P. Rousseau. La mémoire des rêves dans le rêve. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingt-huitième année, tome LV, janvier à juin 1903, pp. 411-416.

ROUSSEAUREVE0001P. Rousseau. La mémoire des rêves dans le rêve. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingt-huitième année, tome LV, janvier à juin 1903, pp. 411-416.

Nous n’avons pas trouvé de renseignement sur ce Rousseau, probablement philosophe, qui participa principalement à la Revue Philosophique.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. — L’ image a été rajoutée par nos soins. — Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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LA MÉMOIRE DES RÊVES DANS LE RÊVE

Amené, à la demande et sur le conseil de M. N. Vaschide, à nous occuper de recherches sur les rêves, notre attention a été attirée par un phénomène qui ne semble pas avoir été souvent signalé dans la psychologie du rêve ; en fait, il paraît assez rare : c’est la reconnaissance, dans le sommeil, d’images et de tableaux qui ont été déjà les objets de rêves précédents et que l’esprit localise partiellement comme tels. L’exemple qui suit nous a paru mériter d’être mis en lumière.

Le sujet est un jeune homme de vingt-cinq ans, de tempérament nerveux et, à certains égards même, un peu névropathe. Au point de vue du mécanisme psycho-cérébral, il appartient au type visuel et moteur : la mémoire visuelle est assez fortement développée. La mémoire et l’imagination auditives sont très faibles et, en particulier, la mémoire musicale fait totalement défaut.

I

Pour un espace de vingt-quatre heures, le rythme de la vie mentale du sujet est le suivant : l’activité mentale atteint son plus haut degré de trois heures de l’après-midi jusqu’à dix heures et demie. A partir de onze heures, le sommeil est profond et normal jusqu’a deux heures environ. De ce moment jusqu’à quatre heures et demie, s’étend une période de sommeil avec rêves conscients et intermittents. Il lui succède un sommeil profond qui dure jusqu’à six heures et demie. Survient le premier réveil : le sujet hésite à se lever d’une manière définitive, puis se laisse aller à un nouveau sommeil qui dure jusqu’à sept heures et demie.

La nuit — ou plutôt le total des heures de sommeil — se décompose donc en quatre périodes, dont deux de repos absolu et de sommeil profond, la première et la troisième, succédant l’une à la fatigue de la veille, l’autre à l’agitation du rêve. Ce rythme a été observé pendant une dizaine de jours en janvier 1903 et il quelques intervalles irréguliers en novembre 1902.

L’état deux (deux heures à quatre heures et demie) et l’état quatre [p.412] (six heures et demie à sept heures et demie) sont tous deux occupés par des rêves conscients. Mais il est remarquable que très souvent (huit fois sur dix en janvier) ces deux états sont psychologiquement inséparables. Le sujet revoit durant la quatrième période les rêves originaux qu’il a eus pendant la seconde. Il n’a jamais pu noter un seul exemple où l’état deux aurait joué un rôle analogue par rapport à un rêve des nuits antérieures.

Comment se présentent à la conscience du dormeur la liaison de l’état qllatre à l’état deux et la distinction perçue entre ces deux états ? L’état deux n’apparaît pas à l’état quatre comme un rêve, à proprement parler ; le mot n’est pas présent à la conscience: une telle qualification n’est possible d’une façon aussi précise que si l’on suppose le sujet revenu à l’état de veille. Mais tandis que se déroulent devant l’esprit les images de l’état quatre, le dormeur a extrêmement net le sentiment de voir repasser devant lui des tableaux représentés un peu avant. A la notion du déjà vu, se joint le sentiment d’une certaine localisation : le sujet reconnaît les rêves qu’il revoit comme se rapportant à un état psychologique d’une nature sui generis, analogue à l’état quatre où il se trouve présentement — état qui n’est pas très lointain. Il ne se rappelle nullement avoir mesuré d’une façon quantitative l’intervalle qui pouvait séparer ces deux périodes. Il a simplement le sentiment précis de la proximité de l’état antérieur : il peut seulement dire que le sentiment de la discontinuité temporelle entre l’état deux et l’état quatre ne correspond pas à la longueur réelle de la période trois, sans rêve conscient, qui dure environ deux heures : cet intervalle paraît beaucoup plus court. C’est un sentiment de recul de l’etat deux par rapport à l’état quatre. Ils ne se présentent pas sur le même plan de conscience ; durant la période quatre, les images qui apparaissent comme constituant l’état deux sont confuses, à peine estompées, comme placées sur une même ligne visuelle que les images de quatre, mais un peu plus éloignées en profondeur.

Ce sentiment de recul n’a pas, de fait, une précision aussi grande que la lui attribue l’expression verbale écrite, mais le schématisme des deux états placés sur une même ligne eu profondeur différente, se présente d’une façon très réelle : il est seulement plus instable, se détruit et disparaît à tout instant pour réapparaître quelques moments plus tard, suivant les variations de l’association des images. Le sujet, très attentif à ne pas reconstruite après coup les données de la conscience du rêve, a l’impression que l’expression verbale ne fait qu’accentuer les contours de la représentation du rêve, de même que la pensée s’achêve dans le mot qui la formule.

Si l’on cherche maintenant à se représenter à quel titre l’état deux et l’état quatre se rattachent ainsi l’un à l’autre, voici les caractères qui leur sont communs. Les rêves, dans les deux cas, donnent l’impression d’une extrême facilité ; les images se suivent et s’enchaînent sans aucune peine apparente ; le sujet a, dans le rêve même, le [p. 413] sentiment de ne faire aucun effort : il a la conscience d’une foree spontanée de composition des images, se jouant à la surface de l’esprit, d’une activité de jeu ne mettant pas en cause toute sa personnalité intellectuelle et mentale, et trouvant dans sa spontanéité même une source de variété et de richesse. A tort ou à raison, en effet, ces rêves laissent le souvenir de rêves assez complexes, de tableaux très variés.

En outre t’état quatre est accompagné d’un sentiment de plaistr très agréable, presque de jouissance intellectuelle : le sujet n’a pas conservé le souvenir d’un seul étal où les rêves renaissants aient entrainé à leur suite une émotion penible. Il semble, d’ailleurs, que pour expliquer ce sentiment de bien-être et d’agrément très vif, il faille, outre le plaisir qui a pu resulter du seul jeu des images mentales, faire appel à la conscience de la cénesthésie générale du corps, reposé par une nuit de sommeil.

Enfin, et ceci reste assez curieux — si l’on considère le rapport de l’état quatre à l’état de veille qui le suit, le sujet, à partir du moment où par un effort de volonté il a exécuté un mouvement pour se dresser sur son séant, est incapable de se souvenir des rêves qui occupaient précédemment sa pensée. La position allongée favorisant l’afflux du sang à la tête, paraît être une condition sine qua non de la réalisation de l’état quatre. Malgré un effort de mémoire persistant, pendant quatre ou cinq jours consécutifs, le sujet n’a pu consigner un seul rêve qui au réveil ait été reconnu comme commun aux deux périodes. La mémoire des rêves, à l’état de veille est d’ailleurs difficile chez lui. En quatre jours, il n’a pu noter d’une façon précise qu’un seul rêve, et il lui est impossible de savoir avec certitude à quel moment exact de la nuit il a été construit. Il hésite entre les périodes deux et quatre, tout en conservant très ferme le sentiment que ce rêve n’a pas été élaboré à un autre instant de ln nuit.

II

Le sentiment de l’analogie des états deux et quatre, de cette qualité sui generis qui leur est propre peut s’expliquer par un principe commun de fonctionnement : l’automatisme de l’association des images, ou — si l’on veut emprunter le langage de la physiologie — des centres nerveux. De ce sentiment d’automatisme de spontanéité dérive d’une part l’impression de facilité avec laquelle les images de la quatrième période se succèdent ; de lui aussi procède, d’autre part, cette sensation de désintéressement de la personnalité profonde du sujet par rapport aux tableaux du rêve. Les événements paraissent comme détachés du moi du dormeur et se suivant à la surface de son esprit, parce qu’ils ne supposent aucun effort réel, voulu, d’invention et de composition. De ce point de vue, on peut assez aisément saisir et expliquer les caractères communs qui relient ces deux périodes de la nuit. [p. 414]

Moins aisée est la réponse à cette autre question : pourquoi les deux états se distinguent-ils et s’opposent-ils en une certaine mesure ? Toute distinction consciente implique dans les états que l’on oppose un élément réel de différence. Ici quel est cet élément ? Lorsque dans l’état de veille nous distinguons une représentation purement subjective des images objectives qui constituent le monde réel, le caractère illusoire de cette représentation est reconnu par l’impossibilité où nous sommes d’intégrer une telle image dans la suite de nos perceptions réelles ; du moins est-ce là le procédé le plus ordinaire, — Il n’en est pas de même dans l’état que nous signalons, pour expliquer la localisation d’un rève dans le passé, on ne peut invoquer l’hétérogénéité de ses représentations et de celles qui les précèdent ou qui les suivent. Le rêve n’est soumis à aucun principe logique de cette nature et, d’ailleurs, dans le cas présent, ce n’est pas telle représentation isolée, mais c’est l’état quatre tout entier qui se présente avec ce caractère de familiarité, dont la conscience localise vaguement l’impression originale et première à quelques instants de là.

On peut sans doute invoquer la notion, confuse et imprécise dans l’esprit du dormeur, de l’interruption qui sépare la deuxième et la quatrième période. Il parait bien que le souvenir vague de cette interruption, composée elle-même de deux heures de sommeil profond et d’un réveil —- doive jouer un rôle. Mais il faut éviter une confusion. Ce souvenir rend possible la distinction des états deux et quatre ; il explique pourquoi elle se produit. Pour l’observateur, extérieur à la conscience du sujet, c’est évidemment cette interruption qui est la cause objective et réelle de l’opposition des deux états. Mais le sentiment confus de cet intervalle n’indique pas comment le sujet prend conscience de cette distinction. Dans tous les rêves que nous avons pu personnellement noter jusqu’ici, l’état de conscience est un : le sujet est exclusivement occupé des actions qu’il commet ou des images qui se déroulent devant lui. Ce qui dans le cas présent est exceptionnel, c’est la notion d’un dédoublement, de deux états dont l’un est reconnu comme n’étant que l’écho de l’autre. — Un fait, d’ailleurs, suffirait à faire écarter ce sentiment d’une interruption conservé dans l’état quatre, comme principe exclusif d’explication : dans cet état quatre, le sommeil est si profond que le dormeur n’entend pas, à sept heures moins un quart ou sept heures, sonner un réveil placé sur le marbre d’une cheminée à deux mètres de son oreille.

Pour notre part, nous chercherions volontiers l’explication de ce phénomène dans un motif d’un autre ordre. Il est fort probable que dans l’état deux, le coefficient émotionnel dont sont dotées les images des rêves en question n’est pas le même que celui dont sont dotées les images de l’état quatre ; le sentiment de plaisir, de jouissance intellectuelle dont le souvenir reste très vivace à l’état de veille, n’est attribué par le sujet qu’à l’état quatre ; l’état deux ne se présente, durant la veille, à la conscience hédonique, avec aucune tonalité  [p. 415] spéciale ; il n’est accompagné d’un sentiment de plaisir qu’en tant qu’il est remémoré dans la quatrième période ; hors de là, toute émotion qui s’y rattache est oubliée après le réveil. Il est permis de supposer que dans la mesure où les rêves originaux de la deuxième période intéressent notre vie affective, ils ont sur elle un retentissement différent de celui des rêves de l’état quatre : étant des constructions nouvelles, ils expriment un état original de l’activité mentale, un rapport particulier de cette activité à la cénesthésie générale du corps, à ce moment déterminé de la nuit. La reconnaissance, dans l’état quarre, d’un état analogue et antérieur, serait, pour une part, d’ordre émotionnel et affectif.

III

Nous conclurons par deux remarques. Le fait qu’aucun des rêves apparus dans les deux états en question n’a pu, après le réveil, être reconnu comme appartenant à ces deux périodes, donne un assez curieux exemple de rêves dont le souvenir de la forme seule subsiste dans la veille : la matière s’en est évanouie dans l’inconscient. Cette dissociation spontanée entre la forme du rêve (sentiment d’automatisme, impression de facilité, sentiment de plaisir et de désintéressement, et la matière (images concrètes reliées par l’association spontanée) explique cette formule courante, rarement analysée par ceux qui l’emploient ; « J’ai rêvé, mais je ne sais plus de quel sujet. » Ce sentiment « d’avoir rêvé «  est le souvenir d’un fonctionnement automatique de l’activité mentale auquel se joint la conscience de l’impuissance à se remémorer les représentations concrètes formant le contenu du rêve. Il serait intéressant de rechercher pourquoi l’acte de se remémorer des images concrètes est plus difficile, dans ce cas, que celui de se remémorer des états affectifs, des modalités indéterminées telles qu’un sentiment général de plaisir et de jouissance ? Mais contentons­nous présentement de formuler le problème.

Enfin l’existence d’états psychologiques semblables à ceux que nous venons d’analyser n’est pas sans importance pour la conception générale de la vie mentale. Il est assez remarquable que dans les instants où la vie psychologique semble être le plus entièrement abandonnée au pur devenir, où elle ne parait devoir être que l’écoulement ininterrompu, sans cesse renouvelé, d’images, d’impressions et de sentiments fugitifs, au moment où pour une large part elle est délivrée des éléments de fixité imposés par la vie sociale et le langage, il se trouve que cette mobilité incessante, dont certains veulent faire l’essence même de la vie mentale, est plus stable qu’on ne l’imagine, Elle revient sur soi, elle se répète, elle se revit elle-même et elle se revoit : elle se fait à soi-même le récit de son passé : il existe dans le rêve une mémoire des rêves.

Il resterait, dépassant le point de vue de la pure description, à [p. 416] analyser les rapports de cette mémoire avec la conscience logique du sujet. Ces rapports peuvent être de deux sortes.

Si par conscience logique on entend les fonctions logiques de l’esprit, l’ensemble des procédés d’identification et des représentations symboliques à l’aide desquels nous achevons, durant la veille, de localiser un souvenir, ces fonctions sont absentes de la mémoires du rêve ; toute représentation précise du temps écoulé, par exemple, disparaît. La localisation complète des images des rêves, dans le rêve, est impossible par suite de l’arrêt momentané, de l’engourdissement des fonctions supérieures de la pensée.

Si, par conscience logique, on entend la conscience de l’unité du moi, celle-ci, par contre, joue un rôle manifeste dans les états que nous signalons : le sentiment de la personnalité reste présent d’une façon très nette durant que se déroule l’état quatre. La mémoire dans le rêve. comme la mémoire dans la veille, suppose que d’une manière plus ou moins implicite, le sujet oppose l’unité de sa conscience à la diversité de ses états ; il ne peut distinguer un présent et un passé qu’en dépassant cette dualité par l’affirmation — claire et précise dans la veille — vague et confuse dans le rêve — de l’unité de sa personne logique. La mémoire affective, la conscience hédonique implique toujours une certaine activité synthétique d’aperception,

ROUSSEAU.

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