Michel de Certeau. L’Institution du croire. Note de travail. Extrait de « Recherches de science religieuse – Le Magistère », (Paris), tome 71, n° 1, janvier-mars, 1983, pp. 61-80.

Michel de Certeau. L’Institution du croire. Note de travail. Extrait de « Recherches de science religieuse – Le Magistère », (Paris), tome 71, n° 1, janvier-mars, 1983, pp. 61-80.

 

Michel de Certeau (1925-1986). Prêtre jésuite français, philosophe, théologien et historien. Nous ne présenterons pas Michel de Certeau, de nombreuses biographies lui ayant été consacrées. Nous rappellerons juste qu’il fut co-fondateur de l’École freudien, autour de Jacques Lacan.
Quelques repères dans es publication :
— La Correspondance de Jean-Joseph Surin, texte établi et présenté par Michel de Certeau, préface de Julien Green, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, 1827 p.
— La Possession de Loudun: textes choisis et présentés par M. de Certeau, Paris, Julliard, 1978.
— La Fable mystique : XVIe et xviie siècle, Paris, Gallimard, 1982.
— Le Parler angélique : figures pour une poétique de la langue, in Id. et al., La Linguistique fantastique, Paris, Clims et Denoël, 1985.
— Le Lieu de l’autre : histoire religieuse et mystique, Paris, Le Seuil, 2005.
— La Fable mystique : XVIe et xviie siècle, tome 2, Paris, Gallimard, 2013

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 61]

L’INSTITUTION DU CROIRE
Note de Travail.
par Michel DE CERTEAU

Université de Californie, San Diego

Cette note vise quelques-unes des formes que prend la relation de la croyance à l’institution. Le terme de « croyance » désignant habituellement l’objet d’une conviction (« avoir des croyances »), je lui préfère celui de « croire », qui précise une perspective. Il s’agit ici non du bon objet (tenu pour « vrai ») ni du mauvais (tenu pour « faux » ou « superstitieux »), mais de l’acte même de croire, c’est-à-dire de ce que le locuteur (individuel ou collectif) fait de l’énoncé qu’il affirme croire.

A considérer l’histoire de cette question, il est frappant que, depuis quatre siècles, les réflexions philosophiques, sociologiques ou anthropologiques de l’aire méditerranéenne ou « latine » ont été mobilisées par une interrogation sur l’objet, qui met en cause la vérité de la croyance, alors que la problématique de l’acte de croire s’est développée surtout dans une tradition anglo-saxonne, depuis D. Hume (A Treatise of Human Nature) (1) jusqu’à H. H. Price (Belief) ) (2), J. K. A. Hintikka (Knowledge and Belief) (3), W.V. Quine (The Web of Belief) (4), et bien d’autres (5), [p. 62] en passant par J.H. Newman (A Grammar of Assent) (6). C’est d’ailleurs à cette tradition que se réfère « la seule étude anthropologique approfondie sur la notion de croyance » (7) celle de R. Needham (8). Cette géographie épistémologique relève déjà des rapports entre le croire et l’institution, puisqu’elle différencie des régions méridionales où la croyance est essentiellement considérée en fonction de sa définition par des institutions rivales (religieuses, politiques, académiques) et des régions nordiques, articulées par la Réforme, où la conscience croyante paraît circuler à travers les objets susceptibles d’exprimer et de rassembler des convictions.

Liée aujourd’hui à une « pragmatique » du langage, la problématique des opérationsfaites par le croyant sur des contenus variables précise le lieu où se situent les quelques notes qui suivent. D’aucune manière, d’ailleurs, elle n’implique que le sujet maîtrise ou contrôle ce qu’il croit, puisqu’elle analyse au contraire les manières dont s’inscrit, dans le langage et dans l’action, le rapport du sujet avec ce qui lui échappe —c’est-à-dire avec l’autre, sous des formes inter-relationnelles (la relation à autrui), temporelles (la loi d’une durée) et pragmatiques (la résistance des choses). A cet égard, l’acte de croire apparaît comme une pratique de l’autre. Cette gestion de l’altérité comporte une série d’aspects, dont ceux qui concernent la nature et le fonctionnement de l’institution de sens, et qui circonscrivent, comme ses faubourgs, l’institution particulière qu’est le magistère.

A l’examiner sous cet angle, la pratique croyante oscille entre deux pôles : elle est simultanément (selon des proportions variables) instituante et instituée. Elle instaure des possibles et elle est soumise à des manipulations. Même si on laisse de côté les questions (sans doute plus centrales dans une perspective théologico-politique) relatives au rôle de la croyance dans les procès de la communication (9) et de la véridiction, l’examen [p. 63] de cette ambivalence peut introduire un débat sur le magistère (10). Mais s’impose d’abord la tâche de préciser quelques distinctions préalables et le champ de leur mise en jeu.

1. Le « cru » et le « vu »

Combinatoires et transformations

Un truisme servira de point de départ : « Les croyances ne s’observent pas… L’ethnographe ne perçoit pas que les indigènes croient ceci ou cela ; il l’infère de leurs actes et de leurs propos. L’attribution d’une croyance à autrui n’est donc jamais indiscutable (11). » Le contenu d’une croyance et son statut comme croyance relèvent d’interprétations qui échappent aux règles de la traduction comme à celles de la description. Un concept technique de croyance manque à l’anthropologie, y compris dans l’anthropologie religieuse. « Que signifie au juste ‘croyance’ dans un contexte religieux ? De tous les problèmes que les anthropologues rencontrent lorsqu’ils essaient d’analyser les religions, c’est là le plus gênant et, par conséquent, celui qu’ils évitent le plus (12). » Au terme de ses voyages à travers les systèmes philosophiques et linguistiques, un tour du monde en quête du Belief, Rodney Needham déclare n’avoir pas trouvé le trésor qu’il cherchait : il doit renoncer à ramener les « croyances » à un mode distinct de conscience et à traduire ce que désigne le verbe « croire » (13). [p. 64]

Revenons plutôt à la manière dont s’articulent dans le langage les situations que décrivent ces travaux. A dessein, j’en prends un exemple dans un champ scientifique, pour éviter l’enfermement de la croyance dans le domaine religieux et aussi pour pratiquer un écart par rapport à l’idéologie qui fait du « croire » le contraire du « savoir ». Ces deux postulats, issus des Lumières, imposent la loi d’un passé (relativement récent) à l’analyse (et souvent au discours même) de la croyance. Ils requièrent au moins discussion. Si limité qu’il soit, un exemple posera le problème en d’autres termes.

En juin 1877, Georg Cantor écrit à Dedekind, un esprit rigoureux, prudent mais novateur, dont le jugement a du poids, un des rares mathématiciens qui prenne au sérieux ses recherches. Il lui dit que, après avoir tenu pendant des années le contraire pour vraisemblable, il a désormais la conviction qu’on peut mettre en correspondance [bi-] univoque des variétés continues n’ayant pas le même nombre de dimensions (par exemple la droite et le plan) (14). Il lui envoie sa démonstration, dont il corrige un détail secondaire à la suite d’une observation de son interlocuteur. Le 29 juin, il insiste : « Ce que je vous ai communiqué tout récemment est pour moi-même si inattendu, si nouveau, que je ne pourrai pour ainsi dire pas arriver à une certaine tranquillité d’esprit avant que je n’aie reçu, très honoré ami, votre jugement sur son exactitude. Tant que vous [p. 65] ne m’aurez pas approuvé, je ne puis que dire : Je le vois, mais je ne le crois pas (15). » Le même théorème relève donc du « voir » en tant qu’il renvoie à une évidence (une intuition articulée en construction démonstrative), et du « croire » en tant qu’il est reçu par les mathématiciens (ou par leur représentant) comme un résultat valide susceptible de devenir un de leurs « articles de foi » (16). Il est croyable dans la mesure où il appartient aux attendus communs sur la base desquels s’effectuent et se règlent des échanges scientifiques. A ce titre, il a une valeur « conventionnelle » (17) dont la détermination varie selon chaque groupe et qui est d’un autre ordre que sa valeur cognitive : l’une diffère de l’autre, mais il n’y a pas contradiction entre elles.

La réponse de Dedekind précise d’ailleurs cette distinction. Le théorème, dit-il, est « exact », mais il oblige d’ « introduire dans la correspondance une discontinuité à donner le vertige » et il met en cause « les articles de foi admis jusqu’à présent » (18). C’est au titre de ses conséquences, et non de son inexactitude, qu’il est incroyable. A la reconnaissance de la validité d’un savoir, s’ajoute — et s’oppose — une résistance qui concerne une autre pertinence que celle du vrai. Une fois de plus, l’énoncé en serait : « Je sais bien, mais quand même (19). » Dedekind conseille d’ailleurs à son ami « de ne pas entreprendre publiquement des polémiques » à ce sujet. En résumé, c’est sans doute exact, mais ce n’est pas opportun, — ce dernier terme visant non une question de vérité, mais la défense des conventions communes qui fondent les opérations spécifiques du groupe.

Sans vouloir exploiter de faciles analogies avec les procédures coutumières à bien des « magistères », je retiendrai de ce cas, débat lucide et honnête, une distinction entre deux fonctionnements hétérogènes, mais non pas nécessairement contraires, [p. 66] des mêmes assertions. Le théorème discuté peut être « vu » (i.e. « su », avec l’évidence qu’il a pour Cantor) ou « non vu » ; il peut être « cru » (i.e. « reçu », comme le sera plus tard le théorème de Cantor) ou « non cru » (quand son contraire est tenu pour « vraisemblable ») (21). Si l’on généralise, un énoncé peut avoir diverses modalisations :

On a ainsi un premier tableau de ces fonctionnements depuis les « articles de foi » vérifiés (objets d’évidence et/ou de démonstration) jusqu’aux propositions jugées « superstitieuses » (qui correspondent aux croyances des autres et qui, dans un groupe donné, ne relèvent ni d’une convention ni d’un savoir).

Parce que le « croire » et le « voir » affectent à l’énoncé deux statuts différents mais pas incompatibles, ils forment des combinaisons entre lesquelles des transits sont analysables. Cette perspective permet aussi le repérage de séquences historiques, c’est-à-dire de passages d’un état à un autre. Pour construire un diagramme des séquences possibles, supposons centrale (ou idéale) la situation d’un énoncé qui est à la fois « cru » et « vu » — celle des « articles de foi » qui sont en même temps « exacts » ou « vrais » :

Pour accéder à cette situation « idéale », le passage peut s’effectuer ou bien par une transformation relative à la crédibilité d’un énoncé déjà » vu » (c’est ce que souhaite Cantor pour [p. 67] son théorème), ou par une transformation relative à la cogniscibilité (ou visibilité) d’un énoncé déjà « cru ». D’où les deux séquences partielles :

Dans ce diagramme, la position « ni cru ni vu » (cv) figurera soit un « moment » antérieur aux séquences (1) et (2) (l’énoncé est alors douteux, comme en suspens dans un milieu donné), soit un « moment » postérieur ou extérieur (par exemple, l’énoncé est extrait à titre de relique historique ou de citation ethnologique, du consensus social ou du paradigme scientifique). Si l’on ajoute que tout énoncé x peut s’arrêter à tel ou tel des stades par lesquels il est susceptible de passer, ou qu’il peut sauter l’un ou l’autre, son évolution historique possible aurait la forme :

A titre d’illustrations, ces positions successives donnent lieu à des assertions telles que :

(21).

Ce modèle offre la possibilité de repérer et de classer les statuts successivement donnés à un énoncé particulier ; de comparer les manières dont il a été pratiqué avec l’évolution propre à d’autres énoncés ; par là, de mieux saisir les entrelacs de savoirs et de croyances dans un groupe ou dans un texte donné. Entre les énoncés « crus » et les énoncés « vus », des opérations combinatoires effectuent des déplacements des uns aux autres. Ils forment des corps vivants qui se transforment [p. 68] constamment (comme le montre l’examen du champ mathématique ou du champ religieux). Des mouvements changent les équilibres entre savoirs et croyances, de sorte qu’il faut substituer à l’image d’une inertie des « Belief systems » (22), supposés définis par des assertions stables et cohérentes, le modèle d’ensembles dynamiques générés par les stratégies qui modalisent diversement les énoncés reçus.

Le facteur temps doit être introduit dans cette analyse. Il est décisif, bien que souvent plus difficilement décelable. Ainsi, pour un énoncé la même valeur (cvou cv) n’a pas la même signification historique selon qu’elle est donnée à cet énoncé avant ou après qu’il soit « cru et vu » (cv). Par exemple, ce n’est pas la même chose de ne pas encore « voir » l’énoncé que déjà on « croit » (vg. « il y a une Providence »), et de ne plus « voir » (ou de ne plus pouvoir penser) cet énoncé que l’on continue pourtant à croire : sous la même valeur de position (cv), se cachent des directions inverses de mouvement. Le repérage de ces directions intéresse une histoire des rapports entre savoirs et croyances ; elle permet de suivre par quelles voies un savoir peut être l’effet d’une croyance, ou comment une croyance peut fonctionner soit comme le préalable d’un savoir, soit comme sa relique, voire même son fétiche une fois disparu le paradigme qui servait de cadre à un savoir. Ces allers et retours amènent à conjuguer dans une même analyse les histoires, supposées séparées et antinomiques, du croire et du voir/savoir : au lieu d’attribuer à l’une les « résistances » et à l’autre le « progrès », on est conduit à envisager, sur le mode d’une sociologie de la connaissance, les équilibres et les mutations successives des modalités qui affectent les énoncés d’une société, d’un milieu ou d’un individu.

2. Le « reçu » comme institution

Parmi les questions posées par ces combinatoires et ces transformations, s’imposent d’abord celles qui concernent les assertions « tenues pour articles de foi ». Avant de considérer [p. 69] leur ensemble comme un champ où des assertions entrent (elles deviennent « articles de foi ») et d’où elles sortent (elles cessent de l’être), et comme un théâtre où elles produisent des effets particuliers ou subissent des manipulations de toute sorte, on peut envisager que cet ensemble, à un moment donné, compose le site historique de ce qu’on est autorisé à penser. Il conditionne et prévient les interventions qui vont le traiter ou le déplacer. Il circonscrit un « plausible » qui a la valeur d’un acquis : c’est l’effet d’opérations antérieures, une facticité du pensable, une sorte de « status quaestionis ». Quoi qu’il en soit de leurs origines ou de leurs canaux (les traditions, les anciens, les maîtres, etc.), les énoncés « reçus » jouent le rôle d’une institution.

Pour préciser le statut de cette institution, partons du modèle présenté au début des Topiques d’Aristote, géniale « ouverture » d’une philosophie qui, avant d’articuler ses démarches propres, définit le champ de plausibilité où elles vont s’effectuer (23). Une historicité des connaissances précède le travail qui est entrepris sur elles. Ces énoncés reçus, Aristote les appelle endoxa, c’est-à-dire généralement « admis » ou « acceptés ». Il les distingue de ceux qu’il nomme eikota, vraisemblables, et qui concernent des propositions conjecturales et probables en elles-mêmes, en raison de leur contenu, par exemple : on montre de l’affection à ceux qu’on aime. Le caractère « endoxal » d’une opinion ne tient donc pas à son contenu mais au fait qu’elle a cours, qu’elle est admise et qu’elle recueille l’adhésion de beaucoup : elle en reçoit une autorité, une présomption en sa faveur (24). Un réseau d’opinions acceptées constitue le champ où vont se déployer des techniques philosophiques. Une positivité historique du pensé rend possible un travail de penser.

Elle est définie par un cercle de locuteurs. Un fait d’énonciation (« on dit », « ils disent ») devance et « autorise » un traitement méthodique des énoncés, à la manière dont la parole [p. 70] des parents, du milieu, des maîtres ou de la tradition précède la production d ‘un discours « autonome » et permet de passer d’un mutisme « enfantin » (in-fans : ça ne parle pas) à une raison « adulte ». C’est un discours des autres qui rend possible la construction d’un discours propre. L’endoxon, en effet, désigne « la sagesse d’autrui et sa formule » (25). Pour analyser cette institution, simultanément fondamentale (elle est toujours au commencement du savoir) et factuelle (c’est une donnée historique), la difficulté majeure consiste donc à déterminer quels sont les locuteurs qui servent de garants ou de « répondants » aux énoncés tenus pour admis. De la détermination des énonciateurs habilités, dépend la circonscription des énoncés reçus. Cette difficulté est d’ailleurs inhérente à toute institution : finalement, qui parle (ou quoi ?) dans l’institution ? Qui est l’autre, qui est cet « autrui », dont la parole accrédite des énoncés avant qu’ils soient (partiellement) examinés selon des règles critiques ou logiques ?

Ici, le grand affirmatif qu’est Aristote hésite et tergiverse. « Sont admises (endoxa), dit-il, les opinions partagées par tous les hommes, ou par presque tous, ou par ceux qui représentent l’opinion éclairée (les sophgi) (26), et, pour ces derniers, par tous, ou par presque tous, ou par les plus connus et les mieux admis (endoxoi) comme autorités (27). » Les limites bougent, incertaines. Surtout elles semblent dessiner un cercle vicieux : est endoxos(admis) l’énoncé tenu par un locuteur endoxos(admis). En réalité, cette description tâtonnante opère un déplacement décisif : le fait discursif (un type d’énoncé) est ramené à un fait social (un type de locuteur); l’un se fonde sur l’autre. Le phénomène [p. 71] social des « sages » reste d’ailleurs aujourd’hui aussi mal circonscrit qu’au temps où le vieil Aristote essayait de le caractériser. La force de son propos, au seuil de son immense construction logique et métaphysique, tient plutôt en l’aveu lucide qui reconnaît à l’origine d’une philosophie l’impossibilité de son autonomie et qui pose donc un exil hors du discours (c’est-à-dire une histoire) comme la condition même du discours (une raison). Au commencement, il y a cette aliénation, — une marque sociale, le tatouage d’une institution (un donné) sur le logos(une production).

Dans cet espace de plausibilité sociale, va s’effectuer le travail d’isoler et de traiter des énoncés. Le décollage du discours philosophique par rapport à la positivité historique du « reçu » s’opère en deux étapes. La première concerne ces locuteurs difficilement déterminables. Elle consiste à passer de l’indéfini (« ils disent », « on dit ») au défini (« tu dis »). A une proposition p, détachée de l’ensemble constitué par toutes celles qui sont admises, il s’agit de trouver un répondant particulier : « Crois-tu que ? » — « Oui, en effet je crois que p. » Ce découpage d’un locuteur isole l’acte d’une adhésion à un énoncé. Il se situe encore au niveau de l’énonciation, mais le passage du « ils au « tu/je » permet déjà de transformer la problématique d’un « reçu » en celle d’un jugement. Alors, en une seconde étape, on peut traiter l’énoncé lui-même, jugé vrai ou faux, en analysant les conséquences qui en découlent : « Si (tu crois que) p est vrai, alors on doit aussi dire x— ou on ne peut plus dire y… » Un traitement logique de la proposition trouve là son entrée. La procédure comporte donc un temps pour délimiterqui énonce et quoi, et un temps pour assurer une cohérenceentre l’énoncé p, ses conséquences et d’autres énoncés x, y, etc.

 

Ce double travail distingue d’une problématique des sujets (locuteurs) une problématique des objets (reçus ou sus) (28). Il extrait certains éléments « admis » (endoxa) pour les transporter dans un système du savoir. On en trouvera une forme intermédiaire dans le fonctionnement même des institutions [p. 72] sociales en tant qu’elles visent une sélectionde locuteurs autorisés et une non-contradictionentre les énoncés reçus : elles circonscrivent les garants du groupe, selon les règles de limitation qu’elles fixent, et elles tentent d’homogénéiser les « articles de foi » conformément à la loi d’une cohésion de la collectivité. Certes, ces règles et cette loi ont valeur sociale et non scientifique. Pourtant les opérations essentielles qu’effectuent tour à tour sur le « reçu » une organisation sociale et une entreprise scientifique (ou philosophique) ne sont pas hétérogènes. Du point de vue d’une formalité des pratiques, elles sont du même type, mais en des champs et selon des critères différents. Tout se passe comme si l’établissement de l’institution sociale et celui d’un système scientifique, entretenant tous deux un rapport nécessaire au « reçu », devaient pour le « traiter » obéir aux mêmes principes. Une continuité des opérations y est reconnaissable, malgré la réfraction qu’entraîne leur passage d’un milieu à un autre. Elle souligne le rôle du « reçu » comme base commune des pratiques donnant lieu à une formation sociale ou scientifique.

3. Une poétique instituante

Peut-être aujourd’hui encore toute croyance relève-t-elle du « reçu » (endoxon) tel que Aristote le définit. Mais il n’est plus possible de supposer, comme il le faisait, un chœur unanime (« tous ») ou quasi unanime (« presque tous ») de « »sages » qui constituent la référence de la ville. Le modèle athénien doit être aujourd’hui transformé par le fait qu’il y a des cercles plus ou moins étendus de locuteurs « admis » et disposant d’une autorité (depuis des acteurs de la scène nationale ou internationale jusqu’à des personnages de la scène familiale, intime ou fantastique) ; que ces cercles ne forment plus, comme le postulait Aristote, le tissu homogène d’une « opinion éclairée » au sein de la cité, mais plutôt une pluralité de réseaux dont varient les dimensions (très vastes ou réduites à quelques personnes), les statuts (publics ou non, visibles ou non, etc.), les registres (politiques, intellectuels, imaginaires, etc.), les origines (plus ou moins anciennes ou présentes, propres à une enfance ou à un métier, etc.) et les contenus (sémantiques ou [p. 73] non, spécifiques de telle ou telle pratique, etc.); enfin que ces réseaux hétérogènes de locuteurs « admis » se croisent et se stratifient en entrelacs qui mettent en jeu, sur le même théâtre social, les figures multiples et différentes d’un « reçu ». En fait, cet imbroglio ne correspond plus au modèle antique d’une quasi-unanimité urbaine, élitiste et référentielle. L’endoxals’est disséminé aux quatre coins du monde en macro ou micro-constellations de locuteurs référentiels. Il n’embrasse plus l’ensemble des valeurs socioculturelles d’un groupe ; il intervient seulement sur des modes sectorialisés. Il s’est à la fois distendu et brisé en réseaux disparates sur lesquels s’appuient successivement, voire simultanément, les démarches sociales et cognitives.

Sous la forme plurielle de lieux communs qui proviennent de systèmes fragmentés et qui muent l’espace interlocutoire en patchwork de reliques ou citations référentielles, un « reçu » n’en demeure pas moins. Il a toujours pour fonction d’être un discours de l’autre qui rend possible un discours propre. Cette fonction « autorisante » a l’étrange caractéristique de cacher sous un renvoi à d’autres une capacité de créer du possible. Si les « autorités » (du type : « des gens disent », « il y en a qui croient », « la majorité pense », « tout le monde est d’accord que »…) se multiplient, par exemple avec les sondages d’opinion (29), elles ne cessent pas d’ouvrir ou de maintenir des accords possibles avec des êtres et des faits (encore) incontrôlables, ou des jugements possibles sur des choses (encore) incertaines. Sur le double terrain des pratiques et des savoirs, elles ménagent un futur. Ce rôle joué par l’institution qu’est le « reçu », je le qualifie de poétique, dans la mesure où les opinions reçues qui précèdent des vérifications ne composent pas seulement un passé dans lequel une rationalité se découpe, mais un principe de débordement représenté par des croyances, c’est-à-dire par les mille indices actuels d’un avenir offert à nos pratiques et à nos savoirs. Le reçu fait place à de l’autre. Il ponctue la vie sociale avec les signes innombrables de ce qui échappe (encore ?) à une appropriation. Il fait pulluler autour et à l’intérieur de nos raisons ou de nos évidences ce qui les excède. [p. 74]

Cette sorte de croyance, ou d’opinion « reçue », ne correspond plus au statut qu’acquiert une chose « vue » lorsqu’un groupe l’accepte comme l’un de ses « articles de foi » (il en allait ainsi dans le cas de Cantor) ; c’est au contraire une « convention » collective qui n’a pas encore accédé (ou n’accédera jamais) à la vérification. Elle zèbre d’une inquiétante familiarité le champ constitué par l’acquis présent du savoir. Ce fonctionnement poétique se repère, en particulier, dans les trois formes que prend, dans le « croire », la relation à l’autre :

  1. La croyance s’appuie sur le dire des autres: elle ouvre dans l’énoncé (un « dit ») une place pour le « dire », et elle introduit dans l’autonomie d’une proposition la pertinence d’une interlocution. C’est le cheval de Troie d’une historicité interrelationnelle dans la cité d’une législation rationnelle.
  2. La croyance « fait partie de l’équipement mental qui rend l’acquisition d’un savoir possible (30) ». Elle marque un différé du savoir par rapport à ce qui peut s’affirmer aujourd’hui. Elle préserve la possibilité à venir de connaissances actuellement impossibles, par des procédures qui reportent à plus tard une évidence aujourd’hui exclue ou un jugement privé de sens dans la conjoncture présente. A cet égard, elle soutient un mythe et/ou un futur de la science même.
  3. La croyance se caractérise par un sens incomplètement circonscrit, au point qu’elle a pu être définie comme une métaphore (31). Aussi est-elle susceptible de plusieurs interprétations « entre lesquelles le croyant n’est pas tenu de choisir » et qui sont aussi nombreuses qu’il y a de « manières de préciser le contenu conceptuel de ses éléments » (32). Cette polysémie instaure un espace d’hypothèses fondées sur le postulat qu’ « il doit y avoir là du vrai » ; elle appelle tour à tour des investigations qui explorent cet espace et des protections qui défendent le jeu [p. 75] autorisé par ce pluriel. Ce flou riche explique sans doute la difficulté qu’éprouvent les ethnologues à spécifier le sens d’une croyance, ou l’effort des clercs ou des cadres, dans chaque institution, pour imposer leur propre exégèse. Mais de soi, tel un poème ou une peinture, l’énoncé de la croyance a la capacité d’ouvrir tout un champ imprévisible d’interprétations possibles.

Sous ces trois formes poétiques, la croyance conjugue les deux postulats qui la définissent mais dont elle ne surmonte pas la tension : d’une part, il y a de l’autre, et, d’autre part, il doit y avoir du sens. Elle reconnaît (dans toutes les acceptions du terme) des régions qui ne sont pas appropriables (elles sont « autres »), mais doivent avoir des liens avec le savoir acquis (ça doit avoir « du sens »). Elle tient ensemble (elle symbolise) ces deux pôles, sans nier ce qui déborde les contrôles de la connaissance, et sans renoncer non plus à la valeur de vérité, encore illisible, que doit avoir un tel surcroît. Ce qui est là « en plus » (« super-stare », la « superstition » exclue par les paradigmes d’une scientificité) est relié à un impératif qui vise et postule une intelligibilité possible en droit là-même où elle apparaît en fait impossible. Le nœud interne de la croyance, c’est un au-delà de sens. Si l’on déploie les implications cachées dans ce nœud, il y a là un point de rencontre entre un accueil de l’altérité, qui renvoie finalement à une admiration (il y a de l’autre), et une exigence d’ordre, qui renvoie à un « devoir être » (33), du sens ou à l’obligation d’une « régularité » dans le champ même de la connaissance (34). A cet égard, en des figures plus ou moins triviales, sophistiquées ou exorbitées, mais gravées dans le langage comme les foyers paradoxaux d’une instauration poétique, les croyances sont les représentations d’une expérience esthétique et d’un a priori éthique. Sans doute, à tenir ensemble ces deux axes, visent-elles à faire croire que, [p. 76] bien loin d’être antinomiques, ils doivent coïncider en un point inaccessible mais nécessaire. Ce serait l’horizon de leur fonction poétique — une poétique mise en circulation dans une société grâce à la petite monnaie des idées « reçues » et des gestes quotidiens du croire.

4. Le traitement institutionnel des croyances

Comme le « reçu » est traité par un travail scientifique pour être transformé en savoir, l’ensemble des croyances fournit un matériau de base que les institutions sociales sélectionnent et exploitent en le re-présentant. On a vu qu’il y avait une analogie formelle entre les opérations qui caractérisaient l’entreprise philosophique (aristotélicienne) au moment de son décollage et celles des formations collectives. Ces dernières, en effet, pourraient être considérées comme des médiations entre un ensemble donné de pratiques reçues et une organisation systématique des modèles légitimes. Elles visent à mettre le croire au service d’unerationalité sociale. Sur des modes plus ou moins stricts ou lâches, elles traitent les croyances selon des procédures où l’on peut distinguer deux types, dont l’un concerne le « dire » (ou les actes d’énonciation) et l’autre, le « dit » (ou les énoncés).

Le premier consiste essentiellement à trier, parmi les locuteurs »admis » dans une société, ceux qu’une institution particulière tient pour admissibles ; à préciser donc, à modifier et à décider les critères qui accréditent des locuteurs. A l’anonymat dans lequel demeurent souvent les garants du croire (« on dit », « beaucoup pensent », etc.), se substitue leur désignation nominale. Qui parleavec autorité ? L’institution travaille inlassablement à le circonscrire et à le surveiller. Mais finalement, si elle recourt à cette inquiète discipline de l’énonciation admise, c’est parce que ces locuteurs recevables sont supposés parler en son nom et que, dans son ordre, elle se tient pour l’unique locuteur dont les autres ne sont que les délégués. « La famille pense », « l’Eglise affirme », « le parti déclare » : l’institution assume la fonction énonciative alors que le « reçu » la répartit entre une pluralité de gens (« tous » ou « presque tous »). Elle se donne comme le nomde ce qui parle avec autorité et porte donc à son crédit les effets de distinction et d’identification [p. 77] qui en découlent. Elle se définit comme le « discours de l’autre » qui rend possible, ou permet, des discours « propres ». Elle est là à la place de l’autre. Elle le représente (elle le sort de son indistinction) et elle en tient lieu (elle se substitue à lui). D’où son prestige et ses techniques.

Le deuxième type de procédures consiste en un traitement des énoncés. Il vise d’abord à produire une compatibilité entre eux. Ce travail n’obéit pas aux règles d’une cohérence logique ou rationnelle (tâche propre à un traitement scientifique, qui prolonge d’ailleurs ou remplace l’entreprise organisationnelle d’un groupe et peut avoir aussi un rôle important mais spécialisé à son service, dans la production d’une « doctrine » de l’institution). Il a plutôt pour critère un équivalent social de la cohérence, la cohésion. Il sélectionne, élimine, remodèle, hiérarchise et interprète son matériau de manière à conformer les énoncés à ce critère. Ce raffinage a également pour objectif de stabiliser les propositions reçues, d’en délimiter le nombre, le sens et l’usage, en somme d’en arrêter les dérives sémantiques et poétiques. Ainsi, par ce double discernement, on passe d’une dissémination non cohérente à une collection non contradictoire, d’une prolifération d’assertions admises à un petit nombre d’articles de foi, d’une investigation ou d’un jeu (plus ou moins libre ou inquiet) dans un espace polysémique à des interprétations qui fixent le sens et « arrêtent » une vulgate. Travail d’un magistère.

Il semble que cette restriction du poétique se traduise par un renforcement de l’éthique. L’obligation croît à mesure que le champ sémantique décroît et se ferme. D’articuler ce qu’il y a de poétique dans le reçu, de parler en son nom (au nom de l’autre) et d’en focaliser les effets sur des pratiques particulières, l’institution mobilise le croire au service d’activités qu’elle contrôle et qui passent encore pour un service de « l’autre ». Elle oblige. Par ce qu’elle fait croire, elle fait faire. Sans doute l’efficace de cette connexion tient-elle à la relation que tout « croire » entretient avec un faire (35). Dans la religion [p. 78] comme dans la publicité, l’acte de croire est pragmatique. Il se situe à la jointure d’un énoncé (du type : je crois x) et d’une effectuation. Il embraie un dire sur un faire (36). Réciproquement, il n’y a plus de croire là où un faire n’est plus engagé (37). Relative à des pratiques, la croyance est même spécifiée par elles. De cette convention souvent tacite, l’institution opère l’explicitation, le contrôle et même l’exploitation, soit qu’une rationalisation des pratiques reflue sur la détermination des articles de foi et qu’une stratégie réorganise en fonction de ses buts ou de ses besoins son cadre dogmatique, soit qu’un littéralisme autoritaire l’amène à resserrer les liens entre les énoncés dogmatiques et leurs implications pratiques, et qu’un pouvoir s’appuie sur les croyances pour étendre ses exigences. Les exemples ne manquent pas.

De ces opérations institutionnelles qui renvoient à une politique du symbolique, il faudrait analyser plus finement les techniques. D’un mot, elles se rapportent aux trois caractères essentiels du croire, tels qu’ils apparaissent déjà à propos de sa poétique : l’acte de croire est 1. interlocutoire ou relationnel, donc social ; 2. inscrit dans une durée qu’il ne surmonte pas, et donc indissociable d’un « différé » (ou d’une différence) qui en fait une altération du langage par le temps ; 3. ambivalent dans son contenu et donc offert à l’investigation ou à la protection d’un champ de sens inappropriable. L’institution se fait le tenant-lieu de chacun de ces éléments, mais en les garantissant [p. 79] (c’est sa force et sa séduction), elle les limite et les porte à son crédit (c’est la source de son pouvoir) : elle protège un réseau interlocutoire en définissant ses conditions et ses autorités ; elle assume une durée dont elle se dit la sommation et le « capital » ; elle clarifie et sélectionne les significations dont le surcroît, éliminé par les interprétations officielles, est supposé gisant au fond du puits, comme le secret même de l’institution, un secret dont elle disposerait et pourrait montrer des fragments au temps opportun.

Le danger de ce travail usinier, c’est son propre excès. Car l’institution sociale reste dépendante de la « poétique » dont elle s’autorise et qu’elle utilise. Elle ne doit pas s’en détacher trop. Or les appareils qui ont pour tâche de re-définir les locuteurs et les énoncés reçus tendent à obéir à la logique technicienne de leur tâche : ils s’autonomisent peu à peu du croire pour procéder à une rationalisation organisationnelle dont le modèle est celui d’une scientificité. L’institution qui réglait les croyances se transforme alors en une institution technique. Elle cesse d’être elle-même reçue ou croyable, sinon au titre de la croyance générale qui, dans le paradigme culturel d’aujourd’hui (ou déjà d’hier ?), s’attache à une scientificité. Par son propre développement technocratique, le traitement institutionnel du croire épuise ou exclut ce qu’il prétendait gérer.

Tour à tour instituantes et instituées, instauratrices et manipulées, les croyances ont une liquidité qui échappe d’autant plus à l’analyse qu’elle lui apparaît plus fondamentale. Elles seraient pour le corps social ce qu’est l’eau pour le corps biologique. Indissociables de ce qui les articule et les utilise, elles sont pourtant d’une nature différente. C’est un autre élément. Sans doute la capacité de le rendre visible dans un langage vaut-elle aux institutions le pouvoir et la séduction qu’elles exercent sur nous. Mais pour repérer plus exactement les rapports entre le croire et l’institution, il faudrait faire un pas de plus et analyser la « machine » littéraire qui sert de médiation entre eux : le récit. Comme le Charlot duPèlerin, la narrativité joue en effet sur la frontière de l’un et de l’autre, passant tour à tour des inventions qu’autorise une poétique du [p. 80] croire aux manipulations que se permet une politique du « reçu ». Cette analyse outrepasse le propos de ces notes, mais, en repérant la formalité des pratiques dont le récit est à la fois l’opérateur et la mise en scène, elle pourrait, comme une rhétorique l’a déjà fait, donner son contenu dynamique au cadre que dessine l’institution du croire : les stratégies narratives du croire.

Michel de Certeau.— THE INSTITUTION OF BELIEF.

This essay studies the relation of the act of believing, in any domain (for example, the theorems of G. Cantor), to the institution. This act can be either handed-down (the “accepted opinions” of Aristotle), or a group of “authorities” (a magisterium) serving as a reference to social plausibility. Belief is the practice of relation to the other, simultaniously establisher and being-established; in turn founder and being manipulated. The institution, in assuming the articulative function in the place of the other and in managing the cohesiveness of the statements, aims at putting belief in the service of a social rationality. This carries the risk of a technocratic excess that might drain the “poetic” of belief.

Notes

(1) Ed. L. A. Selby-Bigge et P.H. Nidditch, Oxford, Clarendon Press, 1978.

(2) Londres, Allen & Unwin, et New York, Humanities Press, 1969.

(3) In The Journal of Philosophy, vol. 67, 1970, p. 869-883.

(4) W. V. QUINE et J. S. ULLIAN, The Web of Belief, New York, Random House, 1970.

(5) Dont L. WITTGENSTEIN lui-même, en particulier ses « Lectures on religious belief », in Lectures and Conversations, ed. C. Barrett, University of California Press, s.d., p. 53-72.

(6) An Essay in aid of a Grammar of Assent, new impression, Londres, Longmans, 1917.

(7) Dan SPERBER, Le savoir des anthropologues, Paris, Hermann. 1982, p. 66.

(8) Belief, Language and Experience, University of Chicago Press, 1972.

(9) Cf. M. DE CERTEAU, La culture au pluriel, 2e éd., Paris, Bourgois, 1980, p. 15-32 ( « Les révolutions du croyable ») ; L’invention du quotidien, t. 1, Arts de faire, Paris, 10-18, 1980, p. 299-316 (« croire/faire croire ») ; et « Une pratique sociale de la différence : croire », in Faire croire, Rome, Ecole française de Rome, 1981, p. 363-383.

(10) Ces notes servaient d’introduction à un groupe de travail sur les attendus anthropologiques et historiques d’un « magistère ».

(11) Dan SPERBER, op. cit., p. 64. Cf. Jean POUILLON, « Remarques sur le verbe croire », in M. IZARD et P. SMITH (eds), La fonction symbolique, Paris, Gallimard, 1979, p. 43-51.

(12) Clifford GEERTZ, The Interprétation of Cultures, New York, Basic Books, 1973, p. 109; Cf. D. SPERBER, op. cit., p. 66.

(13) Rodney NEEDHAM, op. cit., surtout chap. 6, p. 64-108. Pour lui, finalement, le « Belief » cache une multiplicité incohérente de significations : l’impossibilité de donner à ce mot une définition stable renvoie à une description des « coutumes » qui autorisent ces usages. L’étude même de Needham permet et appelle un déplacement de la linguistique à laquelle il demandait d’organiser conceptuellement l’observation ethnologique. Au lieu de supposer à un mot (« Belief ») un contenu sémantique défini, il faudrait s’orienter vers les modalités qu’une pragmatique du langage repère dans les différentes manières d’employer les énoncés.

(14) Par rapport à cette possibilité, Cantor signale que, pour « la plupart » des mathématiciens, « la réponse était ‘évidemment’ non ». Il estimait, lui, qu’il fallait « au moins démontrer pourquoi… ». Il ajoute : « Je faisais partie de ceux qui tenaient pour vraisemblable que la réponse fût négative — jusqu’au moment tout récent où, par une succession assez complexe de pensées, je suis arrivé à la conviction que la réponse était affirmative sans aucune restriction. Peu après, je trouvai la démonstration que vous avez aujourd’hui sous les yeux » (lettre du 25 juin 1877, trad. in Jean Cavailles, Philosophie mathématique, Paris, Hermann, 1962, p. 210-211 ; les italiques sont de Cantor). Admirable diagramme des modalités successives qui peuvent affecter la même assertion, en attendant qu’elle reçoive, plus tard, le statut d’une évidence communément reçue en mathématique. Je remercie Jean Mosconi de m’avoir signalé ce texte.

(15) Ibid., p. 211. Les derniers mots sont en français dans le texte.

(16) Dedekind et Cantor se réfèrent tour à tour aux « articles de foi de la théorie des multiplicités » (ibid., p. 216 et 217).

(17) Je donne à « convention » son sens américain d’accord, comme on parle de convention collective.

(18) Ibid., p. 214-216.

(19) Cet énoncé d’une cliente de Freud sert de titre à l’étude de O. MANNONI sur la croyance, Clefs pour l’imaginaire, Paris, Seuil, 1969, p. 9-33 (« Je sais bien, mais quand même »).

(20) Cf. le texte de Cantor, cité note 14. Cette hiérarchisation du « vu » et du « cru » rejoint l’idée, chère à C.S. Peirce, que le « croire » représente, par rapport au savoir, un état supérieur et plus sûr de la connaissance. Cf. Charles S. PEIRCE, Selected Writings, New York, Dover, 1958, p. 91-112 (« The fixation of Belief »).

(21) Ainsi le propos de Croce à propos du mauvais œil : « C’est faux, mais j’y crois. »

(22) Cf. par exemple la synthèse présentée par Mary B. BLACK, « Belief Systems », in John J. HONIGMANN (ed.), Handbook of Social and Cultural Anthropology, Rand McNally College, 1974, p. 509-577.

(23) ARISTOTE, Topiques, 1,1, 100-101, éd. Jacques BRUNSCHWIG, Paris, Belles-Lettres, t. 1, 1967, p. 1-3.

(24) BRUNSCHWIG, « Introduction », in ARISTOTE, op. cit., p. xxxv ; et Jean-Marie LE BLOND, Logique et méthode chez Aristote(1939), Paris, Vrin, 3e éd., 1973, p. 9-20 ; Eric WF.IL, Essais et conférences, Paris, Plon, t. 1, 1970, p. 60-63; etc.

(25) W.A. DE PATER, Les topiques d’Aristote et la dialectique platonicienne, Fribourg, Ed. Saint-Paul, 1965, p. 76. Ajoutons que chez Platon il y a une réflexion permanente sur le « croire » et le « savoir », l’un relevant du sujet (enseignant ou enseigné), et l’autre, de l’objet (appris). Mais Platon vise à opposer deux structures cognitives concurrentes. Cf. J. FONTANILLE, —Un point de vue sur ‘croire’ et ‘savoir’ », in Actes sémiotiques, t. 4, 1982, iV 33, p. 5-15. Aristote veut plutôt articuler deux statuts différents, mais non pas contraires, de la connaissance3

(26) Les sophoi, écrit Aristote : une catégorie qui concerne des « sages » plus qu’une « intelligentsia », et qui ressortit au fait d’une autorité sociale non identifiable à la place occupée ou aux connaissances acquises.

(27) ARISTOTE, Topiques, I, 1, op. cit., p. 2.

(28) Cette distinction renvoie aux modalisations du sujet et de l’objet. Cf. A.J. GREIMAS, « Pour une théorie des modalités », in Langages, n° 43, 1976, p. 90-107, surtout les p. 98-103.

(29) Cf. M. DE CERTEAU, L’invention du quotidien, p. 314 sv (« La société récitée »).

(30) D. SPERBER, op. cit., p. 77. A cet égard, elle peut « constituer une étape sur le chemin de la compréhension intégrale «  (ibid., p. 73).

(31) Cf. par exemple J. Christopher CROCKER, “My brother the parrot”, in J.D. DAVID et C. CROCKER (eds), The Social Use of Metaphor : Essays on the Anthropology of Rhetoric, Philadelphie, Univ. of Pennsylvania Press, 1977, p. 164-192.

(32) D. SPERBER, op. cit., p. 70, 72-73. A ce propos, Sperber fait appel à une théorie des « représentations semi-propositionnelles » (p. 69-74).

(33) Dans une perspective différente, et s’appuyant sur Greimas, qui rattache le « devoir être » au sujet énonciateur, J. Fontanille fait du « devoir être » la modalisation propre aux objets de croyance (op. cit., p. 12-21).

(34.) La modalité déontique est inscrite dans le croire dès les premières formes qu’il prend, par exemple avec l’obligation qu’a le partenaire du croyant d’être « régulier. Cf. Georges DUMÉZIL, Idées romaines, Paris, Gallimard, 1969, p. 47-59. Tout se passe comme si le sens, lui aussi, devait être « régulier ».

(35) Long débat philosophique au cours duquel, depuis Alexander BAIN (The Emotions and the Will, 1859) et R.B. BRAITHWAITE (« The nature of believing », in Proceedings of the Aristotelian Society, vol. 33, 1932-1933), jusqu’au travail décisif de Price (op. cit.), cette relation est apparue de [p. 78] plus en plus fondamentale. Un mot de Pierre Janet pourrait, dans sa rondeur, résumer cette tradition sur le terrain psychologique : « Croire, c’est agir ; dire que nous croyons à quelque chose, c’est dire : nous ferons quelque chose » (L’évolution de la mémoire et la notion du temps, A. Chahine, 1928). La pragmatique du langage confirme, en la modalisant, cette affirmation massive.

(36) Loi des sectes : produire des croyants, c’est produire des pratiquants, travailleurs qui présentent souvent l’avantage qu’on n’a pas à les payer. Aussi les entreprises commerciales et industrielles s’intéressent de plus en plus à la production d’un corpus de croyances (sur le thème : « tout ce qu’on croit quand on est cadre chez Shell and Co ») qui fixe et mobilise des « pratiquants ».

(37) A cet égard, l’énoncé crocien (cf. note 21) implique des gestes à exécuter, même si on les juge ridicules ou « superstitieux » : les jeux de mains dans le dos, pour se protéger du mauvais œil, etc.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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