chef de tout le monde. »

Ces idées de puissance sont si caractéristiques que Bain a pu considérer l’émotion de la puissance comme un sentiment distinct de ce qu’il appelle les émotions du moi. En réalité on peut l’étudier comme un sentiment dérivé du self-feeling, sentiment qui d’ailleurs devient très facilement pathologique. « Placez un homme dans les conditions où cette tendance à l’expansion sans bornes ne trouve rien qui l’arrête et elle ira jusqu’au bout ; c’est le cas du pouvoir absolu (35). »

Nous assistons alors aux manifestations de ce qu’on a appelé la folie du pouvoir, qui n’est que le développement, par suite de l’absence de frein créé par les circonstances extérieures, par les phénomènes sociaux, des idées de puissance, de domination, contenue à 1 état latent dans le sentiment de la personnalité. La folie du pouvoir, dont l’histoire nous offre des exemples si nombreux, surtout dans la vie des souverains absolus, n’est que « le sentiment que le moi a de sa puissance poussé à l’état aigu (36) ».

II

Nous avons trouvé dans les phénomènes de rêverie que l’on constate chez la plupart des normaux toutes les idées qui constituent les délires de grandeur. Il nous reste à étudier la nature et les caractères Psychologiques de ces rêveries et à tenter d’expliquer, grâce à eux, la genèse d’un grand nombre de délires ambitieux qui nous semblent s’en rapprocher étrangement.

La rêverie est un phénomène très général que l’on constate différemment développé à peu près chez tout le monde.

Smith (37), dans son enquête, qui a porté sur 1.475 personnes, n’en [p. 422] a trouvé que 5 affirmant qu’elles n’avaient jamais eu de rêveries. Ceux chez lesquels les idées de grandeur sont rares sont ceux qui rêvent peu fréquemment et la plupart de ceux qui sont sujets à la rêverie y développent des idées ambitieuses.

Quels sont les caractères psychologiques de la rêverie ? On la définit ordinairement l’exercice désintéressé de l’imagination à l’état de veille. « En réalité, la rêverie comprend toutes les espèces de reproductions d’images, depuis l’état hypnogogique (sic), avec absence complète de contrôle volontaire, dans lequel seule la direction générale des images est déterminée par la volonté, jusqu’à la représentation volontaire d’une partie du futur avec l’intention effective de la réaliser (38). »

Mais tous ces phénomènes ont des caractères communs : l’attention y est plus ou moins détournée des sensations extérieures, et il y a toujours un degré plus ou moins grand d’automatisme dans le cours des représentations. Cette perte de la conscience du milieu, qui, comme le remarque Binet (39), est caractéristique de l’état de rêverie, a été bien observée sur lui-même par Herbert Spencer qui, étant enfant, était très sujet à la rêverie. « Souvent ces rêveries, dit-il, devenant des rêves à l’état de veille, m’empêchaient d’avoir conscience de la réalité, lorsque je me promenais… Voici le cas le plus étrange de cette absorption de moi-même. On m’avait envoyé en ville pour faire une commission, comme d’habitude je m’abandonnai à mon imagination. Je traversai la ville jusqu’à la campagne de l’autre côté ; il m’arrive soudain de me rappeler le but de ma sortie : je me dirigeai de nouveau vers la ville et j’arrivai à la porte de notre maison avant de me ressaisir et de me rappeler ma commission (40). »

Smith a noté comme caractères physiques de la rêverie la cécité et la surdité psychiques, le relâchement musculaire, surtout des muscles oculaires (41).

Les conditions qui favorisent la rêverie sont la solitude, la musique, les sons monotones, les lectures ou les travaux ennuyeux ; ces [p. 423] conditions se ramènent en général à la fatigue de l’attention (42) et sont par un certain nombre de côtés analogues à celle de l’hypnose. Chez les écoliers, le sentiment de l’ennui tend à déclencher les phénomènes de rêverie ; or, l’ennui est un des premiers symptômes de l’épuisement nerveux, et dans tous les phénomènes de fatigue physique ou intellectuelle il constitue un phénomène précurseur de la rêverie. La rêverie apparaît le plus souvent devant le sommeil, dans les états hypnagogiques, où l’attention consciente et volontaire faiblit et se disperse, et dans la période qui suit le réveil, où l’attention n’est pas encore établie. La rêverie serait peut-être plus fréquente dans le moment qui précède le sommeil, où la pensée de la veille s’achemine par de lentes transitions vers le rêve (43). Notre enquête complémentaire sur quelques conditions de la rêverie nous donne sept observations de rêverie apparaissant avant de s’endormir, et une seule de rêverie au réveil. Smith (44) note de même que le moment qui précède celui de s’endormir est spécialement favorable au développement de la rêverie.

C’est à la faveur de cet affaiblissement de l’attention volontaire que les idées de grandeur apparaissent dans la rêverie. Mais ces rêveries de grandeur ne se développent pas toujours d’une façon entièrement automatique. Chez certaines personnes, elle ont un débit volontaire : le sujet invente une histoire qui se continue dans la rêverie sans effort. En général, malgré l’absence d’effort, malgré le caractère automatique du cours des images dans la rêverie, la pensée n’y est jamais assez dispersée, désagrégée, pour que la conscience du moi et le sentiment de la personnalité, fondement des idées de grandeur, s’évanouissent.

La rêverie peut cependant, quand elle est assez prononcée, prendre certains caractères des états psychiques comme le rêve où 1 automatisme règne en maître, ou avec l’attention et la volonté la conscience personnelle disparaît, notamment l’absurdité et l’amnésie. Certaines de ces rêveries nous présentent des données [p. 424] aussi absurdes et aussi inconciliables que celles que l’on a si souvent observées et analysées dans le rêve ; citons par exemple une rêverie de gloire militaire acquise sans verser de sang (45). Mais l’absurdité de la rêverie, d’ailleurs rare, n’atteint jamais celle du rêve; la rêverie est en général cohérente et forme un système qui se développe logiquement suivant les lois de la vraisemblance.

Un caractère plus curieux de certaines rêveries est l’amnésie ou l’oubli consécutif, phénomène caractéristique du rêve et des états d’automatisme psychique, la fixation des souvenirs exigeant un effort d’attention, un acte de synthèse mentale qui est très difficile dans les phénomènes de désagrégation psychologique. Cette amnésie doit être fréquente chez les psychasthéniques qui rêvent beaucoup éveillés.

« Je rêve toujours de tant de choses que je n’en sais pas la moitié (46) », dit une des malades de M. Pierre Janet.

Un de nos sujets note chez lui des rêveries de puissance sociale ayant le caractère de scènes vivantes dans lesquelles il joue un rôle actif, et il ajoute : « Quand je me demande à quoi je pensais, cela peut me revenir peu après, mais d’une façon peu durable et c’est pour cela que je ne peux donner d’autres détails sur un sujet qui pourtant en est rempli, à en juger par le voile qu’il met devant notre mémoire (47). »

Un autre écrit : « Il m’arrive parfois de rêver éveillé et une fois mon rêve fini de ne plus me souvenir de ce à quoi j’ai rêvé (48). » Cette amnésie, d’ailleurs rare dans la rêverie (49), nous permet de différencier cet état du rêve véritable, dont elle est un caractère à peu près constant.

La rêverie a un dernier caractère qui la rapproche du rêve : c’est sa nature désintéressée. « On dort dans l’exacte mesure où on se désintéresse », a dit fort justement M. Bergson (50), et cette phrase [p. 425] pourrait s’appliquer à la rêverie comme au rêve : on rêve (éveillé) quand on se désintéresse de l’action, de la réalité actuelle, quand disparaît pour quelque temps l’« attention à la vie présente (51) », au monde extérieur.

Plus ces phénomènes de diminution de la synthèse mentale sont accusés, plus la rêverie se rapproche du rêve véritable, où il y a perte de l’attention volontaire, de la conscience du moi, automatisme absolu, désintéressement complet de la réalité, etc…, et on peut trouver une foule d’états intermédiaires entre les deux phénomènes. Dans la rêverie comme dans le rêve, grâce à la diminution du contrôle volontaire, de l’attention à la réalité actuelle, les images et les idées, n’étant plus inhibées par l’action adaptée au moment présent, arrivent en foule à la conscience ; tantôt ce sont, comme dans le rêve, de simples souvenirs, des images du passé qui surgissent et défilent plus ou moins automatiquement dans la conscience (22) ; tantôt ce sont des réflexions plus ou moins vagues sur des problèmes philosophiques ou cosmogoniques (sur le ciel, sur la vie future, sur l’être suprême). Mais la plupart du temps, comme nous l’avons montré, c’est sur l’avenir que porte la rêverie et c’est la personnalité du sujet qui y joue le rôle principal, transformée momentanément en une personnalité supérieure ; il y a donc plus ici qu’une évocation passive de souvenirs et d’images, il y a une synthèse, une construction de représentations, impliquant la conscience du moi, et inspirée par le sentiment de la personnalité qui organise l’évolution de ces romans, l’édification de ces « châteaux en Espagne », de façon à favoriser toujours l’amour-propre du rêveur. Ce sont ces caractères qui nous permettent de différencier très nettement du rêve véritable la rêverie ordinaire. Dans la rêverie même profonde, la direction générale des images est le plus souvent déterminée par la volonté, comme le remarque Smith (53) ; de plus, parfois la rêverie a un début volontaire, le sujet invente une histoire qui continue toute seule dans la rêverie, parfois pendant plusieurs jours (54). Enfin la rêverie n’est pas toujours [p. 426] absolument désintéressée comme le rêve et peut être une étape pour l’action ; n’y-a-t-il pas des artistes et des écrivains qui ont réalisé leurs rêveries dans leurs œuvres ?

Suivant la nature de l’esprit du sujet, ces rêveries peuvent avoir des caractères assez différents. Chez ceux qui sont doués d’une imagination, surtout visuelle, très intense, ces rêveries de grandeur peuvent atteindre un degré de vie, de richesse, de précision qu’on ne retrouve que dans les rêveries pathologiques ou dans les rêves du sommeil.

« Observation 9. —Je commençai à dormir lorsque tout à coup je vis se dresser devant moi un magnifique château avec un parc immense, d’innombrables allées, une écurie dans laquelle de magnifiques chevaux mangeaient leur avoine, enfin beaucoup de belles choses… Dans mon rêve, il semblait que tout ce luxe et ce château m’appartenaient. Alors je voyais des domestiques en livrée m’attendre à la porte et me conduire à une magnifique voiture attelée des plus beaux chevaux que j’ai jamais vus, etc… »

Chez d’autres, les rêveries de grandeur, au lieu d’être variables, sans suite, de changer tous les jours, se continuent les unes les autres et forment ainsi de véritables romans, parfois très longs et très compliqués, qui se poursuivent souvent pendant plusieurs semaines, plusieurs mois ou même plusieurs années. Ces romans, d’après un auteur américain, Learoyd (55), qui a fait une enquête à ce sujet, seraient plus fréquents chez les femmes adultes (on les trouverait chez 46 p. 100 des sujets) que chez les hommes adultes (13 p. 100 des su jets), et atteindraient leur plus grand développement chez les enfants (l’auteur les a observés chez 68 p. 100 des petites filles et 55 p. 100 des garçons). Learoyd cite dans son article plusieurs exemples caractéristiques de ces rêveries dans les trois quarts desquelles, dit-il, l’auteur du roman joue un rôle prédominant, entre autres l’histoire suivante (56) :

« Quand j’étais un garçon d’environ dix ans, je lus les vies d’Alexandre et de Napoléon. Je commençai alors à construire ces histoires. [p. 427] J’en étais toujours le héros et je devenais un grand général à la tête d’une puissante armée. Je pourrais décrire mes maréchaux et mes armements, mes plans de bataille et ensuite mon retour victorieux dans ma patrie. Je devenais toujours empereur de France et conquérait l’Europe, et ensuite j’avais un long règne rempli de toutes choses intéressantes. Je me représentais toujours les grandes funérailles qui suivaient ma mort et le peuple en deuil. Je pourrais décrire dans leurs détails les plus minutieux mes enfants, leurs noms, leurs études, leur mariage et le début de leur carrière… Il n’y avait jamais de trou dans le roman. Celui-ci continuait son chemin quand mon attention était attirée vers autre chose, j’éprouvais toujours un malaise jusqu’à ce que je pus de nouveau reprendre le fil de mon histoire. Je me maintenais toujours éveillé aussi longtemps que je pouvais avant de me coucher pour travailler à mon roman. A l’âge de quatorze ans, je commençai à lire les livres d’hommes tels que Webster, Clay, Lincoln, etc… Alors l’histoire changea. Mon éducation faisait de moi un orateur et un homme d’Etat ; je devenais toujours gouverneur de mon État, membre du Congrès, sénateur et finalement président. Chacune de ces étapes avec l’histoire de mes relations avec mes amis, était minutieusement décrite. Je finissais, en général, par devenir président d’un Congrès mondial de la Paix. Aussitôt que j’étais mort, je recommençais une autre histoire. »

Notre enquête complémentaire nous a fourni une observation analogue à la précédente, également curieuse par sa longueur, la systématisation, le développement logique et la précision du roman »

« Observation 50.—Depuis très longtemps j’aspire aux grandeurs et je me vois transporté aux plus hauts degrés de l’échelle sociale. Je suis d’abord un simple citoyen français comme tous les autres. Je me présente au conseil municipal de la petite ville où j’habite ; naturellement je suis élu ; puis je deviens maire et après une lutte électorale acharnée je deviens député de mon arrondissement. Très jeune, ou des plus jeunes parmi les députés, j’arrive à la Chambre, élu en même temps qu’un de mes camarades, B… Bien vite je me fais connaître au Parlement, je fais de nombreux discours, je propose de nombreuses motions et projets de loi. Je deviens chef de groupe avec B…, et enfin nous faisons tous les deux tomber le ministère. Nous sommes appelés par le président de la République [p. 428] et je suis chargé de former le nouveau ministère, je prends B… comme ministre des Affaires étrangères et je garde pour moi l’Intérieur. Mais à la suite d’une vive discussion sur la politique générale nous donnons notre démission et comme le président de la Chambre vient de mourir, je me présente pour lui succéder… Par 453 voix contre 78 à M. X… je suis élu président de la Chambre. Je reste en ce poste plusieurs années, mais en janvier 190., je ne suis pas réélu. Justement on procède aux élections sénatoriales, je me présente, je passe et je deviens peu après grâce à ma situation prépondérante, président du Sénat. Le président de la République a justement fini ses sept années de charge et nul ne paraît plus indiqué que moi pour être candidat à la présidence. Je me présente officiellement et au Congrès de Versailles, le 23 mars 19.., par 851 voix contre 152, je suis élu président de la République française et je prête solennellement serment de fidélité à la constitution. Tout va bien au commencement, mais les grèves se multiplient, les émeutes deviennent fréquentes, le pays est dans l’anarchie la plus complète. Les citoyens ne peuvent plus vivre ainsi ; on n’est même plus en sûreté chez soi ; je saisis les affaires d’une main de fer et j’essaie de tout remettre en ordre pour le bien même de la France. Mais, pour cela il faut que j’aie des pouvoirs bien plus étendus, il faut que je change la constitution. Je réunis pour un motif futile la Chambre des députés et le Sénat à Versailles et je leur fais un grand discours annonçant mon projet. Beaucoup avec qui du reste je me suis arrangé d’avance m’approuvent, les autres m’opposent une grande résistance. Le lendemain, je fais un plébiciste et je suis élu dictateur du peuple français, je rétablis l’ordre à l’intérieur et presque aussitôt je déclare la guerre à l’Allemagne, et commandant moi-même mes armées je reconquiers l’Alsace-Lorraine. Le peuple français alors m’adore et j’ai une énorme popularité. Le Parlement me force à accepter le titre d’empereur des Français, choix ratifié le lendemain dans tout le pays par le plébiscite du 31 juin 19.. Je n’ai encore que quarante-sept ans et je suis empereur ; je m’occupe alors de rendre à la France la place de « première des nations ». Je fais plusieurs guerres heureuses ; j’annexe d’immenses territoires. A soixante ans j’ai redonné à la France son ancienne énergie et de nouveau la voilà la maîtresse du monde. Mais je suis fatigué des trônes et des honneurs ; j’aspire [p. 429] au repos :  je demande au peuple quelle est la forme de gouvernement qu’il préférerait si je partais ; il me répond : la République. Je rétablis cette forme idéale de gouvernement et je me retire dans ma maison de campagne près la ville où j’avais commencé ma carrière. Je finis ma vie au milieu de ma famille, de mes enfants et petits-enfants en pouvant toujours me répéter cette phrase magique : j’ai rendu la France la plus grande de toutes les nations. »

III

L’étude de quelques cas pathologiques nous présente des délires de grandeur qui ont identiquement les mêmes caractères psychologiques que ces rêveries ambitieuses des individus normaux.

On sait que les idées de grandeur ne sont pas rares chez les épileptiques ; chez lesquels elles peuvent soit précéder, soit remplacer la crise convulsive (57. Le cas typique rapporté par Krafft-Ebing (58) permet de pénétrer le mécanisme psychologique de ces délires de grandeur dans l’épilepsie.

« Le malade, homme de vingt-deux ans, a depuis sa jeunesse un penchant romanesque pour les chimères et les histoires imaginaires. Il lisait de préférence des romans, des contes de chevalerie, et souvent il arrivait à peine à établir une démarcation entre les choses vues et la réalité. Souvent au milieu de son travail il rêvait de scènes romanesques qu’il avait lues ou vues au théâtre ; il devenait distrait et incapable d’exercer son métier. Depuis l’âge de dix-neuf ans il a des accès épileptiques avec perte de connaissance. Pendant la guerre franco-allemande, le malade s’enivrait de l’idée qu’il était un héros lui aussi, de l’idée de se faire soldat, puis empereur. Souvent il avait l’idée de devenir prince régnant, de fonder un royaume, de livrer des batailles, de se conquérir une belle fiancée. Dans ces dernières années il lui arriva à plusieurs reprises et pendant une période de cinq à six semaines de s’absorber complètement dans ces idées fantastiques ; alors dans cet état étrange et crépusculaire de la concience il prenait pour la réalité tout ce qu’il avait considéré jusque-là [p. 430] comme un jeu de son imagination. Alors il se voyait roi, chef d’armée et dirigeait des batailles. Tout à coup la compréhension du caractère insensé de ses projets lui revenait et il comprenait qu’il n’avait pas rêvé. Le souvenir de cet état de rêverie était très sommaire. Le 48 mars 1875 le malade, jusque-là très lucide, est pris d’un brusque vertige et se met à crier : « Je suis le roi Stuart, donnez-moi une épée et le cadavre de ma mère ». A partir de ce moment pendant deux mois se produisent chaque jour plusieurs accès de délire stéréotypés. Les accès commencent ordinairement par un bruit de bataille. Le malade demande son épée, s’élance comme un général en chef à la tête de ses troupes vers l’ennemi, s’escrime furieusement, ramène les siens au combat. Il les mène à la victoire que le malade chante et tambourine. Puis banquet de gala avec toast, il est proclamé duc, on distribue des décorations gagnées sur le champ de bataille ; discours adressé à l’armée, etc. ; après quoi son altesse se retire avec sa fiancée princière dans la chambre nuptiale et s’endort.

Les accès arrivent en général quand le malade s’abandonne de lui-même à ses idées romanesques qui alors s’accentuent immédiatement pour prendre l’intensité d’hallucinations et qui le placent tout d’un coup dans le monde des rêves. Pour cette raison il évite autant que possible de parler de ses « idées », car autrement il se mettrait de nouveau dans cet état-là. Dans la période intervallaire le malade est lucide, mais rêveur ; il s’abandonne à ses idées romanesques, et se plaint de ce qu’il ne peut pas « échapper au monde de son imagination ».

Cette observation curieuse nous montre comment la maladie, sans produire nullement les idées de grandeur, puisque nous avons vu que les rêveries ambitieuses existaient chez le sujet bien avant ses crises, leur permet de se développer. On voit qu’elle agit en créant un état intermédiaire entre le rêve et la rêverie (59), ou plutôt en exagérant et en prolongeant l’état de rêverie dans lequel le malade se complaisait déjà avant l’apparition de ses accès. Dans ce cas la crise convulsive, avec obnubilation complète de la conscience, est remplacée par un état analogue au rêve, décrit souvent sous le nom [p. 431] d’état crépusculaire des épileptiques, et qui, comme l’a montré M. Janet (60), est caractérisé par un abaissement brusque de la « tension psychologique », avec perte des phénomènes les plus élevés de la hiérarchie psychologique, de la fonction du réel, de l’attention à la vie présente, de l’action sur la réalité actuelle (61) ; cet état n’est que le développement exagéré des phénomènes de rêverie que nous avons observés chez la plupart des normaux où ces phénomènes sont à l’état naissant, et, grâce à cet état, les idées de grandeur qui, comme on l’a vu, existaient dans la rêverie du malade avant et en dehors de ses crises, dans sa pensée normale, prennent pendant l’attaque un développement énorme pour constituer un véritable délire et une transformation momentanée de la personnalité.

Mais c’est sans nul doute chez les malades que M. Janet a appelé psychasthéniques, que nous trouvons les idées de grandeur les plus curieuses, car elles apparaissent dans des états tout à fait semblables à la rêverie habituelle des normaux.

Nous trouvons le cas le plus net de ce phénomène dans une observation de M. Féré (62) : le malade M. M…, est un commerçant, âgé de trente-sept ans, sujet pendant son enfance à des terreurs nocturnes et à des accès de tristesse ; plus tard il est sujet à des troubles neurasthéniques (vertiges, céphalée, dyspepsie, craquements sous-occipitaux), mais jusqu’en 1886 il s’occupe de ses affaires avec régularité. A cette époque on nota chez lui des absences singulières : « Quelquefois on le voyait suspendre son travail, soit au bureau, soit dans le magasin, et rester immobile et souriant; ces suspensions duraient quelquefois plus d’un quart d’heure et ne cessaient qu’à la suite d’une excitation accidentelle. » Ces phénomènes augmentent lorsqu’un jour arrive un étranger qui demande M. M… en s’adressant à lui-même, qui était alors en état d’absence. A la deuxième interpellation M. M… répond : « Il est à Chaville. » Cette réponse étrange provoque une sorte de terreur chez M. M…, qui s’enfuit, comme réveillé en sursaut. Voici ensuite ce qu’il avoue à M. Féré :

Dès sa plus tendre enfance il était sujet à des accès de tristesse, dans lesquels il était poussé à interpréter en mauvaise part tout ce [p. 432] qui se passait autour de lui. C’est dans ces heures de solitude qu’il commença à construire ces châteaux en Espagne qui prirent une importance considérable dans sa vie. Chaque fois qu’il éprouvait le besoin de s’isoler il reprenait son rêve de la veille et parcourait une carrière parallèle à la sienne. M. M… a parcouru ainsi une multitude de carrières fictives dans des directions différentes, tantôt militaire, tantôt marin, tantôt ingénieur, etc… Après son mariage il commence à avoir des insomnies, qui bientôt furent remplacées par ses anciennes constructions imaginaires, lesquelles finissent par devenir très absorbantes et par se fixer sous une forme définitive. Voici le résumé de cette vie idéale qui durait depuis quatre ans :

« M. M… avait fait construire à Chaville un pavillon entouré d’un jardin. Par des agrandissements successifs le pavillon était devenu un château, le jardin un parc ; des écuries, des chevaux, des pièces d’eau étaient venus orner le domaine. L’ameublement intérieur s’était modifié parallèlement. Chaque fois qu’il pouvait s’isoler, M. M… se transportait là, méditant une amélioration, un ornement qui s’effectuait aussitôt. Une femme était venue animer ce tableau. Deux enfants étaient nés, il ne manquait à ce ménage idéal que d’être légitime ; c’était le seul nuage dans le bonheur de notre rêveur. »

Le jour où M. M… fit cette singulière réponse il était au moment où son client l’aborda « occupé dans son salon à Chaville, dit-il, à surveiller un tapissier qui modifiait l’arrangement d’une tenture ; il était si absorbé par cette préoccupation imaginaire qu’il ne vit pas l’homme se diriger vers lui, et à cette demande : « M. M… s’il vous plaît ? » il répliqua sans s’en rendre compte : « Il est à Chaville ». — M. M… terrifié, se rappelle qu’il a volontairement construit son délire et veut s’en débarrasser. D’ailleurs grâce à une surveillance étroite (son beau-père et sa femme ne le quittaient plus et le rappelaient à la réalité dès qu’il paraissait distrait) les absences avaient complètement disparu au bout d’un mois.

M. Féré fait remarquer que son malade est doué d’une imagination très vive, et que les représentations visuelles jouent un rôle prépondérant dans sa rêverie. Nous avons vu de même certaines rêveries de richesse, de vie luxueuse, chez les normaux (63), présenter des [p. 433]qualités de précision, de vie, de richesse, tout à fait comparables à celles de la rêverie du sujet de M. Féré, et cela s’explique si l’on songe que parmi toutes les idées de grandeur les idées de richesse à peu près seules (64) peuvent s’exprimer par des images concrètes, en général visuelles, des détails précis de vie luxueuse (habitation, valets, écuries, chevaux…) images qui, chez les sujets doués d’une imagination vive peuvent acquérir le degré de complexité que seules ont en général les images du souvenir ou même les perceptions.

Le délire de M. M… n’est en somme que l’exagération d’une de ces rêveries de richesse, de vie heureuse, que nous avons observée souvent chez les sujets normaux, rêverie qui a fini par envahir toute la vie du sujet, grâce à son état de distraction permanente, à la faiblesse de son pouvoir d’attention. Ce délire ne peut être considéré comme un rêve véritable, car ces qualités de systématisation, de complexité, de développement progressif, la conscience du moi qui y est sans cesse présente, le sentiment de la personnalité qui l’anime, sont des phénomènes beaucoup trop élevés qu’on ne retrouve pas dans le rêve. C’est un état de rêverie prolongée dans lequel l’esprit se désintéresse de l’action présente, de la vie, de la réalité extérieure, pour se porter uniquement sur les images, sur la vie intérieure. Nous trouvons ici cette diminution de la fonction du réel, dont M. Janet a montré l’importance dans les troubles psychasthéniques, ainsi que dans beaucoup d’autres névroses, entre autres dans l’épilepsie. Dans tous ces états, si la rêverie se développe de cette façon exagérée, c’est parce qu’elle est un phénomène beaucoup plus facile, exigeant une « tension psychologique » beaucoup moins grande que les phénomènes supérieurs de la hiérarchie psychologique, l’action volontaire, l’attention de la vie présente, la perception de la réalité extérieure et de la personnalité. Mais pourquoi, dans ces rêveries, apparaissent ces idées de grandeur dont le malade de M. Feré nous offre un bel exemple, et d’une façon plus générale ces pensées ambitieuses souvent [p. 434] plus vagues que M. Janet a observé avec étonnement chez un certain nombre de psychasthéniques (65). Il rattache celles-ci au besoin d’excitation qu’éprouvent si vivement ces malades, habituellement déprimés, tristes, mécontents de l’insuffisance de leurs actions et de leurs émotions ; les sentiments peuvent être souvent, « le point de départ » de jalousies maladives et d’une sorte de délire de grandeur. « J’ai l’ambition de tout, dit Fa…, cela me rend jalouse de tout : Oh ! si j’étais comme les gens qui sont dans cette voiture, comme cette belle dame… ; je voudrais arriver au comble de la fortune et de la gloire… et je ne serais peut-être pas encore satisfaite (66). De plus ces idées ambitieuses, ces rêveries de grandeur sont alimentées par un sentiment d’orgueil souvent très développé chez les sujets, et qui peut-être envahit d’autant plus profondément leur vie intérieure, leur pensée qu’elle se manifeste plus difficilement par des actes, dans la vie sociale, en raison du caractère renfermé et de la difficulté qu’éprouvent ces sujets à percevoir la réalité sociale telle qu’elle est et à s’y adapter. Chez les malades en proie à la peur obsédante de rougir, à l’érentophobie [sic], l’orgueil s’allie en général à la timidité, à l’aboulie sociale, et souvent le sujet l’utilise et le cultive pour essayer de se guérir de son obsession. « Très réellement, écrit un des malades de Pitres et Régis (67), je méprise la plupart des gens. J’ai essayé de me servir de ce sentiment pour m’empêcher de rougir. Je me disais : « Bête ! Qu’est-ce que tous ces gens peuvent bien te faire, tu t’en fiches, n’est-ce pas ? etc… J’ai essayé de me créer un orgueil artificiel, j’ai exagéré mon mépris des hommes pour rester calme devant eux. » Les auteurs qui ont fait la psychologie de la timidité ont noté l’orgueil comme un des traits du caractère des timides (68). Mais M.Hartenberg fait remarquer très justement que cet orgueil se manifeste plutôt dans la rêverie que dans l’action : « Le timide est ambitieux en [p. 435] rêve et modeste en fait (69) », il est en réalité bienveillant et indulgent. Le sentiment de la personnalité ne pouvant se traduire chez ces sujets par des actes, ni se manifester dans la vie sociale, prend un développement d’autant plus grand dans la rêverie, sous forme de romans ambitieux, d’idées de grandeur.

IV

Nous avons vu que c’était dans la rêverie que chez les individus normaux apparaissaient ces idées de grandeur, que se développaient ces romans ambitieux, souvent très complexes, où la personnalité du rêveur, transformée en une personnalité nouvelle et supérieure, jouait un rôle parfois extravagant. Or il n’y a pas d’état qui devienne aussi facilement pathologique que la rêverie ; Smith note la tendance caractéristique de la rêverie à « usurper la place des autres activités mentales (70) », il remarque que toutes les réponses à son enquête considèrent la rêverie prolongée comme destructive du pouvoir d’attention et il cite lui-même le cas « d’un homme de vingt-six ans qui rêve depuis l’âge de huit ans et qui se plaint que la rêverie lui rend très difficile, sinon impossible, de faire attention à quelque chose d’abstrait ou d’ennuyeux (71) ». La rêverie est en effet un phénomène psychologique très facile, qui exige une faible tension psychologique, une activité mentale beaucoup moins élevée que l’attention à la vie présente et l’action sur la réalité extérieure (72) ; et de plus c’est un état très agréable qui tend à détourner le rêveur des difficultés souvent pénibles de la vie réelle (73). Mais la plupart des personnes au sortir de ces rêveries agréables, où elles se représentaient dans une situation très supérieure à leur condition actuelle, se ressaisissent, par un effort d’adaptation à la réalité, d’attention à la vie présente, et relèguent ces idées dans l’arrière-plan de leur vie, dans le domaine de l’imagination ; la vie sociale obligera d’ailleurs le sujet à prendre [p. 436] conscience de la valeur réelle de sa personne et à considérer comme illusoire celle qu’il se donnait dans la rêverie. Mais supposons que la rêverie se prolonge, que le sujet y prenne un plaisir de plus en plus grand, que les images de cette rêverie deviennent presque aussi vives et aussi cohérentes que les perceptions ou les souvenirs, ou bien que, comme chez les psychasthéniques, les perceptions et les souvenirs perdent leur caractère de réalité ; la rêverie avec les images agréables et les idées ambitieuses qui la constituent va envahir la vie réelle et le sujet ne pourra plus distinguer l’une de l’autre. Le cas observé par Féré est un des exemples les plus curieux de ce phénomène. Dans l’observation de Krafft Ebing, il faut noter ce fait que la rêverie ambitieuse en se développant amène l’attaque d’épilepsie, pendant laquelle le malade perd complètement la conscience du monde extérieur et joue véritablement son délire de grandeur.

Si l’activité mentale n’est diminuée que momentanément dans ses phénomènes les plus complexes et les plus élevés, les idées de grandeur disparaîtront et seront reconnues comme illusoires par l’exercice de l’attention et son application à la réalité présente ; c’est ainsi que Féré a pu supprimer la rêverie de grandeur chez son malade. Mais si la chute de la tension psychologique persiste, si l’esprit est devenu incapable de réaliser les opérations les plus élevées de la hiérarchie psychologique, la rêverie deviendra permanente, envahira bientôt toute la vie du sujet, et les idées de grandeur qu’elle contenait s’exprimeront librement sans être contredites par rien, réalisant une transformation complète de la personnalité. Chez un dément précoce mégalomane examiné au laboratoire de psychologie de Sainte-Anne il était curieux de constater une conservation relative de la mémoire du passé, du raisonnement abstrait, de l’imagination constructive, enfin de toutes les opérations psychologiques désintéressées chez un sujet qui vit dans un état de rêverie perpétuelle (74), dévidant une série incohérente et sans cesse en transformation d’idées [p. 437] de grandeur extravagantes, qui se suivent à la dérive suivant les hasards de l’association des idées. Chez les délirants chroniques mégalomanes, il doit y avoir de même, à côté de la conservation des opérations intellectuelles abstraites, du raisonnement, de la logique, de l’imagination, de la mémoire, un trouble profond de la plus complexe des opérations psychologiques, de la fonction du réel, qui se manifestent dès le début de la maladie (par la perte du sentiment de la réalité des choses, par le sentiment d’automatisme, appliqué aux autres personnes comme au sujet lui-même, par le sentiment de dépersonnalisation, etc…) et qui précèdent de beaucoup l’apparition des idées de grandeur.

Dans tous ces états d’abaissement du niveau mental, c’est l’adaptation au milieu social, qui constitue l’opération la plus élevée de la fonction du réel, le phénomène le plus complexe et le plus difficile de la vie psychologique (75) qui est le plus tôt et le plus profondément troublée, l’adaptation au milieu social est en effet le frein principal qui arrête chez nous la marche envahissante des rêveries de grandeur ; pour percevoir attentivement la vie sociale, et pour s’y adapter pour comprendre les pensées des autres individus et agir sur elles, il faut avoir une perception exacte de la valeur de notre personne par rapport au milieu social, ce qui nous oblige à dissimuler, à raisonner et à restreindre les idées de grandeur qui s’évoquent Spontanément dans nos moments de rêverie. Chez le délirant mégalomane, chez lequel la fonction du réel est profondément lésée et chez lequel la rêverie devient envahissante, la notion des rapports du moi avec le monde extérieur et notamment avec le milieu social est pervertie, et comme ce trouble a pour support un développement exagéré du sentiment de la personnalité, rien n’empêche le sujet de se considérer comme le personnage le plus élevé de la société, le centre auquel se rapporte toute lavie de l’humanité. Les phénomènes sociaux et notamment le pouvoir agissent de la même façon que la rêverie passagère ou permanente, en détruisant ou en rendant inutile cette adaptation au milieu social qui constitue le frein des idées ambitieuses et qui nous permet, en conservant le sentiment exact de notre valeur et de notre rôle, de ne pas verser dans le délire des grandeurs.

P. BOREL.

Notes

(1) Pierre Janet. Névroses el idées fixes, p. 393. Félix Alcan.

(2) Alfred Binet. Étude expérimentale de l’intelligence, p. 17.

(3) M. Dumas a obtenu les réponses de 79 écoliers de quinze ans environ, qu’il a bien voulu me communiquer, et que j’ai complétées par 11 réponses d’écoliers du même âge.

(4) Ribot. Psychologie des sentiments, ch. v, p. 246. Félix Alcan.

(5) Holding, Psychologie, traduction Poitevin. Félix Alcan.

(6) Ribot. Op. cit., p. 204. Félix Alcan.

(7) Ribot. Op. cit., p. 246. Félix Alcan.

(8) 1Ribot. Psychol. des sentiments, p. 247. Félix Alcan.

(9) Smith. Psychology of day dreams (Americ. Journ. of Psychology, 1904, p. 469 et 487).

(10) Il est presque inutile de faire remarquer avec quelle fréquence on retrouve ces idées dans les délires de grandeur.

(12) Cité par Smith, art. cité, p. 470.

(13) Ribot. Op. cit., p. 248. Félix Alcan.

(14) Bain. Les Émotions et la Volonté, trad. française, p. 197. Félix Alcan.

(15) Smith. Art. cité, p. 473.

(16) Smith. Art. cité (Americ. Journ. of Psychol., 1904, p. 471).

(17) Nous trouvons dans notre enquête 8 observations de rêveries humanitaires, d’idées de réformes sociales (14 p. 100).

(18) Krafft-Ebing. Traité de Psychiatrie, traduction Laurent, p. 476.

(19) Krafft-Ebing. Op. cit., p. 478 (observation LX).

(20) Ribot. Psychol. des sentiments, p. 248. Félix Alcan.

(21) Delarras. Du délire des inventeurs (Thèse de médecine de Bordeaux, 1900, p. 22-26).

(22) Les exemples cités par Delarras sont empruntés à Cullerre (Les frontières de la folie).

(23) Soukbanoff. Contribution à l’étude de la paranoia inventoria (Annales médico-psychologiques, sept. 1896).

(24) Smith. Psychol. of day dreams (Americ. Journ. of. Psychol., 1904, p. 475 et 47G).

(25) Chateaubriand. Mémoires d’outre-tombe (édition Garnier, t. I, p. 149).

(26) « Le cœur joue chez eux un grand rôle et ils ont de grandes amours, d’autant plus grandes que l’objet en est surtout imaginaire. » (P. Janet. Obsessions et Psychasthénie, I, p. 626).

(27) Krafft-Ebing. Traité de Psychiatrie, trad. Laurent, p. 485.

(28) Smith, art. cité (Americ. Journal of Psychol., 1904, p. 475).

(29) Krafft-Ebing. Op. cit., p. 485. Arnaud. Délires systématisés, in Traité de Pathologie mentale de Ballet, p. 573.

(30) Cette idéalisation est bien visible chez Châteaubriand. « Ne me reconnaissant rien de ce qu’il fallait pour être aimé, je me prodiguais ce qui me manquait : je Montais à cheval comme Castor et Pollux, etc. » (voir plus haut, p. 17).

(31) Krafft-Ebing. Op. cit., p. 454. — Arnaud. Loc. cit., p. 573.

(32) Ribot. Psychol. des sentiments, p. 249. Fèlix Alcan.

(33) Bain. Les émotions de la volonté, traduction française, p. li)2. Félix Alcan.

(34) Bain. Op. cit., p. 188. Félix Alcan.

(35) Ribot. Psychol. des Sentiments, p. 249. Félix Alcan.

(36) Ribot. Op. cit., p. 249. Félix Alcan.

(37) Psychology of day dreams (Americ. journ. of Psychology. 1904, p. 406.

(38) Smith. Art. cité, p. 465.

(39) Binet. Étude expérimentale de l’intelligence, p. 17.

(40) Spencer. Autobiographie (traduction de Varigny, p. 27). Félix Alcan.

(41) Smith. Art. cité, (Americ. Journ. of Psychol., 1904, p. 466.

(42) Smith (Art. cité, p. 467) note que chez les enfants les dernières heures de classe sont le moment le plus favorable au développement de la rêverie.

(43) L enquête faite par M. Dumas nous fournit cependant 7 observations de rêverie au réveil, contre seulement 4 observations de rêverie avant de s’endormir.

(44) Smith. Art. cité, p. 467.

(45) « Mon rêve était d’être soldat… de devenir général en moins d’une année, que mon existence se passe en batailles dont je sorte toujours vainqueur sans que mes soldats et moi eussent une égratignure, sans avoir tué d’ennemis, car je n’aime pas le sang versé. Mes victoires ne contenaient pas de sang. » (Observation 7.)

(46) P. Janet. Obsessions et Psychasthénie, vol. I, p. 368. Félix Alcan.

(47) Observation 12.

(48) Observation A.

(49) L’amnésie des images de la rêverie n’a été notée que 2 fois sur 90 dans notre enquête.

(50) Bergson. Conférence sur le rêve (Bulletin de l’Institut psychologique, 1901, p. 118).

(51) Bergson. Matière et Mémoire, p. 190. Félix Alcan.

(52) Beaucoup de rêveries qui ne contiennent pas d’idées de grandeur se réduisent à cette évocation du passé.

(53) Smith. Art. cit. (Americ. Journ. of Psychol., 1904, p. 465).

(54) « Souvent mes rêveries tirent leur source d’un fait volontaire… Souvent ces rêves à l’état de veille sont produits par une histoire dont j’invente le commencement, [p. 426] histoire que j’invente à l’état normal, et qui continue quand je suis endormi tout en étant éveillé. » (Observation K.)

(55) Learoyd. The continued story (Americ. Journ. of Psychology, 1895, p. 87).

(56) Learoyd. The continued story (Americ. Journ. of Psychology, 1895, p. 90).

(57) Moreau de Tours cite le cas d’un épileptique qui avait des idées de grandeur à suite de chaque attaque. (V. Luntar. Du délire de grandeur, Thèse de Paris, p. 10).

(58) Krafft-Ebing. Traité de Psychiatrie, traduction Laurent, p. 570 (observ. 54).

(59) Crichton-Browne (Dreamy mental States, Lancet, 1895) avait noté que cet état de rêverie remplace souvent l’aura épileptique.

(60) Pierre Janet. Les obsessions et la Psychasthénie, I, p. 502, 504, 507. Félix Alcan.

(61) P. Janet. Op. cit., p. 488 et suiv. Félix Alcan.

(62) Féré. Pathologie des émotions, p. 345. Félix Alcan.

(63) Voir l’observation 9 de notre enquête.

(64) Les rêveries amoureuses peuvent aussi se manifester par des images visuelles concrètes, par exemple celles de l’objet aimé. De là l’association constante des rêveries amoureuses avec les rêveries de richesse, avec les idées de luxe dans l’habitation, association que nous avons déjà notée chez les jeunes gens ainsi que Smith et que nous retrouvons chez le sujet de Féré qui finit par placer une femme dans le château qu’il a construit dans sa rêverie.

(65) Nadia, une des malades de M. Janet, veut être une tout à fait grande artiste : « Moi, je suis le ver de terre, dit-elle, et mon idéal c’est l’étoile, et je voudrais devenir plus digne de lui. Il me semble que je veux toujours devenir l’égale des plus grands hommes, quoique je sache bien que je n’ai jamais été bonne à grand’chose… Même si j’avais pu réussir à être une grande musicienne, je n’aurais jamais été contente, j’aurais toujours voulu grimper plus haut encore… Mon ambition n’a pas de limites. » (P. Janet. Obsessions et Psychasthénie, I, p. 305).

(66) P. Janet. Op. cit., I, p. 305, Félix Alcan.

(67) Pitres et Régis. Les Obsessions et la Psychasthénie, p. 204 et 203.

(68) Dugas. La Timidité, p. 108. — Hartenberg. Les Timides et la Timidité, p. 64.

(69) Hartenberg. Op. cit., p. 67. Félix Alcan.

(70) Smith. Art. cité (Americ. Journ. of Psychol., 1904, p. 479).

(71) Smith. Art. cité, p. 486.

(72) P. Janet. Obsessions et Psychasthénie, vol. I, p. 474-488. Félix Alcan.

(73) Il faut ajouter que la rêverie modérée est tout à fait normale et même utile, suivant l’opinion de H. Spencer : « C’est, dit-il, un exercice de l’imagination constructive et sans elle il ne peut y avoir d’individualité complète. Je crois que l’amour que je sentais pour ces rêveries venait de l’activité spontanée de facultés qui plus tard me servirent pour des objets plus élevés » (Autobiographie, trad. de Varigny, p. 27).

(74) M. Dumas a décrit l’état mental de ce malade de la façon suivante : « Si l’on voulait indiquer d’un trait les principaux caractères de son esprit, on pourrait dire que c’est un rêveur dans l’ordre intellectuel et un indifférent dans l’ordre affectif. Suivant toute probabilité son indifférence morale, en lui faisant perdre le sentiment de la réalité et de la vie, favorise ses rêveries, de même que ses rêveries, en le maintenant dans cette région demi-nuageuse où il ne réalise complètement ni ses idées, ni ses images, favorise son indifférence morale » (Dumas. La logique d’un dément, Revue philosophique, fév. 1908, p. 191).

(75) P. Janet. Obsessions et Psychasthénie, 1, p. 477. Félix Alcan.

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