Note sur une forme de délire hypocondriaque consécutive aux dyspepsies et caractérisée principalement par le refus d’aliments. Par Louis Victor Marcé. 1860.

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Première description clinique de l’anorexie mentale.
Louis Victor Marcé (1828-1864) Note sur une forme de délire hypocondriaque consécutive aux dyspepsies et caractérisée principalement par le refus d’aliments. Séance de la Société Médico-psychologique du 31 octobre 1859. in « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome sixième, 3éme série, 1860, pp. 15-28.

Première description clinique de l’anorexie mentale. Contrairement à l’avis couramment exprimé ce n’est pas à Charles Lasègue, que l’on doit la première description.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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Note sur une forme de délire hypocondriaque
consécutive aux dyspepsies et caractérisée
principalement par le refus d’aliments

Par

M. Lr docteur L.-Y. MARCÉ

 Parmi les formes si nombreuses et si variées des dyspepsies, il en est qui doivent attirer spécialement l’attention des médecins aliénistes de l’état mental particulier qu’elles déterminent,
On voit, en effet, certaines jeunes filles qui, au moment de la puberté et après un développement physique précoce, sont prises d’une inappétence portée jusqu’à ses dernières limites. Quelle que soit la durée de leur abstinence, elles éprouvent pour les aliments un dégoût dont les instances les plus pressantes ne peuvent triompher ; chez d’autres, l’appétit ne fait pas défaut, mais les digestions sont douloureuses, s’accompagnent de productions gazeuses, d’abattement, de malaise. Or, ces deux variétés de dyspepsies, d’ailleurs très communes, lorsqu’elles surviennent chez de jeunes sujets prédisposés par leurs antécédents héréditaires à l’aliénation mentale et rendus plus impressionnables encore par cette perturbation nerveuse profonde qui accompagne l’établissement des fonctions menstruelles, peuvent déterminer, par un enchaînement d’idées facile à suivre, un véritable délire partiel. Vivement impressionnées, soit par l’absence d’appétit, soit par la douleur que les digestions déterminent, [p. 16] ces malades arrivent à cette conviction délirante qu’elles ne doivent pas manger, qu’elles ne peuvent pas manger. En un mot, la névrose gastrique se transforme en névrose cérébrale.
Il est facile de prévoir les conséquences de ce nouvel état morbide, À toutes les instances que l’on fait pour les contraindre à un régime suffisant, les malades opposent des ruses infinies et une résistance invincible. L’estomac digère parfaitement ce qui lui est confié, mais il arrive à la longue à se contenter des doses les plus faibles de nourriture, à tel point qu’on est surpris de voir la vie persister longtemps encore avec d’aussi faibles moyens réparateurs. J’ai observé plusieurs sujets (et dans ces cas le soupçon de fraude devait être entièrement écarté) qui ont vécu pendant six mois, un an et même plus, en prenant chaque jour quelques cuillerées de bouillon, quelques bouchées de confiture et de pâtisseries : chez l’un d’entre eux, la quantité des liquides et des solides ingérés, pesée exactement, ne dépassait pas 50 grammes par jour.
Il est vrai qu’alors l’amaigrissement atteint les dernières limites ; toute trace de tissu adipeux a disparu, et les sujets sont réduits à l’état squelettique ; les dents noircissent, la bouche est sèche, la langue ridée et rouge ; la constipation est telle que l’on peut à peine, tous les quinze jours ou tous les mois, provoquer l’expulsion de matières dures et ovillées ; l’excrétion urinaire est presque nulle, et la paroi abdominale rétractée touche la colonne vertébrale : la peau devient sèche et rugueuse, le pouls filiforme et insensible, et l’on observe d’une manière saisissante tous les symptômes qui précèdent la mort par inanition ; bientôt la faiblesse est telle, que les malades peuvent à peine faire quelques pas sans tomber en syncope. La prédisposition nerveuse s’accroît de toute la débilité de l’organisme, les sentiments affectifs s’altèrent, et toute l’énergie intellectuelle se concentre autour des fonctions de l’estomac ; incapables de poursuivre le moindre travail, de soutenir la moindre conversation en dehors de leurs idées délirantes, les malheureux ne reprennent quelque énergie [p. 17] que pour résister aux tentatives d’alimentation, et bien souvent le médecin bat en retraite devant leur résistance désespérée.
Parmi ces malades, il en est qui, au bout de plusieurs mois, de plusieurs années, et après de nombreuses oscillations dans leur état, meurent littéralement de faim. Dans un cas de ce genre, où l’autopsie fut faite sous mes yeux, l’estomac était parfaitement intact ; la muqueuse était saine, sans injection ni ramollissement ; la capacité du ventricule était parfaitement normale.
Aussi, ne faut-il jamais oublier qu’en raison de l’intégrité anatomique des organes digestifs, l’intervention médicale peut être très puissante, alors même que les sujets semblent voués à l’incurabilité et à la mort. J’ai vu guérir ainsi trois jeunes filles réduites à un état des plus graves et presque désespéré ; il importe de rechercher quelles sont alors les indications à remplir et dans quel sens il faut diriger l’action médicale.
Dans la plupart des cas que j’ai rencontrés, je dois dire que les premiers médecins qui avaient donné des soins aux malades avaient méconnu la véritable signification de ce refus obstiné d’aliments ; loin de voir là une conception délirante de nature hypocondriaque, ils étaient uniquement préoccupés de l’état de l’estomac, et conseillaient d’une manière banale les amers, les toniques, les ferrugineux, l’exercice, l’hydrothérapie, dans le but de réveiller l’activité des fonctions digestives. Quelle que soit en apparence l’excellence de ces moyens thérapeutiques, toujours ils sont restés insuffisants lorsque la maladie était avancée. Alors, en effet, ce n’est plus à l’estomac qu’il faut s’adresser, car l’estomac peut digérer et ne souffre que par la privation d’aliments ; c’est à l’idée délirante, qui désormais constitue le point de départ et l’essence de la maladie ; les malades ne sont plus dyspeptiques, ils sont aliénés.
Or, ce délire hypocondriaque ne saurait être avantageusement combattu tant que les sujets restent au milieu de leur famille et de leur entourage habituel : la résistance opiniâtre [p. 18]qu’ils opposent, les souffrances d’estomac qu’ils énumèrent au milieu d’incessantes lamentations, causent une émotion trop vive pour que le médecin puisse agir en toute liberté et prendre l’ascendant moral nécessaire.
Il est donc indispensable de modifier l’habitation et l’entourage, de confier les malades à des mains étrangères. Si le refus d’aliments persiste malgré toutes ces instances, il faut employer l’intimidation et même la force. Si, par ce dernier moyen, on n’arrivait qu’à un résultat incomplet, je n’hésiterais pas à conseiller l’emploi de la sonde oesophagienne. Il faut, d’ailleurs, procéder progressivement et avec mesure. Chaque jour et à chaque repas, la nourriture, soit liquide, soit solide, sera progressivement augmentée, et même il sera bon de peser les aliments, afin de marcher avec plus de sûreté et de confiance, sans reculer jamais d’un seul pas.
Les moyens adjuvants ne devront pas être négligés, et les amers ainsi que les ferrugineux, combinés à une alimentation suffisante, pourront rendre d’utiles services. Quant à l’exercice, aux mouvements gymnastiques que l’on conseille alors d’une manière banale, ils ont l’inconvénient d’occasionner une grande dépense de forces, à laquelle l’alimentation de chaque jour ne peut subvenir ; il faut donc les réserver pour le moment où la convalescence est déjà solide et en user avec une grande réserve.
Lorsqu’à l’aide de ces précautions on parvient à élever la quantité de nourriture à des proportions convenables, on voit les malades se transformer, les forces et l’embonpoint revenir et l’état intellectuel se modifier de la manière la plus saisissante. Mais il sera convenable d’exercer pendant longtemps encore une rigoureuse surveillance et de combattre énergiquement les moindres tendances maladives, si elles venaient à se reproduire. Ici les rechutes sont faciles, et d’ailleurs cette forme d’hypocondrie est l’indice d’une prédisposition nerveuse qui ne doit pas laisser sans inquiétude sur l’avenir intellectuel de ces sujets.
Sans vouloir généraliser outre mesure l’influence que l’état intellectuel finit par exercer sur l’insuffisance de l’alimentation, je crois que c’est là un élément dont il est bon de tenir compte dans une foule de névroses: la plupart des hystériques et des névropathiques se font remarquer par la ténuité de leur régime, par leur penchant pour les aliments indigestes, par leur antipathie pour le pain, la viande et les mets fortifiants. Or, ces dispositions se rencontrent sans qu’il y ait, à proprement parler, névrose stomacale, car un effort soutenu de volonté suffit pour ramener l’alimentation à des conditions régulières : qu’on insiste donc sur ce point de pratique, car la prédominance maladive du système nerveux est entretenue par l’appauvrissement du sang qui résulte d’une nutrition incomplète ; et tant que les malades n’appliqueront pas leur volonté à se nourrir d’une manière convenable, il sera impossible de compter sur une guérison solide et à l’abri de toute rechute.

Je terminerai cette simple note en donnant avec détail l’histoire de deux malades que j’ai eu l’occasion d’observer et de soigner. Bien que différents entre eux sous quelques rapports, ces faits donnent une idée assez exacte de cette forme de délire hypocondriaque dont l’importance, au point de vue pratique, me semble incontestable.

OBSERVATION I

Délire hypocondriaque consécutif à une dyspepsie. – Alimentation
insuffisante. – Marasme. – Guérison par une direction morale énergique.

 Mademoiselle A. B… , âgée de dix-neuf ans, a, parmi ses ascendants, deux personnes qui ont été atteintes d’aliénation mentale. D’une santé délicate pendant son enfance, mélancolique, un peu gâtée et volontaire, elle a toujours pris peu de part aux amusements des enfants de son âge.
À l’âge de huit ans, elle eut une fièvre typhoïde dont la ]p. 20] convalescence longue et pénible s’accompagna de divers troubles du côté de l’estomac. C’est à partir de ce moment que les fonctions digestives conservèrent une grande susceptibilité.
À douze ans, une fièvre quarte rebelle résista pendant plus de dix mois à tout traitement, et s’accompagna d’un engorgement splénique considérable. À seize ans, les règles apparurent pour la première fois ; elles revinrent cinq ou six fois encore, abondantes mais irrégulières ; mademoiselle A… devint plus gaie, plus expansive, elle mangeait avec plus d’appétit ; cependant les digestions restaient difficiles et s’accompagnaient de la production d’une grande quantité de gaz.
En mai 1856, sans cause appréciable, les époques firent complètement défaut ; peu après, mademoiselle A… éprouva des étouffements, du dégoût pour les aliments, de la tristesse et des accès de désespoir qui allaient jusqu’à des menaces de suicide, bien qu’il n’y ait jamais eu aucune tentative de ce genre ; ses crises augmentaient chaque mois pendant quelques jours.
Quatre mois se sont ainsi passés, pendant lesquels l’état de la malade n’avait cependant rien d’alarmant. Une saison à Vichy avait amené un peu de soulagement ; mais, dès le retour (15 septembre), les souffrances reparurent. A partir de ce moment, l’amaigrissement fit de grands progrès, et chaque jour la quantité d’aliments ingérés devint moins considérable.
L année suivante, un double voyage à Vichy et aux bains de mer n’eut aucun résultat, et l’état de la malade alla toujours en s’aggravant jusqu’en octobre 1857. M. Trousseau et M. Fleury, alors consultés, conseillèrent un traitement hydrothérapique, mais un avis contraire ayant été émis, on n’osa passer outre, et rien ne fut tenté. La malade qui, en pleine santé, pesait 95 livres, n’en pesait plus que 60.
Dans le courant de l’hiver qui suivit, le dépérissement fit d’énormes progrès ; la viande fut bannie de l’alimentation, quelques légumes, des sucreries, de la pâtisserie composaient [p. 21] les repas ; les accès de tristesse redoublèrent de fréquence, et, au mois de mars 1858, la malade était tombée dans un état de marasme qui donnait les plus grandes inquiétudes pour sa vie.
Le 15 mars, à la suite d’une nouvelle consultation, on se décida pour un traitement hydrothérapique. Mademoiselle A…, grande, bien développée, pesait tout au plus 46 livres, elle faisait chaque jour un seul repas composé de quelques bouchées de légumes ou de crème et d’un peu d’eau rougie.
Sous l’influence des douches froides administrées avec beaucoup de ménagement, il y eut d’abord une sensible amélioration, les forces revinrent, la malade se mit à marcher, à s’occuper, et sa physionomie prit plus d’animation ; bref, au 15 mai, au bout de deux mois, il y avait une augmentation de 5 livres dans le poids total du corps.
Mais si l’état physique s’était amélioré, l’état mental tendait chaque jour à devenir plus grave. À chaque repas, la résistance augmentait et se traduisait par des scènes de violence, des menaces de suicide et des actes de méchanceté. Des bonnets et des robes étaient mis en pièces, des porcelaines et des assiettes étaient brisées, et les aliments destinés à la famille étaient hachés en petits morceaux pour qu’ils ne pussent pas servir, etc.
La situation devenant intolérable et la malade, pendant les derniers jours de mai, ayant perdu le peu qu’elle avait gagné sous le rapport de l’embonpoint, on se décida, après avoir pris l’avis de M. Baillarger, à la séparer de sa mère et à l’entourer de personnes inconnues, capables d’exercer sur elle une certaine autorité morale.
Le 3 juillet, je fus appelé, pour la première fois, à examiner la malade et à lui donner des soins. Mademoiselle A… pèse moins de 50 livres et est arrivée au dernier degré du marasme : la figure n’a ni expression ni jeunesse et est pénible à voir ; les saillies osseuses se dessinent sous la peau avec une netteté à peine croyable, et la configuration des extrémités supérieures [p. 22] et inférieures rappelle tout à fait l’aspect de ces parties sur le squelette. Le pouls est accéléré et filiforme ; les battements du cœur n’offrent rien d’anormal ; la langue est humide, l’épigastre peu douloureux à la pression ne présente aucune apparence de tumeur ; les selles, rares, très dures, ne surviennent que lorsqu’on les provoque à l’aide de lavements.
La malade ingère à peine par jour quelques bouchées d’aliments ; lorsqu’on insiste auprès d’elle pour lui faire accepter de la nourriture, elle refuse énergiquement, pleurant, gémissant, répétant d’une voix nasonnée, dolente et retentissante qu’elle ne veut pas manger, que les aliments l’étouffent, qu’elle a le corps pourri, l’estomac pourri. Dès que quelques cuillerées de bouillon ont été ingérées, elle proteste qu’elle ne peut pas aller plus loin à cause du poids qu’elle sent à l’épigastre, ni les prières, ni les instances ne peuvent surmonter sa résistance.
Le premier jour, après avoir épuisé tous les moyens de persuasion, je fais entourer la malade, j’ouvre de force la bouche et j’introduis entre les arcades dentaires le bec d’un biberon contenant une certaine quantité de bouillon. La malade garde le liquide dans sa bouche, tente de le rejeter ; mais, en pressant les narines, on la force à entr’ouvrir la bouche et à déglutir.
Quelques gorgées de liquide sont ainsi avalées, et bientôt la malade, vivement émue et intimidée de cette lutte inattendue, demande à avaler d’elle-même le reste du bouillon.
Pendant les trente jours qui suivirent, mademoiselle A… fit chaque jour trois repas composés d’un potage, puis de quelques bouchées de pain et de viande, dont la dose était progressivement augmentée. Chaque fois elle poussait des cris de désespoir, discutait chaque bouchée, et cependant finissait toujours par céder à l’intimidation, sans qu’on eût recours à la force : dans l’intervalle des repas, elle se préoccupait uniquement de la lenteur de ses digestions et de ses sensations hypocondriaques ; elle écrivait à sa mère des lettres de vingt pages remplies tout entières de la description de ses repas, des [p. 23] souffrances que les aliments lui avaient occasionnées, sans qu’elle eût un mot de souvenir pour des personnes qui lui étaient les plus chères. Pour aider ses digestions, elle se frottait et se frappait la région épigastrique, au point de rendre la peau noire et ecchymosée, et une personne pouvait à peine alors la maintenir, tant elle y mettait d’ardeur.
Il est, d’ailleurs, remarquable que tous les aliments étaient parfaitement digérés, et qu’on n’eut guère à noter que deux ou trois selles diarrhéiques qui cessèrent d’elles-mêmes.
Vers la fin du mois d’août, mademoiselle A…, pesait 56 livres, Elle faisait chaque jour quatre repas ; et bien qu’elle continuât à faire d’incessantes lamentations sur la quantité d’aliments qui lui était imposée, sur les sensations pénibles que l’estomac lui faisait éprouver, il y avait dans ses allures, dans sa tenue assez d’amélioration pour qu’elle pût manger avec diverses autres personnes. Son attention pouvait être attirée sur des sujets étrangers à sa maladie et elle causait avec une certaine animation lorsqu’on parvenait à la distraire. Les digestions restaient parfaitement normales, et, du côté de la santé physique, on n’eut à noter qu’un abcès sanguin de la vulve, qu’il fallut ouvrir par une ponction dans les premiers jours du mois d’août ; chaque mois, d’ailleurs, à époques régulières et depuis longtemps déjà, on voyait se produire, à la place de la menstruation absente, des congestions supplémentaires qui amenaient tantôt un coryza, tantôt une bronchite, tantôt des abcès furonculeux en divers points du corps,
En septembre et octobre, l’amélioration fut progressive et soutenue : la malade, au 20 novembre, pesait 84 livres, sa figure se transformait, et elle devenait méconnaissable pour ceux qui ne l’avaient pas vue depuis longtemps. En même temps les dispositions morales se modifiaient profondément. Elle se rendait compte de son état passé, commençait à s’habiller avec goût, mangeait d’elle-même et sans contrainte presque tout ce qu’on plaçait devant elle, toutefois, au commencement de [p. 24] chaque repas, elle montrait toujours une répugnance inexplicable pour les aliments et cherchait, à l’aide de subterfuges calculés à l’avance, à faire disparaître une partie de ce qui lui était servi. On surprit un jour, dans une poche qu’elle avait cousue sous sa robe, une grande quantité de pain qu’elle était parvenue à dissimuler ; une autre fois on en découvrit dans son porte-monnaie, dans un soulier. Malgré ces incidents, les forces revenaient chaque jour, et en novembre, une congestion bronchique avec fièvre s’étant produite à l’époque présumée des règles, on put appliquer deux sangsues à la partie supérieure des cuisses. Cette émission sanguine fut bien supportée et fit cesser immédiatement tout malaise. Ce fut alors que, pour éprouver la solidité de la convalescence, on tenta de rapprocher mademoiselle A… de sa mère, qu’elle n’avait pas vue depuis plusieurs mois ; mais cette épreuve ne fut pas heureuse, Au bout de quinze jours, il se manifesta une notable aggravation. Après chaque repas, devant sa mère, dont la présence ne faisait que l’exciter davantage, mademoiselle A… se livrait à une énumération lamentable des aliments qu’elle venait d’ingérer, pleurant, criant, se frappant la tête contre les murs.
Il fallut de nouveau recourir à l’isolement qui ramena bien vite le calme et la bonne volonté. En décembre, en janvier, en février, aucun incident ne vint troubler la convalescence. Le seul symptôme importun dont se plaignît la malade était un bruit rythmique et monotone qui redoublait de temps à autre et diminuait, au contraire, lorsque l’attention en était détournée. La belladone à petite dose et quelques applications d’électricité modifièrent très avantageusement cet état.
Dans les premiers jours de mars 1859, mademoiselle A… pesait 96 livres ; sa figure avait de l’éclat et de l’animation ; elle était pleine de force, d’entrain et de gaieté, s’occupant de toilette, de musique et rendant compte avec sang-froid de toutes les pénibles sensations, de toutes les idées délirantes qu’elle avait éprouvées et dont il ne restait plus que le souvenir. [p. 25]
Au moment où mademoiselle A… rentra dans sa famille, la menstruation n’était pas encore rétablie ; mais, d’ailleurs, la santé physique et intellectuelle était irréprochable. J’ai eu de ses nouvelles : pendant plus d’une année, elle resta forte, gaie et pleine d’entrain, mais il fallait encore de temps à autre, veiller à la régularité de ses repas. Les règles ont fini par reparaître.

OBSERVATION II

Une jeune fille du Midi de la France, âgée de quatorze ans, forte et bien constituée, dans les meilleures conditions d’hygiène, fut prise, peu de temps après la première menstruation, d’un profond dégoût pour les aliments. Les digestions étaient bonnes et s’accompagnaient seulement de quelques renvois gazeux.
Pendant sept mois, l’anorexie augmenta ; la malade prenait chaque jour une moindre quantité d’aliments ; quelques cuillerées de potage lui suffisaient chaque jour, et encore elles n’étaient avalées qu’avec une extrême répugnance ; la malade restait une heure devant son assiette avant de se décider à les prendre. Tous les moyens employés restèrent inefficaces ; seul un voyage à Nice, en la séparant de son entourage habituel et détournant vivement son attention par le spectacle d’un pays inconnu, amena une amélioration passagère.
Quand je vis la malade pour la première fois (juin 1858), elle commençait à maigrir ; il y avait des palpitations, du bruit de souffle au cœur et dans les gros vaisseaux, et cependant l’aspect de la figure n’était pas sensiblement altéré. À toutes les instances qu’on fait près d’elle, elle répond qu’elle n’a pas d’appétit, que le dégoût qu’elle éprouve est insurmontable, et elle résiste avec énergie à sa mère et à tous ceux qui l’entourent. Le caractère est devenu inquiet, irritable, et cependant, à part ce refus obstiné d’aliments, il n’existe aucun trouble intellectuel. [p. 26]
En interpellant vivement la malade de manière à frapper son imagination, en changeant ses habitudes, je parvins, dès les premiers jours, à lui faire prendre plusieurs cuillerées de potage et quelques bouchées de viande qui furent parfaitement digérées. Un séjour au bord de la mer, un voyage, des distractions nombreuses agirent favorablement ; la jeune fille faisait elle-même de grands efforts, les aliments étaient chaque jour pesés et augmentés de quelques grammes, mais la répugnance était la même, et les aliments restaient plusieurs minutes dans la bouche avant de pouvoir être avalés.
Néanmoins, au bout de six semaines, la malade était transformée ; retour de l’embonpoint et de la gaieté ; quatre repas se faisaient régulièrement par jour. En août et septembre, l’amélioration persista ; mademoiselle X… étant revenue au milieu de sa famille, commença à résister de nouveau, à éprouver les mêmes dégoûts, à refuser les aliments et à se contenter chaque jour d’un bol de café au lait et de 3 ou 4 grammes de pain. En novembre, en décembre, en janvier, malgré un voyage à Nice, malgré les efforts énergiques, mais mal digérés de l’entourage, le refus d’aliments persiste et l’amaigrissement fait des progrès effrayants. À la fin de mars, mademoiselle X… est ramenée à Paris et de nouveau confiée à mes soins.
En ce moment, la maigreur est extrême et l’aspect de la figure est tel, que la malade ne peut sortir sans être l’objet de l’attention des passants. À peine peut-elle faire seule quelques pas, des vertiges, des syncopes surviennent lorsqu’elle reste quelque temps debout, les dents sont noires, les lèvres sèches et contractées, le pouls filiforme, la peau sèche, froide et rugueuse ; la malade a toujours froid et a besoin d’être surchargée de vêtements, le sommeil est incomplet et agité. Quelques cuillerées de potage constituent toute l’alimentation de chaque jour, et encore, pour les ingérer, la malade se livre à une foule de manies ; il faut qu’elle mange seule, qu’elle soit renfermée à clef, qu’elle pèse elle-même ses aliments ; le pain et les sauces [p. 27] doivent subir certaines préparations, le vin doit être pris pur et l’eau pure aussi, sans jamais être mélangés. À part ces manies insurmontables et le refus obstiné d’aliments, il n’existe aucun trouble intellectuel ; la malade a conscience de sa position, mais elle se regarde comme incapable de surmonter son dégoût pour les aliments ; en exerçant sur elle une certaine pression morale, en excitant son amour-propre, on lui arrache des promesses qui restent sans résultat dès qu’elle se trouve en présence de sa mère et de sa famille.
L’examen attentif et minutieux de tous les organes ne fait découvrir aucune lésion organique.
Dès les premiers jours d’avril, je place auprès de la jeune malade une personne étrangère chargée de la diriger et de veiller à l’exécution des prescriptions ; la famille est éloignée. Tout le traitement consiste à régler l’alimentation : chaque jour on écrit la dose et la nature des aliments, en augmentant chaque jour de 5 grammes la dose primitive de 45 grammes. À force d’instances, on ranime le courage de la jeune fille, et tous les aliments sont pris et parfaitement digérés. Au bout de quinze jours, une modification très sensible s’était déjà produite ; la figure avait repris de l’animation, la marche était possible, le sommeil était meilleur et la tendance au refroidissement beaucoup moins marquée.
Dans les premiers jours de mai, aucun incident ne venant troubler les fonctions digestives, on s’applique à modifier la nature des aliments et à prescrire spécialement des viandes rôties, que jusque-là la malade n’avait pu supporter ; puis on combat isolément chacune des manies qui compliquaient les repas d’une foule de précautions et de soins ridicules.
Vers le 20 mai, les progrès vers la guérison furent un instant arrêtés par une diarrhée qui céda au bout de deux jours à la thériaque et au laudanum. À la fin de mai, la malade était méconnaissable ; la fraîcheur, les forces, l’embonpoint avaient reparu ; des courses à pieds très longues n’occasionnaient aucune fatigue ; [p. 27] mademoiselle X…, au moral, n’est pas moins transformée.
Autrefois, dit-elle, elle se sentait comme enragée, maintenant elle peut détourner son attention de ses repas et de son estomac, elle s’intéresse à ce qui l’entoure, n’est plus absorbée par ses manies et ses préoccupations et montre de l’entrain et de la gaieté.
Depuis cinq mois, malgré quelques selles diarrhéiques, la convalescence ne s’est pas démentie ; mais, rentrée au milieu de sa famille, où elle manque totalement de direction morale, mademoiselle X… offre toujours, dans son mode d’alimentation, des caprices et des bizarreries, et je ne saurais affirmer qu’elle soit à l’abri de toute récidive.

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