Michel Glatigny. Songe : introduction lexicologique. Extrait du « Bulletin de l’Association d ‘étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance », (Paris), n°23, 1986, pp. 53-57.

Michel Glatigny. Songe : introduction lexicologique. Extrait du « Bulletin de l’Association d ‘étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance », (Paris), n°23, 1986, pp. 53-57.

Michel Glatigny (1922-2014). Professeur agrégé de grammaire, professeur d’université en linguistique française. Quelques publications :
— (avec Lucien Collignon) Les dictionnaires. Initiation à la lexicographie, Paris 1978
— Les marques d’usage dans les dictionnaires. XVIIe-XVIIIe siècles, in revue « Lexique », 9, 1990
— Les marques d’usage dans les dictionnaires français monolingues du XIXe siècle. Jugements portés sur un échantillon de mots et d’emplois par les principaux lexicographes, Tübingen 1998
— Vocabulaire & société. Etudes lexicologiques sur des textes du 16e siècle, Villeneuve d’Ascq 1988.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 53]

SONGE : INTRODUCTION LEXICOLOGIQUE.

Le mot songe sera d’abord replacé dans un ensemble lexical à partir de l’utilisation du terme dans l’œuvre de Ronsard, dans les Essais de Montaigne, les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné et les poésies de Sponde (1). Ensuite nous indiquerons les principaux sens de songer et songe dans le corpus.

1. L’ensemble du matériel lexical.

REVE n’en fait évidemment pas partie : première attestation actuellement connue : 1674 (Malebranche). Le dictionnaire de Trévoux (éd. de 1732) dit que le mot est « bas et de peu d’usage ».

REVER garde souvent la marque de son sens primitif : si son étymologie est discutée (2), elle relie toujours le mot au médiéval desver (« perdre Je sens ») et le rapproche d’un esver (« vagabonder »), d’où « vagabonder en esprit », voire « délirer ». 10 occurrences ont ce sens sur les 31 de Ronsard, 3 sur les 5 de Montaigne. Assez souvent rapproché de songe ou de songer, il peut signifier « penser intensément », « se laisser absorber par une pensée », signification assez proche d’une des valeurs de songer : J’iray tousjours et resoant et songeant/ En la doulce heure ( … ) (Ronsard, 4, 110 ,1-2). Une correction opérée par Ronsard en 1573 remplace songer par resver (16, 173, 21). Le mot ne figure qu’une fois dans les Tragiques, où il a le sens de penser à, désirer (111, 457). Aucune mention dans les poésies de Sponde.

REVERIE n’est employé que par Montaigne (28 occurrences), dans les deux sens indiqués encore par Nicot, deliratio, ineptia, à peu près jamais avec la signification actuelle. Une ou deux fois le mot est rapproché de songe : la philosophie a tant de visages et de variété (…) que tous nos songes et resveries sy trouvent (II, 12, 546).

REVASSER et REVASSERIE (= rêvasserie) sont employés par Montaigne bien plus rarement, mais avec la même valeur, cependant sans lien significatif avec songe ou songer.

SOMMEIL et SOMME nouent chez Ronsard des liens subtils avec songe et songer : le poète exaltant le Somme lui dit : Tu es du vueil des Dieux propbete et messager (7, 200, 31) (cf. soit que je veille ou songe, 15, 60, 264).

IMAGE et IDOLE sont plusieurs fois utilisés par Ronsard à l’occasion du récit d’un rêve, sans que songe ou songer figurent dans le texte (ainsi dans [p. 54] la prosopée de Louis de Ronsard, 6, 40 et sq.). Le mot n’est pas l’indispensable étiquette de la chose.

2. Les trois sens principaux de SONGER.

2. 1. « Voir en rêve » est relativement le plus fréquent : environ 40 % des occurrences chez Ronsard, les 2/3 chez Montaigne, la totalité dans les Tragiques ; mais aucune chez Sponde (poésies). Il faudrait distinguer plusieurs types d’emploi et de signification ; par exemple :

2. 1. 1. « Vision à interpréter ». Ronsard : les poètes, de Dieu sacrez interpretes/ ( … ) sçavent deviner et songer et prevoir (13, 26, 213-214). Très souvent le verbe est alors suivi d’une proposition complément : d’Aubigné : ( … ) le Roy, songeant que les griffes meurtrières/ De ses lions avoyent crocheté leurs tanieres ( … ) (II, 309-310). Chez Montaigne cet emploi semble très rare.

2. 1. 2. « Vision consolatrice ou douloureuse, parfaitement obvie ». Ronsard : Le laboureur songe par toi (le verre) de nuit/ Que de ses chams de fin or est le fruit (6, 168, 57-58) – Je songeois ( … )/ Qu’un sepulchre entre-ouvret s’apparoissoit à moy (17, 115, 1-2 : la Mort de Marie). – Montaigne : Pline dict d’un qui, songeant estre aveugle en dormant, s’en trouva l’endemain, sans aucune maladie précédente. La force de l’imagination peut bien ayder à cela (11, 25, 689). Montaigne fusionne ici réalité et rêve dans une dialectique du vrai et de l’illusion que nous retrouverons (3. 2. 2.) et qu’il faudrait préciser.

2. 1. 3 . « Symbole d’illusion ».. En général, le verbe n’a pas alors de complément d’objet. Ronsard ne saurait imaginer une reine si belle : Il m’est advis que je songe en mon lit/ Ou que j’advise un fantausme de nuit (13, 43, 107-108). C’est le cas des songes érotiques (4, 100,1, etc). Cet emploi semble peu fré­quent chez nos autres auteurs.

2. 1. 4. En revanche, chez Montaigne comme chez Ronsard, le verbe sans complément évoque simplement le fait d’avoir des rêves pendant la nuit. Montaigne : Les histoires disent que les Atlantes ne songent jamais (111, 13, 1099).

2. 2. La deuxième grande signification que nous rencontrons chez Montaigne et, surtout, chez Ronsard est à la limite du champ conceptuel du songe. Un des sèmes constitutifs de songer y prend la première place, celui de rupture avec le réel ou ce qui passe pour tel. Le verbe signifie alors « être enfermé dans ses pensées ». Ronsard : Hyante songe à part soy longuement/ Comme un qui resve et qui n’a sentiment (16, 267, 511-512). Montaigne ne fait peu attention à ce qu’on lui dit comme celuy qui songeoit ailleurs et qui oublioit ce qu’on luy respondoit (11, 10, 415). Le sens de « délirer » n’est pas loin : Ronsard : le peuple veut tantost la paix, tantost ne la veut pas/ Il songe, il fantastique, il n’a point de compas (11, 97, 670-671). [p. 55]

2. 3. Le troisième grand sens de songer, fréquent chez Ronsard (1/3 des occurrences), n’a plus de lien apparent avec les visions de la nuit. Le plus souvent construit avec à, en ou une subordonnée complément, il signifie alors « penser à », « réfléchir sur ».

3. Les deux grandes utilisations de SONGE.

3. 1. L’expression de l’illusion. Dans un peu plus du tiers des occurrences relevées dans l’œuvre de Ronsard et dans les Essais, songe n’évoque pas une vision nocturne précise, mais seulement l’illusion et la précarité caractéristique du songe. Ce sens est assez rare dans les Tragiques ; on le retrouve dans une des deux occurrences de Sponde. Assez souvent, le mot est alors lié à fumée, vent, etc.

Ronsard : (…) tu verras des Grands l’estat si peu durer/ Un vent, un songe, un rien (…) (17, 84, 451-452).- Montaigne : Sont ce pas des songes de l’humaine vanité, de faire de la Lune une terre céleste, y songer des montagnes ? (11, 12, 452). D’Aubigné utilise le mot avec le sens de mensonge, mot qui rime si souvent avec songe : Ne contez pas ces traicts pour feinte ni pour songe (1, 1185). Sponde : l’Ame (à la mort) se tient à l’escart/ Et laisse un souvenir de nous comme d’un songe (S. IX des P. chrétiens, p. 263). Bien des questions se posent, en particulier sur les conditions d’énonciation qui produisent cet effet. Parmi elles, figure la présence du lecteur dans un dialogue fictif ou, au moins, son implication directe ou indirecte dans le texte.

3. 2. Vision nocturne, Ce sens correspond en gros à 2/3 des occurrences de Ronsard et de Montaigne et à la presque totalité des emplois relevés dans les Tragiques. Mais aucun de Sponde n’y ressortit. On pourrait les examiner à deux niveaux.

3. 2. 1. Au niveau du contenu.

3. 2. 1. 1. Le songe-révélation. Sauf chez d’Aubigné où il domine très nettement, ce type d’emploi ne dépasse guère un quart du total des occurrences du mot chez chaque auteur. Cette révélation peut être une information : IIz nous monstrent de nuict par songes admirables/ De noz biens et noz maux les signes veritables (Ronsard, 8, 126, 215-216), un conseil: Dieu envoye au François Songes et visions et prophetes à fin/ Qu’il pleure et se repente et s’amande à la fin (Ronsard, 11, 24, 105-106) – Ariston (…) fut averti en songe par le Dieu Apollo de la (Perictione) laisser intacte et impollue (Montaigne, Il, 12, 532). La révélation doit plusieurs fois être interprétée, puisque les songes dessous un voile obscur monstrent la vérité (Ronsard, 13,3,6). D’Aubigné donne la clé qu’un bon Joseph aurait fournie : (…) Les lions superbes, indomptéz/ Que tu dois redouter sont prince irritez (11, 314-316). [p. 56]

3. 2. 1. 2. Le songe-trouble ou le songe-consolation. Ronsard : Amour (…)/ Pour redoubler mon esmoy/ Ceste nuict trois fois en songe/ L’a faicte apparoistre à moy (3, 183, 106-108). Montaigne : la jeunesse (…) assouvit en songe ses amoureux desirs (1, 21, 98). Bien des nuances seraient à préciser.

3. 2. 1. 3. Le songe-vision. Nous ne l’avons guère trouvé en dehors des Tragiques. D’Aubigné s’adresse à Dieu : «Rens moy mort en ce monde, oste la mauvaistié/ (…)/ Lors je songeray songe et verray ta lumière (VI, 36-38).

3 .2. 2. Au niveau des pratiques signifiantes.

Dans tous nos textes, la première caractéristique des conditions d’énonciation est la présence — dans environ 2/3 des cas — d’un je ou d’un nous qui témoigne de l’engagement de l’auteur. Certes, bien des questions se posent : de quel Je s’agit-il : spectateur, témoin, représentant du groupe, etc. ?

Un second trait, surtout fréquent dans les Essais (213 des occurrences), est l’utilisation du mot dans une démonstration directe ou indirecte, un raisonnement tendant à établir une vérité ou à combattre une erreur, ou, au moins, à poser une affirmation de portée théorique. (…) nous tenons sa puissance (celle de Dieu) assiégée par nos raisons (j’appelle raison nos resveries et nos songes) (Montaigne, Il, 12, 523). Ailleurs, l’auteur dénonce la prodigieuse facilité des peuples à se laisser mener et manier la créance et l’espérance où il a pleu et servy à leurs chefs ( … ) par dessus les fantasmes et les songes (111, 10, 1013). Est-ce un hasard si les occurrences de l’Apologie constituent 37 % du total des relevés pratiqués dans les Essais ? Mais d’Aubigné aussi emploie le mot dans une attaque contre l’infidelle qui croit les fausses impostures/ Des daemons prédisans par songes, par augures (1, 861-862). Ronsard lui-même utilise plusieurs fois songe pour rabaisser les prétentions humaines : Laissez moy ces desseins qui ne sont que mensonges/ Que chimeres en l’air, que fables et que songes (10, 343, 121-122).

Enfin, et surtout, Montaigne se sert du mot dans l’expression de la dialectique qu’il institue entre la réalité et l’apparence. Où, quand, comment les voit-on dans les Essais se lier, s’opposer, se confondre, se fondre, etc. ? Quelques repères :

— l’opposition simple : Ce lièvre qu’un lévrier imagine en songe, après lequel nous le voyons haleter en dormant (…) c’est un lièvre sans poil et sans os, (11, 12, 482).

—  le masquage : L’auteur, vieilli, ne peut « s’esgayer » qu’en fantasie et en songe, pour destoumer par ruse le chagrin et la vieillese (111, 5, 842).

— le dédoublement : J’ay tous jours (…) certaine image trouble, qui me présen­ te comme en songe une meilleure forme que celle que j’ay mis en besongne. (11, 17, 637).

— la réunion : Cyppus (…) pour avoir eu en songe toute la nuict des cornes en la teste, les produisit en son front par la force de l’imagination (1, 21, 98). [p. 57]

On devrait multiplier et diversifier les emplois. Nous ne pouvons qu’indiquer quelques perspectives. Le songe est un miroir à multiples facettes dont un aperçu lexicologique ne peut illustrer qu’un petit nombre.

Université de Lille
Michel GLATIGNY

(1) Les références sont établies ainsi : Ronsard : le premier chiffre renvoie au tome de l’éd. Laumonier-Silver, le deuxième à la page et le dernier au n° du vers. Montaigne : premier chiffre, le livre ; deuxième, le chapitre, troisième, la page de l’édition Villey­ Saulnier. D’Aubigné : N° du livre et du vers. Sponde : la page de l’édition Bosse des « Textes littéraires français », 1918.

(2) Bloch et Wartburg, Dictionnaire Etymologique de la langue française, 5e éd., Paris, PUF, v° rêver. – Dubois-Dauzat et alli, Nouveau Dictionnaire étymologique et historique, Paris, Larousse, 1964, v°rêver. Pour avoir une idée du problème posé aux étymologistes, R. Loriot « Rêverie » , toponyme picard et la famille étymologique de « rêver », Romania, 69, 1947, pp. 463-495.

David Jasmin

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